Les questions du dispositif clinique.

Les questions du dispositif clinique.

Nous avons souligné dans un chapitre précédent que ce qui fait l’essentiel de la position clinique est une « disposition d’esprit » particulière qui tient dans une forme d’attention portée au fonctionnement associatif de la psyché et à ce de celui-ci se transfère sur l’actualité du sujet. Cette position et cette attention le clinicien n’est fondée à les mettre en œuvre que si les conditions d’une rencontre clinique sont présentes, c.-à-d. si une forme d’appel au « répondant » potentiel qu’est le clinicien est repérable.

On peut remarquer dans ma formulation que je ne dis pas « une demande », en effet si une demande est formulée et adressée les conditions sont en effets les plus favorables, mais dans les problématiques cliniques sur lesquelles se penche beaucoup de cliniciens à l’heure actuelle, une demande n’est pas toujours formulable comme telle. Que l’on pense à toutes les problématiques cliniques de la première enfance ou de l’enfance, mais aussi à toutes celles qui relèvent des situations limites ou extrêmes de la subjectivation dans lesquelles, quelle que soit sa souffrance, le sujet n’est pas en mesure de formuler une demande et a recours à d’autres formes d’appel (acte de provocation, symptômes antisociaux, signes somatiques etc.). Il est évident que le fait de répondre avec une méthodologie clinique quand il n’y a pas de demande explicite n’est pas simple et peut ouvrir la voie à des formes d’abus. Inversement ne pas « répondre » quand on est confronté à la détresse de certains sujets, qui ne sont pas en état de formuler une demande, relève de la « non assistance à personne en danger ». Il n’y a pas de réponse toute faite à la difficulté de cette question, elle relève de l’appréciation du clinicien et celle-ci dépend de la qualité de sa formation et de son éthique personnelle.

Comme nous le verrons en détail plus loin dans ce chapitre, même quand une demande est clairement formulée le développement d’une rencontre clinique peut soulever bien des ambiguïtés et des paradoxes (comme celui de savoir quelle est la différence entre les affects éprouvés « dans le transfert » et les affects in vivo). Une manière de tenter de simplifier leur traitement, au moins en partie car certaines ambiguïtés et certains paradoxes sont consubstantiels à la position clinique elle-même, est d’organiser un dispositif clinique qui aide à rendre la rencontre plus confortable. La clinique, et a fortiori la clinique des problématiques narcissiques-identitaires, est d’une grande difficulté et tout ce qui peut apporter un certain confort de travail au sujet et au clinicien est le bienvenu, surtout si cela ne nuit pas aux enjeux de la rencontre, surtout si en plus ils s’en trouvent étayer. Le confort de travail est important à condition en effet que le jeu en vaille la chandelle et que le confort obtenu par la mise en œuvre d’un dispositif clinique n’entrave pas la rencontre elle-même. Le premier motif que souligne Freud quand il se penche en 1912 sur les « raisons » du cadre psychanalytique, est précisément le confort qu’il puise dans le fait de ne pas être sous le regard de son patient. Bien sûr cette raison à elle seule ne serait pas déterminante s’il n’y avait des motifs plus directement en lien avec le « bien » du traitement et en particulier, en l’occurrence, le fait qu’il puisse ainsi soustraire à la vigilance du sujet les messages visuels trahissant les effets contre-transférentiels que produit sa parole.

L’idée du confort va plus loin qu’un simple confort corporel, le dispositif doit être conçu pour étayer les différents aspects du travail clinique, il doit pouvoir accompagner celui-ci dans toutes les étapes dont il rencontre la nécessité, dans toutes les difficultés dont le travail clinique est parsemé. Nous l’avons dit, le travail clinique est difficile et coûteux, l’attention à l’ensemble des modalités de l’associativité psychique requiert qu’un certain nombre de variables soient le plus possible « immobilisées » pour que l’attention clinique puisse se concentrer sur le processus transférentiel. J Bleger (1967) a formulé ceci d’une manière très élégante en faisant précisément jouer l’opposition de ce qui est « processus » et de ce qui est « non processus ». Il propose l’idée que le cadre, le dispositif donc selon notre formulation, est un « non processus » qui rend le processus psychique « observable ». Si tout varie ensemble et tout le temps, l’observation de ce qui est signifiant devient en effet beaucoup plus complexe que dans une situation où l’on peut « bloquer » certains systèmes de variation.

J’ajouterai simplement à cette proposition de Bleger l’idée que le fait de décider le « blocage » ou l’immobilisation de certaines variables dans et par le cadre fait partie de la stratégie de la rencontre clinique, de certaines rencontres cliniques pour lesquelles c’est possible. Autrement dit, comme je vais essayer de le montrer plus loin, le non processus est un processus que l’on a décidé d’immobiliser, ce n’est pas un « en soi », le cadre résulte d’un processus « d’encadrement », et celui-ci peut varier selon les situations cliniques et même sans doute, dans certaines circonstances, selon les moments de la rencontre. Dans certaines situations cliniques « hors les murs », par exemple, comme nous le verrons plus loin, dans la rencontre clinique avec les SDF ou les « ado de banlieue », dans ces pratiques cliniques où il s’agit « d’apprivoiser » d’abord le contact en allant sur les lieux mêmes où sont les sujets en difficulté ou en déshérence, on ne peut mettre en place un « cadre » fixe, car celui-ci est immédiatement battu en brèche par les conditions même de la rencontre, ceci au moins dans les débuts. Ce n’est que progressivement et au fur et à mesure que certaines formes d’attachement commencent à rendre un lien et un transfert organisable, et surtout tolérable, qu’une ébauche de dispositif stable devient possible. Avant, la « stabilité » nécessaire est essentiellement portée par le clinicien, c’est lui qui tente d’introduire, par exemple en se rendant régulièrement au « chevet » du bout de trottoir où « loge » le SDF, ou dans l’allée où la portion de cité où siège l’ado, la stabilité du lien indispensable à une rencontre clinique efficiente. C’est la stabilité du lien qui rend possible progressivement l’organisation d’un dispositif stable, et encore celui-ci est-il encore très souvent « chahuté » dans les moments difficiles. Dans ces situations, d’une certaine manière, l’essentiel du processus clinique est de permettre à un dispositif d’être instauré. Nous sommes donc là dans des conjonctures où la proposition de Bleger doit être inversée, c’est le processus de la rencontre clinique qui rend possible le dispositif comme « non processus » progressivement conquis.

