CONGRÈS DES PSYCHANALYSTES DE LANGUE FRANÇAISE
PARIS, MAI 2007.
LE LANGAGE ET L’OBJET.
- Roussillon.
Bien que je sois appelé à une place dite « conclusive », je ne souhaite pas proposer quelque chose qui s’apparente à une « conclusion », mais plutôt proposer des réflexions de relance. J’ai ressenti à la lecture du rapport de L.Danon-Boileau une assez large proximité avec ce que je comprends des enjeux de son travail, mais la proximité des points de vue n’est pas ce qui donne le plus d’intérêt au débat aussi bien c’est sur les variantes et écarts que je vais plutôt me centrer.
Le premier de ceux-ci tient pour moi dans la difficulté qu’il y a à parler, en psychanalyste, du langage en général, là où il me semble que la clinique psychanalytique nous confronte en permanence à un rapport singulier au langage de chacun de nos patients. Rapport singulier qui témoigne de l’histoire propre de ceux-ci, qui est autant celle des motions pulsionnelles qu’il engage ou a engagé dans la parole et le statut qu’elle prend dans la rencontre psychanalytique, que celle de la place que celle-ci a pu prendre dans l’histoire de la rencontre du patient avec les objets significatifs de son histoire. Le rapport au langage et à la parole porte la trace de cette histoire tout autant que celle des fonctions structurales qu’on lui reconnaît habituellement.
La dimension la plus spécifiquement psychanalytique est, pour moi, celle du lien avec cette histoire singulière, qui est aussi celle des vérités dites et tues, celle des mal « dits », des malédictions, qui ont pu parcourir son enfance, voire celle des mensonges dont la construction de son identité a pu être égrenée. Il y a des patients qui ne croient plus les mots, pour qui le langage a été vecteur de tant de promesses déçues qu’il ne provoque que défiance, méfiance et incrédulité, qui interrogent et cherchent, à travers les énoncés et énonciation, en mettant sans cesse la parole à l’épreuve en quelque sorte, des témoignages d’une vérité non linguistique. Ceux-là trouvent qu’il y a plus de valeur symbolique dans les actes et dans la constance de ceux-ci, dans leur répétition, que dans la parole elle-même. Ce rapport au langage, qui replace celui-ci dans l’histoire propre du sujet, au sein du rapport du sujet à ces objets me paraît être le préalable de toute réflexion psychanalytique sur la « cure de parole ».
Dans son rapport L.Danon-Boileau propose de différencier la relation à la parole selon qu’elle plonge ces racines corporelles plutôt dans l’entendu du mot, ou plutôt dans l’image motrice du mot prononcé. Je comprends bien l’enjeu d’une telle proposition, mais il me semble que celui-ci doit être dialectisé avec une autre donnée non moins essentielle : celle de la réflexivité. Dans son ouvrage consacré au Moi-peau D.Anzieu (1984) souligne que l’un des aspects essentiels du touché est sa réflexivité : quand on se touche, on sent à la fois du dehors et du dedans. Mais cette propriété est aussi une propriété de la parole. Quand dans L’esquisse Freud s’interroge sur la nécessité que les souvenirs remémorés soient formulés à haute voix à celui qui n’est encore que psycho-analyste, il indique que l’aspect essentiel tient dans le fait que le sujet « s’entend », et qu’ainsi, point essentiel dans sa pensée, le souvenir passe dans la perception. « Rien ne peut être dans la pensée qui ne soit avant dans les sens », tout doit passer par la perception. Et la pensée elle-même, pour devenir appropriable, doit passer par les sens, par les sons. C’est donc à la réflexivité potentielle du langage que Freud attribue l’efficace de la cure de parole, à cette transitionalité du mouvement de parole qui n’oppose pas mot dit et mot entendu mais fait de ceux-ci les deux faces d’un même processus. En 1920 il soulignera que, dans le mouvement de la pulsion en direction de l’objet, une partie de celle-ci rebrousse chemin en cours de route et fait ainsi retour vers le moi. Les représentants psychiques et les représentants-représentations, de la pulsion eux-aussi rencontrent cette même exigence :être à la fois tournés vers l’objet et réfléchis vers le moi.
