symbolisation primaire et secondaire

Symbolisations P et S (madrid) 2013

« SYMBOLISATIONS PRIMAIRES ET SECONDAIRES »

  1. Roussillon

« Revue de Psychanalyse de la Asociación Psicoanalítica de Madrid »

 

Depuis maintenant une vingtaine d’années je suis engagé dans un travail de réflexion et de théorisation aussi bien métapsychologique que clinique pour donner à la question de la symbolisation la place centrale qui doit lui revenir, selon mon point de vue, dans la pensée psychanalytique. Et je suis content de l’occasion qui m’est donnée de ressaisir aussi bien les raisons de cette position épistémologique que de synthétiser le point actuel de ma réflexion sur cette question.

Tout d’abord, parce que l’usage de ce terme est multiple, il me semble nécessaire de commencer par tenter de cerner la définition de la symbolisation sur laquelle j’ai fondé mon exploration.

 

Représenter / symboliser.

La première question concerne l’articulation représentation/symbolisation. Par essence, comme je l’ai souligné à différentes reprises, notre appareil psychique, comme notre cerveau, ne peut pas ne pas représenter, toute son organisation repose sur le fait qu’il « représente » parce qu’il fonctionne comme cela. La désignation d’expériences « sans représentation » que l’on trouve souvent lorsque une expérience traumatique est impliquée, est un raccourci qui ne peut signifier que « sans représentation symbolique ». S’il y a eu sidération, effroi ou terreur c’est bien en fonction d’une certaine représentation de la scène traumatique, ne serait-ce a minima que la représentation d’une absence de représentation acceptable.

Comme F Varela l’a fortement indiqué, le fonctionnement même de notre cerveau et de notre rapport au monde suppose toujours – c’est le processus qu’il appelle auto-poëse et qui caractérise le fonctionnement des systèmes vivants – que le contact sensoriel que nous pouvons avoir avec le monde extérieur soit décomposé et analysé par des systèmes internes spécifiques, et recomposés selon un réseau associatif interne qui est une représentation interne de l’expérience. Notons que c’est le modèle même du Freud neurologue de 1891 de l’étude sur les aphasies. Le problème n’est donc jamais au niveau de la représentation mais au niveau de sa saisie subjective comme représentation – à différencier alors de la « représentation perceptive » -. On peut représenter sans le savoir, sans en avoir conscience, sans avoir conscience de « représenter » et de toutes les transformations que l’on fait ainsi subir à l’expérience dans son processus d’intériorisation et d’inscription psychique.

Du coup nous avons besoin d’un terme pour désigner une représentation qui, dans sa structure même, « dit » et fait sentir qu’elle est une représentation : c’est là qu’intervient la question de la « représentation symbolique ». Pour moi la représentation symbolique porte la trace du travail d’un mouvement réflexif qui l’a présente et la reconnaît comme « représentation psychique », qui fait qu’elle se présente subjectivement comme une représentation et non comme une perception. Le travail que subit le premier enregistrement pour être saisit comme « représentation », et donc comme « représentation symbolique », je le nomme « travail de symbolisation », c’est dans et par ce travail que la représentation est conçue comme une représentation – re-présentation, nouvelle présentation interne -, qu’elle peut être réfléchie comme telle, devenir consciente de ce qu’elle est.

Dans ce travail il y a la sensation plus où moins confuse du travail psychique effectué pour inscrire l’expérience au sein de la psyché, et en particulier du travail de rassemblement ou d’association qui préside à l’émergence de la représentation. « Sumbolon », le symbole en grec signifie « mettre ensemble » : symboliser c’est mettre ensemble les données externes et la psyché qui les inscrit sous forme d’expérience et avoir une certaine conscience de ce travail, du fait que ce sont les données « pour soi ».

 

Deux types de « symbolisation ».

Dans le schéma qu’il propose du fonctionnement de l’appareil psychique comme appareil de mémoire dans la lettre du 6 décembre 1896, Freud situe clairement deux processus distincts dans la construction des représentations psychiques : celui qui fait passer de la « trace mnésique perceptive » première inscription brute de l’expérience, à la représentation de chose, inconsciente, celui qui fait passer de cette dernière, qui est déjà « conceptuelle », à la représentation de mot. Autrement dit Freud indique que ce qu’il nomme « processus » primaire et « processus secondaire » sont des processus de symbolisation au sens où je les ai définis plus haut : c’est pourquoi je propose de considérer deux type de processus de symbolisation, la symbolisation primaire et la symbolisation secondaire.

Plus tard en 1914, quand il évoque la manière dont il présente la règle fondamentale de la psychanalyse à ses patients Freud propose une métaphore riche d’enseignement quant aux processus impliqués et au travail de symbolisation qu’ils exigent. Il dit à ses patients : « imaginez que vous êtes dans un train et que vous racontez à quelqu’un, qui ne le voit pas, le paysage qui se déroule devant vos yeux ».

Cette métaphore prescrit un double transfert et une double transformation : transfert du champ moteur (sensori-moteur) – le train doit rouler –, dans le champ visuel – il s’agit de décrire un paysage -, puis transfert de cette forme visuelle dans l’appareil à langage verbal, cette double transformation correspond assez bien aux deux formes de travail de symbolisation que je cherche à cerner.

Mais pour fonder plus complétement la pertinence de l’existence de deux modalités ou type de symbolisation il nous faut reprendre la question de manière plus approfondie.

 

Le passage de la première à la seconde topique.

Pour faire sentir les enjeux de ces questions je partirais de la difficile question de ce qui contribue à contraindre Freud à passer de la première à la seconde métapsychologie qu’il propose à partir de 1920.

Pour dire vite et aller à l’essentiel, la mutation conceptuelle en jeu dans ce passage est en lien direct avec un certain nombre de problèmes cliniques découverts ou formulés à propos des problématiques narcissiques et sans doute singulièrement de celle qui en est la forme archétypique : la mélancolie et ses diverses formes cliniques, dans lesquelles l’identité semble être mise en difficulté autour d’un trouble dans la différenciation moi/ non moi ou moi/objet. Quand « l’ombre de l’objet tombe sur le moi » comme Freud l’avance en 1915, c’est, en effet, tout le rapport du moi à lui même et à l’objet qui en subit l’impact et le trouble.