L’une des difficultés majeure de la réflexion sur les dispositifs pour notre projet de théorie générale des pratiques cliniques, commence à apparaître avec notre dernière remarque. Si l’on prend la situation psychanalytique comme modèle, ce qui est souvent le cas dans les pratiques cliniques, on peut bénéficier de toute la théorie du dispositif qui a été élaborée au fil des ans à partir de l’analyse de ce qui se joue autour de ses principales « données ». Mais la situation psychanalytique en question repose sur un certain nombre de présupposés qui sont absents d’un grand nombre de situations cliniques courantes, par exemple en pratique publique. Il nous faut donc adopter une attitude intermédiaire, reprendre de la théorie du cadre psychanalytique ce qui a une valeur générale, une valeur pour tous les dispositifs cliniques, mais tenter d’en produire les conditions d’une généralisation à tous les dispositifs cliniques.

Cela revient en fait à élaborer une « méta théorie » des dispositifs cliniques et des dispositifs symbolisants dont ils font partie. Et ce dont nous avons besoin, à partir du moment où l’on accepte la place essentielle des processus de symbolisation dans la pratique clinique, c’est d’une théorisation de ces dispositifs centrée sur la fonction symbolisante, ou leur contribution à la fonction symbolisante. Avant donc de se risquer à un certain nombre de propositions « pour une théorie générale des dispositifs cliniques » nous sommes donc confrontés à une série de préalables, en particulier à une réflexion sur les dispositifs symbolisants et l’histoire de la manière dont la psychanalyse et avec elle la clinique psychanalytique, a buté sur certaines difficultés pour tenter d’en dégager une « leçon » sur les dispositifs cliniques.

LES DISPOSITIFS-SYMBOLISANTS.

Tous les systèmes sociaux humains sont en fait confrontés à la question essentielle et fondatrice de la symbolisation, c.-à-d. qu’ils doivent prendre en compte, de manière plus ou moins centrale, de manière plus ou moins efficace, la question du sens des échanges humains et de ses conditions de production. De ce point de vue, ce qui différencie les systèmes sociaux, c’est la place qu’ils donnent au processus de symbolisation et la manière dont ils la traitent.

On peut ainsi définir trois types de dispositifs-symbolisants et subjectivants, en fonction de la manière dont ils traitent la question de leur rapport à la symbolisation et le type de modalités de la symbolisation qu’ils développent.

Pour aller très vite à l’essentiel de ce qui nous occupe on peut avancer que ces trois types concernent les dispositifs institutionnels ou sociaux, les dispositifs artistiques ou artisans et enfin les dispositifs analysants.

Les dispositifs institutionnels ou sociaux.

Dans ces dispositifs il s’agit d’organiser la possibilité d’un travail de symbolisation à partir d’une production non-symbolique en elle-même. L’organisation du dispositif n’est pas centrée sur la symbolisation, mais elle a ou peut avoir des effets « symbolisants », par ricochet ou par effet latéral. A la symbolisation se mêlent donc d’autres enjeux, d’autres « réalités » (production de biens de consommation, autoconservation corporelle etc.) qui interfèrent, sous-tendent ou se conflictualisent avec le travail de mise en sens.

Leur appui majeur s’effectue assez largement sur la « secondarité » et les systèmes de symbolisation secondaire, les modalités de symbolisation primaire sont tenus « refoulés » tant que possible dans leur mode de fonctionnement, ou, au mieux, « sublimés », l’organisation est « faite » pour tenir refoulée l’activité fantasmatique, ou pour la canaliser et la dériver en fonction de la tâche primaire de l’institution.

La fonction de la majeure partie des dispositifs sociaux a été travaillée en particulier dans les recherches d’E Jacques (1955) qui en a montré la valeur dans la régulation des angoisses identitaires et la problématique du changement. Pour creuser plus leur fonction sur laquelle je ne peux m’appesantir ici, je renvoie aux articles que j’ai écris sur leur fonction dans la régulation psychique et en particulier dans la gestion des angoisses identitaires[1]. Ils concernent les cliniciens directement dans les modalités de rencontre clinique et de pratique clinique en milieu communautaire tel Santé Mentale et Communauté (psychiatrie communautaire) à Lyon. Mais de fait ils sous-tendent nombre de problématiques cliniques dans les pratiques cliniques en service public dont ils fournissent le « méta-cadre ».

Mais au delà encore ils sont toujours en arrière plan des autres dispositifs ce qui se marque par exemple dans les problèmes rencontrés par les pratiques cliniques dans les pays « totalitaires ». En fait une théorie générale des dispositifs devrait s’engager dans une réflexion générale sur les emboîtements de cadres et de dispositifs, pour prolonger ce que certains, tels G Mendel principalement en France, ont tenté à la grande époque de la psychothérapie institutionnelle (Daumezon, Lapassade, Loureau, Oury, Guattari etc. en sont les principales figures, ou encore dans une autre direction M Enriquez, C. Castoriadis et certains aspects des travaux de R.Kaës).

Les dispositifs artistiques et artisans.

Toutes les sociétés et toutes les cultures organisent en leur sein des espaces particuliers dans lesquels une partie de la secondarité va être conventionnellement « suspendue » pour rendre possible et tolérable une « ouverture » à l’expression des processus primaires. Ce sont les dispositifs artistiques et « artisans » : ils utilisent à l’avenant différents types de médium : peinture, collage, photo, terre, théâtre, musique etc. pour rendre possible une forme de « transitionnalité » sociétale.

Ces dispositifs sont centrés sur la production d’objets symboliques ou symbolisants, ils représentent un cas particulier des dispositifs sociaux que nous avons décrits plus haut, mais avec la particularité que leur « production » concerne directement la symbolisation.

Dans ces dispositifs l’interférence des niveaux de réalité (sociale, groupale individuelle, matérielle, psychique etc.) existe, mais elle est atténuée par la centration sur la production d’objets symboliques. La différence réalité matérielle / réalité psychique est transitionnellement suspendue, la réalité matérielle produit des objets « symboliques » et donc porteurs d’un pan de la réalité psychique du sujet.

