Transitionnalité et différenciation.
R Roussillon
Préambule.
Avant de commencer la présentation que je vous propose, je voudrais dire quelques mots du deuil douloureux qui affecte la communauté psychanalytique et même, car son oeuvre dépasse les cercles étroits de la psychanalyse, toute la communauté de ceux qui s’intéressent aux relations humaines et au soin psychique. D Anzieu que tous nous savions atteint d’une grave maladie, s’est éteint paisiblement à t-on pu me dire, jeudi dernier. Il sera enterré en début d’après-midi à Paris. D Anzieu a occupé une place tout à fait particulière dans ma trajectoire psychanalytique personnelle, c’est lui, je puis bien le dire, qui m’a transmis l’essentiel ce que j’ai pu intégrer de manière vivante et créative de la transitionnalité. Mais je sais qu’il a été pour nombre de ceux qui sont ici une référence théorique et humaine, qu’il a été un de ceux qui éclairent les moments de doutes, les moments difficiles des professionnels qui tentent d’accompagner la souffrance psychique.
Ne pouvant l’accompagner dans ce qu’on appelle sa dernière demeure, aujourd’hui, puisque je suis ici avec vous, ne pouvant être près de ceux qu’il laisse endeuillés de son départ, je souhaite néanmoins, en hommage, lui dédié cette journée de travail. Que le ton et la qualité de nos échangent témoignent de ce que, et à quoi il fut toujours tellement attaché, la pensée et l’élaboration continuent leur oeuvre et poursuivent la sienne.
Introduction
Il n’est sans doute pas courant dans une réflexion portant sur la gérontologie de partir de l’apport des bébés à la connaissance de l’humain. Ne voyez nulle provocation de ma part, plutôt la certitude que l’approche de la psyché et de ses processus fondamentaux, des processus qui traversent le temps en quelque sorte, nous donne des informations essentielles sur les besoins fondamentaux des être humains. L’intérêt de l’étude des bébés est qu’elle porte sur des processus psychiques qui, bien que déjà complexes, se présentent comme considérablement simplifiés par rapport à ce qu’un peut observer plus tard chez les enfants ou les adultes. Les choses peuvent être observées à l’état naissant, sans les réactions, les inflexions, les complications que les particularités de l’environnement vont ensuite leur imposer.
Activité libre spontanée.
Une pédiatre hongroise, E Pikler, a sans doute décrit les conditions de la toute première activité de symbolisation, ou si l’on pense que dans les premiers temps de la vie une telle appellation n’est pas encore de mise, les premières activités d’élaboration et de métabolisation de l’expérience subjective vécue.
Dans les toutes premières semaines de la vie, dès que les coordinations motrices sont suffisantes, les bébés, s’ils ne sont pas trop encombrés par des impératifs d’autoconservation, s’ils sont en un lieu suffisamment déjà « apprivoisé », s’ils sont prés d’un adulte « connu », attentif et non intervenant, les bébés se livrent à ce que E Pikler appelle une « activité libre spontanée ». Ils s’emparent des petits objets, les manipulent, les portent à la bouche, les manipulent de nouveau, les posent et les reprennent, les utilisent pour ce qui apparaît comme une espèce de première forme de jeu sous les yeux, émerveillés, d’un adulte attentif et bienveillant.
E Pikler s’aperçu ensuite que si, dans les pouponnières ou les établissements d’accueil institutionnels des bébés abandonnés ou recueillis, souffrant alors souvent d’hospitamisme, ou de formes plus ou moins accentuées de dépresion anaclitique, on prenait le temps chaque jour de laisser la possibilté d’un temps d’activité libre spontané, les bébés, si les soins d’ensemble étaient par ailleurs suffisants, se portaient mieux et devenait plus « résiliant » comme on dit maintenant, aux conditions d’environnement déprivés qui étaient les leurs. L’activité libre spontanée avait des vertus auto-thérapeutiques, elle permettait aux bébés de métaboliser leurs expériences émotionnelles et pulsionnelles premières, au moins en partie, en tout cas elle y contribuait pour une part non négligeable.
Généralisation: les activités transitionnelles.
E Pikler, pour autant que je sache, ne fait pas le lien entre ses observations et ce que Winnicott a appelé objets et processus transitionnels. Pourtant il me semble qu’elle décrit la première activité transitionnelle au sens ou Winnicott l’entend.
