Colloque création du CRPPC du 6/04/1013
Don Juan, Freud et l’homme de pierre.
- Roussillon
Introduction méthodologique.
J’aimerais commencer ma présentation par des réflexions méthodologiques concernant le rapport que les recherches cliniques entretiennent avec les productions artistiques. Les cliniciens ont abordé l’art avec différents présupposés. À une certaine époque ils se sont centrés sur « les métaphores obsédantes » (Mauron) de l’auteur pour explorer le fonctionnement psychique de l’auteur à partir de ses œuvres, l’enjeu étant de proposer une analyse plus ou moins psychopathologique. Puis les cliniciens se sont centrés sur le processus de création, ils se sont aventurés à explorer à partir des œuvres relevées les enjeux de la création artistique et, au delà du processus créateur lui-même, l’exemple le meilleur de cette orientation est D.Anzieu et son célèbre livre « Le corps de l’œuvre » mais on peut aussi évoquer D.W.Winnicott. Ces recherches sont des recherches sur l’art.
Je voudrais proposer une autre orientation du rapport du clinicien aux créations artistiques, autre orientation qui me semble sous-jacente à nombre de travaux du CRPPC et en tout cas de plus en plus sensible dans mon approche personnelle : la recherche par l’art. E Morin dans ses travaux sur la pensée complexe souligne que certains romans sont de véritables monographies sociologiques – que l’on pense par exemple en France aux romans de Zola (Les Rougon-Maquart) ou d’H De Bazac, mais il y en a bien d’autres -.
Freud lui même rend souvent hommage aux poètes pour leurs explorations de l’âme humaine ou de certaines problématiques narcissiques – par exemple son étude du Richard III de Shakespeare en 1916. Il n’hésite pas à souligner combien les écrivains peuvent aller rapidement et en quelques formules à l’essentiel, là où le psychanalyste, alors besogneux, est tributaire d’une longue démarche pour parvenir au même résultat.
Bien sûr ce n’est pas exactement le même résultat et l’intuition artistique a bien besoin de la métapsychologie psychanalytique pour asseoir ce qu’elle découvre comme savoir potentiel sur l’âme humaine, mais il n’empêche qu’il y a dans l’art, dans certaines œuvres d’art, celles qui traversent le temps et deviennent ainsi des « classiques », toute une exploration du champ de la symbolisation et de ses formes. Il y a un travail de l’œuvre, un travail de symbolisation d’une expérience humaine, une recherche par l’œuvre.
L’art repose toujours en effet sur une forme de symbolisation, il explore toujours non seulement la symbolisation particulière de certaines expériences subjectives ou de désubjectivation, mais aussi le processus de symbolisation lui-même ou certains aspects et particularités de cet « objet » au statut singulier qu’est le symbole, quand ce n’est pas en plus un dispositif symbolisant particulier. N’oublions pas que la majeure partie des dispositifs de soin, et la totalité des dispositifs de soin à médiation, est dérivée de dispositifs artistiques ou artisans.
Les « Don Juan(s) » et L’homme de pierre.
Il en va ainsi du thème de Don Juan, de cette figure particulière de la séduction, de la passion de séduire, d’une passion de la séduction qui conduit le héros à sa perte. Chez Don Juan, et même quand elle semble prendre une forme ludique, la passion est tragique voire pathétique si l’on admet que Don Juan reste finalement pris dans les rets de son destin, que sa fuite éperdue pour tenter d’échapper à celui-ci ne fait que reculer l’échéance finale, celle devant laquelle au « bout du bout » il ne pourra plus reculer – ni se repentir.
Passion que celle de cette frénésie de conquêtes – de 1003 à 4000 selon les versions -, conquêtes dont il a à peine le temps de jouir qu’il coure déjà pour tenter de rejoindre le lit d’une autre, sans relâche, sans répits. Don Juan ne peut s’arrêter, se satisfaire du déjà conquis, du déjà possédé, il ne peut se satisfaire de ce qu’il a, et, comme s’il était toujours menacé par ses propres conquêtes, menacé de l’emprise des femmes séduites, de leur amour conquis, menacé du retournement de sa propre emprise sur elles, il doit fuir, fuir vers une autre, toujours plus, recommencer une autre boucle du processus, sans fin.
