5°Séminaire l’institut de psychanalyse
(séance du 6 Juin 2014)
L’ASSOCIATIVITÉ PSYCHIQUE ET LA MÉTHODE PSYCHANALYTIQUE
R.Roussillon
L’un des apports majeurs de Freud, celui sans lequel la psychanalyse n’existerait pas et n’existerait pas non plus tout ce qu’elle a pu apporter à la compréhension de la psychologie des profondeurs est la méthode dite de l’association libre, méthode fondamentale de la pratique psychanalytique. L’associativité est en effet surtout connu en psychanalyse du fait de la règle, dite fondamentale, de l’association libre, elle est donc connue surtout comme méthode, et celle-ci est supposée tellement « bien connue » que très rares sont les travaux qui lui sont consacrés, comme si son seul énoncé se suffisait à lui-même. Tout semble se passer comme si la règle et l’associativité ne faisaient pas, plus, problème en psychanalyse, voire que l’exercice de la psychanalyse en estompait l‘usage fondamental. Cependant dès que l’on se penche d’un peu près sur la question, on ne peut que constater que ce qui se donne comme tellement bien connu recèle en fait chez Freud une complexité assortie de toute une série de questions largement estompées par les habitudes institutionnelles. On ne peut que constater que si cela a un sens d’énoncer une règle de l’association libre, si donc celle-ci a un sens, c’est parce qu’elle repose sur une conception du fonctionnement associatif de la psyché. Le fait est rarement relevé et c’est pourquoi il mérite le rappel de quelques uns des jalons de sa découverte.
Si le 19°siècle ne découvre pas l’associativité, celle-ci tient néanmoins une place importante dans son épistémé et ce n’est pas un hasard si la philosophie dite « associationniste » y trouve son essor. Même dans le domaine de la psychopathologie on en trouve des traces, et les hystériques sont volontiers dites « associatives » ce qui signifie que leur raisonnement passe souvent du « coq à l’âne ».
Quand on se penche sur les traces que Freud nous a laissé de la conscience qu’il a des origines de sa méthode, on trouve un petit article de 1920 « Sur la préhistoire de la technique psychanalytique »[1] dans lequel il réfère à ses lectures d’adolescent d’un auteur du romantisme Allemand, L Börne, l’origine première de sa découverte de la méthode associative. Dans un écrit intitulé « Comment devenir un écrivain original en trois jours » L.Börne présente l’écriture associative comme la clé de sa méthode. En réalité L.Börne doit lui-même « l’invention » de la méthode aux Mesmériens et premiers spiritistes de la clinique du Chevalier de Barberin sis sur la colline de la Croix Rousse de Lyon. La méthode est inventée par deux « somnambules artificielles » (nommées G Rochette et l’agent inconnu) de cette clinique puis véhiculée par les loges maçonniques jusqu’à Strasbourg[2], plaque tournante de l’époque vers l’Allemagne et le romantisme Allemand du début du 19°. Et le piquant de l’histoire et juste retour des choses, est que les surréalistes reprendront de la psychanalyse une méthode qu’elle dit elle même avoir pris à la littérature !
Pour ce qu’il en est de l’histoire elle-même, celle de la rencontre de l’associativité avec la clinique, c’est dans les Études sur l’aphasie de 1891 qu’on en relève les premières traces. Dans ce texte Freud propose une théorie de la représentation psychique qu’il présente comme un ensemble d’éléments perceptifs « associés », connectés entre eux. Le modèle qu’il avance alors est étonnamment moderne et « neuroscientifique », il peut tout à fait être rapproché de celui que F Varela, par exemple, donne des théories connexionnistes de la représentation[3], ou encore de celui des « assemblées de neurones » de Hebb.
Dans la fameuse Esquisse pour une psychologie scientifique de 1895, Freud continue sa modélisation du fonctionnement associatif de la psyché. Il se réfère explicitement au modèle des réflexes conditionnés pour penser la création des symptômes, c.-à-d. à un modèle dans lequel c’est par l’association par simultanéité ou contiguïté que s’établissent les « fausses liaisons » historiques à l’origine des réminiscences. Là encore la modernité du modèle étonne si l’on compare celui qu’il propose avec, par exemple, le modèle de J.Ledoux[4] qui confère aussi aux réflexes conditionnés une importance tout à fait essentielle dans le fonctionnement du cerveau et singulièrement dans la vie émotionnelle.