L’activité que décrit la pédiatre hongroise, reste dépendante d’un lieu et de conditions d’environnement spécifiques, on peut penser que le « transfert » symbolique de celle-ci dans un objet, qui représente alors l’ensemble des conditions pour que l’activité libre spontané puisse avoir lieu, rend cette activité « portative » et indépendante d’un environnement précis et particulier. Nous aurions alors une idée de l’une des fonctions de l’objet transitionnel décrit par Winnicott, il représenterait le minimum d’environnement nécessaire pour que l’activité libre spontanée puisse se dérouler et qu’elle puisse prendre le sens d’une métabolisation de l’expérience subjective.
Dans la formule d’E Pikler, deux mots sont importants: libre et spontané. Cette activité peut être favorisée, elle ne peut être induite ou provoquée, elle est spontanée, elle doit être spontanée, c’est ce qui garantit qu’elle vient du sujet, de sa subjectivité. Elle doit être « libre », toute intervention du parent ou de l’adulte présent lui fait perdre son sens, qui est sans doute celui de l’appropriation subjective.
Plus tard, on retrouve la trace de cette activité première dans des formes plus organisées de jeu de l’enfant que Winnicott nome « play ». Ce sont là encore des jeux libres, sans règles préétablies -ce qui ne veut pas dire que ces jeux sont chaotiques ou inorganisés, qu’ils n’ont pas de règles du tout, simplement celles-ci ne sont pas fixées à l’avance, ne sont pas des contraintes externes au jeu. Dans le play, tel le jeu de la bobine décrit par Freud à propos de son petit fils et de la manière dont il met en scène le départ de sa mère, l’enfant met en scène, joue quelque chose de son expérience vécue et le « symbolise », le transforme et se l’approprie à l’aide de la symbolisation.
Un autre auteur, D Stern, décrit une forme plus tardive dans l’enfance du play libre -qui lui se joue avec des objets, ce que j’appelle d’un terme de F Ponge les objeux. Dans la forme décrite par D Stern c’est avec le langage que le play se déroule, il consiste en une mise en récit de certains événements de l’expérience émotionnelle, une forme de récit-jeu dont la fonction transitionnelle paraît très probable.
L’association libre -et spontanée, bien que prescrite par une règle dans la psychanalyse- que Freud « invente » ou redécouvre dans la situation psychanalytique n’est sans doute que la forme adulte de l’activité libre spontanée des bébés.
Les espaces de « libre parole » que nous organisons dans nos institutions de soins, ou qui s’organisent spontanément dans les espaces interstitiels de nos établissements, trouvent sans doute leur efficience dans cette propriété transitionnelle que nous accordons à ces capacités de jouer librement avec les thèmes et avec la relation.
L’activité libre spontanée, la transitionnalité, est à la base de tous les dispositifs thérapeutiques fondés sur la symbolisation. Ceux-ci sont des « fait-exprès » pour l’association libre ou l’une ou l’autre des formes de l’activité libre spontanée, ce sont des lieux « spécialisés » dans la transitionnalité, pour autant que nous accordions à la liberté d’être et à la spontanéité de la parole ou de l’activité, la place organisatrice qui leur revient. Cependant nos dispositifs de soin se heurtent alors toujours au paradoxe d’avoir à préorganiser le mouvement « spontané, à celui d’avoir à prescrire la liberté ». La gestion de ce paradoxe et de toutes les régles qui régissent la « contrainte à la liberté » restent parmi les questions cruciales de toute pratique de soin psychique, elles sont déterminantes pour qu’un véritable processus d’appropriation subjective de l’élaboration puisse avoir une chance de s’y produire.
Toute les fois que nous rencontrons une situation traumatique, toutes les fois que notre psyché est mise en difficulté par une situation relationnelle de la vie, toute les fois que nous avons à poursuivre notre processus de différentiation, toutes les fois donc que nous avons à élaborer une complexité intra ou intersubjective, nous alors devoir avoir recours à une forme de activité libre spontané, un temps transitionnel est requis, et va se poser à nous la question de son invention, de sa rencontre ou de son utilisation.
Freud et Winnicott.
Les propositions que je viens de vous présenter ne sont pas si classiques qu’elles paraissent au premier abord, elles résultent d’une « coupure épistémologique » invisible, selon le terme de J L Donnet, qui a affecté la pensée psychanalytique à partir de l’oeuvre de Winnicott.