On pourrait croire Don Juan seulement habité du plaisir de la conquête, et lassé dès son objectif atteint, – « Arrivé sur le faîte il aspire à descendre » (Racine) – mais la frénésie dont il témoigne ne s’accorde pas avec cette interprétation trop simple et qui s’en tient aux apparences, au manifeste. Il faut chercher ailleurs et plus profondément le motif essentiel de sa quête et de sa fuite.
Le chercher peut être dans ce qui l’arrête enfin, la rencontre avec la statue du commandeur, la statue du commandeur mise en mouvement et le repas auquel ils s’invitent, l’homme de pierre qui le conduira à la mort. L’allure maniaque de la passion frénétique de Don Juan appelle la question de son avers mélancolique et c’est à l’exploration de celui-ci à travers la rencontre avec l’homme de pierre, que ma lecture personnelle du thème de Don Juan invite ici le lecteur.
Il y a eu de très nombreuses versions du thème, voire du mythe, de Don Juan, mais pour ma réflexion je n’en retiendrais que quatre qui me semblent permettre, dans leurs échos et leurs décalages, de creuser les enjeux profonds du personnage. Tout d’abord la version référence celle de Tirso de Molina – « Le trompeur de Séville et le convive de pierre » – ensuite la version Da Ponte/Mozart, éponyme comme celle de Molière et enfin celle d’E.Rostang – « La dernière nuit de Don Juan ». C’est donc une forme de « lecture groupale » de Don Juan que je propose, une lecture dans laquelle certains aspects de la version de l’un sont éclairés par la version d’un autre, utilisée comme association – et révélateur – de la première.
Le thème de l’animation de la statue du commandeur est typique de Don Juan, c’est un item de base, celui qui annonce la bascule de la pièce ; il produit l’effroi, la terreur qui prélude à la fin du héros. Cet effroi est d’ailleurs moins celle de Don Juan lui-même que de son valet, son double, celui avec qui il échange volontiers la place, mais qui représente le bon sens bafoué et ignoré par le maître, celui qui reste centré sur le plaisir au service de l’autoconservation et donc qui est capable de s’alarmer face aux manifestations de l’irrationnel.
La statue se met en mouvement, parle : « un corps inanimé s’anime » est un signifiant formel au sens qu’Anzieu donne à ce concept, signifiant formel qui transgresse l’un des repères de base de la première enfance : la distinction entre l’animé, le vivant, et l’inanimé, le « sans âme qui vive ». C’est bien la transgression de ce repère de base qui provoque terreur et effroi et annonce que quelque chose change dans le cours du temps, dans les lois qui semblaient présider à son organisation.
Ma question de départ porte sur ce point, qu’est ce qui « revient de la mort », qu’est ce qui, immobilisé, se remet en mouvement, se réanime, qu’est ce qui revient ainsi au présent de Don Juan, qui se rappelle à lui.
Bien sûr dans ce retour on peut voir, en première analyse, le signe d’un sentiment de culpabilité longtemps ignoré de Don Juan et qui, enfin, fait retour : après tout le commandeur est une figure paternelle, une figure du père mort, du père tué. Le retour transgresse les repères de base comme le meurtre a transgressé la Loi du père, juste retour des choses selon la logique névrotique, celle de Leporello, de Sganarelle.
Mais ce n’est pas à cette logique là que Don Juan se rallie, il brave la peur ne se laisse pas paralyser par l’effroi, il ira jusqu’au bout du rendez vous, sans reculer comme son valet l’y exhorte, sans trembler. D’une certaine manière même si cette rencontre le surprend Don Juan s’y attend, l’attend, il sait confusément qu’il ne peut pas s’y dérober.
L’homme de pierre chez Freud
Pour explorer de quel rendez vous il peut bien s’agir je propose un petit détour par une analyse de certains textes de l’œuvre de Freud et ce qu’ils peuvent nous apprendre sur les statues qui se réaniment. Freud à été nommé « l’homme aux statues » par Mary Balmary en raison de sa propension a collectionner celles-ci et à s’en entourer dans son cabinet de psychanalyste. C’est déjà un indice du lien particulier de Freud avec les personnages de pierre, mais aussi de la place de ces statues dans son rapport à la psychanalyse. Mais c’est dans son œuvre qu’on le voit tenter de mettre au travail la question du rapport à ce qui est ainsi statufié et immobilisé.
Dans celle-ci Freud nous convie en effet, au moins par trois fois, à la rencontre de la question de la bascule animé/inanimé ou inanimé/animé.