Pour tenter de répondre à cet « os clinique » sur lequel la pratique psychanalytique bute, Freud en vient à proposer deux modifications majeures de son corpus théorique, l’un, le concept de contrainte ou de compulsion à la répétition, est bien connu, ou paraît bien connu, il a été beaucoup travaillé, l’autre, le dégagement de différents niveaux de symbolisation est moins manifeste et moins bien exploré.

J’écrivais que le concept de compulsion à la répétition « paraît » bien connu dans la mesure où je trouve que nombre des auteurs qui se sont penchés sur son sens n’a pas intégré la totalité des propositions de Freud qui le concerne. Reprenons.

En 1920 Freud souligne la présence incontestable de processus qui semblent se situer « au delà du principe du plaisir », c.-à-d. qui semblent ne pas lui être soumis. Dès lors s’ouvre la question du sens de cette répétition d’expériences « n’ayant pas entraînée de satisfaction ni sur le moment ni dans leur répétition » et diverses hypothèses vont être avancées pour tenter à la fois d’en rendre compte et en même temps de sauver ce qui peut l’être du principe fondamental du plaisir, dans la mesure où il couvre quand même une part importante du fonctionnement psychique.

Reprendre ici l’historique de cette question nous conduirait trop loin et surtout nous éloignerait de l’essentiel de notre propos[1], je m’en tiendrais surtout au relevé de ce qui semble être le dernier énoncé de Freud sur la question, celui qui est trop souvent oublié.

Dans les petites notes qu’il rédige lors de son exil terminal à Londres Freud revient sur la question de la répétition, il n’évoque alors ni la pulsion de mort ni la destructivité, souvent évoquées antérieurement, il souligne par contre deux particularités des répétitions, liées entre elles.

D’une part il souligne que ce sont les expériences les plus précoces qui semblent le plus être soumises à la répétition et d’autre part il propose une hypothèse pour en rendre compte, il évoque alors la « faiblesse des capacités de synthèse » du sujet lors de la survenue de ces expériences précoces. Il a, peu de temps avant, précisé ce qu’il fallait entendre par « expériences précoces » en soulignant, dans Construction en analyse, l’impact des expériences « précédant l’apparition du langage verbal ».

Freud insiste donc à la fois sur le fait que la répétition est liée à la non intégration des expériences subjectives précoces, et donc que la répétition exprime une forme de compulsion à l’intégration, et que par ailleurs, ce qu’il a déjà souligné de diverses manières, le langage verbal apparaît comme le grand processus d’intégration psychique.

Mais il ouvre aussi une grande question qui est sans doute l’une des questions clés de nos recherches cliniques actuelles : quel est le devenir des expériences précédant l’apparition du langage verbal – mais du même coup aussi sans doute, quel est le mode ou la forme de leur enregistrement ? Et, question corollaire, à quelles conditions ces expériences peuvent-elles s’inscrire secondairement dans le langage verbal et être ainsi potentiellement intégrées après-coup.

J’avance ici une hypothèse qui va me servir d’introduction pour ouvrir l’autre grande mutation impliquée dans la seconde métapsychologie : pour s’inscrire après coup dans les formes du langage verbal les expériences précoces doivent s’inscrire dans des formes pré ou non verbales de langage.

La question devient alors celle des conditions pour qu’une expérience précoce puisse « devenir langage » au sein des relations primitives qui relient l’infans à son environnement premier. Nous reviendrons plus loin plus en détail sur cette question cruciale, mais pour l’instant il nous faut examiner la question des niveaux de symbolisation telle qu’elle émerge en 1923.

 

La question des inscriptions et traces de l’expérience.

Pour bien comprendre ce qui fait que la seconde métapsychologie implique plusieurs niveaux de symbolisation il faut partir de la question de l’inscription et des traces de l’expérience subjective. La symbolisation ne relie pas en effet l’objet à sa représentation, elle relie des représentations ou des traces psychiques de l’objet entre elles. Et selon le nombre et le type de trace nous pouvons concevoir divers niveaux de symbolisation.

La première apparition de la question de l’enregistrement et des traces de l’expérience subjective apparaît chez Freud dans la fameuse lettre du 6 décembre 1896. Dans cette lettre Freud propose l’idée selon laquelle la mémoire est présente plusieurs fois et en divers types d’enregistrements. Il y a d’abord ce qu’il nomme « trace mnésique perceptive » qui correspond à l’inscription psychique des traces de perception et à leur mise en mémoire. Il y a ensuite une trace dont Freud dit qu’elle est « conceptuelle » et qui correspond aux représentations de choses (ou représentation-chose, représentation sous forme de chose comme dans le rêve, symbole) et qu’il inscrit dans l’inconscient. Enfin une représentation en représentation de mot préconsciente. S’il y a trois traces il y a nécessairement deux processus pour passer de l’une à l’autre, deux processus de transformation et, dans la mesure où il s’agit de trace de représentation, deux processus de symbolisation.

Le problème va venir du fait que dans un premier temps Freud conçoit le passage des traces mnésiques perceptives aux représentations de chose comme le simple produit d’une réduction de la quantité d’investissement. À pleine charge d’investissement l’investissement de la trace mnésique produit une « identité de perception » c.-à-d. une activation hallucinatoire, la trace est « présentifiée » à la conscience, elle est comme du présent. Quand la charge est restreinte, ou que le processus est cantonné dans l’espace psychique interne comme par l’enveloppe du rêve par exemple, par contre l’activation de la trace mnésique ne produit qu’une simple représentation : la représentation de chose. Donc le premier processus n’est qu’une simple réduction de quantité, un effet du deuil de « l’identité de perception » au profit d’une simple « identité de pensée ». Le premier processus de symbolisation est donc « purement quantitatif ». Ce qui a embarqué une partie de la réflexion clinique du côté de la question de la réduction des quantités, – le pare excitation – et du côté de l’endurance et du masochisme quand la réduction des quantités a été pensée comme processus de liaison.