Freud avait apporté à la compréhension de la psyché humaine outre la notion essentielle d’une vie psychique inconsciente la notion du caractère inévitablement traumatique de la sexualité infantile et des effets sur la vie relationnelle de l’adulte des « solutions » trouvées par l’enfant aux débordements que celle-ci provoquait dans sa psyché et son organisation immature. Il a ainsi pu montrer comment l’une ou l’autre des différences constitutives de notre identité -pour mémoire outre la différence moi/non-moi, la différence des sexes, la différence des générations et la différence dans le sexuel- étaient atteintes, refoulées, déniées, abolies parfois dans la mise en oeuvre de ces « solutions ».
Mais Freud se « donnait » la différence, il la supposait donnée puis négativée d’une manière ou d’une autre, fondamentalement elle ne constituait pas un problème par elle-même, ce qui constituait un problème c’était sa reconnaissance pleine et entière pas son existence.
Winnicott en « creusant » la question de la formation du moi « découvrit » que celle-ci, ce que quand même Freud avait largement pressentit, était l’effet de tout un travail de construction psychique. Que la différence moi/non-moi n’était pas une différence sur laquelle on pouvait tranquillement s’appuyer pour interpréter les résistances à la reconnaître, qu’elle était le fruit d’un travail de construction, de conquête qui prenait du temps et ne pouvait être considérée comme une donne première.
Mieux, il prolongea l’intuition de Freud d’une période l’illusion primaire de non différenciation nécessaire à la future différenciation. Il souligna qu’un certain nombre de conditions devaient être présentes pour que cette illusion se mette en place et s’organise de façon à ce qu’un processus de désillusionnement puisse un jour avoir lieu qui ne soit pas un arrachement forcé, ou un clivage amputant.
La différence moi/non-moi apparu comme un lent processus de différenciation, de désillusionnement, qui se poursuivait, fragment par fragment tout au long de la vie, pour autant qu’un espace d’illusion soit crée et maintenu par l’environnement, qu’il soit suffisamment entretenu. De l’organisation et du maintient de cette illusion première Winnicott précisa deux formes qu’il faut bien distinguer même si l’une prolonge l’autre.
Transitionnalité avec la mère.
L’illusion primordiale est celle qui se met en place si la relation et les soins prodigués par la mère sont « suffisamment » bons. Ce qui signifie qu’aussi bien au niveau des activités d’autoconservations qu’au niveau des besoins psychiques premiers la mère doit maintenir l’illusion première de l’enfant d’être à l’origine de sa propre satisfaction, d’être le créateur de qu’il trouve ou lui est reflété dans ou par son environnement. La première relation que le bébé entretient avec la mère des origines, est « impitoyable » c’est à dire qu’elle ne reconnaît pas le droit à l’objet à exister comme autre-sujet. L’objet premier doit pouvoir être « utilisable » à l’avenant des besoins physiques, psychiques et relationnels du bébé. Ce n’est que très progressivement qu’il pourra faire valoir ses droits à des désirs qui ne concernet pas le bébé à proprement parler, qu’il pourra se monter différent.
Winnicott exprime cette problématique subjective première dans une formule paradoxale, il précise que les soins et relations premières doivent être trouvés/crés. Ce qui signifie aussi que le bébé à l’illusion de créer ce qu’il trouve, que ce soit bon ou mauvais. C’est à dire que pour le bébé il doit s’établir une certaine « indécidabilité » de l’origine de ce à quoi il est confronté, que c’est sur ce fond que la question de l’origine pourra ensuite se poser de manière structurante. L’indécidabilité de l’origine est première et nécessaire aux futurs déploiements de la question de l’origine.
Ces hypothèses vont recevoir des confirmations par l’observation directe des bébés et par les découvertes expérimentales des chercheurs de la première enfance.
D Stern par exemple mettra en évidence les systèmes « d’accordages » qui se mettent en place entre l’enfant et sa mère quand la relation est suffisamment bonne. Il mettra en évidence que les gestes, les mimiques, les postures du bébé et de la mère s’accordent et se répondent, sans doute en large partie inconsciemment chez les deux protagonistes et que cet accordage est nécessaire pour qu’une communication de bonne facture puisse s’établir dans ce que Spitz a appelé la « dyade » primitive. Ainsi les réponses premières de la mère aux mouvements et état affectif et pulsionnel de son enfant se comportent-elles comme une espèce de « miroir » premier de l’être, ce que Winnicott avait tôt perçu. L’observation directe confirme les intuitions et les observations « psychanalytiques » de Winnicott, elles permettent de comprendre comment le trouvé/créé se met en place et se maintient, il résulte du travail d’accordage de la première enfance.