Dans Gradiva tout d’abord ou le bas relief du pied d’une jeune fille de Pompéi se met soudain en mouvement pour entraîner Norbert Hanold dans un long voyage à travers le temps, dans l’étude sur la statue de Moïse ensuite où c’est Freud lui-même qui remet la statue en mouvement dans l’interprétation qu’il en propose, dans le mythe de la horde primitive enfin où la mort du père est d’abord « totémisée » (1913) avant d’être remise en mouvement (1921).
Dans la Gradiva de Jansen Norbert Hanold, celui qui est devenu un « rat de bibliothèque » depuis la mort précoce de ses deux parents, est réveillé de sa torpeur par la remise en mouvement d’une statue de bas relief de Pompéi, celle du pied de Gradiva-Zoé. Zoé, nom de son amie d’enfance à qui appartient ce pied, c’est la vie, la vie redonnée à ce qui s’est inanimé de l’histoire passée, immobilisé et enseveli pour être conservé, statufié. Norbert part sur les traces de Gradiva-Zoé, il remonte en même temps le temps, à la recherche de l’origine, d’une origine traumatique, de l’origine de l’ensevelissement premier.
Le trajet lui fait retrouver le contact d’abord avec le bruit insupportable des ébats sexuels d’un couple d’amants, ensuite, après le rêve de la mise en scène de la catastrophe dans lequel il auto-représente ses processus d’ensevelissement post-traumatiques, d’un couple d’amants pétrifié à Pompéi, conservé dans la lave. Nul doute pour un lecteur analyste de la Gradiva de Jansen qu’il s’agit des parents de Norbert, unis dans la mort et conservé tels quels – Freud ne fait aucune place à la mort des parents de Norbert, mort qui a déclenché sa pétrification et son retrait du monde.
Il faudra encore que Norbert s’engage dans les brèches des murs de la pétrification de Pompéi, sur les traces d’un lézard, pour qu’il retrouve Gradiva-Zoé et soit complétement ranimé à la vie et à l’amour, qu’il retrouve, grâce à Gradiva, redevenue Zoé, le chemin de la mémoire et avec lui celui de l’amour.
Jansen, ce que Freud ne remarque pas clairement mais qui est toujours présent à l’arrière fond de son analyse, conduit le lecteur dans un voyage à rebrousse temps, un voyage vers l’origine du trauma – la mort conjointe de ses deux parents, unis et rassemblés dans la mort, pétrifiés pour être conservés par Norbert – et une déconstruction des défenses post-traumatiques, un voyage vers la réactivation des traces ensevelies et de la vie pulsionnelle qu’elles avaient emporté avec elles.
Avec le Moïse de Michel Ange (1913) Freud met aussi au travail, mais là encore sans en être totalement conscient, la question d’un processus « à rebrousse temps », un processus par lequel des expériences anciennes de nature plus ou moins traumatique sont réactivées symbolisées et reçoivent ainsi une nouvelle issue.
Je rappelle l’intrigue proposée par Freud, la statue de Michel Ange représente l’immense effort de civilisation personnelle de Moïse tenté de briser dans un accès de fureur les tables de la loi ramenées du Sinaï et de sa rencontre avec Dieu. A priori pas de retour d’une expérience archaïque dans cette interprétation, si ce n’est l’interprétation elle-même. Car quelle que soit la pertinence de l’interprétation de Freud concernant la statue de Michel-Ange, elle rentre en étrange résonnance avec les détails de son histoire personnelle au point que l’on peut se demander si les émois de Freud face à la statue ne sont pas l’effet du transfert d’un pan de sa préhistoire personnelle. Précisons.
La statue du Moïse, Freud le note, est érigée sur le tombeau de Jules II. L’enfance de Freud a été marquée par la mort de son jeune frère Julius, et tout porte à croire qu’il en a conservé un certain sentiment de culpabilité – sans doute pas sans lien avec le fait que la théorisation de la fratrie est l’un des parents pauvres de sa théorisation. Sentiment de culpabilité sans doute en rapport aussi avec ses propres mouvements meurtriers à l’égard de ce jeune frère, et un sentiment de toute puissance magique de sa colère, celui qu’il ne tardera pas à théoriser l’année suivante à la fin de Totem et Tabou en 1913.
