À l’écoute du bébé dans l’adulte

Avignon 2-04

AVIGNON LE 21-10-04

À L’ÉCOUTE DU BÉBÉ DANS L’ADULTE.

R ROUSSILLON.

1-La question de l’après-coup.

Si j’ai toujours été intéressé par la vie psychique des bébés mon intérêt s’est trouvé considérablement renforcé voici une dizaine d’année par la collaboration avec A Ciccone qui venait de rejoindre mon équipe de recherche au sein du CRPPC de Lyon2. En particulier un soir de notre séminaire de doctorants j’exposais le modèle auquel je commençais à parvenir concernant les formes de « solutions » misent en place par les sujets ayant connu un traumatisme primaire[1]. Je partais de la clinique psychanalytique de sujets adultes et du travail de « reconstruction » que celle-ci rendait possible, j’imaginais ce qui avait pu se passer aux âges précoces à partir de ce que la clinique actuelle rendait manifeste. Mon attention fur alors attirée par un travail de S Fraiberg concernant les premiers mécanismes de défense des bébés[2] en grand danger psychique qu’elle avait observée dans le Michigan. La superposition de mes reconstructions à partir de la clinique adulte et des observations cliniques directes de S Fraiberg m’impressionna vivement et me décida à m’intéresser d’encore plus près à la clinique du premier âge, mais surtout à reconsidérer de près les positions « classiques » selon lesquelles le passé, réinterprété après-coup tout au long de l’histoire n’était guère connaissable.

Le fait était quand même en effet assez troublant il invitait à deux types d’hypothèses.

D’une part on pouvait penser reconstruire à partir d’un matériel clinique de cure d’adulte une représentation assez fidèle de processus à l’œuvre chez les bébés. D’autre part on pouvait « observer » dans la clinique du bébé des mécanismes psychiques que la psychanalyse d’adulte met en évidence . Car l’intérêt doit être dégagé dans les deux sens.

De telles hypothèses remettaient en question le « dogme » qui prévaut dans certains milieux psychanalytiques et selon lequel la psychanalyse n’a rien à apprendre de la clinique ni de l’observation des bébés ou des petits-enfants, qu’il n’y a pas de recouvrement des champs. Mais elles invitaient aussi à reprendre la question du processus d’après-coup tellement essentiel dans la clinique psychanalytique et selon lequel ce que l’on observe dans la clinique de l’adulte concerne une histoire tellement remaniée que l’on ne peut se fonder sur ce que l’on comprend chez l’adulte pour inférer quoi que ce soit concernant la première enfance. Position dont on remarquera au passage qu’elle n’était pas celle de Freud qui lui pensait que l’on pouvait remonter par l’analyse jusqu’aux évènements de la première enfance, nous reviendrons sur sa position plus loin.

Il y a peut-être eu une inflexion ces dernières années concernant l’après-coup et qui a abouti à faire de l’après-coup une machine de guerre théorique contre le travail d’historisation.

Dans la pensée de Freud le mécanisme d’après-coup porte sur le sens, pas sur le fait, ce n’est pas l’histoire elle-même qui est remaniée, et heureusement d’ailleurs, c’est le sens des évènements. Ce qui est, notons le au passage, même si l’argument ne saurait être conclusif, congruent avec ce que les neurosciences relèvent de leur côté ( je pense aux travaux du prix Nobel E Kandel par exemple).

Par ailleurs si le mécanisme de ré-interprétation « après-coup » est bien un processus fondamental et un acquis de la psychanalyse et de la pensée clinique, il ne s’applique pas à tous ce qui s’est produit dans le passé. Il est clair que plus l’expérience subjective a été intégrée, symbolisée, historisée, plus elle se fond dans la trame du moi et moins elle reste présente comme telle, plus elle a été remaniée et réinterprétée. Mais par contre, moins elle est intégré, plus elle a conservée un impact traumatique, moins elle a été symbolisée et plus elle tend à conserver les formes perceptives de l’époque de son enregistrement, plus elle tend à se reproduire telle quelle.

Freud souligne d’ailleurs, à cet égard deux points qui sont ici essentiels.