Avant d’examiner ce qui a produit une évolution dans ce premier modèle il faut souligner l’existence d’un modèle alternatif chez Freud. Dans l’espace du rêve, espace « encadré », voire « enveloppé » comme on le théorise maintenant, l’activation est hallucinatoire mais le passage des traces de l’expérience subjective – « sur lesquelles je n’avais jeté qu’un coup d’œil dans la journée » note Freud en 1895 – à la représentation onirique nécessite un « travail du rêve » qui n’est pas de l’ordre d’une réduction quantitative, le rêve n’en a pas besoin, mais d’un travail de transformation, de déguisement, en d’autre termes d’un travail de figuration (prise en compte de la figurabilité, des exigences de la présentation psychique : darstellung), un travail de symbolisation. Pour rêver le rêve il faut effectuer un travail psychique et les aléas et échec de la fonction onirique relèvent de l’échec ou de l’insuffisance de ce travail psychique, ce travail psychique est un travail de « symbolisation primaire », d’inscription au sein du « système primaire ». Le rêve rêvé est ensuite éventuellement « raconté » il est alors transféré dans des représentations de mots : un travail d’inscription dans le « système secondaire », de traduction, donc de « symbolisation secondaire » est donc requis.

Il y a donc un double modèle chez Freud, un modèle dans lequel le seul travail psychique à l’état diurne, est un travail de « domptage de la pulsion », et un modèle nocturne, modèle de l’activité de rêve qui n’a pas besoin d’une pulsion « domptée » mais qui exige par contre un travail psychique de transformation, de transposition qualitatif et symbolique. Dans le relevé des processus de ce dernier Freud souligne quelques processus essentiels, « déplacement, condensation, surdétermination, figurabilité etc. ». Nous verrons que c’est là que le travail va devoir être poursuivi et complété.

Le modèle « diurne » d’un processus fondé sur le domptage de la pulsion va se maintenir jusque en 1915 où l’on trouve Freud, dans les Essais de métapsychologie, encore aux prises avec ce qu’il nomme alors « la double inscription » à se demander si les inscriptions restent dans le système dont elles sont issues, ou si elles se déplacent d’un système à l’autre.

Mais un ferment dialectique et une difficulté clinique travaillent Freud, j’ai pu faire l’hypothèse[2] que c’était là la difficulté qui allait mettre en crise la métapsychologie et conduire Freud à en penser l’évolution nécessaire : la question du deuil et de la mélancolie. La mélancolie implique en effet une forme de circularité paradoxale : pour faire le deuil de l’objet il faut pouvoir le symboliser, mais pour pouvoir le symboliser il faut en avoir fait le deuil.

La représentation est en effet alors considérée comme représentation de l’objet absent, représentation d’un objet accepté absent, d’un objet que l’on ne cherche pas à tout prix à rendre présent selon le modèle de « l’identité de perception », elle est « symbolisation de l’objet absent ». Tout le problème résulte d’une clinique dans laquelle l’absence de l’objet n’est pas acceptée, pas acceptable, d’une clinique dans laquelle la compulsion de répétition commence à devenir repérable et avec elle l’impasse narcissique de la mélancolie.

Et dès lors surgit la question des conditions requises pour que le sujet accepte l’absence de l’objet et accepte de s’engager dans le palliatif et la consolation de sa représentation interne. C’est là que le paradoxe apparaît. Pour accepter que l’objet soit absent, simplement absent sans que son absence de la perception ne produise un arrachement de l’être, il faut que le sujet dispose d’une représentation interne de l’objet, que l’objet reste intérieurement présent, et qu’il n’aie qu’à « décoller » la représentation interne de la perception de l’objet.

Pour sortir du paradoxe il faut alors faire l’hypothèse que la symbolisation qui rend l’absence de l’objet tolérable, n’est pas la même que celle qui est rendu possible par l’absence de l’objet. Il faut faire l’hypothèse qu’il y a un aussi mode de symbolisation qui se produit « en présence de l’objet » et non seulement en son absence, un mode de symbolisation qui symbolise le mode de présence de l’objet et le mode de rencontre qui se met en place dans cette rencontre. Il y a des modes de langage fondés sur la présence, qui impose la présence pour s’établir et qui sont à l’origine de modes de symbolisation fondés sur la présence.

Le modèle du rêve d’un travail de symbolisation primaire nocturne doit être complété par le modèle d’une forme de symbolisation primaire diurne et en présence de l’objet, portant sur le mode de présence de l’objet.

 

Premiers développements post-freudien.

C’est bien à partir si ce n’est de la mélancolie elle-même considérée comme modèle par excellence des « névroses narcissiques », du moins de la clinique des souffrances narcissiques qui lui sont apparentées, que la suite de l’histoire va s’écrire. Dans les années 70 une série d’auteurs en France, s’affrontant tantôt à la question de la psychose ou à celle des fonctionnements dits limites, tantôt à la clinique des bébés, va proposer des concepts qui, sans nécessairement s’articuler directement et de manière délibérée aux questions que je viens de relever, vont permettre de prolonger l’exploration des formes primaires de la symbolisation. Citons les plus connus, P.Aulagnier et le concept de « pictogramme », D.Anzieu et celui de « signifiants formels », auquel T.Nathan préfère l’appellation de « contenants formels », M.Pinol-Douriez et les « proto-représentations » ou encore G Rosolato et les « signifiants de démarcation ».

Je ne peux reprendre le détail des propositions respectives de ces divers auteurs, je me bornerai à extraire d’abord quelques caractéristiques qui me semblent leur être communes.

Ma première remarque portera sur les fait que sous des appellations diverses, et qui sont celles en cours à l’époque de leur formulation, les différents auteurs décrivent des processus de transformation ce qui inscrit leurs propositions de fait au sein d’une métapsychologie des processus psychiques.

Par ailleurs les processus décrits présentent tous un ancrage important dans la sensori-motricité, ils s’étayent sur le corps de la sensorialité et mettent en scène un mouvement et c’est bien ce qui leur confère la valeur d’un processus.

Enfin les divers auteurs décrivent des processus intrapsychiques ou intrasubjectifs, tout en soulignant combien ceux-ci sont dépendant de conditions d’environnement. Mais là encore l’époque de leur mise au point n’est pas ralliée à l’approche intersubjective et la place des réponses des objets autre-sujets si, elle est notée, n’est pas fondamentalement intégrée dans la description métapsychologique.

 

Ces quelques remarques me semblent offrir un tremplin pour prolonger leurs apports et les inscrire plus résolument dans le corpus de la métapsychologie de Freud.

Pour cela je partirai de deux remarques de Freud.