A la différence des dispositifs analysants que nous allons décrire plus loin ils trouvent donc leur fin en eux-mêmes, ils sont autotéliques. Que l’on pense au précepte de « l’art pour l’art », analogiquement, on pourrait ajouter « la symbolisation pour la symbolisation » ou encore « le plaisir pour le plaisir », leur seul « but » est celui de la production de représentations, pour le « plaisir » de la mise en forme représentative, symbolique.

Dans la pratique au sein de ces dispositifs on ne cherche pas à dégager les enjeux de réalité psychique engagés et symbolisés dans les objets produits. L’enjeu de réalité psychique est à la fois central et non dégagé comme tel, il est suspendu, mis entre parenthèse. Quelque chose se symbolise mais sans chercher à dégager ses enjeux spécifiques, sans chercher à s’approprier subjectivement.

La symbolisation « primaire » (celle qui produit les représentations de choses et les représentactions) est souvent au premier plan. Le travail produit est un travail de mise en forme de mise en représentation, de figuration, mais le problème de l’appropriation subjective des enjeux latents ne se pose pas comme tel, il n’est pas directement engagé, il sera au plus latéral.

Les dispositifs-analysants / subjectivants.

C’est, de nouveau, un cas particulier des précédents, ils s’inscrivent aussi dans l’aire sociale « transitionnelle » que nous avons évoquée à propos des dispositifs artistiques et artisans, ils sont donc aussi centrés sur la production de représentations, de symboles, de figurations mais ils diffèrent des précédents par leur enjeux et leurs buts.

La production d’objets symboliques est en effet ordonnée ici à un autre enjeu plus fondamental, plus essentiel, celui de dégager les enjeux conscients et inconscients des représentations et figurations produites. Par ce biais l’appropriation subjective des enjeux du travail de symbolisation passe au premier plan.

Les dispositifs-analysants s’appuient sur les dispositifs artistiques ou artisans, mais ils s’en dégagent par des « fins » différentes. Ils réfléchissent le travail de symbolisation, ils réfléchissent les conditions du travail de symbolisation, ils réfléchissent la symbolisation elle-même, ils « symbolisent la symbolisation » pour rendre un travail d’appropriation subjective possible. Ils sont ordonnés à une tâche fondamentale : transformer ce qui vient à s’y jouer ou rejouer à ce qui vient à s’y mettre en scène

Les dispositifs des cliniciens se répartissent dans les trois types de dispositifs décrits, mais ils sont vectorisés par le troisième. Ils tendent à « symboliser la symbolisation » pour optimiser l’appropriation subjective. Plus on se rapproche de la forme des dispositifs-analysants plus la symbolisation passe au centre, plus elle s’épure, plus elle tend à se réfléchir et à viser l’appropriation subjective.

Trois fonctions du dispositif.

Nous l’avons évoqué plus haut, les dispositifs des praticiens tendent à viser un confort de travail, un confort du dégagement de la réalité psychique et de ses enjeux, ce confort passe par un travail de déparasitage de la pratique par rapport aux autres ordres de réalité (matérielle et biologique) nécessairement toujours impliqués. Mais c’est une épure idéale, les autres ordres de réalité ne peuvent pas complètement être mis entre parenthèse, même dans le prototype des dispositifs, le dispositif psychanalytique.

Pour étayer au mieux la rencontre clinique ils doivent assurer trois fonctions, trois tâches, trois « temps » du processus de métabolisation de l’expérience subjective : la première de celles-ci est la fonction phorique ou fonction de contenance, de « portance », de « maintenance », la deuxième est la fonction sémaphorisante, elle concerne la mise en signe, en forme-signe du flux associatif, la troisième est la fonction métaphorisante, son travail est celui de la mise en scène, en sens.

Nous allons maintenant préciser ces trois fonctions et la place qu’elles occupent dans la rencontre clinique et pour cela reprendre une réflexion de fond sur l’histoire de la question de la théorie du dispositif clinique psychanalytique et des différentes problématiques qu’elle a rencontrées et autour desquelles elle s’est constituée.

En effet les concepts avec lesquels la situation clinique est pensée ont une histoire, ils varient en fonction de la représentation et des théories du processus de la rencontre clinique qui sont élaborées pour rendre compte de son efficace. Quand l’on attend que la situation optimise la « prise de conscience » d’un ensemble de représentations psychiques déjà « formées » et simplement refoulées, on ne théorise pas le dispositif de la rencontre clinique de la même manière que quand on pense que celui-ci n’a pas seulement à accueillir des représentations déjà déposées dans un espace psychique peu accessible, inconscient, mais aussi à « produire » des représentations jamais formées antérieurement, à rendre possible un travail de symbolisation et de création. Et si l’on ajoute, comme c’est le cas dans la clinique contemporaine, l’impératif selon lequel la symbolisation de l’expérience subjective doit s’accompagner d’un travail d’appropriation subjective, de subjectivation, la théorie du dispositif clinique se modifie aussi dans la même proportion.

Reprenons un pan de l’histoire de l’analyse du dispositif dans la psychanalyse, analyse qui est la plus poussée dont nous disposons, pour voir ce qu’elle peut nous enseigner concernant la pratique clinique en général, pour examiner comment, petit à petit, une déconstruction du dispositif standard est devenue envisageable et comment se profile une théorie générale des dispositifs cliniques « psychanalytiques ».

L’analyse du dispositif.

Nous l’avons dit, pour Freud, la situation psychanalytique, est surtout conçue comme un dispositif devant assurer un confort d’écoute de l’analyste, condition d’une bonne « attention flottante », et une situation suffisamment neutralisée pour que le transfert, et la « névrose de transfert » spontanée qui s’y développent, puissent devenir analysables. Ce n’est que dans l’après-guerre, et donc après sa mort, que le problème de ce que peut induire ou « suggérer » la situation commencera à être prise en compte (I Macalpine, D Lagache), que l’on commence à s’aviser que la situation « produit », « induit », la création de la névrose de transfert et qu’elle ne se contente pas de rendre analysables ses formes « spontanées ». On commence dès lors à penser que la situation clinique a un impact sur le processus qui s’y joue. Les formes spécifiques du transfert qui s’y manifeste apparaissent comme le produit de la manière dont la relation et l’espace sont organisés et encadrés par un certain nombre de règles, par l’organisation même du dispositif. En revanche, pour être analysable, il doit apparaître comme « spontané », issu des seules productions psychiques de l’analysant (S.Freud Le début du traitement 1914). Ce qui implique que ce que le cadre « induit » ne soit pas perçu comme tel, que soit estompée son influence dans la « production » de ce qui s’y joue.