Quand, toujours dans le même ouvrage de 1895, Freud tente de modéliser le fonctionnement du Moi, c’est encore un fonctionnement associatif qu’il avance : le Moi apparaît comme un ensemble de connexions associées. Il ajoute que certaines associations peuvent être inhibées ou entravées par la mobilisation de défenses primaires (le refoulement) qui tendent à bloquer la circulation associative entre différentes parties du Moi. Le Moi est un ensemble d’éléments complexes associés entre eux, un groupe de groupes associatifs, de complexes associatifs.
On soulignera que le modèle concerne aussi bien le fonctionnement de base de la psyché que son fonctionnement pathologique : certains évènements de la vie peuvent fixer un ensemble d’éléments associés fortuitement (par simultanéité ou contiguïté), peut fixer l’association de certains éléments pour des « raisons » qui ne sont que conjoncturelles. La défense primaire (1892) fixe le flux associatif de la vie, empêche les recombinaisons nécessaires à l’adaptation au présent. C’est pourquoi la méthode de l’association libre, libérée, « soigne » elle relance la libre circulation des flux associatifs, libère le fonctionnement psychique de ses « points de fixation » de ses idées fixes (Janet). Ce que l’histoire avait fixé et qui fonctionnait comme détermination inconsciente pour le sujet dans la mesure où les défenses continuaient de le maintenir tel quel, est remis en mouvement, « libéré » par la relance de l’associativité psychique.
Toujours en 1895 les Études sur l’hystérie précisent les choses, et en particulier les premières versions de la méthode, aussi bien dans ses aspects techniques que dans son utilisation. C’est d’abord la technique de la « pression de la main sur le front » qu’il utilise : au moment où la main se retire, dans cette « dépression » donc, une idée doit surgir, la première idée qui surgit est la bonne, celle que l’on cherche. Et cette technique doit être répétée autant que nécessaire. En 1900 dans L’interprétation des rêves la technique a déjà évoluée, ce n’est plus seulement la première idée associée qui apparaît comme pertinente pour l’analyse, c’est aussi les idées qui s’associent sur cette première idée, l’enchaînement des idées qui est visé par le procédé. Le psychanalyste découpe le rêve en items et chacun de ceux-ci est le point de départ d’une chaine, d’un buisson associatif, l’association est « focale », elle est focalisée sur un item donné, un élément du rêve ou du symptôme. Mais le psychanalyste « garde la main » sur le traitement, et relie ensuite les groupes associatifs ainsi produits pour proposer son interprétation de l’ensemble, il fait la synthèse. Le rêve de « l’injection faite à Irma » est analysé selon ce modèle, le texte et sa découpe singulière ne laissent guère de doute sur ce point, mais aussi les rêves de Dora en 1899. Ce n’est qu’en 1907, à propos[5] de la cure de L’homme aux rats, que Freud annonce que la méthode psychanalytique s’appuie désormais sur une « règle de l’association libre », libérée de toute induction associative.
Dans les Minutes de la société psychanalytiques de Vienne (NRF p 247) Freud déclare en effet :
« La technique de l’analyse a changée dans la mesure où le psychanalyste ne cherche plus à obtenir le matériel qui l’intéresse lui-même mais permet au patient de suivre le cours naturel et spontané de ses pensées… » (séance du 30 octobre 2007).
C’est l’analysant qui dès lors « choisit » son thème associatif de séance, « suit le cours naturel et spontané de sa pensée ». Entre temps Freud a pu penser que les associations « libres » étaient en effet « contraintes » par l’existence de « complexes associatifs » inconscients qui en régulaient le cours. Il n’a plus dès lors à redouter de se perdre en route, une cohérence interne régit en secret le flux associatif, il n’y a plus besoin de le réguler du dehors, il possède sa « logique » interne sa régulation propre, à l’écoute de laquelle le psychanalyste doit alors se consacrer. La libération de l’associativité fait surgir à contrario l’existence de déterminations internes.
L’écoute psychanalytique de l’associativité.
La méthode et les procédés qui la mettent en œuvre dépendent de la conception que Freud se fait du fonctionnement de la psyché, de la conviction qu’il a de sa cohérence profonde. Si la règle a un sens c’est bien à la fois parce que Freud dispose d’une théorie associative du fonctionnement psychique, et qu’il a la conviction que la psyché est cohérente, au delà des apparences psychopathologiques. Dès 1895 et Psychothérapie de l’hystérie il déclare que l’on est en droit d’attendre de l’hystérique des associations « cohérentes », et si elles ne se présentent pas comme telles, c’est qu’un maillon reste caché, obscur, inconscient.