De son côté un neurologue Lyonnais Y Jeannerod allait apporter à l’idée d’une non-différenciation primitive du bébé et de son environnement des confirmations éclairantes. Il a pu montrer que le bébé et le jeune enfant ne sont pas « neurologiquement » en mesure de différencier une action qui se déroule devant lui de celle qu’il produit lui-même. Les deux actions, celle du dehors et celle du dedans produisent les mêmes effets neuro-cognitif chez lui. La non-différentiation subjective se trouve ainsi être à peu près démontrée expérimentalement. Il en résulte que ce que Jeannerod appelle « l’agentialisation » et qui est la capacité à définir qui est l’agent de l’action, qui est le sujet, va devoir être acquise progressivement dans et par les inteactions avec l’environnement humain.
Dés lors on peut comprendre toute l’importance de la transitionnalité qui s’établit entre mère est bébé, c’est un système anti-traumatique qui évite de placer l’enfant devant le dilemme qu’il ne peut traiter: ceci est-il de mon fait ou de celui de l’autre? On sait que c’est cliniquement observable que quand l’enfant se trouve confronté à cette question son seul, ou plutôt son premier, recours est la solution masochique-narcissique, il s’attribue l’origine de l’action ou du processus. C’est ainsi que se fixe, quand les soins sont mal adaptés ou inadéquats, ou encore quand la fonction pare-excitante de l’environnement est défaillante, un noyau de culpabilité primaire, un noyau de mal être, l’enfant se sentant alors à l’origine de ce qui disfonctionne.
La question dès lors se trouve être posée de savoir quand et comment se produit la capacité du sujet à clairement différencier ce qui vient de lui et ce qui vient de l’autre, ce qui ressort de l’environnement. On peut sans doute proposer comme a été le cas, qu’un bon indice de cette question est fourni par l’apparition chez l’enfant de signes d’auto-reconnaissance de lui même du moins peut-on penser qu’alors il a potentiellement les moyens de reconnaître son moi du non moi, minimum nécessaire pour attribuer correctement ou agentialisé les événements. Après Wallon et Lacan, c’est le fameux « stade du miroir » on pourrait penser que l’enfant, se « reconnaissant » dans un miroir possède une représentation d’une image de lui à l’aide de laquelle il commence à lui être possible de reconnaître sa part propre et celle de l’autre, vers dix huit mois donc. L’apparition dans le langage d’un terme qui le désigne en témoignerait de la même façon, et viendrait confirmer l’hypothèse de Lacan d’une expérience dans laquelle se précipite le « je ». En réalité, si ce repère ne peut pas être négligé et qu’il fournit un premier jalon, les choses semblent plus complexes
Sami Ali, reprenant la question de la reconnaissance de l’enfant dans le miroir, a pu montrer que celle-ci était précédée de toute une organisation dans laquelle l’enfant commence à se sentir, avant de reconnaître son image dans le miroir, même il ne peut reconnaître cette image que pour autant que sa subjectivité ait pu commencer à se structurer autour du corps senti. Sans doute la capacité à se sentir séparé de l’environnement commence t-elle à se produire dès les deux tiers de la première année au moment ou ce que M Klein appelle la « position dépressive » s’instaure, cela est congruent avec l’apparition de « l’angoisse de l’étranger » décrite par R Spitz, qui signale la reconnaissance de la mère comme d’une personne à nulle autre pareille. P G T Bower fait cependant remarquer que l’angoisse concerne en fait la menace de la perte de l’objet avec qui la communication interhumaine a pu commencer à être apprivoisée – l’angoisse se produit aussi en cas de séparation d’avec un jumeau ou un autre objet de relation proche- ce qui ne nous renseigne plus sur une véritable capacité différenciatrice.
Par ailleurs, R Zazzo a pu montrer de son côté que si la reconnaissance de soi émerge bien vers dix huit mois, elle est loin d’être acquise pour autant à cette époque là. de manière stable et transférable à toutes les situations où elle se présente. Il faut attendre cinq six ans pour que l’enfant reconnaisse son image dans toutes les circonstances où elle se présente!