D’une part en 1915 dans l’article de la métapsychologie consacré au refoulement, il souligne que ce sont les expériences antérieures qui tendent à donner le sens aux expériences postérieures. En particulier si elle sont refoulées, elles « attirent » à elles les expériences postérieures analogues, c’est le processus même du « transfert » sur lequel la pratique psychanalytique se fonde. La situation actuelle est interprétée inconsciemment sur le mode des expériences infantiles qui cherchent ainsi à se faire reconnaître.

D’autre part en 1938, donc vers la fin de son œuvre, Freud va encore plus loin, il souligne que « les expériences premières, contrairement à ce qui se passe plus tard, se conservent toutes » et il propose alors l’explication suivante « faiblesse de la synthèse, conservation du caractère des processus primaires »[3].

Là encore la position de Freud me semble largement convergente avec les acquis actuels de la biologie qui souligne l’existence de formes de mémoires « procédurales » qui constituent des schèmes d’interprétations pour les expériences postérieures. Les « modèles internes opérants » décrits par Bowlby me semblent être du même type.

Les expériences précoces et infantiles fixent des prototypes, des modèles d’interprétation, d’enregistrement et de mise en sens qui vont contribuer à orienter l’expérience subjective ultérieure et sa mise en sens. Même quand il y a ré-interprétation après-coup et remaniements des expériences premières, ces dernières laissent des traces, en particulier dans la manière dont les expériences postérieures sont organisées, mais aussi comme nous allons le voir dans d’autres types de signes.

 

2-À l’écoute du bébé dans l’adulte.

Si les arguments précédents rouvrent suffisamment la question de l’écoute des traces des expériences précoces dans le fonctionnement psychique de l’adulte, pour que celle-ci puisse continuer à être examinée cliniquement, surgit alors une première question : quels signes ou quels types de signes ces expériences ont–elles pu laisser ? Comment écouter « le bébé » dans l’adulte ? Comment les traces des expériences précoces se manifestent-elles dans la vie psychique des enfants des adolescents ou des adultes ?

Il n’y a sûrement pas de signes cliniques qui, à eux seuls, témoignent pour la présence de traces conséquentes des expériences précoces à l’arrière-plan du fonctionnement psychique. Généralement le clinicien se fonde plutôt sur un faisceau de faits, sur leur convergence et l’intelligibilité qu’il peut retirer d’une hypothèse concernant une expérience précoce sous-jacente à ces faits cliniques.

Bien sûr c’est toujours, en premier, à partir des manifestations transférentielles au sein de la situation analytique qu’un psychanalyste commence par chercher les réponses aux questions cliniques qu’il se pose. Le transfert constitue le guide principal de la pensée clinique, l’écoute de la nature et du type de transfert représente l’outil premier de l’exploration psychanalytique d’une question.

Pour ce qui concerne celle qui nous occupe, on peut avancer rapidement, dans la mesure où je ne souhaite pas me centrer sur ce point, que, quand la dépendance transférentielle ou la lutte active contre celle-ci est très importante, nous avons là une première trace potentielle des états précoces, dans la mesure où ceux-ci se sont produits dans un état de dépendance objective manifeste. Cela donne une première forme du contexte dans lequel la question des expériences précoces se pose. La présence de processus d’idéalisation ou, à l’inverse, de contre-idéalisation, significatifs semblent indiquer aussi un mode relationnel référant aux expériences précoces. Les formes de la destructivité sont encore des indicateurs à prendre en compte. La vie pulsionnelle précoce présente certaines caractéristiques qui « marquent » un certain style relationnel, l’adhésivité par exemple en est relativement typique. Tout cela est quand même suffisamment classique pour que je n’insiste pas plus.