« Le praticien est en droit d’exiger d’un hystérique des associations logiques, des motivations semblables à celles qu’il exigerait d’un individu normal. Dans le domaine de la névrose les associations restent logiques » (EH p 237)
Sa conviction ne fait que s’affermir dans les années qui suivent, au fur et à mesure qu’il approfondit sa conception de ce qui organise et agence en secret les liens associatifs, qu’il perce à jour les logiques des « complexes associatifs » et autres formations de l’inconscient, autres « régulateurs internes de l’associativité ».
Dès lors il apparaît progressivement que ce qui est « fondamental » dans la méthode ce n’est pas tant la règle elle-même, elle ne fait que traduire une règle d’écoute de l’associativité, elle ne fait que faciliter le travail, ce qui est fondamental c’est la règle de l’écoute du psychanalyste. Il doit écouter les associations avec l’idée qu’elles sont cohérentes, ce qui implique que si deux éléments sont associés c’est qu’ils possèdent un lien. Si celui-ci est manifeste, si le lien est « évident », conscient donné, cohérent, pas de problème, ceux-ci commencent quand le lien n’est pas manifeste, pas évident, pas donné, pas « conscient » : là s’ouvre la spécificité de l’écoute de la clinique psychanalytique. L’analyste doit écouter les associations en se posant la question du lien implicite, inconscient, il doit faire des hypothèses concernant ce lien, tenter de le reconstruire et de reconstruire la logique qui anime la chaine associative.
C’est sur le fond de cette hypothèse méthodologique d’écoute que se comprend le transfert, celui-ci est directement articulé à la question de l’associativité et ceci dès 1900 et L’interprétation des rêves où l’on peut lire
« On apprend … que la représentation inconsciente est absolument incapable en tant que telle d’entrer dans le préconscient et qu’elle ne peut y manifeste un effet qu’en se mettant en liaison avec une représentation innocente appartenant déjà au préconscient en transférant sur elle son intensité et en se laissant recouvrir par elle. C’est là le fait du transfert qui détient l’élucidation de tant d’évènements frappants dans la vie d’âme des névrosés. Le transfert peut laisser non modifiée la représentation préconsciente qui parvient ainsi à une intensité d’une grandeur imméritée, ou bien imposer à celle-ci même une modification par le contenu de la représentation transférante » (S.F 1900, Trad 2003 p.616-617).
Deux types de cohérence se dégagent de la perspective freudienne de l’époque. Soit la cohérence est conjoncturelle, elle est liée aux données singulières d’un moment de l’histoire du sujet, les liaisons sont alors établies sur le modèle du réflexe conditionné que nous avons évoqué plus haut, elles sont conditionnées par des éléments qui peuvent être fortuits et qui ne valent que par leur proximité ou leur simultanéité avec l’événement psychiquement marquant.
Soit elle est structurelle, ce que Freud dégagera petit à petit, elle est alors liée aux grandes questions, aux grands conflits et aux grandes difficultés de la vie humaine, et principalement à tout ce qui concerne la vie affective et sexuelle du sujet. Comme celles-ci sont la plupart du temps en contraste avec la vie sociale courante (qui est largement désexualisée) elles sont souvent refoulées, et ceci d’autant plus que Freud va progressivement mettre en évidence qu’elles sont aussi « attirées » par des formations organisatrices de la vie psychique inconsciente, des « concepts inconscients » (Freud 1917) les « formations originaires » qui prendront aussi un statut quasi structural dans sa pensée, un statut de « concepts inconscients » (1917).
C’est sur cette « théorie minimum » du fonctionnement psychique du sujet que l’écoute psychanalytique va se fonder, elle sera en latence dans son écoute, mais elle en organisera la forme. L’attention « également flottante », l’égalisation méthodologique de l’écoute qu’elle implique, qui prescrit de ne rien attendre de spécifique quand on écoute un analysant en cours de séance, pousse à ce que l’analyste, à son tour, « associe librement » en prenant les associations de l’analysant et leur rupture apparente de lien comme point de départ. La règle est la même pour les deux protagonistes de la situation psychanalytique, simplement elle joue dans un plan décalé pour l’analyste dans la mesure où pour le patient ce qui meut sa chaine associative ce sont les évènements inappropriés de son histoire, alors que ce qui met en mouvement l’associativité de l’analyste ce sont les blancs, les ruptures, les idées incidentes, les incohérences, les particularités des chaines associatives de l’analysant, l’analyste associe sur les associations de l’analysant et en particulier sur les ruptures de son associativité. La situation psychanalytique est une situation de co-associativité, d’associativité à deux.