Il faudrait donc attendre la fin de la crise Oedipienne pour que l’agentialisation soit véritablement acquise dans la plupart des circonstances. Encore que sans doute la plupart d’entre vous ont pu faire l’expérience au cours d’une promenade en ville, que, face à ces caméras qui vous filment en passant et projette votre image sur une télévision, que l’on rencontre parfois chez certains vendeurs d’appareil vidéo, il n’était évident de se reconnaître d’emblée et que nous étions parfois en proie au sentiment d’inquiétante étrangeté que décrit Freud quand il lui arrive la même mésaventure dans un train. Nous commençons par penser et percevoir l’image d’un autre avant de reconnaître notre propre physionomie.
Et encore ne s’agit-il que d’une situation « facile » dans la mesure où elle ne met en scène que la perception externe de nous mêmes. Les situations interpersonnelles affectivement engagée, les situations de couple, de groupe et toutes celles ou notre engagement relationnel et affectif est un peu intense montrent à l’évidence que la délimitation de ce qui vient de nous et de ce qui vient de l’autre est loin d’être facilement acquise, quand elle peut l’être ce qui n’est pas toujours le cas. La question est même parfois persécutive, traumatique.
En vérité ne faut-il pas admettre avec Winnicott que notre différenciation avec l’autre ne va jamais facilement de soi, qu’elle est à conquérir et qu’elle reste le fruit d’un travail de différenciation qui se produit, d’une manière ou d’une autre tout au long de notre vie. Je serais surpris que vous qui vous occupez de personnes âgées ne soyez pas confronté aussi à de telles confusions identitaire, et ceci même en l’absence de démence, ou de confusion mentale avérée.
Dans toutes les situations de crises, dans toutes les situations traumatiques, dans toutes les situations de réorganisations, la problématique et le trajet de la différenciation sont réactivés et repris, reparcourus. C’est aussi pourquoi la transitionnalité ne peut pas n’avoir qu’un temps, et se limiter à l’enfance, elle devra être au rendez-vous de toutes nos élaborations tardives de ces situations si nous ne voulons pas encourir le déclenchement d’un état dépressif, ou la mise en place de clivages moi/non-moi appauvrissant pour la psyché. Il y a donc sans doute une certaine pertinence à en interroger les formes, même en gérontologie. Dans toutes ces circonstances la tolérance à une zone de relative indifférenciation du moi et de l’autre est sans doute un passage obligé et inévitable pour que la transitionnalité et son potentiel élaboratif soient au rendez-vous de la rencontre. Paradoxe d’une différentiation qui ne prend sens que sur un fond non clairement d’emblée différencié!
Transitionnalité avec les objets: l’objeu.
Mais Winnicott ne décrit pas la transitionnalité que dans le rapport entre l’enfant et sa mère ou son environnement, il en décrit aussi des formes qui se déploient avec les objets inanimés.
Ce qu’il faut avoir à l’esprit à cet égard c’est que la réalité psychique, la matière première de la psyché est complexe et multiple. Il est très probable que l’expérience subjective de base, et sans doute toute expérience subjective d’importance, ne puisse être saisie dans sa complexité d’emblée et sans médiation. L’expérience de base, la matière première de la psyché est sans doute, multisensorielle, multipulsionnelle, multipercetive, elle mêle comme nous venons de le voir le mien et l’autre, le dedans et le dehors, et sans doute le présent et le passé et les passés, elle est aussi multitemporelle. Cette complexité lui confère un caractère éminemment énigmatique et ambigu, qui en interdit la saisie et l’intelligibilité immédiate. Le temps ou ça se passe n’est pas le temps ou ça se signifie et s’intègre, comme A Green le souligne à différentes reprises.
C’est là aussi le sens que nous donnons après Freud en psychanalyse au processus dit d’après-coup.
La première urgence de la psyché, c’est ce que Freud avance en 1920, est dans doute d’établir son emprise sur l’expérience, de la saisir, de s’en saisir, ce qui ne veut pas dire à ce premier niveau la comprendre, mais plutôt ne pas en être débordée, donc plutôt être capable de la vivre, de supporter de la vivre et de l’inscrire en soi, de ne pas développer d’emblée des défenses contre l’expérience elle-même ou son caractère désorganisateur. Ce n’est que lorsque l’expérience à été ainsi inscrite dans la subjectivité que la question de son intégration, ce que nous appelons introjection, va pouvoir se poser. Pour que cette ressaisie de l’expérience puisse s’effectuer il faut qu’un certain nombre de conditions d’environnement soient satisfaites. Ce sont celles que nous avons décrites à propos de l’activité libre spontané, celles qui conditionnent la survenue et le développement des processus transitionnels.