Je me contenterais d’évoquer une rapide séquence clinique qui me semble illustrative de ce mode de présence des expériences précoces. L est une femme qui souffre de menace « d’attaques de panique ». Elle est engagée dans une défense active contre sa dépendance transférentielle qui me semble néanmoins bien sensible, même si elle n’est pas reconnue, à différents traits cliniques. Au retour de vacances d’été, elle a l’impression de venir buter sur ma porte fermée. En séance, elle évoque un moment d’angoisse intense survenu pendant ses vacances, alors qu’elle faisait une croisière en bateau. Les ports étaient tous bondés et il n’y avait pas moyen d’accoster. C’est à ce moment que l’angoisse s’est déclarée. Bien sûr je pense à son fantasme de ma porte fermée, elle craint que moi aussi je sois « bouché », fermé à elle. Pendant les vacances, elle a traité cette panique par une activité sexuelle effrénée avec son mari. Les séances qui suivent seront « intenses », elles conduiront à donner un certain crédit à l’hypothèse de la répétition d’expériences précoces de rencontre avec une mère la plupart du temps prise dans ses propres enjeux narcissiques et relativement « bouchée » à sa fille, insensible à la détresse de celle-ci. Les seuls moments où il semble que la communication avec la mère ait pu être expérimenté comme relativement satisfaisante étaient les moments des tétées. L s’est ensuite montrée, ce qui n’étonnera aucun clinicien, relativement boulimique, jusqu’à l’adolescence où elle a transféré celle-ci dans une forme de « boulimie sexuelle » dont la fonction semblait être équivalente, même si la forme était différente. Belle femme, L n’avait pas beaucoup de difficulté à trouver des partenaires prêts à satisfaire ses appétits, même si elle souffrait en même temps de cette forme de contrainte.

Dans le transfert L répète sous une forme transformée ces caractéristiques premières. Elle semble ne pas souffrir du manque entre les séances, mais chaque fois que l’une d’elles est annulée ou qu’elle-même est absente, et à l’heure même de la séance, il se passe quelque chose (bouffée d’angoisse par exemple) qui peut généralement être reliée de manière significative à l’absence de séance. Par contre les séances sont toujours assez intenses et engagées, sans doute sur le modèle des tétées premières qui concentraient l’essentiel des moments de rencontre et de communication. Pendant tout un temps L érotisait les séances et la question d’un transfert potentiellement très sexualisé était toujours présent pendant celles-ci. Nous retrouvons ainsi la « solution » qu’elle a pu apporter secondairement par la sexualisation à ses angoisses premières. Mais cette « solution » elle-même s’effectue sur le modèle initial des tétées intenses avec sa mère, « transférées » dans la sphère du comportement sexuel. La relation précoce et les données de celle-ci ne sont pas directement présentes comme telles, mais elles laissent de nombreuses traces dans l’organisation actuelle de la patiente, elle organisent un « modèle » que l’on va retrouver déplacé et transformé dans d’autres aspects de sa vie psychique.

Ceci nous conduit à ce que Joyce MacDougall a nommé la « communication primitive ».

Il me semble qu’un pas important a été franchi dans le repérage de la communication des expériences précoces quand on a commencé à considérer que certaines formes d’affect, d’acte, ou encore de manifestations corporelles ou somatiques n’étaient pas que des modes de « décharge » pulsionnelle, qui cherchaient à soustraire des contenus psychiques à la représentation et au langage, pas que des modes de défenses mais aussi des tentatives pour faire prendre en compte dans l’écoute, des modes de communication anciens et des expériences précédents l’apparition du langage. On peut alors passer d’un mode d’écoute « négatif » de ces différentes formations psychiques à une écoute plus « compréhensive » de leur sens.

C’est ce qui fonde ce passage que j’aimerais développer un peu maintenant.

L’une des caractéristiques du « bébé dans l’adulte » est en effet que les expériences subjectives précoces ont été éprouvées avant l’apparition du langage verbal. L’une des hypothèses qui peut avoir quelque intérêt est alors de considérer qu’elles ont été enregistrées sous des formes qui précèdent les formes de représentations langagières, quelles laissent des traces pré-verbales et donc qu’elles vont tendre à être réactivé dans le transfert sous des formes qui ne s’inscrivent pas dans des formes de communication linguistique, qu’elles vont produire des signes préverbaux.

Nous allons examiner quelles formes elles peuvent alors prendre alors, mais il nous faut nous arrêter préalablement sur cette hypothèse.

Nos expériences précoces sont sans doute « enregistrées » primitivement sous la forme qu’elles prennent à l’époque de leur éprouver lui-même. Mais il paraît assez clair qu’une partie de celles-ci se sont ensuite reliées secondairement à des expériences plus tardives et qu’elles ont ainsi pu être secondairement réinscrites et représentées dans des formes verbales.

On peut donc penser qu’une partie de nos expériences précoces a été ensuite intégré à notre système de représentations verbales, qu’elle a été « transféré » dans l’appareil à langage. Elle vient donc infléchir de son impact les formes langagières elles-mêmes, la pragmatique de celles-ci, elle se manifeste à travers certains aspects non-verbaux du langage verbal, la prosodie par exemple, la mélodie, le ton, la durée, le rythme des mots et des phrases.