Mais le « retour de l’histoire du passé des années oubliées » va plus loin : Freud nous a aussi livré le souvenir d’avoir « détruit les tables de la loi » en détruisant avec sa sœur, pendant sa première enfance, la bible de Philippson chère à son père.
Moïse est l’une des grandes figures identificatoires de Freud, l’une de celles qui lui offrent des appuis pour la poursuite de son travail auto-analytique. À travers l’interprétation du Moïse qu’il nous propose Freud « revient » sur un aspect enfouis de la mort de Julius, sur sa colère meurtrière d’enfant prête à briser toute loi, sur son mouvement passionnel d’enfant jaloux qu’il peut enfin, de nombreuses années plus tard, dompter et immobiliser, statufier. L’année suivante, colère domptée et libéré de ce poids, il théorisera l’alliance des frères dans Totem et Tabou.
Nous sommes ainsi conduits au mythe de la horde primitive et à l’autre statue centrale chez Freud celle du père totémisé. Je passe plus vite dans la mesure où de très nombreuses analyses lui ont déjà été consacrées. Je remarquerais simplement que le père de la horde tel que Freud le présente en 1913 est un père « préhistorique » marqué des traits de la préhistoire archaïque des mouvements pulsionnels, un père-enfant qui ne connaît pas de limite, père tyrannique chez qui le désir a force de loi, qui érige le « tout, tout de suite, tout seul, tout ensemble, tout en un … », en règle de vie, bref un père « idéal », c.-à-d. qui réalise l’idéal narcissique premier.
Tuer ce père apparaît dès lors pour la horde des frères une condition nécessaire à leur survie, mais à travers sa mort c’est aussi celle de cet idéal premier dont il s’agit, – c’est le meurtre de « l’enfant merveilleux » que S.Leclaire appelait de ses vœux en 1975 -, enfant « merveilleux » réfugié dans le père idéal pour éviter de succomber aux déceptions inévitables de la vie des origines, aux détresses premières. C’est pourquoi j’écrivais plus haut que le père originaire est un « père-enfant ».
Dans l’annexe de « Psychologie des masses et analyse du Moi » en 1921 Freud revient sur le mythe construit dans Totem et Tabou dont il a remarqué qu’il figeait le temps dans un retour indéfini du même, temps de l’éternel retour, de la répétition sans fin, pour tenter de proposer une nouvelle issue et remettre le cours du temps en mouvement, pour « dé-totémiser » le père, réanimer la statue immobile de celui-ci et sortir de la culpabilité en impasse mais aussi de la passion première qui l’accompagne. Le plus jeune des fils protégé de la passion meurtrière du père originaire par sa père, et donc protégé aussi de sa propre passion, s’avance seul devant le groupe des frères et raconte l’épopée par laquelle il a parut seul face au père et l’a tué. Cette ultime répétition du meurtre premier, répétition « narrative », symbolique, met fin aux répétitions « passionnelles », à l’identique, interminables. Quelque chose venue du fond des âges trouve enfin sa forme symbolique. Freud le « ditcher » épique devenu psychanalyste deviendra un grand homme comme le poète de son enfance l’avait prédit.
Retour sur Don Juan et son « festin ».
La vengeance est sans doute l’affect central des pièces mettant en scène le thème « Don Juan » : tout le monde veut se venger de Don Juan, tous ceux qu’il a trahi ou déçus, Donna Elvira chez Da Ponte comme l’amoureux transi de celle-ci, Rosina chez Tirso de Molina, Mazetto etc. Tous ne rêvent que d’une chose : venger l’affront subi, faire payer l’arrogant, l’inconstant. Étrangement Don Juan qui ne cesse d’exciter le désir de vengeance des autres, semble être le seul à ne pas vouloir se venger. Et pourtant en infligeant une déception répétée aux femmes qu’il séduit et délaisse aussitôt, ne cherche–t-il pas à se venger ainsi de quelque déception fondamentale, première, ne leur inflige t-il pas à son tour cette même déception, dans un processus de retournement passif / actif typique des processus de défense narcissiques.
Ce qui est particulier chez Don Juan, ce qui en spécifie la figure, c’est le vecteur utilisé pour exercer sa vengeance, le vecteur de la séduction sexuelle, de la séduction intime, par l’intime. Si un tel vecteur est particulièrement blessant pour les femmes, s’il les atteint au vif, il témoigne néanmoins d’une tentative de liaison : « Éros, – aime à dire Freud -, cherche à faire des ensembles toujours plus vastes », Éros est facteur de liaison là où Thananos excelle plutôt dans la déliaison.