L’associativité de l’analyste suppose une forme de double contrainte implicite. D’une part il associe « en double », en identification avec son analysant, il est « côte à côte » avec son analysant, sans quoi il ne perçoit rien de ce qui travaille celui-ci. Mais il est aussi en écart avec lui sans quoi il ne perçoit pas où l’analysant et la chaîne associative bute, là où les singularités de sa vie psychique inconsciente se manifestent. Théoriquement l’analyse propre de l’analyste lui a permis d’acquérir une liberté associative telle qu’il doit percevoir les ruptures associatives de l’analysant, là où il ne peut continuer de le suivre « en double », là où ses propres chaines associatives l’emmènent ailleurs que là où l’analysant va où semble aller, c.-à-d. là où les idiosyncrasies spécifiques de l’analysant se manifestent.
C’est aussi là que le travail d’interprétation-construction prend son sens, en lien avec ces ruptures où particularités de l’associativité de l’analysant. Quand Freud en 1938 dans Construction en analyse, se penche sur les critères qui peuvent guider l’analyste dans l’évaluation des effets de son travail d’interprétation-construction, il balaye d’un revers de manche les tentatives pour se fonder sur le seul accord ou désaccord de l’analysant : ceux-ci restent trop soumis aux effets de complaisance, de soumission, de résistance ou de révolte de l’analysant, trop soumis aux effets de suggestion ou de contre–suggestion, donc à l’état du transfert. Ce qui lui paraît plus pertinent est ce que j’ai proposé de nommer la « générativité associative » de l’intervention de l’analyste, c.-à-d. les associations que l’intervention rend maintenant possibles. Là encore c’est à l’associativité que le travail psychanalytique est référé, c’est en elle qu’il trouve son fondement et sa raison d’être, qu’il s’évalue.
L’horizon du travail psychanalytique, et sans doute de tout « véritable soin psychique », est de modifier les systèmes de régulation de l’associativité. Si elle est inévitablement et naturellement régulée par des systèmes d’inhibition qui lui permettent de s’ajuster aux situations rencontrées dans la vie courante, et qui supposent que certaines associations soient tenues sous le boisseau, les souffrances qui conduisent les sujets en analyse, ou qui se manifestent de manière « psychopathologiques », résultent toujours de systèmes de régulation marquées par des défenses excessives contre certains contenus psycho-affectifs. La psyché ne peut se passer de systèmes de régulation qui sont aussi des systèmes d’organisation[6], ses états internes dépendent de la nature de ceux-ci. L’enjeu fondamental du travail psychanalytique, est de faire évoluer les systèmes de régulation de la psyché et de permettre, toutes les fois que c’est possible, de développer une régulation par la symbolisation et la réflexivité[7] qu’elle rend possible. C’est quand l’associativité atteint un degré suffisant de complexité qu’elle peut se réfléchir et se découvrir mode de symbolisation et non « en soi » de la chose, alors que quand elle est trop inhibée elle reste prise dans une actualité qui en interdit l’appropriation subjective véritable. Mais pour bien saisir la complexité à l’œuvre il faut dépasser la référence à la seule associativité verbale.
À l’écoute de l’associativité non verbale.
La règle fondamentale concerne la nécessité de dire tout ce qui vient à l’esprit elle concerne donc l’associativité verbale. Et ceci a pu faire penser que l’associativité était « verbale », uniquement verbale, et donc que l’écoute de l’associativité se cantonnait à ce niveau d’écoute. Mais là encore une lecture attentive des textes de Freud montre que telle n’est pas sa position, il s’abonne plutôt à une théorie polymorphique de l’associativité qui suppose une écoute polyphonique de celle-ci. Reprenons le fil de ses textes.
Dans les Études sur l’hystérie tout d’abord, et plus particulièrement dans Psychothérapie de l’hystérie (1894) Freud montre comment il comprend l’utilisation de la méthode associative, et il apparaît clairement qu’il intègre complètement les différentes manifestations corporelles, en particulier tout ce qui relève des symptômes de conversion hystériques, qu’il entend comme « se mêlant à la conversation ». Mais dans son écoute il intègre aussi tout ce qui ressortit du registre mimi-gesto-postural qui lui aussi « à son mot à dire ». Il est à noter que pour Freud le symptôme ou la manifestation corporelle est traitée comme une instance de vérité, comme une boussole. Si par exemple un sujet déclare qu’il n’a plus rien à dire mais que le symptôme persiste, alors Freud suit l’indication donnée par le symptôme et il a la conviction que tout n’a pas été dit. C’est seulement quand le symptôme corporel a disparu que Freud considère que le complexe associatif se rapportant au symptôme a été totalement évoqué.