Bien sûr, et là je retrouve les propositions de L.Danon-Boileau, il ne suffit pas que le sujet « s’entende » potentiellement pour qu’il s’entende effectivement, et il y a des registres d’énonciation dans lesquels le sujet ne s’entend pas, ne s’entend plus, et vient faire entendre à un autre ce qu’il n’entend plus de lui. Le lapsus que le sujet ne s’entend pas faire, en est un très bon exemple, facile à se représenter, mais la méconnaissance par le sujet de ce qu’il dit est encore plus saisissante lorsque, à l’occasion d’une interprétation que propose l’analyse et dans laquelle il reprend les mots de l’analysant, celui-ci nie avoir utilisé ceux-ci ou dit ce qu’il vient, quelques minutes auparavant, de dire. Là, la fonction évacuatrice de la parole semble être au premier plan, là, la parole apparaît comme une manière de se déposséder d’un pan de sa réalité psychique, comme une manière de la méconnaître en la proférant.
Ce qui vaut pour le langage vaut tout autant pour ce que le sujet montre et fait voir à travers ce qu’il dit ou fait ou encore de ce qu’il fait sentir sans toujours le sentir lui-même de ce qui l’affecte. Que cela concerne ce que le sujet n’entend, ne sent, ou ne voit pas de lui, dans les trois cas l’analyse fait souvent apparaître que cette méconnaissance et cet échec de la fonction réflexive, porte la trace de la manière dont le sujet n’a pas été ou a été mal entendu, mal vu ou mal senti par les objets significatifs de son passé infantile. Ici déjà l’ombre de l’objet est tombée sur le moi et a obscurci ses capacités réflexives, et ce n’est pas l’objet qui réfléchit le sujet, c’est au contraire le sujet qui « montre » l’objet à travers l’ombre de celui-ci à laquelle il s’assimile, selon le terme que Freud utilisera en 1926. Autrement dit, la manière dont le sujet s’entend, se voit, se sent, porte un pan du transfert et, d’une certaine manière, « raconte », ou plutôt fait sentir à travers le langage de l’acte ou de l’affect, à l’analyste un pan de l’histoire du sujet, un pan de l’histoire des particularités de sa rencontre avec ses objets significatifs.
Ceci me conduit au troisième point que j’aimerais porter à la discussion. Je partirais du rappel que Freud effectue dans les derniers petits écrits de Londres, et en lien avec ce qu’il avance vers la fin de Construction en analyse. Vers la fin de Construction, Freud rapporte les expériences sous jacentes au délire et aux hallucinations à des évènements de l’histoire précoce du sujet, « précédant l’apparition du langage verbal », donc littéralement à l’infans. Dans ce qui a été appelé les Notes de l’exil, et repris dans Résultats, idées, problèmes II, Freud semble poursuivre sa réflexion sur cette question, il souligne alors que, contrairement à ce qui se passe pour les époques plus tardives, les expériences précoces semblent être plus conservées. Il en indique même la cause et mettant entre parenthèse l’explication suivante : « faiblesse de la synthèse ». La synthèse en question, les textes de l’époque ne font guère de doute là-dessus, est la synthèse du moi, et Freud évoque ainsi l’immaturité du Moi, les faibles capacités de liaison et d’intégration du moi précoce.
Le problème qui apparaît alors est celui de savoir comment et à quelles conditions ces expériences précoces vont elles être intégrées dans le moi, et vont elles manifester leur présence dans la cure et dans la vie.
Par exemple dans toutes les conjonctures transférentielles marquées par une problématique narcissique-identitaire la question de la manière dont ces expériences précoces sont et ne sont pas reprises dans les chaînes langagières représente un aspect majeur de l’analyse. La question a été rencontrée et traitée par les auteurs lacaniens pour qui le problème est d’emblée résolu, puisque toute l’expérience humaine est sous le signe du langage verbal, même l’expérience la plus précoce. Et F.Dolto n’hésitera pas ainsi à parler directement aux bébés et avec l’illusion que ceux-ci entendent et comprennent les mots eux-mêmes et pas seulement les paramètres non verbaux de la parole qui leur est adressée. Ceux qui ne sont pas convaincus par la position de Lacan rencontrent par contre la difficile question de savoir comment s’inscrivent et peuvent être reprises, après-coup, les expériences de l’infans.
Si l’on se souvient (Freud op. cité) que les expériences précoces ont tendance à revenir sous forme hallucinatoire, on peut imaginer, l’expérience psychanalytique va dans ce sens, qu’elles sont déjà venues apporter leur contribution, en venant boursoufler de leur contenu halluciné, des expériences plus tardives, et qu’ainsi réactualisées plus secondairement, elles ont pu être en partie reprises et symbolisées après-coup, intégrées dans les chaînes associatives langagières, ou associées aux représentations verbales.