Le dispositif structure donc une situation dans laquelle le transfert, ou plutôt la névrose de transfert interprétable, devient une formation « paradoxale », « transitionnelle », une formation qui doit apparaître en trouvé-créé, qui résulte autant des idiosyncrasies spécifiques de l’analysant, que de la manière dont celles-ci sont « transformées » par le cadre et la technique analysante.

Le site produit une situation fondée sur l’analyse du transfert qui s’y joue, il doit être pensé comme un processus de holding, de soutien et d’encadrement du travail de symbolisation qui s’y déploie ainsi, comme un processus de « production » de sens, production de signes et de leur mise en sens, de leur dégagement symbolique.

À partir du moment où le processus clinique est superposé au travail de la symbolisation et de l’appropriation subjective qui l’accompagne, la théorisation du site va devoir s’infléchir et se dialectiser aux théories de la production symbolique, elle va devoir chercher son articulation théorique avec les théories du signe et du sens, avec les théories de leur production, de leurs conditions de possibilités.

Fonction métaphorisante du dispositif.

L’évolution actuelle de la modélisation du site va dans ce sens. La situation psychanalytique, et d’une manière plus générale l’espace analysant, apparaît aux modernes, comme une situation qui « symbolise la symbolisation » (J.L.Donnet, R.Roussillon), un dispositif qui contraint le fonctionnement psychique en cours de séance à retrouver le chemin d’un suspens perceptif et moteur propre à activer la production de représentation, elles-mêmes contraintes, par effet de règle et de cadre, à se transférer dans l’appareil de langage. Le dispositif divan-fauteuil installe l’absence, l’illusion perceptive d’absence, au centre du processus qu’il induit et provoque etc. La motricité et la pulsion sont ainsi invitées ou contraintes à se transformer et à transférer leur mouvement dans un fonctionnement en pensée imageante, dans un mode de fonctionnement qui place les représentations de choses « visuelles » au cœur du processus. La représentation de chose ainsi obtenue est ensuite contrainte par la règle à se transférer à son tour dans l’appareil de langage verbal, à prendre le langage comme objet. Ce processus décrit ce qu’on peut appeler un processus de métaphorisation, dont on attend qu’il fournisse les conditions propices pour que les potentialités réflexives de l’appareil de langage verbal trouvent à pouvoir se déployer et, à travers le relevé analytique de celles-ci et à partir de celui-ci, s’approprier subjectivement.

Idéalement le transfert dans l’appareil de langage verbal, et ce qu’il rend réfléchissable et métaphorisable du fonctionnement pulsionnel et de ses systèmes de représentance, permet au sujet de ressaisir ce qu’il ne sentait, ne voyait ou n’entendait plus de lui. Une théorie de l’analytique de situation, de son efficace, s’en déduit alors, une théorie dont l’écoute de ce qui se métaphorise à travers l’appareil de langage verbal, à travers ses capacités rhétoriques, pragmatiques, prosodiques, à travers les vertus amphibologiques qu’il présente, trouve son sens plein.

L’appui sur les recherches et concepts du sémioticien C Sander-Pierce fournit alors aux psychanalystes le concept de « tiercéité » nécessaire pour penser l’exercice de cette fonction métaphorique et métaphorisante. Elle permet de faire le pont sémantique entre tout ce que la psychanalyse avait antérieurement déployé concernant la fonction du tiers, la fonction paternelle, l’organisation triangulée de la « scène primitive », et les conditions du processus de symbolisation.

Fonction phorique.

Cependant ce schéma ne représente qu’une forme relativement heureuse des conjonctures transférentielles auxquelles le dispositif clinique se trouve être confronté. Il suppose que les transferts intrasystémiques s’effectuent d’eux-mêmes, que la fonction métaphorisante puisse s’exercer « naturellement », grâce aux seules vertus de la pression symboligène du site et du soutien bien tempéré des interventions du clinicien. Elle suppose que la situation et le transfert qu’elle induit, « prennent » bien, que le sujet puisse utiliser la situation proposée pour symboliser ses formes propres de symbolisation, qu’il puisse construire comme « signes adressés à un autre » ce qui cherche, inconscient en lui, à se frayer un chemin à travers le fonctionnent de sa psyché dans la rencontre clinique.

Elle suppose une psyché qui « contient » ou lie suffisamment bien les tensions et excitations pulsionnelles qui le parcourent au sein du dispositif proposé, et les contient de telle sorte quelles puissent subir les transformations nécessaires à leur travail de métaphorisation verbal. La confrontation avec des conjonctures cliniques dans lesquelles est en échec cette « contention », ce « domptage » premier, ou qui produisent des formes alternatives de symbolisation, a attiré la réflexion des cliniciens sur les fonctions « phoriques » du dispositif, sur la manière singulière dont il « contient » et « porte » la psyché, mais aussi dont il échoue en partie, dans certains modes de fonctionnements, à cette tâche. Elle a conduit à distinguer plus finement ce qui encadre la situation et le processus qu’elle rend observable et interprétable. Ainsi a commencé un travail paradoxal qui s’est attelé à tenter « d’analyser le cadre même de l’analyse », d’ouvrir la possibilité d’une « clinique » du dispositif clinique lui-même.

Ce travail a d’emblée buté sur un paradoxe  formulé dans les termes suivants : « peut on sauter par dessus son ombre » ? Dans quels autres paradoxes risque-t-on ainsi de s’enfermer, quelles « situations-limites » vont-elles ainsi être générées et produites par le vœu de dépasser de l’intérieur les limites imposées par la forme même de la situation ? Cette question a arrêté un certain nombre de cliniciens persuadés que l’utilisation du dispositif « standard » marquait la limite de la clinique psychanalytique et que celle-ci n’était plus envisageable sans ce dispositif. En dehors de la situation psychanalytique standard pas de salut, pas de travail clinique « psychanalytique » possible, seulement des formes « bâtardes » marquées par l’influence et la suggestion !