J’ai étudié antérieurement dans La rhétorique de l’influence et La matérialité du mot[4] comment dans le style, la forme de l’énonciation, on pouvait retrouver des traces d’expériences corporelles précoces ou d’états psychiques préverbaux.

Le langage verbal ne transmet pas, en effet, que des formes réfléchies de la représentation psychique, il contient aussi un mode d’action, un mode d’influence qui agit sur l’autre et lui communique, au-delà des contenus des mots eux-mêmes, des expériences d’être. Les représentations de choses, les représentations d’action, les premiers modes du signifiant se transfèrent dans l’appareil de langage.

Mais parfois aussi, parce que les expériences précoces ont été clivées de l’expérience subjective première, et donc aussi des possibilités de réinscription langagière plus tardives, ce travail de reprise échoue. Les traces de ces expériences sont « enkystées » dans le narcissisme primaire, elles sont clivées des processus intégrateurs, elles conservent de ce fait une forme qui n’est que très peu soumise aux après-coups. Cette hypothèse clinique s’apparente à celle que Winnicott propose dans son article « La crainte de l’effondrement » dans lequel il émet l’hypothèse que certains vécus traumatiques précoces non subjectivés continuent de menacer la psyché. H Faimberg, réfléchissant sur ces conjonctures cliniques, souligne que le premier après-coup de ces expériences précoces s’effectue dans la cure, quand les défenses s’opposant à leur intégration psychique ont commencé à être suffisamment perlaborées.

Mon expérience clinique personnelle va dans le même sens, je pense que certains états précoces, contre le retour desquels la psyché s’est activement organisée, vont tendre à faire retour pendant l’analyse et se manifester à l’aide de modes de communication primitifs, c’est-à-dire précédent l’émergence du langage verbal.

Une réflexion sur la manière dont se manifeste « le bébé dans l’adulte » pour garder cette métaphore bien commode, nous conduit donc à nous pencher sur les modes de communications primitifs et préverbaux.

Il est probable que le premier « langage » utilisé par le petit d’homme est le langage de l’affect, mais il est non moins probable que le langage de l’affect chez le bébé n’est pas exactement le même que celui qui se développera plus tard, quand la vie émotionnelle sera reliée elle-même au langage verbal. Cependant l’affect comme C Darwin avait été le premier à bien le souligner, contient un message qui ne concerne pas seulement le sujet lui-même, mais s’adresse aussi à l’autre. Il paraît même plus que probable qu’il cherche d’abord à communiquer un état psychique à l’autre avant même de le communiquer au bébé lui-même qui « est vécu » par ses affects plus qu’il ne les réfléchit véritablement.

La clinique enseigne qu’il y a une qualité de l’affect sans mots, de l’affect « d’avant » les mots, bien différente de l’affect inséré dans le langage. C’est d’ailleurs bien pour cela qu’il est tellement important dans la cure que les états internes puissent trouver le moyen de se relier aux représentations de mots, celles-ci en domestiquent les effets. Tous ceux qui aventurent l’analyse dans le travail auprès des problématiques narcissiques-identitaires, connaissent ces états de détresse sans mots qui ne s’expriment que par les manifestations affectives elles-mêmes.

Les états de stupeur, de terreur, certaines formes de fureur ou de rage qui apparaissent plus comme des « ébranlements traumatiques de tout l’être » primitifs, comme Freud le formule en 1926, que comme des affects simples- signaux, que comme les affects plus tardifs. Le caractère « passionnels » de certains affects paraît aussi être donc un indicateur de la présence d’une composante archaïque. J’ai pu faire l’hypothèse que la forme passionnelle de l’affect résultait de l’amalgame d’un vécu archaïque et d’une sexualisation relevant de l’adolescence.

Mais l’affect c’est aussi la sensation, la sensation intra-corporelle en particulier. Voici une rapide séquence clinique pour illustrer cette question.