Quand ce n’est pas sous cette première forme, on peut aussi penser qu’elles sont présentes dans les aspects non verbaux, (prosodie, intonation …) de la parole, et ainsi qu’elles s’expriment quand même à travers l’appareil à langage, voire à travers certains aspects du style verbal. J’ai ainsi pu montrer comment le style de Proust asmathisait le lecteur et lui transmettait quelque chose de l’expérience d’étouffement précoce de l’infans.
Avec la question du style, nous abordons à une autre des oppositions que L.Danon-Boileau évoque dans son rapport, et qu’il reprend des propositions d’A.Green quand celui-ci différencie le transfert sur l’objet et le transfert sur la parole. Je comprends bien le niveau de pertinence d’une telle opposition, mais celui-ci ne doit pas masquer non plus la parenté qui peut s’établir entre les deux. C’est en travaillant sur le style de certains auteurs, souvent plus facile à étudier que la parole en cours de cure, où nous ne disposons pas du mot à mot exact et sur une période suffisamment longue pour conduire de semblables études, que j’ai pu formuler l’hypothèse que le rapport que le sujet entretient avec le langage, donc le transfert sur le langage, est l’héritier du rapport précoce à l’objet. Cette hypothèse est lisible par exemple chez un auteur à style comme V.Novarina à partir de l’étude fouillée, que C.Serre en propose, ou chez un autre auteur à style comme L-F.Celine selon l’étude menée avec A.Ferrant[1].
Pour ce qui concerne Céline nous devons nous contenter de l’effet de vérité de l’hypothèse, mais pour Novarina C.Serre a pu rencontrer l’auteur et s’entretenir avec lui de ces différentes questions. Un peu à notre grande surprise, celui-ci a confirmé, de manière indirecte, certaines hypothèses proposées concernant son style en lien avec les particularités de son objet primaire. Pendant l’entretien, il s’est mis par exemple à associer spontanément sur certaines de ses observations de sa mère avec ses propres enfants petits, en évoquant des anecdotes qui venaient confirmer l’hypothèse d’un objet « insaisissable et glissant », d’un objet dont on tombe dont on glisse. Bien évidemment il ne s’agit pas de rendre compte ainsi de l’intégralité des caractéristiques du style de Novarina, il faut aussi considérer l’histoire de la relation à son père et bien d’autres facteurs, mais de souligner que le rapport au langage hérite aussi des données des premiers objets.
Dans d’autres cas, mais apparentés, entendus en cours de cure cette fois, l’incapacité à trouver le mot disponible, il ne s’agit pas de ce que P.Quignard a décrit comme « mot au bout de la langue », l’impression que le mot s’échappe, se rend insaisissable, renvoie aussi assez directement à un objet fuyant, indisponible.
Quand j’ai proposé de prolonger l’intuition de M.Milner sur le médium malléable par une série de considérations concernant la fonction symboligène de l’objet c’est bien cette hypothèse qui était sous-jacente à celles-ci. Sur le langage, sur le médium de la communication d’une manière plus générale, viennent se transférer les traces du rapport primaire à l’objet. L’objet à symboliser est aussi un objet pour symboliser, c’est aussi l’objet médium de la symbolisation.
J’aimerais, pour terminer, revenir sur la question dont je suis parti, celle de savoir comment les expériences précoces, celle de l’infans, celui qui ne parle pas encore, vont pouvoir être symbolisées. Ou plutôt quelles sont les préconditions précoces pour qu’elles puissent avoir un destin symbolique. Je partirais de la question de L.Danon-Boileau de la place de la sensation dans la question du langage et plus précisément de l’exemple qu’il donne à propos du cri de l’enfant et du fait que, selon Freud, celui-ci a une valeur de décharge qui ne se charge de sens qu’en fonction de la réponse de « l’objet bien au courant ». Or, Danon-Boileau le fait lui-même remarquer, il y a quatre cris différents selon que l’enfant à faim, qu’il a mal, qu’il a besoin d’être changé … Ceci signifie que d’emblée le bébé donne une indication sur le type de mal être qui l’habite, et donc que d’emblée le cri est chargé d’un message potentiel. La question n’est peut-être donc pas tant que la mère confère une valeur messagère au cri, mais plutôt qu’elle lui reconnaisse celle-ci. Ceci me paraît avoir une certaine importance, à la fois dans la conception que nous vous faisons de la pulsion mais aussi dans celle que nous nous faisons du langage.