D’autres, persuadés que la clinique psychanalytique représentait la seule réponse possible à certaines formes de souffrance psychique, la seule ou la meilleure, ont essayé de dégager de nouvelles directions de travail, de frayer des issues au paradoxe et à la paradoxalité sur laquelle elle butait, de contourner le paradoxe en modifiant la situation. Une première direction de recherche est donc allée vers une certaine reprocessualisation du dispositif, vers un l’aménagement de la situation clinique, sa mise en mouvement, pour la rendre plus utilisable pour les sujets en difficulté dans l’utilisation du dispositif standard. La pertinence et les effets d’aménagements localisés du dispositif ont alors été envisagés, et avec eux toute une réflexion a pris naissance sur ce dont la psyché est porteuse et sur ce qui peut la porter ou l’aider à se contenir. Ainsi a t-on rétabli la vision et la possibilité d’accompagner la parole de messages « visuels » dans certaines formes de travail clinique « en face à face » ou « en côte à côte », ainsi certaines formes de motricité et de message sensori-moteurs sont ils utilisées dans la dramatisation, dans la psycho-dramatisation, du travail de mise en signe et en sens qui rend possible la symbolisation. Le langage non verbal a ainsi petit à petit conquis aussi droit de cité et d’analyse.

Mais chaque aménagement du dispositif, s’il rend possible un certain processus, exclut, du même coup, l’attention à d’autres pans de la psyché : si l’on s’étaye sur les messages issus de la perception visuelle et la sensori-motricité pour symboliser, sur quoi va-t-on s’étayer pour comprendre comment perception et motricité entravent le développement d’autres formes de symbolisation fondées, elles, sur la « noblesse » du seul langage verbal ? Le paradoxe se déplace, les nouvelles formes d’aménagements proposées aboutissent à une menace de relative disqualification du travail clinique. On propose de différencier la psychanalyse de la « simple » psychothérapie, et la pratique clinique se trouve potentiellement écartelée entre ses formes et ses dispositifs.

Une autre direction de travail s’offrait heureusement à ceux qui refusaient cette forme de discrimination. Cette position reposait sur la remarque selon laquelle processus et non-processus peuvent être pensés dans leur rapport réciproque, dans leur articulation singulière, dans leur bascule possible de l’un à l’autre, dans leur permutation, leur décussation. Chaque dispositif « produit » un processus qui lui est spécifique, qu’il rend symbolisable, mais il possède les limites de ce qu’il rend possible, il introduit par sa forme même une limitation qui marque le mode de présence d’une forme de « l’incomplétude du symbolique » qu’il incarne. Un point « non symbolisable » est donc inévitable, il est consubstantiel à la possibilité même de la symbolisation, il ne peut qu’être reconnu et toléré.

Une autre ligne de travail se profile dès lors pour tenter de déconstruire ce que le paradoxe de l’analyse du cadre suture, pour tenter d’aller au-delà.

Une fois reconnue la limite de la symbolisation du cadre, une fois l’acceptation de l’équivalent psychanalytique du « théorème de la preuve » de K Gödel entérinée, s’ouvrait la question de la nature de « l’ombre » sur laquelle on ne pouvait sauter, sur la nature de ce que l’ombre « portait » dans son obscurité propre. La psyché portée par le dispositif, pouvait porter elle-même des « ombres » inattendues, elle pouvait elle-même être portée par des « ombres » inconnues, inconscientes, tenue par « l’ombre de l’objet » assimilée à soi, narcissiquement, d’un objet confondu au cadre porteur. L’ombre sur laquelle il fallait pouvoir « sauter », révélait une complexité, une composition complexe, une histoire mêlée de l’histoire de l’autre, de celle du contre-transfert de l’analyste, mais aussi de celle d’objets maintenus dans l’ombre de leur fonction phorique, dans des identifications fantomatiques tenues secrètes, dans des identifications « narcissiques » dans lesquelles moi et objet sont confondus.

Si le fond du cadre reste inanalysable, sa conception commence à se dédoubler entre lui-même et ce dont il est porteur dans le processus transférentiel, on ne peut « analyser le cadre » mais par contre ce qui de « l’ombre des objets » était venu s’y loger, s’y confondre, pouvait lui, être éclairé par l’analyse et la construction. Si le cadre « symbolise la symbolisation » et comme tel n’est guère interprétable sans paradoxe, il est aussi porteur d’un transfert qui lui est spécifique, porteur de l’ombre portée de l’histoire de la symbolisation, de ses conditions et préconditions. Il est porteur de l’histoire de ses réussites et aléas, de l’histoire de ses avatars et traumatismes spécifiques, de l’histoire de la rencontre avec les objets « symbolisants » ou potentiellement tels, de ceux avec lesquels cette histoire a pris sens et forme.

Le dispositif se dédouble, il peut livrer la forme des fantômes qui l’habitent et hantent la manière singulière dont il est vécu et appréhendé par l’analysant, en ce sens il devient analysable. Au cadre qui rend possible le déploiement du transfert, se superpose un « transfert » sur le cadre, transfert qui possède sa spécificité en lien avec le rapport du sujet à l’activité de symbolisation elle-même, en lien avec sa « théorie propre » de la symbolisation et des formes qu’elle va prendre. Nous reviendrons sur ce point : nous ne symbolisons pas tous de la même manière, et pas toujours de la même manière selon les âges de la vie et les contextes au sein desquels nous sommes immergés. Si le cadre symbolise la symbolisation, celle-ci est plurielle, et partant différents dispositifs peuvent commencer à devenir envisageables, sans discrimination ni disqualification. Il suffit d’avoir connu soi même différents dispositifs cliniques (par exemple avec une formation au psychodrame, au travail psychanalytique avec les enfants ou à l’analyse de groupe en plus de l’expérience d’une cure de psychanalyse « standard ») pour savoir que ce ne sont pas les mêmes pans de notre vie psychique qui sont actualisés dans les différents dispositifs, ou, si ce sont les mêmes problématiques, elles ne sont pas éclairées de la même manière, les modes d’intervention clinique varient aussi de manière significative.

