15 Symboliser.
La pulsion se forme, se transforme et transforme les systèmes psychiques qu’elle parcourt dans son trajet progrédient, ce qui se « décharge » d’un système tente de se lier dans un autre. S’enchaîne ainsi dans un rythme, une pulsation déliaison-liaison, un jeu de transferts intrapsychiques et un jeu de trans-formations réciproques de la pulsion et du système intrapsychique qui la traite.
Aucun système psychique ne peut, à lui seul, métaboliser le mouvement pulsionnel, le lier. C’est ce qui est non-symbolisable pour un système, ce qui est en reste de liaison, qui représente pour un autre système une exigence de travail psychique, qui « pulse » l’autre système intrapsychique.
Une psyché à elle seule ne peut lier l’ensemble de la vie pulsionnelle, c’est pourquoi elle doit se lier aux objets. Ce qui ne peut se métaboliser dans la dialectique des liaisons intrasystémiques de la psyché va devoir trouver au dehors, dans la relation à l’objet une autre modalité de liaison. Ici s’ouvre le problème de l’utilisation de l’objet, c’est à dire celui de la manière dont l’exigence de travail imposé au psychisme par l’objet reste compatible avec la relation à l’objet. L’intrapsychique s’ouvre à l’intersubjectif.
Nul objet ne peut à lui seul métaboliser le reste pulsionnel de la liaison intrapsychique, il y a, il doit y avoir un objet de l’objet différent du sujet, etc… La chaîne de métabolisation pulsionnelle intrasystémique s’ouvre sur une chaîne intersubjective.
Le « sexuel » apparaît précisément comme ce qui par essence tend à échapper à l’effort continu de liaison intrapsychique, comme ce qui « pousse » vers l’objet et implique l’objet de l’objet. Il marque la limite du traitement intrapsychique des mouvements pulsionnels, la limite de l’auto-suffisance du psychisme individuel, l’impératif de liaison avec l’objet, avec les objets.
Dans l’histoire de soi s’ouvre alors l’histoire du manque. C’est-à-dire l’histoire des particularités de la rencontre avec l’objet et des modalités de « l’absence » de l’objet et donc une dialectique relation d’objet/utilisation de l’objet pour la relation à l’objet. Partant s’ouvre la question de la part inaliénable de l’objet au jeu intrapsychique.
Les antinomies de la symbolisation.
Au terme de du parcours de ce livre se profilent différentes antinomies de l’activité représentative de symbolisation. Ces antinomies représentent les pôles en tension dans la symbolisation, le champ de travail et de double-contrainte de l’activité de symbolisation. J’aimerais maintenant essayer de ressaisir en quelques formulations-clés l’essentiel de ce que j’ai pu dégager chemin faisant. Tout d’abord quelques propositions concernant le champ de tension dans lequel oeuvre la symbolisation.
Première double contrainte de la symbolisation.
Représenter, symboliser, c’est se rendre présent au monde et à soi-même (fond animique-narcissique), se présenter au monde et à soi-même pour s’y investir, se l’approprier. Le monde doit devenir un monde « pour soi ». Tel est le processus de la symbolisation primaire.
Ce processus définit une « présentification subjectivante« .
Une première direction de la souffrance humaine —dans une ligne schizoïde— est celle qui résulte de la difficulté, de l’incapacité ou de la limite de la capacité à se rendre présent à quelque chose de soi et ou du monde. C’est tout le problème du clivage.
Cependant, s’il n’y a que le mouvement de « présentification subjectivante » le monde est infiltré de la projection de soi et soi de la projection du monde : c’est un monde « narcissique », confus.
D’un autre côté donc, représenter c’est aussi rendre le monde,, l’altérité, présent « en soi » (à la fois à « l’intérieur » mais aussi « objectivement » c’est-à-dire tel qu’en lui-même : c’est le problème de la pensée dite « scientifique » par Freud, c’est la question de la symbolisation secondaire.
Ce processus définit une « absentification objectalisante« .
L’objet, le monde « pour un sujet » doit se constuire comme réalité autre, « en soi ».
Une seconde direction de la souffrance humaine —dans une ligne paranoïde cette fois— résulte de la difficulté ou de la limite de la capacité du sujet à réaliser un effacement subjectal de soi dans le monde, qui ne soit pas une forme de la négation de soi.
Cette double contrainte implique la construction au sein du sujet d’un espace pour l’autre, le non-soi, qui passe par la représentation en soi d’un espace d’effacement de soi paradoxalement essentiel pour définir l’identité comme non-semblable à elle-même.
Elle passe par l’investissement par le sujet de la représentation de l’absence du sujet « pour le sujet » et pour l’autre.
Tous les dispositifs-symbolisants comportent, doivent comporter, une règle qui instaure l’existence manifeste d’une non-représentation génératrice de la symbolisation.
Seconde double contrainte de la symbolisation.
D’un côté la présentation à soi, au monde, la représentation de soi, du monde, transforme soi et le monde, le rapport à soi au monde, elle est artisane de soi, du monde, elle est production représentative (« techné », premier sens de la mimésis).
Une première théorie de la représentation et de la symbolisation concerne la théorie d’une symbolisation dérivée de l’action transformatrice, dérivée de la motricité, de l’acte moteur. Symboliser c’est trans-former, donner forme et créer dans cette mise en forme : symboliser c’est créer soi et le monde « pour un sujet ».
D’un autre côté la symbolisation est aussi « une copie » du monde (second sens de la mimésis). Cette théorie est dérivée du modèle de la symbolisation à partir de la perception, elle exprime la tendance à la répétition, au même, le principe récapitulatif du psychisme.