Je soutiens depuis plusieurs années l’idée qu’il y a une fonction messagère de la pulsion et de ses modes d’expression et ceci à la lumière du fait que ces différentes formes de représentants produisent toutes des formes de langage.
Le représentant-affect produit un « langage de l’affect » qui débouche sur un mode de communication qui a une valeur fonctionnelle essentielle dans la première enfance, mais sans doute aussi tout au long de la vie, comme de plus en plus de travaux convergent pour le montrer.
La représentation de chose produit une forme de langage que Freud reconnaît tout à fait comme tel quand il évoque, par exemple en 1913 dans L’intérêt de la psychanalyse, le langage du rêve.
Et bien sûr la représentation de mot elle aussi.
La force de représentance de l’expression pulsionnelle est aussi force de langage, et je pense que, s’il peut y avoir « cure de parole », c’est bien en fonction de cette caractéristique de la vie pulsionnelle.
Cependant le langage humain sous ses différentes formes est affecté d’un point de complexité et de vulnérabilité d’autant plus problématique qu’il affecte les modes de langage les moins « digitalisés », les plus proches de l’expression corporelle. Le langage de l’affect a besoin d’être reconnu comme tel, au moins à l’origine, mais pas seulement sans doute, pour prendre sa vraie valeur messagère. C’est lorsque la reconnaissance de sa valeur messagère échoue qu’il reste pris dans les formes passionnelles, qu’il reste « ébranlement traumatique de tout l’être » (Freud 1926), qu’il ne peut s’organiser en simple signal d’affect. Quand la communication par le biais de l’affect échoue, la valeur de message de celui-ci dégénère, perd son pouvoir génératif, et se dégrade, elle n’apparaît plus alors comme telle. Les pathologies autistiques chères à L.Danon-Boileau le montrent à l’évidence, mais la clinique de la psychose et de l’anti-socialité aussi comme les nombreuses recherches cliniques que nous conduisons à Lyon le montrent d’évidence.
Les formes premières de représentations de choses, celles que je nomme « symbolisation primaire », terme qui se propose d’unifier en un même concept les différentes formes de signifiants premiers que différents auteurs ont pu décrire[2], sont des dérivés sensori-moteurs qui prennent valeur de signifiants et de messages au sein de la communication primitive quand l’environnement leur reconnaît cette valeur. C’est le fait que l’environnement premier leur confère une valeur de signifiant qui leur permet de se décoller de leur gangue corporelle première, pour délivrer leur potentialité symbolique. Tout comme dans l’Antiquité Grecque le tesson cassé n’a aucune valeur avant de trouver son complémentaire, la sensation ne prend son sens et sa valeur que par la réponse complémentaire que l’environnement lui apporte. C’est parce qu’elle prend sens comme objet de rencontre et d’échange entre les deux partenaires de la rencontre que la sensation commence à prendre une valeur symbolique, et que se forme ainsi le lit des symbolisations futures.
Les différentes formes de langage que je viens d’évoquer ne sont bien sûr pas équivalentes, elles n’ont pas le même potentiel, mais elles concourent toutes trois à la qualité de l’associativité en séance qui ne se conçoit bien qu’accordée aux affects et que sous-tendues, lestées par un jeu de représentation de chose. Si, dans la cure, tout doit finir par passer par la parole, cela ne signifie pas que tout est parole, c’est là sans doute l’erreur de Lacan, mais que tout est langage, soit reconnu comme tel soit, à l’inverse dégradé et méconnu, et donc à requalifier par le travail psychanalytique.
Mots-clés. Réflexivité, représentance pulsionnelle, langage du corps, langage de l’affect et langage verbal.
Résumé. L’auteur discute différentes oppositions proposées par le rapporteur. Il souligne que le langage verbal présente des propriétés de réflexivité que Freud lui reconnaît tôt dans son œuvre. Il souligne aussi qu’il y a un transfert de la relation primitive avec l’objet qui s’effectue sur la parole et que le transfert sur la parole est aussi un transfert sur l’objet. Enfin il étudie les conditions d’émergences de différentes formes de langage, celui de l’affect, celui des représentations de choses telles que le processus de symbolisation primaire les produits.
[1] Cf. Roussillon 1994. La Rhétorique de l’influence, Cliniques Méditerranéennes n° 43-44, ÉRÉS
[2] Pour mémoire les principaux en sont les pictogrammes de P.Aulagnier, les signifiants formels de D.Anzieu, les signifiants de démarcations de G.Rosolato, les idéogrammes de W-R.Bion, les proto-représentations de M.Pinol-Douriez, les contenants formels de T.Nathan …