La fonction phorique du dispositif « sémaphorise » potentiellement l’histoire de la rencontre avec les objets porteurs d’une fonction symbolique pour le sujet, l’histoire de la manière dont ils ont, ou n’ont pas, occupé cette fonction, son analyse ouvre à la métaphorisation possible de cette histoire. Le rapport au dispositif clinique est donc lui aussi porteur de signes, de signifiants, de signifiants du rapport que le sujet entretient avec le signifiant lui-même, avec la fonction symbolisante elle-même.

La clinique psychanalytique progresse non pas tant en améliorant son dispositif ou par ses développements théoriques, elle progresse aussi comme cela, mais surtout en constituant comme signe, comme signifiant ce qu’elle traitait elle-même antérieurement comme scorie, comme obstacle à la mise en sens, comme extérieur au cadre, ce qu’elle excluait de son cadre. Ceci étant tout ne se traite pas en même temps, et pas de la même manière, les conditions de la rencontre clinique, dans tous les cas, ont des effets sur ce qui est mobilisable transférentiellement.

Fonction sémaphorisante des dispositifs-analysants et de l’attention clinique.

C’est en réfléchissant sur sa propre histoire, en pensant comment, après avoir commencé par se saisir de formations psychiques d’abord considérées comme insignifiantes, voire anti-signifiantes, le lapsus, l’acte manqué, le rêve, le symptôme hystérique du coq à l’âne etc., pour leur découvrir ensuite une valeur symbolique, que la clinique psychanalytique révèle le mieux sa valeur sémaphorisante. Elle est, par excellence, la pratique de la transformation en signe, message et langage de ce qui ne se donne que comme déchet, ou simple entourage du sens, gangue, insensée par elle-même, de la production de celui-ci.

C’est pourquoi aussi, après avoir haussé à la noblesse de formations signifiantes les « ratés » du fonctionnement psychique, après leur avoir rendu leur fonction métaphorique, après avoir ensuite visité les alcôves du cadre de la production signifiante, visité les greniers de son propre dispositif de symbolisation pour y repérer ce qui, dans l’ombre, leur permettait de signifier, de produire du signifiants, elle s’attèle maintenant à la question de la « création » du signe lui-même, à ses étapes, à ses préformes, voire à ses différentes formes. Ce qui oblige à un détour par la question du comportement et celle de l’interaction.

Longtemps le comportement a été considéré par les cliniciens comme l’antithèse du sens, comme une manière de traiter autrement que par la psyché ce qui ne trouvait pas de statut représentatif chez le sujet. Il désignait ce qui chez l’humain se refusait au travail de mise en sens, ce qui ne valait que par son économie, que par son éconduction, que par son action. Le comportement est même devenu l’emblème de ce qui s’oppose à la clinique psychanalytique, de ce qui propose une alternative à la psyché, place celle-ci dans une « boîte noire », de ce qui prétend s’affranchir du lent défilé de la production du sens pour se satisfaire de la pragmatique d’une action sur l’autre. Le comportement est devenu la clé de voûte des thérapies alternatives à celles qui se fondent sur la symbolisation. Pas d’inconscient dans le comportement, ou plutôt trop, tellement d’inconscience, tellement de saturation qu’un sens appropriable ne pouvait relever le défi de s’y produire de manière utilisable.

Reprenons un peu d’histoire. Dans l’espace de la rencontre clinique, soit le comportement recelait une fantasmatique tellement enfouie qu’elle ne pouvait plus être cliniquement restituée, soit il témoignait de l’échec tellement radical de celle-ci à devenir signifiable qu’il décourageait toute tentative effective. On recommandait de s’abstenir, les névroses dites de comportement étaient de mauvaises indications de cure de psychanalyse, ou aux patients d’être abstinents (cf. S Ferenczi, vers 1922, à l’époque où il s’y attèle), on leur interdisait de se « comporter » en séance. Mais l’interdiction marchait mal, elle mobilisait des formes d’opposition qui compliquaient considérablement un tableau déjà bien complexe par lui-même. Les opposants à la psychologie clinique des profondeurs en firent les choux gras d’une approche alternative, leurs résultats ne furent guères probants, leur action drastiquement limitée.

La connexion du comportement avec le fantasme ne produisant que peu d’issue cliniquement utilisable, le comportement fut ensuite référé à l’action, à l’interaction, à l’action sur l’autre, à l’influence sur l’autre, à l’évacuation dans l’autre de ce qui ne trouvait pas place en soi.

Mais l’action, elle aussi, avait mauvaise presse, elle aussi était potentiellement emblématique d’une opposition à la clinique, à la psyché et à son jeu de représentations, au jeu du sens. L’action, elle aussi, semblait supposer une éconduction du psychique, une évacuation des tensions nécessaires à sa production, elle n’apparaissait que comme passage à l’acte, plus que passage par l’acte, elle semblait s’opposer en cela à la pensée, à la réflexion et à tout ce que la clinique tentait de mettre en lumière, elle n’était considérée que comme une forme particulière du comportement. L’action, l’acte, étaient considérés comme des défenses contre la souffrance et son élaboration, contre la prise de conscience et l’appropriation. Comme tel l’acte, l’action étaient, au moins implicitement, condamnées, c’est sur leur suspension que misait le dispositif pour développer l’univers représentatif.

Là encore action et interaction étaient menacées d’être abandonnés aux thérapies alternatives, aux thérapies dites « systémiques », interactionnelles, elles rejoignaient le comportement dans l’ostracisme théorique qui les excluait du champ de la clinique « analysable ». Aussi bien tout un pan du fonctionnement de la subjectivité, celui, paradoxal du point où elle semble s’évanouir, s’estomper elle-même, s’évacuer de son champ. Tout ce paragraphe est écrit au passé mais il est bien souvent encore « actuel » pour nombre de psychanalystes.

Or toute une partie de la psychopathologie, celle qui s’éloigne de l’analyse des états « névrotiques » pour s’affronter aux « états-limites » de la subjectivité, voire aux « états psychotiques ou autistiques », ceux que je nomme du nom générique de problématique narcissiques-identitaires, rencontre le comportement et l’acte de manière centrale, de manière cruciale. Doit-elle être tenue hors du champ de la clinique psychanalytique, hors de l’orbite de définition de la théorie et de la pratique de l’approche clinique de la psyché et de la subjectivité ?