Je tire la première des premières pages de Psychologie des masses et analyse du Moi dans lesquelles Freud aborde la question, longtemps différée dans son œuvre de l’impact et de l’influence d’un sujet sur un autre sujet. Il avance alors que la psychologie est d’abord et d’emblée une « psychologie sociale », c’est à dire une psychologie dans laquelle, sauf en de rares occasions [3] comme celle de la situation psychanalytique, on ne peut penser le sujet humain indépendamment de sa relation avec les autres-sujets « investis » qui peuplent son environnement actuel ou historique. La psychologie clinique psychanalytique est aussi une psychologie de la rencontre une psychologie de l’action d’un sujet sur un autre sujet, et ceci, dès, et peut être surtout à, l’origine.

La seconde est d’évocation fréquente chez Freud qui aime à reprendre la phrase de Locke selon laquelle « rien n’est dans la pensée qui ne fut d’abord dans les sens »[4]. Freud ne cite jamais à ma connaissance le prolongement que Gottfried Leibniz a proposé en 1765[5] et dans lequel l’auteur ajoute une nuance de poids «  si ce n’est l’entendement lui même », et ceci est dans doute lié au fait que sa position à cet égard est plus complexe. Si bien sûr Freud ne croit pas que l’entendement est « dans les sens », par contre ses réflexions sur l’animisme de 1913[6] le conduisent à penser que le processus de saisie des processus psychique passe, par contre par leur projection animique dans le monde. Les processus psychique ont aussi besoin de « passer par les sens » pour être représentables et appropriables par le sujet.

Signifiants formels, symbolisation primaire et travail du rêve.

L’hypothèse que je propose peut alors s’énoncer ainsi : les premiers processus de transformation, donc les processus de ce que j’ai proposé de nommer « symbolisation primaire », doivent, pour être appropriés, à la fois s’étayer sur la sensorialité et être inscrits, reconnus et validés dans la relation avec un objet significatif de la première enfance.

Ainsi les pictogrammes et autres signifiants formels ou contenants formels doivent s’inscrire dans les premières formes d’échanges entre l’infans et son environnement premier pour s’inscrire au sein des formes de la symbolisation primaire. Ils doivent s’inscrire et participer aux formes premières de langage non verbal qui se crée progressivement entre bébé et environnement.

D.Stern (1983), décrit sans le savoir des séquences d’interactions entre mère et bébé dans lesquelles la mère « échoïse » de manière transmodale des mouvements du bébé qui sont des formes motrices de signifiants formels.

Au sein de ce que j’ai proposé de nommer[7] « accordage esthésiques » et dans lesquels mère et bébé s’accordent autour d’une forme « en double » de sensations corporelles (le bébé fait la grimace en goûtant un peu de terre et la mère a, en écho, une mimique de dégoût accompagnée d’un « bahh pas bon ») ou autour d’un mouvement moteur (par exemple d’infans tape de la main sur une surface à la suite d’un bruit de claquement entendu, la mère « échoïse ce geste en faisant avec la bouche un bruit de même rythme et de même intensité, figure transmodale du geste du bébé), s’échoïse de simples sensations mais aussi des processus de transformation du type de ceux décrits par D.Anzieu sous le nom de signifiants formels.

Mais l’exploration clinique contemporaine invite à prolonger les propositions d’Anzieu ou d’Aulagnier en intégrant, dans les formes décrites dans l’univers intrapsychique, la place et la réponse de l’objet.

Je m’explique par un exemple.

D.Anzieu décrit un signifiant formel du type un objet s’éloigne puis revient sur lui même, ce peut être par exemple une figure au sein d’un rêve, ou encore une pure sensation corporelle, une impression. Un enfant autiste pourra « scénariser » et « raconter » un tel processus à l’aide d’une stéréotypie de la main dans laquelle celle-ci s’éloigne de lui puis revient vers son visage.

Si l’on fait l’hypothèse que ce processus tente de symboliser un mode de rencontre avec l’objet, un mode de présence de l’objet on peut décomposer ce mouvement de la mère manière que Freud « analyse » (1909) une mimique hystérique dans laquelle il décompose la pantomime à laquelle s’adonne sa patiente en une représentation de la gestuelle d’une femme qui tente de transmettre l’expérience d’un viol. Une partie du corps de la femme, la partie droite, la main et le bras droit par exemple, « montre » le geste d’un homme qui tente d’arracher ses vêtements, ( une partie est arrachée) tandis qu’une autre partie du corps tente de retenir les vêtements, (une partie est conservée, protégée) la partie gauche qui représente la femme cherchant à se défendre par exemple.

Si l’on applique ce type de décomposition à la stéréotypie évoquée plus haut, on peut reconstruire un élan du bébé vers sa mère, la main s’éloigne vers la mère, un objet s’éloigne, mais qui ne rencontre pas l’objet, par exemple absent, non disponible, ou fuyant, et rebrousse chemin en route. Le signifiant formel se trouve alors inscrit au sein d’une scène qui raconte un moment d’interaction, qui « symbolise » l’histoire de l’échec de la rencontre avec l’objet maternel.

Voici une rapide vignette clinique tirée de la cure de psychanalyse d’un homme qui présente un trouble identitaire important.

Pendant tout un temps de la cure, en face à face, il parle « dans le vide » persuadé que je ne comprends rien, en congruence avec le courant de son expérience relationnelle qui est marqué par un sentiment d’échec de la rencontre avec l’autre. Il a l’impression de me « perdre » au sein de son flot associatif, d’être « hors sujet », formule que j’entends au sens propre.

Comme il fait l’expérience répétée pendant des mois de mon effort pour ajuster mon écoute à sa quête associative, petit à petit cette impression se modifie, il commence à avoir le sentiment de ma présence et d’une rencontre avec moi pendant les séances. À un retour de vacances il me dit qu’il sent qu’il va mieux et évoque un rêve qui le montre. Dans le rêve « deux parties se rejoignent ». Il commente : « avant ça ne se rejoignait jamais ». Puis un autre rêve « deux planches s’assemblent et cela fait une luge, il monte sur la luge et ça glisse, mais il peut s’arrêter et remonter la pente ». Il commente : « avant il ne pouvait arrêter de glisser ».

Divers signifiants formels sont présents dans cette séquence.