La vengeance par le sexuel est donc singulière, elle est vengeance et comme telle témoigne d’une certaine dose d’agressivité, et même de mépris chez Don Juan pour ces femmes interchangeables et incapables de « survivre à sa séduction », incapable de lui résister, mais en même temps elle est « sexuelle » et tente ainsi de s’inscrire dans le principe de plaisir. La vengeance par le sexuel retourne de l’intérieur le principe du plaisir pour en faire l’arme même du déplaisir, de la déception.
Elle entre dans la catégorie repérée par D.W.Winnicott comme celle de la « tantalisation » dont elle reproduit le cycle désorganisateur, qui excite envie et destructivité : séduction et attrait, dérobade, déception. Les femmes sont mises à l’agonie, au désespoir, ce que Da Ponte et Mozart ont remarquablement rendu chez Donna Elvira.
L’agonie de Don Juan.
La pièce, l’opéra se terminent par la mort de Don Juan, mais cette mort n’est jamais figurée, en fait les auteurs se contentent de son agonie : de sa lutte (agon) finale contre la mort. S’il y a encore un acte, comme souvent, il est de pure forme, le ressort essentiel est déjà joué, il s’est joué là dans la rencontre de Don Juan avec le commandeur et à travers cette rencontre avec la question de l’agonie du héros, avec le caractère pathétique de cette agonie et des ultimes défenses que Don Juan tente d’avancer.
Mais en fait, selon les versions la question de cette agonie et de l’identité du commandeur s’avère qu’une plus grande complexité que Da Ponte et Mozart – ici de loin les plus simplificateurs du thème, malgré la merveilleuse musique de Mozart – ne le mettent en scène.
Par exemple chez Tirso de Molina il y a une « avant scène » une répétition générale de l’agonie finale : Don Juan est pris dans une tempête, son bateau sombre, le héros échoue sur la rive, est donné pour mort. Mais Rosina le réveille par ses bons soins, et Don Juan la séduit puis l’abandonne.
Tempête sur la mer, tempête de la mère, détresse et agonie de Don Juan, être réveillé par une femme à séduire et abandonner, telle est la séquence fondamentale de la scène, peut être même de tout le thème de Don Juan.
Mais Molière lui-même figure la première apparition du commandeur sous les traits d’une femme voilée : la mort avance voilée, d’abord voilée, elle a les traits d’une femme, d’une femme-mère.
Dans « la dernière nuit de Don Juan » E Rostand propose une variante intéressante de l’agonie finale de Don Juan. Les conquêtes de Don Juan défilent les unes après les autres et défient un Don Juan persuadé qu’il les « connaît » et les a toutes possédé. Le défie porte sur le fait de les reconnaître, de les identifier, et la démonstration porte sur la confusion de Don Juan qui ne cesse de se tromper, d’être trompé par leur apparence.
L’illusion de reconnaître, posséder la connaissance de la femme, réduire son énigme et la contrôler par cette connaissance, purement sexuelle, est dénoncée sans relâche par l’épreuve des faits et Don Juan petit à petit se désorganise. Ses rêves et illusions passées se délitent, Don Juan est à l’agonie, son monde s’effondre.
Dans ces trois cas, c’est une femme, une femme voilée, énigmatique, déchaînée, qui se profile lors de l’agonie de Don Juan, qui en dévoile les enjeux cachés.
C’est chez Tirso de Molina que les choses vont finalement apparaître le plus clairement.
Dans les autres versions du thème le contenu du repas « tantalisant » est masqué, c’est plutôt d’ailleurs Don Juan qui invite et, connaissant les goûts de luxe du libertin tout porte à penser que le repas sera de qualité. Chez Tirso de Molina il n’en va pas de même, c’est le commandeur qui invite au repas terminal. Celui-ci a lieu dans le tombeau du commandeur ouvert pour la circonstance et là se révèle le repas mortel, le repas final mais peut-être aussi, dans le « rebrousse-temps » dont j’ai fait l’hypothèse, le repas premier.