Ce qui ne semble pas pouvoir s’inscrire dans une approche du sens, de la représentation verbale signifiante et de son organisation en fantasme, d’un processus de métaphorisation, témoigne cependant de la présence d’un mode de processus inconscients, de l’engagement subjectif de motions pulsionnelles, et même sans doute de mode de « langage » non verbaux. Un point de vue économique peut néanmoins lui être appliqué et commencer à les inscrire dans une métapsychologie, si celle-ci accepte les modes de liaison et de signifiance non-symbolique ou relevant d’autres modes de langage et de symbolisation, si elle accepte d’alterner, comme le recommande Freud (1938), l’analyse « des fragments du ça » avec celle des « fragments du moi » et de la subjectivité naissante.

La clinique psychanalytique et ses dérivés traditionnels produisant les différentes formes des dispositifs-analysants « standardisés », ne pouvaient en permanence maintenir leur pratique au niveau d’une sémiotique, il fallait qu’ils acceptent de se faire « sémanalyse », analyse du simple signe, analyse de la production du signe, des conditions de la production du signe. Avant de symboliser la symbolisation, avant de développer sa fonction métaphorisante, il faut que l’espace clinique accepte de se reconnaître, plus modestement, comme un espace sémaphorisant, comme un lieu producteur de signes, de signes énigmatiques dans leur sens, mais potentiellement signifiant. Il faut que le site analytique accepte de se considérer comme un espace producteur de transformation, d’une transformation de la « matière première du psychisme » (Freud 1900) en signe, en forme, en « signifiant formel » (D Anzieu), en idéogramme (W Bion), en pictogramme (P Aulagnier 1975 1989), qu’elle accepte de modifier les canons premiers de son exercice pour intégrer, dans la définition qu’elle se donne d’elle-même, des modes d’interventions qui rendent envisageable la transformation première de la matière psychique en signe, avant d’exiger qu’elle produise du sens et de la représentation symbolique.

La répétition ne doit plus simplement être considérée comme le témoignage assuré qu’un fantasme de désir cherche à se faire reconnaître, la clinique doit aussi inclure l’hypothèse que la répétition peut porter la trace d’une motion pulsionnelle qui échappe encore à l’univers symbolique, à l’univers d’un sujet « maître » de ses choix, fut-ce à l’inconscience près. Avant d’être une forme du retour du désir refoulé, ou plutôt en parallèle, la répétition doit aussi apparaître comme le symptôme d’une expérience subjective jamais appropriée, jamais complètement symbolisée, et qui conserve, en ce sens, une valeur traumatique. Entre la pulsion et le désir s’insinue un écart subjectif essentiel, écart grâce auquel un processus de symbolisation peut prendre place, peut être envisagé à partir du relevé de son manque.

Le comportement, l’acte et l’action peuvent dès lors ne plus être simplement considérés comme des défenses contre la psyché, ils peuvent aussi apparaître comme des « signes » en quête de reconnaissance, comme des processus « sémaphorisants ». Une vectorisation nouvelle du travail analytique devient envisageable.

Le comportement dont la seule valeur « auto-subjective » était reconnue pour son intérêt dans l’économie pulsionnelle du sujet, peut commencer à être pensé comme un signe ayant « perdu » sa valeur d’adresse subjective, sa valeur de signe pour l’autre. On peut alors envisager de l’insérer dans un jeu d’interaction au sein de la rencontre clinique qui lui restituerait sa valeur de signe pour l’autre, à partir du relevé de sa valeur de signe agissant sur l’autre. Une transformation de la forme « autistisée » du comportement en un processus où sa valeur d’interaction serait repérable, devient envisageable, elle prend le sens d’une transformation nécessaire de la conception du comportement pour le faire entrer dans l’arène des espaces et dispositif-analysants. Cette transformation, il revient au praticien de l’opérer, de trouver le moyen de l’opérer en s’appuyant sur sa subjectivité propre, en s’appuyant sur ce que ce comportement « produit » en lui, sur lui. L’élargissement de la conception de l’associativité au delà des formes verbales, la réflexion sur les mode de communication non verbaux, sur les formes de langage qu’ils supposent et les particularités de ceux-ci apparaît comme la pierre angulaire de cette extension de la compétence de l’attention clinique et du vertex qui l’organise.

L’interaction ainsi reconnue, reste la tension intersubjective, la tension transférentielle, qu’elle induit. L’autre, celui sur qui s’exerce l’action, est aussi un autre-sujet, il ne saurait être le réceptacle passif de ce qui s’externalise en lui, l’interaction est une forme particulière de l’intersubjectivité qui doit aussi pouvoir reconnaître, à terme, en quoi l’autre-sujet est un double méconnu du sujet, un double méconnu qui possède ses différences et aspirations propres, un autre soi-même marqué par un jeu de différences. L’autre doit être découvert comme un sujet, un sujet même que soi, miroir de la subjectivité, miroir de ce qui de la subjectivité est méconnu dans l’interaction : il est miroir de ce qui aspire potentiellement à la subjectivation. L’interaction est donc elle-même le signe qu’une part du sujet est en souffrance d’intégration, et cherche à s’adresser à un autre pour être réfléchie tout autant qu’elle méconnaît la nature de cet autre comme de celle de ses enjeux, maintenus souvent inconscients, elle cherche dans l’adresse à l’autre le reflet de ce qu’elle méconnaît. L’interaction est quête méconnue, activement méconnue, d’un reflet de l’inconnu et répudié de soi, quête d’un reflet à travers un double ignoré comme tel, mais néanmoins secrètement espéré.

Quand un comportement, une interaction est reconnue comme message pour l’autre, qu’ils sont reconnus comme message agi, signe pour l’autre, se noue une interaction qui devient intersubjective quand l’autre est aussi reconnu comme un autre-sujet, semblable et différent de soi, quand il se fait reconnaître comme autre-sujet double et différencié. En insistant trop et uniquement sur le jeu de la différence, des différences significatives de la symbolisation, la valeur de signe du comportement et de l’interaction adressés à un double potentiel risque de se perdre en chemin, la valeur intersubjective du signe aliéné risque de ne pas être reconnue. L’autre doit d’abord devenir un semblable avant d’être saisi dans sa différence. Il doit d’abord être « construit » comme un miroir de soi, construit comme un miroir capable de réfléchir le sujet, avant d’être appréhendé et discriminé par le jeu de la différence.