« Deux parties se rejoignent » est un signifiant formel même si c’est un signifiant formel « positif » et qu’Anzieu a surtout décrit des signifiants formels qui accompagnent des mouvements pathologiques.

Dans le second rêve deux signifiants formels sont présents, il y a « deux planches s’assemblent » qui est de même forme que celui du premier rêve, et « ça glisse ». Mais le rêve combine les deux signifiants formels, ajoute un sujet, et la présence d’un sujet rend possible un contrôle de la « glisse » du signifiant formel.

Le premier rêve et le premier signifiant formel, le premier processus formel, « raconte » qu’une rencontre, fruit du travail accompli avec moi pendant les mois qui ont précédé le rêve, est maintenant possible. En introduisant, selon la méthode de construction proposée plus haut, sujet et objet, j’aurais pu dire si j’en avais senti le besoin : « maintenant vous pouvez me rencontrer et nous pouvons nous rejoindre et nous retrouver au retour des vacances ». J’aurais pu « scénariser » le signifiant formel, le contextualiser et ainsi l’inscrire au sein d’une représentation de « retrouvailles possibles après l’absence ».

Mais je n’ai pas senti le besoin d’une telle intervention, et d’ailleurs je n’en aurais pas eu le temps si j’en avais senti le besoin, car arrive aussitôt le second rêve qui complexifie la scène.

Le second rêve reprend la réunion des deux parties, mais construit, à l’aide d’un autre signifiant formel, une scène plus complexe. « Ça glisse » met en scène une menace de chute interminable (« avant ça ne s’arrêtait pas »), chute de la séparation du vécu d’abandon, de laisser tomber, ou plus exactement de laisser glisser selon un schème fréquent chez lui, mais arrêtée en route par le fait qu’un sujet « prend les commandes » et cesse de « laisser glisser » contrairement à ce qui se produisait habituellement.

L’intérêt d’une telle séquence est qu’elle permet d’articuler les signifiants formels et le travail du rêve, qu’elle permet d’inscrire l’exploration clinique des signifiants formels au sein d’un travail psychanalytique plus traditionnel et déjà bien balisé.

Dans l’exemple que je viens de donner le point de départ est l’émergence d’un signifiant formel et le travail du rêve ou, à défaut le travail du clinicien va être de construire autour du signifiant formel une scène, mettant en rapport un sujet et un objet au sein d’un contexte, et susceptible de s’inscrire dans une forme narrative adressée et signifiante.

Il est parfois nécessaire d’effectuer le travail inverse et d’extraire au sein d’une chaîne associative le signifiant formel qui l’organise en sous main. Je me souviens d’un texte dans lequel S.Leclaire met en évidence chez son patient la présence de ce qu’il appelle « la lettre », sous la forme du signifiant verbal « pordjelli » qu’il retrouve dans diverses chaînes associatives de son patient.

Dans la cure d’une jeune femme, et au sein d’une conjoncture transférentielle marquée par un vécu de déception répétée dans diverses situations de « main tendue » vers l’autre, sans réponse satisfaisante, c’est l’émergence du processus formel « une main se tend vers un qui objet se retire » qui apparu comme la meilleure mise en forme de la séquence clinique engagée.

Pour conclure sur la symbolisation primaire je soulignerais qu’elle est le processus qui fait passer de « la matière première » de l’expérience, la trace mnésique perceptive qui porte la trace sensori motrice de l’impact de la rencontre du sujet avec un objet encore mal différencié, mal identifié, qui mêle part du sujet et part de l’objet, à une possibilité de scénarisation susceptible de « devenir langage », susceptible d’être narrée à un autre sujet, d’être ainsi partagée et reconnue par un autre sujet et qui devient ainsi intégrable dans la subjectivité.

 

La symbolisation secondaire.

Autrement dit, et dans le devenir intégratif «naturel», ou du moins suffisamment maturationnel, les expériences précédant l’apparition de l’appareil de langage, sont au moins en partie reprises dans l’univers langagier et ceci de trois manières possibles.

D’abord par liaison des traces mnésiques et représentation de chose avec les représentations de mots plus tard acquises. L’expérience subjective est nommée après-coup, les sensations et affects qui la composent sont nommés, analysés, réfléchis, « détails par détails », du fait leur liaison secondaire dans les formes linguistiques. L’apparition du langage verbal et la liaison verbale qu’il rend possible, transforment le rapport que le sujet entretient avec ses affects comme avec ses mimiques, sa gestuelle, sa posture et ses actes etc. La liaison verbale permet de contenir et de transformer les réseaux affectifs et ceux des représentations de choses, c’est alors dans la chaîne associative elle-même qu’il faut en repérer l’impact. Les expressions mimo-gesto-tonico-posturales peuvent alors accompagner les narrations verbales, elles donnent du corps ou de l’expressivité là où le sujet craint qu’elles soient insuffisantes, ou que les mots ne parviennent pas à transmettre le « tout » de la chose vécue. Les enfants et les adolescents sont coutumiers de cette expressivité corporelle d’accompagnement, souvent centrale chez eux, mais elle ne disparaît jamais complètement de l’expression adulte. Dans les formes plus élaborées encore, le jeu avec le langage ou les mots qui le composent, reprend, étaye et développe les jeux antérieurs avec les choses, le registre mimo-gesto-tonico-postural ou les affects.

Par transfert dans les aspects non-verbaux de l’appareil de langage ensuite, c’est-à-dire dans la prosodie (intensité, ton, rythme, grain de voix, timbre de celle-ci etc.). Par exemple la voix « dit » l’effondrement vécu en s’effondrant elle-même, son rythme d’énonciation se désagrège, son intensité tente de rendre les variations d’intensité de l’éprouver… L’éprouver, en se transférant dans l’appareil de langage verbal, affecte celui-ci dans les aspects les plus « économiques » de son fonctionnement.

Et enfin, après l’adolescence, par transfert dans le style même du langage utilisé, dans la pragmatique que celui-ci confère aux énoncés et qui permet que, entre les mots, dans leur agencement même, les choses se transmettent et soient communiquées. J’ai ainsi, par exemple, pu montrer ailleurs[8], comment le style de Proust, et en particulier son maniement de la ponctuation, transmettait au lecteur un essoufflement « asthmatique », sans que rien, ou presque, ne trahisse cet éprouver dans le contenu du texte même, en toute inconscience en somme. C’est alors au lecteur d’éprouver ce que le sujet ne dit pas qu’il éprouve, mais qu’il transmet « à travers » son style verbal. La capacité à transférer dans le style de l’énonciation la richesse des éprouvers n’est cependant pas donnée à tout le monde également et en tout cas pas avant la réorganisation de la subjectivité de l’adolescence. Les enfants n’ont pas encore de véritable style verbal.