Le repas est faits de serpents venimeux, de scorpions, de crapauds abjects, de nourritures immondes, il est accompagné de boissons acides, corrosives, de fiel : les nourritures offertes attaquent la bouche, le corps, le système digestif du héros, elles défient la capacité de digestion humaine, la capacité d’intégration pour l’autoconservation. Mais ce qui hantait le héros, depuis l’origine, trouve enfin le tombeau et la sépulture symbolique dont il était en quête, le repas premier peut enfin être symbolisé : le représentation du repas de l’origine, de ce que D.W.Winnicott appelle « le premier repas théorique », est enfin mise en scène.
Conclusion : un thème « à rebrousse temps ».
Nous voici arrivé au terme du parcours, à essayer de dégager ce que cette exploration du thème de « l’homme de pierre qui s’anime » nous enseigne sur les enjeux de la vie de Don Juan, sur le Don Juanisme passionnel.
On a souvent évoqué l’hypothèse d’un fond homosexuel dans le personnage de Don Juan, d’un fond homosexuel que la furie passionnelle de séduction du héros de théâtre et d’opéra masquerait, ou tenterait de masquer et de contre-investir. Mais on ne relève pas de trace véritable d’attrait homosexuel chez Don Juan, l’hypothèse est une construction qui s’étaye sur la frénésie de séduction de Don Juan, une construction concernant un processus profondément enfoui chez lui, par certains côtés elle reste indécidable. Cette hypothèse ne manque pas de pertinence mais elle laisse en outre le motif de cette homosexualité latente énigmatique.
On a pu aussi évoquer la problématique de l’inconstance de Don Juan, sa lutte contre la dépendance liée à l’amour, la manière dont il ne cesse de se dégager par le sexuel avec la femme de la menace que l’emprise de la mère pouvait exercer sur lui. On évoque alors une logique de « l’objet perdu à retrouver » à travers les conquêtes répétées de Don Juan, et en même temps la nécessité de s’échapper sans cesse de l’impact de la déception de la perte toujours possible en abandonnant l’objet sitôt conquis. Le sexuel entretenant l’illusion à la fois d’une localisation de l’emprise – elle ne porte que sur le sexe – et d’une maîtrise par le sexuel.
Les deux interprétations se rejoignent alors dans l’hypothèse de la terreur d’une emprise qui « féminiserait » le héros et la quête, inassumée, d’un père médiateur et protecteur contre celle-ci.
L’exploration des enjeux sous-jacents à la présence régulière et « typique » dans le mythe de Don Juan du thème de la statue du commandeur qui s’anime et réclame « sa livre de chair » à Don Juan, me conduit à proposer, en appui sur ce que les auteurs qui se sont penchés sur le héros pathétique, me suggèrent, par leur diverses mises en scène, une hypothèse complémentaire. Celle de la présence dans la préhistoire infantile de Don Juan d’une « déception narcissique primaire » en lien avec une forme de « tantalisation » répétée alternant séduction-attrait et déception.
Le futur Don Juan, éternellement insatisfait par un processus d’excitation pulsionnelle qui ne peut aller à son terme, qui doit s’arrêter en route pour se protéger du retour de cette déception primaire et agonistique, n’a alors de ressource que dans l’immobilisation, la pétrification, de l’expérience agonistique première.
Puis quand le sexuel adolescent fait son œuvre et propose une nouvelle chance et une réorganisation aux expériences primitives traumatiques, la « solution première » est remise en chantier et le sexuel post adolescent est alors utilisé pour retourner la déception primaire et l’infliger à celles qui « représentent » alors la mère des origines.
Mais cette nouvelle « solution » marche mal, elle doit être répétée, indéfiniment répétée pour tenter de contre-investir ce que les mécanismes premiers, ceux de la première enfance, avaient tenter d’immobiliser, de statufier.
Alors quand la séduction et le retournement par le sexuel s’épuisent, quand l’âge avance, ce qui avait été immobilisé et statufié se remet en mouvement, fait retour dans l’actualité de la vie, en quête d’inscription et de reconnaissance. L’homme de pierre et ce qu’il contenait de trace d’expériences non intégrées se remet en mouvement, – le fantôme qui hante le sujet se cherche un tombeau, une sépulture pour trouver enfin la paix – « un corps inanimé s’anime et se met en mouvement » et l’histoire n’a de cesse que l’expérience inaugurale soit mise « au présent du sujet » pour tenter enfin de trouver place et statut interne, fut ce au détriment de la vie du sujet.