Marine est une jeune femme dont l’analyse a bien progressé pendant plusieurs années et en particulier dans l’exploration des caractéristiques sado-masochistes de la relation à l’homme et prototype de ceux-ci à son père. Mais, depuis quelques temps, c’est la relation à sa mère qui occupe le devant de la scène analytique. Marine souffre depuis de nombreuses années de « brûlures d’estomac » liée à une ulcération de celui-ci. Celles-ci ont bien diminué dans un premier temps de l’analyse, mais depuis que la relation à sa mère est au centre de ses préoccupations, elles ont repris de plus belle. Un jour Marine arrive en séance et me dit que, dans la salle d’attente, elle s’est mis à avoir très mal, elle est sur le divan, très douloureuse, elle ne dit pas où elle a mal mais sa main se porte au niveau de l’estomac. La séance se poursuit et il devient clair qu’elle ne pourra pas se poursuivre longtemps comme ça, tant Marine semble avoir mal. Je suis très sollicité par cette douleur, en particulier du fait qu’elle a démarré dans ma salle d’attente et ainsi me semble adressée. J’ai le sentiment qu’il faut que j’intervienne, je finis par lui dire : « Lorsque que vous étiez bébé, les biberons que votre mère vous donnait était trop chauds, ils vous brûlaient ». Je parle de biberon car, il est clair que jamais le sein ne peut brûler. Marine se tait un instant et me déclare « Je ne sais pas mais, quand vous avez dit ça j’ai pensé au fait que ma mère sert toujours le café brûlant, et veut toujours nous le faire boire très chaud ». Au moment même où Marine dit cela la brûlure d’estomac disparaît.

Les séances suivantes seront consacrées à la perlaboration des aspects « brûlants » de la mère, et de la difficulté du père de Marine à « refroidir » la mère. Petit à petit la sensation de brûlure à fait place à une élaboration de la métaphore de la « chaleur » maternelle.

Ici donc tout semble se passer comme si la sensation corporelle, que Marine peut à peine nommer et qu’elle me montre de la main, vient « se mêler » à la conversation et s’inscrire au sein du transfert maternel, qu’elle représente un fragment précoce de la relation à la mère, qu’elle porte la trace d’états douloureux de la première enfance.

On perçoit ce qu’apporte l’hypothèse d’une communication primitive s’effectuant à partir des affects ou des états corporels, elle permet d’éviter de s’embourber dans une analyse (qui prend souvent valeur de dénonciation) des aspects défensifs de la perception ou de la sensation, et à l’inverse elle ouvre l’analyse en direction d’une reconstruction des modalités primitives de relation.

Ces hypothèses me paraissent très importantes pour ce qui concerne les affections psychosomatiques qui se manifestent par des sensations corporelles. J’ai fait l’hypothèse que l’un des points de départ de celles-ci pouvait être trouvé dans des hallucinations cœnesthésiques intracorporelles de sensations, témoins d’états primitifs et pouvant relever d’un mode de communication primitif. L’on sait bien combien les bébés « expriment » avec leur corps et certaines maladies corporelles leurs états de mal être relationnel.

En face à face, la « communication primitive » présente d’autres types de manifestation corporelle. Par exemple Chloé, dès que je prends la parole, porte la main à sa bouche, paume tournée vers moi comme pour faire une « barrière » et empêcher que « ça rentre », mais, si ce que je dis lui convient, la main s’écarte. Ceci comme si mes paroles « rentraient » par la bouche où pouvaient être arrêtées là.

Mimiques, gestuelles, postures tentent de communiquer ce qui ne peut pas se dire, ce qui n’a pas pu se dire, souvent parce que le langage n’était pas encore là et qu’il fallait « dire » autrement.

J’ai fait antérieurement l’hypothèse que ce que l’on appelle la réaction thérapeutique négative, et qui consiste en une aggravation du tableau clinique de l’analysant en cours de cure, pouvait aussi être entendu comme une manière de dire non, là ou le concept du « non » n’est pas encore disponible. Bien sûr la réaction thérapeutique négative n’est pas que cela, mais elle peut être aussi cela. En 1925 quand Freud se penche sur « la négation », il évoque nettement l’hypothèse de « prototypes » corporels de la négation et de l’affirmation : « cela je veux le manger ou le cracher » fait-il dire alors à la forme d’expression corporelle primitive. Avant l’émergence du langage c’est le corps qui est en charge d’exprimer ce que les mots ne peuvent encore dire, c’est le corps qui se fait messager des états de l’être. Le corps dans ses affects, dans ses mimiques, sa gestuelle, ses postures et aussi sa motricité et ses actes, déploie une forme de langage primitif. Il ne le déploie d’ailleurs pas que dans les états précoces, l’expression corporelle reste présente à côté du langage verbal, même quand celui-ci s’est développé, mais il est vraisemblable qu’alors la présence du langage verbal modifie et la forme d’expression corporelle et le mode de présence des communications corporelles.