C’est quand le signe peut être à la fois perçu comme un signe adressé à un autre-sujet et reflété comme tel par cet autre-sujet, alors double de soi, qu’il peut commencer à être porteur d’un déplacement, à faire reconnaître qu’une différence l’habite et le constitue, qu’il peut commencer à devenir simple « métaphore » de l’action, qu’il quitte sa valeur sémaphorisante pour prendre valeur métaphorisante.

Cependant, le déploiement de la relation intersubjective, du transfert susceptible d’être reconnu comme tel, n’est pas le point d’aboutissement des séries de transformations qui affectent la sémiose spécifique de la situation analytique et de ses potentialités symbolisantes. Il n’est que le point de passage obligé de toute saisie auto-subjective, intrasubjective, de toute appropriation subjective véritable.

Pour que la bascule de l’intersubjectif à l’intrasubjectif puisse s’effectuer, une double opération est requise, une double condition s’impose.

La première est celle que nous venons d’évoquer, l’autre doit devenir un autre-sujet, un sujet semblable, un double de soi. C’est la condition pour que le sujet trouve, dans la réponse de l’autre, un reflet de soi. L’affect partagé, l’empathie sont à ce compte, elles encadrent le travail de l’intelligibilité qui conditionne la mise en sens de ce qui du sujet s’adresse et est en souffrance d’appropriation subjective. Mais cette première condition ne peut suffire.

Pour que naisse la conscience intra-subjective, il est nécessaire que le sujet puisse reconnaître, dans ce qui lui est réfléchi, ce qui le concerne spécifiquement, ce qui le différencie de l’autre-sujet. À la similitude qui rend possible la reconnaissance, doit s’ajouter la différence qui rend celle-ci spécifique, qui l’ajuste à soi, qui permet de se spécifier soi-même dans la relation à l’autre-même. C’est ce qui, dans la relation intersubjective permet de rencontrer la différence, qui ouvre le champ « auto-subjectif », le champ « intrasubjectif ». Il est l’horizon élaboratif de tout ce qui s’inscrit et se transfère dans la rencontre clinique, de tout ce qui se prête au processus symbolisant.

Dialectique de l’attention clinique et du dispositif.

Ainsi se profile donc une série de transformations qui constituent le processus symbolisant : transformation du comportement en comportement signifiant, puis de celui-ci en interaction, puis de l’interaction en relation intersubjective, puis dégagement de la valeur intrasubjective de celle-ci.

On passe de l’insignifiant au signe, du signe au message, au signe adressé, au message agissant sur l’autre, interagissant avec lui. Celui-ci découvre ensuite qu’il est message transféré vers un autre-sujet, qu’il est message déplacé d’un sujet à un autre, qu’il devient forme de langage, qu’il prend sens intersubjectif dans cette adresse spécifique qui le réfléchi. Mais à se reconnaître ainsi déplacé vers un autre-sujet qui en réverbère les effets et les formes, et par ce reflet même, il prend sens susceptible d’être réfléchi dans sa différence et subjectivement appropriable.

Ce qui se transforme c’est la manière dont la matière psychique est représentée, est saisie progressivement comme représentation méconnue dans sa nature, puis dans son contenu, enfin dans son sujet, son agent. Ce qui change ce sont les conditions de saisie par le clinicien de ce qui se transfère, elles rétroagissent à leur tour sur les conditions de saisie de ce qui se transfère par le sujet etc. C’est dans cette dialectique que se construit progressivement la symbolisation, primaire et secondaire de ce qui est engagé dans l’espace clinique.

De la même manière fonctions phorique, sémaphorique et métaphorique définissent, dans leur interaction dynamique, la matrice du processus de symbolisation que les espaces analysants structurent.

Car le bon fonctionnement de la fonction métaphorique « contient » à son tour le processus, permet ainsi de nouveaux déploiements sémaphoriques qui à leur tour offrent de nouvelles capacités « phoriques » à la situation etc. Les fonctions phorique, sémaphorique et métaphorique ne doivent pas être considérées comme des données intrinsèques incarnées dans tel ou tel aspect de la situation analytique, même si elles s’expriment parfois de manière privilégié dans tel ou tel des paramètres de la situation clinique, ce sont des « productions » de la fonction symbolisante qui caractérise les dispositifs-analysants, ce sont les formes que celle-ci est conduite à prendre, chemin faisant, dans le fil de son processus.

Les dispositifs cliniques possèdent bien certaines spécificités, mais celles-ci ne délivrent leurs fonctions que par l’utilisation qui en sera faite, que par le sens que le processus sera conduit à prendre en cours de route, que dans la manière dont le processus en découvrira progressivement les potentialités. L’espace analytique est un espace potentiel, c’est un espace à découvrir, c’est un espace qui ne deviendra « analysant » que s’il est découvert dans les potentialités qu’il recèle et porte en germe.

Il en va ainsi de tous les espaces et dispositifs-analysants ou symbolisants, ils dépendent autant de leur forme même que de l’utilisation que praticien et sujet en feront, ils sont « à interpréter », comme on dit d’un musicien qu’il « interprète » une partition, pour livrer leurs potentialités spécifiques, ils sont à trouver-créer, à retrouver pour être créatifs.

 

[1] Cf. R.Roussillon 1977.« L’institution « environnement » : contribution à l’approche psychanalytique de l’institution »Psychologie Clinique 1977, 2 pp.3-33. 1983. « Institution et intervention « psychanalytique » en institution » Bulletin de Psychologie 1983 t.XXXVII n°363 pp.215-227. 1987. Le débarras et l’interstice, in R. Kaes, R. Roussillon et coll. L’institution et les institutions (études psychanalytiques), Paris, Dunod, 1998. The role of institional setting in symbolization. in Psychoanalytic psychotherapy in institutional settings, Karnac Books London.

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