On pourrait ainsi, à la seule écoute des chaînes associatives verbales, retracer l’histoire de la manière dont certaines expériences subjectives précoces ont été ressaisies dans l’appareil de langage. Quand la reprise intégrative est suffisante, les trois registres de l’appareil de langage que je viens d’évoquer, se conjuguent pour ressaisir les expériences subjectives précoces et leur donner un certain statut représentatif secondaire, pour symboliser secondairement l’expérience primitive.

Ces différentes formes de transfert de l’expérience subjective primitive dans l’appareil de langage n’empêchent pas mimiques, gestuelles, postures corporelles, d’accompagner l’expression verbale. C’est sur les trois registres d’expression de la vie pulsionnelle et de la vie psychique que le sujet exprime celles-ci. Il parle avec les représentant-mots, transmet par sa gestuelle, sa mimique, ses postures, ses actes, les représentations de choses et représentaction qui le meuvent, exprime par tout son corps la présence les représentants-affects qui accompagnent les autres formes d’expressivité. La domination du langage verbal dans expression de soi ne doit pas faire oublier à quel point elle est accompagnée d’une expressivité corporelle sans laquelle elle ne remplit que fort mal son office. Une expression verbale coupée de tout affect et de toute expressivité corporelle laisse un effet de malaise chez l’interlocuteur, rend difficile l’empathie, laisse transparaître comment le sujet est clivé de l’enfant qu’il fut et du fond de l’expérience affective humaine. Les formes de langages premiers, langage de l’affect et langage de l’expression mimo-gesto-posturale, témoins des premiers temps de la vie psychique, premières tentatives d’échanges et de communication, se maintiennent toute la vie et restent nécessaires à l’expressivité, et ceci même quand le langage verbal a assuré sa domination sur les formes de l’expression.

 

L’échec de la reprise.

La question clinique centrale, celle dont nous avons suivi le relevé dans la pensée de Freud est celle du devenir des expériences subjectives précoces qui n’ont pu être secondairement suffisamment ressaisies dans l’appareil de langage verbal. Je précise « suffisamment » car on ne peut exclure, même pour celles qui ont un caractère traumatique et désorganisateur, une certaine forme de ressaisie dans l’appareil de langage, au moins pour ce qui concerne une partie des « états » narcissiques, voire même des « états » psychotiques. Mais ce qui m’intéresse plus particulièrement ici est ce qui, tôt soustrait par refoulement, clivage ou projection au processus de symbolisation langagier, va chercher et trouver des formes d’expressivité non verbales.

Dans toutes les formes de souffrances narcissiques-identitaires sur lesquelles j’ai pu me pencher, une partie du tableau clinique présenté déborde la seule associativité verbale et se manifeste par une pathologie de l’affect ou de l’agir qui me semble témoigner, pour prolonger l’hypothèse que propose Freud, de la «réminiscence» d’expériences subjectives précédant l’émergence du langage verbal.

L’hypothèse que je propose en complément de celles qu’il avance, est que ces expériences subjectives vont tendre à se manifester dans des formes de langages non-verbaux qui empruntent au corps, au soma, à la motricité et à l’acte, leur forme d’expressivité et d’associativité privilégié. De la même manière que l’enfant « préverbal » utilise l’affect, le soma, le corps, la motricité, le registre mimo-gesto-tonico-postural etc. pour communiquer et faire reconnaître ses états d’être, les sujets en proie à des formes de souffrance narcissique-identitaire en lien avec des traumatismes précoces, vont utiliser aussi ces différents registres d’expressivité et d’associativité pour tenter de communiquer et faire reconnaître ceux-ci et ceci de manière centrale dans leur économie psychique.

Une autre manière de présenter l’essentiel que ce que je souhaite porter à la réflexion, est de dire que la représentance pulsionnelle, et c’est en cela que j’ai pu proposer l’idée que la pulsion était nécessairement aussi « messagère », se développe et se transmet selon trois « langages » potentiellement articulés entre eux mais néanmoins disjoints : le langage verbal et les représentations de mots, le langage de l’affect et les représentants-affects, et enfin le langage du corps et de l’acte et de leurs différentes capacités expressives (mime, gestuelle, posture, acte…) qui correspond aux représentations de choses[9] (et aux « représentactions » selon la belle formule de J.D.Vincent). Partant dans la prise en compte de l’associativité psychique il y a lieu d’entendre non seulement les liens qui s’opèrent entre les signifiants verbaux mais aussi d’entendre comment le langage de l’affect et celui des représentations de chose et représentactions viennent se mêler aux premiers. Il y a lieu d’entendre la polymorphie de l’associativité psychique.

Les expériences subjectives traumatiques auxquelles réfère mon hypothèse concernant les souffrances narcissiques-identitaires, sont soumises aux formes primitives de pulsionnalité, analité primaire (A Green) mais aussi oralité primaire, c’est-à-dire non réorganisées sous le primat de la génitalité, fut- ce celle de la « génitalité infantile » (Freud). Ce sont des expériences subjectives qui atteignent le sujet avant l’organisation du « non » (troisième organisateur de Spitz), avant les premières formes du « stade du miroir » (Wallon, J.Lacan) et de l’émergence de la réflexivité, avant l’organisation de la représentation constante de l’objet et l’organisation de l’analité secondaire (R.Roussillon), c’est-à-dire pour donner une idée approximative avant la réorganisation de la subjectivité qui s’amorce la plupart du temps entre 18 et 24 mois et se poursuit ensuite.

Je souligne ces différents « analyseurs », ces différents « marqueurs » de la subjectivité, car leur manque à être organisé va colorer de manière spécifique le type de communication dont les formes de langages non verbaux dont je traite ici vont être porteur. Ils témoigneront en effet souvent d’une organisation pulsionnelle « primaire » et peu organisée, d’une grande difficulté dans l’expression de la négation, d’un échec et une quête de réflexivité, d’une dépendance aux formes de présence perceptive de l’objet. On pourrait dire en paraphrasant Freud « l’ombre de l’objet plane et tombe sur les langages non verbaux », etc.