Il existe encore un registre de la communication primitive que nous n’avons fait qu’effleurer encore c’est celui de l’acte. L’acte a mauvaise presse dans l’écoute des cliniciens, il est souvent considéré comme une manifestation défensive qui cherche à éviter le travail de symbolisation auquel la psyché est confronté. Cependant la clinique de l’adolescence, celle de l’anti-socialité voire celle des états psychotiques, ou encore celle des états suicidaires me semblent indiquer que l’on ne peut réduire l’acte à cette seule dimension. Dans un travail antérieur[5] j’ai essayé de montrer que l’acte pouvait receler des complexités et des potentialités beaucoup plus importantes et qu’on ne pouvait le réduire à la seule fonction de décharge. L’acte peut aussi être utilisé comme un mode de communication primitive, il peut chercher à faire sentir ce que le sujet ne peut pas dire, à faire vivre ou à « montrer » des expériences qui échappent ou précèdent l’apparition du langage. Bien sûr l’acte implique souvent un processus d’évacuation, d’externalisation, mais, souligner la valeur « messagère » de celui-ci, rend possible qu’il soit entendu comme un mode d’expression d’états internes qui échappent à l’inscription langagière. Comme j’ai commencé à l’évoquer les enfants qui ne peuvent encore dire « non », tournent la tête, se cambrent, jettent des objets, se replient, vomissent ; ils évitent la situation de déplaisir par tous les moyens possibles, quand ils ne peuvent l’éviter, ils « l’évacuent ».

J’aimerais terminer cette rapide introduction à l’écoute du « bébé dans l’adulte » et à la prise en compte des communications primitives par une dernière remarque. Concevoir les diverses manifestations cliniques que je viens d’évoquer comme des modes de communication d’états archaïques, ne signifie pas que ceux-ci ne doivent être considérer que comme cela. Mon hypothèse n’annule pas les interprétations plus classiques, elle vient se dialectiser à elles, apporter une reconnaissance supplémentaire de la complexité psychique à l’œuvre dans les formations psychiques. Toute communication d’un adulte doit pouvoir être entendue à différents niveaux, les différentes modalités d’organisation de sa personnalité apportent leur contribution à chacune des formations psychiques qui s’expriment dans une cure. Ce qui veut dire que, quand une formation de la vie psychique devient signifiante dans le transfert, elle comporte nécessairement à la fois une composante issue de la sexualité adulte et de l’impact de l’adolescence sur celle-ci, et aussi une composante issue de la sexualité infantile. Il me paraît important d’ajouter l’hypothèse qu’elle comporte aussi une dimension issue des états précoces de la subjectivation, issue des expériences du bébé et des modes de communication spécifique de celui-ci.

Cette hypothèse permet souvent de ne plus être pris dans une interprétation qui n’est que négative, elle ouvre la possibilité d’une écoute plus « bienveillante », celle d’expérience primitives qui cherchent à se faire reconnaître tout autant qu’elles cherchent à rester méconnues. Elles n’enferment pas l’écoute dans une hypothèse au nom de laquelle ne s’exprime que la destructivité du sujet, que son souhait d’évacuer un pan de sa vie psychique, elles ouvrent à l’idée d’un message, c’est-à-dire d’une valeur qualitative d’expression et pas seulement quantitative, elle ouvre à une forme de jeu possible. Si l’acte et l’actualisation comportent un « message agi » du sujet, alors il commence à devenir possible d’entendre que cette modalité d’acte comporte et recèle des potentialités de jeux de « communication primitive ».

 

 

 

 

 

[1] Le modèle en question est celui que je présente dans le premier chapitre du livre de 1999 Agonie, clivage et symbolisation, PUF.

[2] « Mécanismes de défenses pathologiques au cours de la première enfance », Devenir 1993, vol 5 p7-29.

[3] Résultats Idées Problèmes II , 1938 trad Française PUF, p 287.

[4] R Roussillon 1999 Agonie Clivage et Symbolisation.PUF.

[5] R Roussillon 1983 Pensées sur l’acte in R Roussillon 1991 Paradoxes et situations limites de la psychanalyse. PUF.