Lorsque les conditions de l’élaboration sont réunies, quand l’espace de solitude en présence de l’autre que requiert l’associativité de l’activité libre spontanée est suffisamment éprouvé, le sujet va pouvoir se « donner » à lui-même son expérience subjective pour la reprendre et l’élaborée, la symboliser. Cela peut s’effectuer à l’age adulte à l’aide de l’appareil de langage, avec la matière à langue, la matière transitionnelle des mots, alors utilisée d’une manière tout à fait spécifique que l’on a coutume d’appeler association libre en psychanalyse, mais cela peut aussi dans des ages plus précoces ou quand la situation subjective l’impose, avec des objets matériels tels que les enfants les utilisent pour jouer.
La projection de la matière première psychique dans les objets, son transfert si l’on préfère, rend « perceptible », matérialisable, sensible donc, la matière immatérielle et énigmatique de l’éprouvé et de l’expérience psychique, elle lui donne une forme. Sa matérialisation perceptive la rend manipulable, appréhendable, transformable, elle permet de jouer avec, de l’utiliser pour symboliser l’expérience subjective qu’elle abrite maintenant. C’est ce même transfert que l’on observe plus tard chez les adultes avec l’appareil de langage et son utilisation associative. L’utilisation métaphorique ou rhétorique de l’appareil de langage, permet aussi de donner forme sensible, imagée à l’expérience psychique, permet de lui donner forme avant de lui donner sens.
Les temps de l’activité transitionnelle de transformation.
Je terminerais ces quelques réflexions par un relevé des différents temps de cette mise en forme et en sens. Ce sont des temps « historiques », c’est à dire ceux qui se succèdent tout au long de l’histoire de la structuration de la psyché, mais ce sont aussi des temps « structuraux, ceux qui se succèdent dans la traversée de la psyché qui caractérise le « devenir conscient » de la chose psychique. Rien n’interdit de penser que dans certaines expériences subjectives douloureuses nous ne soyons pas amenés à reparcourir toute la gamme et les formes du parcourt, comme rein n’interdit de penser que nous n’ayons, forts de nos acquis antérieurs, qu’à en reprendre uniquement les formes terminales.
Nous l’avons dit la première urgence est celle de la saisie de l’expérience.
On peut penser que la première métabolisation qu’elle subit ensuite emprunte aux schèmes sensori-perceptivo-moteurs leur organisation. Ceux-ci lui confèrent une organisation symbolique/ présymbolique, une organisation à la lisière de la symbolisation. Les concepts de pictogramme de P Aulagnier, ceux de préconceptions de Bion, de protoreprésentation de M Pinol, ou encore les signifiants formels de D Anzieu, les signifiants de démarcation de G Rosolato peuvent servir à cerner les opérations qui se profilent à ce niveau. Cette première organisation diffracte et « analyse » les composantes de l’expérience subjective, elle commence à décondenser la complexité de celle-ci.
Le second niveau est celui qui se développe dans les formes du play, jeu libre avec la chose psychique. Elle produit une première forme de représentation qui correspond à ce que Freud a appelé les représentations-de chose, ou représentations-chose et qui caractérise le processus primaire et la symbolisation primaire. Cette mise en forme représentative de l’expérience est déjà une première forme de mise en sens. C’est la saisie représentative première de la « chose » psychique, celle qui commence à apprivoiser son caractère énigmatique et ambigu.
Mais l’ambiguïté de celle-ci ne sera réduite de manière significative que par le temps suivant du travail de symbolisation et de mise en sens. Seul le langage en effet peut véritablement commencer à mettre en sens l’expérience psychique, à déployer ce qui de l’expérience appartient à soi, est rapportable à soi, et à l’autre, seul le langage peut mettre en temps, en temporalité, en histoire, en récit l’expérience psychique. Seul le langage peut déployer la polysémie de l’expérience, la digitalisée suffisamment pour restreindre son caractère énigmatique, peut lever ses ambiguïtés. Ceci pour autant qu’un sujet puisse écouter et entendre, qu’un autre sujet attentif, puisse écouter et entendre l’énigme et les ambiguïtés qui infiltrent la parole. À moins que le sujet n’ait, à force d’avoir été suffisamment bien entendu, appris à s’entendre lui-même.
Voilà j’ai terminé mon parcours, il ne me reste qu’à souhaiter que ces quelques réflexions puissent contribuer à vous permettre de mieux entendre encore les matières premières psychiques en cours d’élaborations auxquelles vous êtes concrètement confrontés.