« En outre les jambes douloureuses commencèrent aussi à « parler » pendant nos séances d’analyse… en général au moment où nous commencions les séances la malade ne souffrait pas, lorsque par mes questions ou en appuyant sur sa tête, j’éveillais quelque souvenirs, une sensation douloureuse se produisait… elle atteignait son point culminant au moment où elle allait révéler des faits essentiels et décisifs… J’appris peu à peu à me servir de l’éveil de cette douleur comme d’une boussole. Lorsqu’il lui arrivait de se taire alors que la douleur n’avait pas encore cédée je savais qu’elle n’avait pas encore tout dit… ». (EH p117)
En 1913 dans un article consacré à « L’intérêt de la psychanalyse » Freud précise sa position en ce qui concerne l’idée d’un langage en psychanalyse il précise alors ce qu’il entend « par langage, pas seulement l’expression des pensées en mots mais aussi le langage des gestes et toute forme d’expression de l’activité psychique… ». Cette remarque couronne une série de remarques dont il a égrené différents textes d’exploration de la symptomatologie névrotique.
En 1907, dans l’article qu’il consacre aux Actions compulsionnelles et exercices religieux, Freud évoque le rituel d’une femme qui est obligée de tourner plusieurs fois autour de la cuvette d’eau salie par ses ablutions avant de pouvoir vider celle-ci dans les toilettes. L’analyse de ce rituel compulsif fait apparaître que, non seulement « les actions compulsionnelles sont chargées de sens et (mises) au service des intérêts de la personnalité », mais qu’elles sont aussi la figuration, soit directe soit symbolique, des expériences vécues et donc qu’elles sont à interpréter soit en fonction d’une conjoncture historique donnée, soit symboliquement. Ainsi pour ce qui concerne le rituel de la cuvette, il prend au cours de l’analyse le sens d’un avertissement adressé à la sœur de la patiente qui envisage de quitter son mari, de ne pas se séparer des « eaux sales » du premier mari, avant d’avoir trouver « l’eau propre » d’un remplaçant. Je souligne ici que, pour Freud, le rituel ne prend pas seulement sens dans la relation de la patiente à elle-même, donc sens intrapsychique, mais qu’il s’inscrit aussi dans la relation à la sœur de celle-ci, comme « message » adressé à celle-ci. L’action compulsionnelle à un sens, elle « raconte » une histoire, l’histoire, mais, c’est en plus une histoire adressée, un message, un « avertissement » dit Freud, pour la sœur de celle-ci.
L’acte « montre » une pensée, un fantasme, il « raconte » un moment de l’histoire, mais il montre ou raconte à quelqu’un de significatif, il s’adresse, et ceci même s’il n’assume pas pleinement son contenu, même si la pensée se cache derrière sa forme d’expression. L’acte « montre », il ne « dit » pas, il raconte, mais avance masqué.
En 1909 Freud prolonge sa réflexion concernant les attaques hystériques et la pantomime de celle-ci, dans une ligne qu’il avait déjà commencée à frayer dès 1892 et Pour une théorie de l’attaque hystérique. Dans Considérations générales sur l’attaque hystérique il souligne alors que, dans celle-ci, le fantasme est traduit dans le « langage moteur », projeté « sur la motilité ». L’attaque hystérique, et la pantomime qu’elle met en scène, lui apparaissent comme le résultat de la condensation de plusieurs fantasmes (bisexuels en particulier), ou de l’action de plusieurs « personnages » d’une scène historique traumatique. Par exemple, ce qui se donne comme l’agitation incohérente d’une femme, comme une pantomime insensée, prend sens si l’on prend soin de décomposer le mouvement d’ensemble pour faire apparaître une scène de viol. La première moitié du corps et de la gestuelle de la femme « figure », par exemple, l’attaque du violeur, qui tente arracher les vêtements de la femme, tandis que la seconde moitié de son expression corporelle représente la femme en train d’essayer de se protéger de l’attaque.