De ce fait les langages de l’acte et du corps restent en effet fondamentalement ambigus, ils portent un sens potentiel, virtuel, mais celui-ci est dépendant du sens que l’objet, à qui il s’adresse, lui confère. C’est un langage qui, plus encore que tout autre, est « à interpréter », il n’est que potentialité de sens, que potentialité messagère, il est sens non encore accompli, (inachevé dit Freud) en quête de répondant, il n’épuise jamais son sens dans sa seule expression, la réaction ou la réponse de l’objet sont nécessaires à son intégration signifiante. C’est aussi pourquoi la clinique nous en montre la plupart du temps une forme « dégénérée », c’est-à-dire une forme dans laquelle, le répondant n’ayant pas été trouvé ou n’ayant pas fourni la réponse subjectivante adéquate, le sens potentiel a perdu son pouvoir génératif.

Je peux reprendre l’exemple évoqué plus haut à propos des signifiants formels pour permettre de faire saisir ce que je veux dire. Il concerne la stéréotypie classique de certains autistes ou psychotiques qui sont fascinés par un mouvement de leurs mains qui semblent tourner et revenir indéfiniment vers soi. Les auteurs d’orientation post-Kleinnienne évoquent alors une forme d’autosensualité. Sans doute. J’imagine plutôt, pour ce qui me concerne, qu’un tel geste « raconte » l’histoire d’une rencontre qui n’a pas eu lieu. La première partie du mouvement semble en effet aller vers l’extérieur, vers l’objet. J’imagine alors un objet absent, ou indisponible, ou insaisissable, indisponible, indifférent, un objet sur lequel le geste de rencontre « glisse », sans pouvoir se saisir d’un fragment de réponse, il revient alors vers soi, porteur de ce qui n’a pas eu lieu dans la rencontre. Il tourne à vide, va vers un autre virtuel et revient vers soi, oublie dans son retour ce vers quoi il tendait, mais ce vide, cet oubli, est plein de ce qui n’a pas eu lieu, ce vide « raconte » potentiellement ce qui ne s’est pas produit dans la rencontre. L’ombre de l’objet non-rencontré tombe sur le geste, il tombe sur l’acte « en creux », en ombre. J’ai fait l’hypothèse que certains des signifiants formels décrits par D.Anzieu sont formés ainsi, comme une première « narration » motrice des expériences de rencontre et de non rencontre avec l’objet.

Mais l’ombre de l’objet tombe aussi sur le corps et sa gestuelle. J’ai fait l’hypothèse[10] qu’une écoute des formes de manifestations sensorielles, sensori-motrices, présentes dans les affections psychosomatiques, considérées comme des traces de formes de communication d’expériences primitives déqualifiées, restait en partie possible. L’exploration complète des formes cliniques de ces modes de manifestation déborderaient largement les limites de mon propos présent, il faudrait en effet reprendre par exemple toute la question du symptôme psychosomatique sous l’angle de l’hypothèse que je propose, ou encore toute la question de la place de l’acte et de ses formes dans l’économie psychique, cela nous entrainerait trop loin.

Je m’arrêterais seulement sur la question de formes plus sophistiquées de présence des expériences primitives dans le langage du corps et du sexuel. J’ai en tête en particulier la question du fétichisme sexuel. Quand Freud se penche sur la question, il réfère la naissance du fétiche au caractère traumatique, pour certains sujets, de la différence des sexes et en particulier de la vision du sexe féminin interprété comme le signe d’une castration. Le fétiche sera alors choisi en fonction de sa proximité avec le lieu de la découverte, souvent la dernière chose aperçue avant celle-ci : jarretelle, botte ou chaussure… Son interprétation réfère donc à la dimension infantile du symptôme. Mais celle-ci n’explique guère pourquoi la découverte est traumatique pour certains sujets et pas, ou moins, pour d’autres.

En 1927 dans l’article qu’il consacre au fétichisme, Freud aborde le cas du fétiche de l’homme aux loups, fétiche singulier puisqu’il a trait à la nécessité de la présence sur le visage de la femme aimée, pour qu’elle soit désirée, d’un « brillant sur le nez ». Le texte hésite de l’anglais à l’allemand entre un « brillant sur le nez » ou un regard qui « brille » le nez, pour dire vite. Ce fétiche est singulier, il est sur le visage, partie du corps qui n’est pas particulièrement proche du sexe féminin. Autrement dit, l’hypothèse de Freud selon laquelle le fétiche est choisi du fait de sa proximité perceptive avec le sexe féminin ne s’applique que mal. On peut bien sûr toujours faire, comme Freud, l’hypothèse d’un déplacement du bas vers le haut, mais on peut aussi se demander pourquoi effectuer un tel déplacement et si cela ne veut pas dire autre chose. Vers la même époque (1924) Freud travaille aussi sur l’effroi face à la tête de Méduse. Là encore il interprète la présence des cheveux de serpents qui ornent le front de la méduse du Caravage, qu’il prend comme figure exemplaire dans son analyse en en introduisant la représentation picturale dans son texte, en lien avec une représentation annulée de la « castration » féminine. Cependant, la figuration que le Caravage propose se caractérise par le fait que le visage de la Méduse est rempli d’effroi lui-même. La méduse est supposée « méduser » d’effroi l’autre, et le visage de celle-ci est lui-même celui de l’effroi, en miroir en quelque sorte. Dans les deux cas donnés par Freud, celui-ci interprète le contenu en fonction de l’angoisse de castration, et il n’y a pas de raison de ne pas le suivre sur ce chemin-là. Mais cette interprétation ne saurait épuiser la question ni le matériel signifiant que Freud nous propose. Elle ne rend pas compte, en effet, que, dans les deux cas, c’est sur le visage que la question de la castration semble se déplacer, et pourquoi donc choisir le visage si c’est la dernière perception précédent la découverte de « l’horreur de la castration » qui doit servir à fixer le fétiche comme Freud l’avance à différentes reprises. L’hypothèse que je propose en complément tente de donner sens à la fois au fait qu’il s’agit du visage, et que celui-ci semble fonctionner comme miroir, miroir du regard brillant qui fait briller le nez, miroir de l’effroi que la méduse est supposée provoquer. Winnicott souligne que la fonction primitive du visage de la mère, donc le lien au féminin primaire dans sa conception, est de refléter à l’enfant ses propres états d’être, et donc de fonctionner comme une première forme de miroir de l’âme. Le pas est-il si difficile à franchir jusqu’à penser que, à l’expérience de la découverte du féminin secondaire, représentée par le sexe féminin vient se mêler la trace d’une expérience du féminin primaire, de ce que reflète le visage de la mère donc. Que sur la découverte de la différence des sexes vienne se transférer aussi une expérience primitive en lien avec l’expression du visage de la mère et la menace, par exemple, d’une extinction du « brillant de ses yeux », comme signifiant premier du désir et du plaisir de celle-ci à contempler son fils. Se mêlent à la « conversation » secondaire de l’enfant avec la figure du sexe féminin, les formes premières de sa rencontre avec le féminin. Ainsi se trouve être secondairement symbolisée le trauma narcissique premier.