Symboliser c’est alors re-copier, identifier, récapituler.
Cette dualité, cette antinomie, cette double-contrainte de la symbolisation, ouvre la problématique de l’articulation des deux polarités constitutives du champ. Comment la répétition-copie créée elle de la différence, du nouveau, que produit-on en recopiant ?
C’est toute la question du trouvé/créé paradoxal, seconde question de ce que produit le travail psychique, le travail de la production psychique. La symbolisation transforme le rapport du sujet au monde, elle transforme la subjectivité. Le sujet est le produit de la symbolisation.
Principes généraux de la symbolisation
J’aimerais maintenant, pour finir, essayer de rassenbler dans une série de propositions, ce qui peut être extrait de mes parcours précédents pour dégager les axes de la production du sujet de/par la symbolisation.
Premier principe : définition.
Symboliser c’est ré-unir (relier) autrement deux ou plusieurs éléments préalablement séparés. C’est un travail psychique qui inclut trois processus : séparer, différencier, réunir.
L’écart différenciateur marque la mesure du travail produit par la symbolisation ou du travail à produire pour symboliser.
Second principe : négativation.
L’écart produit un effet de négativation du symbolisé. La chose, l' »état » psychique, l’expérience symbolisée, sont et ne sont pas semblables à eux-mêmes. La symbolisation produit de la perte, elle négativise ce qu’elle symbolise. Un problème majeur de la symbolisation va être la manière dont elle négative ce qui est symbolisé. Il faut donc différencier l’expérience du sujet de l’expérience subjectivée.
Troisième principe : le reste
La symbolisation n’est donc pas (jamais) totale dans son processus elle produit un reste, une perte.
La symbolisation d’une expérience refoule dans son processus même la trace de l’expérience non-symbolisée qu’elle symbolise, elle l’inscrit et la perd en même temps. C’est cette opération qui est à la source du « refoulement originaire » qui apparaît comme le produit de la symbolisation.
La symbolisation engendre donc une topique par le refoulement de ce qu’elle symbolise.
Quatrième principe : nouvelle inscription.
La symbolisation d’une expérience ne fait pas disparaître l’expérience non-symbolisée. La symbolisation produit une nouvelle inscription de celle-ci; elle l’inscrit autrement. Elle modifie le rapport du sujet à l’expérience; elle modifie le sujet par l’expérience de la symbolisation : le rapport à la chose symbolisée. La symbolisation transforme et ne transforme pas ce qu’elle symbolise.
Cinquième principe : dialectique des inscriptions et du reste.
Si la symbolisation « produit » un reste, négativé dans le processus lui-même, elle doit ensuite se dialectiser avec ce reste. (Il y a un retour du refoulé, automatisme de répétition, pulsion). Se profile ici un double processus : symboliser que tout n’est pas symbolisé, la limite, que quelque chose échappe. Symboliser ce qui échappe en tant que ça s’échappe. Il s’agit donc pour le processus de traiter son propre rapport au reste-produit et/ou au reste-déchet.
Sixième principe : auto-symbolisation de la symbolisation.
Si la symbolisation symbolise l’existence d’un non-symbolisé elle doit aussi symboliser qu’elle symbolise, c’est-à-dire qu’elle trans-forme ce qu’elle symbolise.
C’est dans ce rapport de la symbolisation à elle-même que le sujet peut se saisir comme sujet de la symbolisation qu’il ne saisit comme sujet. Dans le processus d’auto-symbolisation, elle se décale d’elle-même.
Il y a donc une expérience spécifique qui est celle de l’activité de symbolisation, cette expérience doit être elle-même symbolisée suivant deux formes, deux faces : elle symbolise la symbolisation, elle symbolise la non-symbolisation.
Septième principe : symbolisation de l’histoire de la symbolisation.
Au fur et à mesure du développement du sujet sont produites de nouvelles inscriptions de l’expérience. Chaque boucle du processus de symbolisation produit un nouveau reste et donc une dialectique intra symbolisation. Il doit y avoir « après coup » une symbolisation des formes antérieures de la symbolisation. Cette opération modifie le statut topique de celles-ci.
L’histoire de la symbolisation comporte donc à la fois l’histoire des « nouvelles inscriptions » et l’histoire de la resymbolisation après-coup des formes antérieures de la symbolisation.
Huitième principe : polymorphisme de la symbolisation.
Chaque âge symbolise suivant ses caractéristiques propres, chaque âge produit ainsi de nouvelles inscriptions. Chaque nouvelle inscription « refoule originairement » la précédente, elle ne la fait pas disparaître. La pluralité des inscriptions produit le problème de la co-existence des différentes modalités de la symbolisation (sous forme stratifiées, sous forme reliées-déliées).
Neuvième principe : la symbolisation est hétéromorphique
Non seulement la symbolisation est polymorphe, mais elle est hétéromorphe, les types de symbolisation obéissent à des processus différents. Les modalités de la symbolisation sont non semblables, elles créent une source de tension dans la symbolisation elle-même. C’est cette hétéromorphie qui produit le point ombilical signe du vivant, signe de l’inévitable échappée du vivant.
Il faut donc différencier une symbolisation « primaire » des formes de la symbolisation « secondaire », et penser le problème de « processus tertiaires » (A Green), intermédiaires (Freud), transitionnels (Winnicott) pour penser comment l’hétéromorphie interne de la symbolisation n’aboutisse pas à une déchirure du sujet écartelé entre les processus qui le constitue.