Je ne peux multiplier les exemples dans les limites de cette réflexion mais j’aimerais souligner, pour finir et dans le prolongement de ce que je viens d’évoquer, l’idée d’un langage de l’acte sexuel et de la sexualité.

J’évoquerais d’abord l’acte sexuel en particulier, qui me semble être tout à fait interprétable selon la ligne que je propose. La rencontre des corps, la manière dont ils se rencontrent, dont l’un pénètre l’autre, le rythme du « va et vient », la douceur, la brutalité, la posture, l’intensité mise dans l’engagement de soi etc., « racontent » à l’autre la pulsion de soi, mais aussi comment, dans le corps à corps primitif « préverbal » avec les premiers objets, les corps se sont rencontrés, pénétrés, et comment cela a pu être repris intégré, médiatisé et symbolisé dans le sexuel adulte. Les corps « parlent » le sexuel, l’acte sexuel « raconte » l’expérience de soi et l’histoire de l’expérience de la rencontre avec l’objet.

Le langage des corps dans le monde animal me fournira enfin mon dernier exemple. Le « domptage » des dauphins obéit à un rituel intéressant et qui pourrait bien aussi se retrouver dans certaines formes d’acte sexuel ou de rencontre corporelle chez l’homme. Le dompteur doit commencer par présenter une partie de son propre corps, son bras par exemple, pour ne pas dire son membre, à la bouche, pleines de dents acérées, du dauphin. Celui-ci pourrait, d’un coup de mâchoire, trancher ce qui s’offre ainsi à lui. Mais il se contente d’exercer une faible pression sur le membre offert, le bras, il fait « sentir » qu’il pourrait couper ou endommager celui-ci, et s’arrête sans blesser le « dompteur » confiant. Puis ce dernier peut retirer le bras, et alors le dauphin se retourne et offre son ventre, la partie la plus vulnérable de son anatomie. Le dompteur à son tour pose la main sur le ventre et exerce une pression qui signifie autant qu’il peut exercer son pouvoir sur cette partie vulnérable, que le fait qu’il ne le fait pas. Voilà un « dialogue » corporel qui me paraît être le prototype corporel des opérations au fondement de ce que l’on a pu nommer le « transfert de base » que l’on peut observer quand une cure psychanalytique se présente bien. Bien sûr un tel dialogue est polysémique, il peut s’interpréter de bien des façons, du point de vue des formes du sexuel engagé, du point de vue des enjeux narcissiques de la vulnérabilité et de la sécurité, etc., mais n’est ce pas aussi la caractéristique fondamentale du langage de l’acte, et d’une manière plus générale du corps.

Pour finir j’aimerais souligner que mes derniers développements visent à inscrire ces diverses formes de langage « à partir du corps et de ses formes d’expression » pleinement dans le processus de symbolisation et font apparaître qu’il ne doit pas être considéré non comme un processus « en tout ou rien » – on symbolise ou on ne symbolise – mais à l’inverse comme un processus présentant différents niveaux de complexité et d’expression.

 

 

 

 

[1] Sur ces questions et pour cet historique cf. R.Roussillon 1995.       « La Métapsychologie des processus et la transitionnalité » Rapport au 55ème congrès des psychanalystes de langue française, Rev. Franç. Psychanal. 1995 LIX n° spécial congrès pp.1351-1519 et 1705-1718, et 2001. Le plaisir et la répétition. Dunod, Paris, et encore 2007. Manuel de psychologie clinique et psychopathologie Masson-Elsevier.

 

 

[2] Cf. R.Roussillon, (2012), Fonctions des métaphores biologiques dans Au delà du principe du plaisir : L’impasse du narcissisme et l’ouverture sur l’objet autre-sujet. A paraître dans Le fait de l’analyse.

 

[3] La cure de psychanalyse tend à structurer une situation de ce type, c’est du moins ce que l’on veut croire à l’époque, en 1921, mais c’est le champ du cygne, car très vite la question de la télépathie (1924) et du rêve de complaisance (1923) vont battre en crèche ce dernier bastion de résistance.

[4] John Locke (1689) Essai sur l’entendement humain, Livres III-IV et textes annexes, Vrin, « Bibliothèque des Textes Philosophiques – Poche », 2006.

 

[5] G.Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain (1703, 1re édition en 1765).

 

[6] S.Freud (1913), « Totem et tabou« , trad. M. Weber, Paris, Gallimard, 1993.

[7] Cf. R.Roussillon, 2004. La dépendance primitive et l’homosexualité primaire « en double », Revue Française de Psychanalyse, L XVIII, N°2, 421-439. PUF.

 

[8] R.Roussillon 1994. La Rhétorique de l’influence, Cliniques Méditerranéennes n° 43-44 ÉRÉS

[9] Pour des développements métapsychologiques plus complet on se réfèrera à R.Roussillon 1995 La métapsychologie des processus et la transitionnalité Rev franç psychanal n°5, 1375-1519, PUF. ou à R.Roussillon 2001. Le plaisir et la répétition. Dunod, Paris. (2°édition 2003).

[10] R.Roussillon, 1995. « Perception, hallucination et solution « bio »-logique du traumatisme » Revue. Française de Psychosomatique, 1995 n°8 pp.107-117.