Là encore donc, la pantomime apparemment sans sens et qui apparaît au plan manifeste comme une agitation désordonnée, est éclairée si on peut analyser et décomposer les différents éléments qui en organisent secrètement l’agencement. Ce qui apparaît au premier abord comme « pure décharge » livre alors la complexité signifiante qui l’habite et se masque. L’hystérie « parle » avec le corps, elle montre ce que le sujet ne peut-dire, elle le cache ainsi. Déjà, à propos de la conversion, Freud avait souligné que le corps de l’hystérique tentait de dire les mots que le sujet ne pouvait accepter de prononcer et de prendre pleinement conscience. Par exemple, une nausée exprimera le fait langagier d’avoir « mal au cœur », et le mal d’avoir « mal au cœur » renverra, lui, à la forme métaphorique d’une peine de cœur, à un amour déçu. L’acte, dans les processus hystériques, peut être interprété comme le fut le représentant-affect, il est langage de l’acte, il est passage du langage par l’acte, plus que passage à l’acte
Mais il est langage adressé, adressé à soi, manière de se dire, mais aussi adressé à l’autre, en attente peut-être que ce qu’il dit sans savoir, sans le dire, soit entendu par l’autre et reflété par celui-ci. Dès les Études sur l’hystérie Freud note dans l’ensemble des scénarii ainsi racontés et mis en scène, la place tenue par ce qu’il nomme en 1895 « le spectateur indifférent ». La scène est adressée à ce spectateur, qui est aussi un représentant externalisé du moi, un double, elle raconte « pour » ce spectateur, elle est là encore « message adressé » à un autre, alors « pris à témoin » de ce qui n’en avait pas historiquement comporté.
Et encore en 1920 quand Freud entreprend l’analyse de la tentative de suicide de la jeune fille qu’on lui confie, – elle se jette d’un pont – il ne procède pas autrement que dans les cas précédents, il analyse le sens de l’acte, son langage, examine à qui celui-ci s’adresse, en l’occurrence le père sous les yeux duquel l’acte est commis.
Les exemples que nous venons de relever chez Freud appartiennent à l’univers névrotique, ils mettent en scène des représentants de l’économie anale ou phallique, ils appartiennent à un univers déjà marqué par l’appareil de langage, déjà encadré par celui-ci, donc à un univers déjà structuré par la métaphore. Le corps « dit », met en scène, ce que le sujet ne peut dire, mais qu’il pourrait potentiellement dire, le corps métaphorise la scène. La structure de l’acte et de sa mise en scène est ici narrative, Freud est clair, les scènes racontent un scénario, une histoire, l’histoire d’un pan de la vie qui ne peut être assumé par le sujet, elle appartient ainsi à l’univers langagier et à ses modes de symbolisation, même si c’est le corps qui « parle » et « montre », et si elle tente de raconter au sujet lui-même, elle est aussi et peut-être d’abord, narration pour un autre-sujet.
Le « spectateur indifférent » des Études sur l’hystérie, à qui le symptôme névrotique est adressé, deviendra simplement « spectateur anonyme » dans les scénarii pervers, variante, appartenant cette fois à l’univers narcissique, du premier.
En 1938, s’agissant cette fois de l’univers psychotique des patients délirants, et dans la foulée de la fin de Construction en analyse, dans lequel Freud propose la généralisation de ses énoncés de 1895 concernant la manière dont le sujet, fut-il psychotique « souffre de réminiscence », il étend aux états psychotiques la remarque selon laquelle les manifestations psychotiques se déroulent aussi sous les yeux d’un « spectateur indifférent », et apparaissent ainsi aussi comme « message adressé » à ce spectateur. Mais dès 1913, dans la partie consacré à l’intérêt de la psychanalyse pour la psychiatrie, Freud avait affirmé sa foi dans le fait que les actes, fussent-ils ceux des stéréotypies observées dans la démence précoce, c’est-à-dire la schizophrénie, n’étaient pas dénués de sens, mais apparaissaient comme « des reliquats d’actes mimiques sensés mais archaïques ». Il poursuivait alors :
« Les discours les plus insensés, les positions et attitudes les plus bizarres, partout où semble régner le caprice le plus bizarre, le travail psychanalytique montre ordre et connexion, ou du moins laisse pressentir dans quelle mesure ce travail est encore inachevé ».
L’état inachevé de 1913, est complété par les deux hypothèses qu’il propose en 1938 dans Construction en analyse où il souligne que le symptôme psychotique « raconte » l’histoire d’un évènement « vu ou entendu à une époque précédant l’émergence du langage verbal », donc avant 18-24 mois. Il ajoutera dans l’une de ses petites notes rédigées à Londres, que l’épisode est maintenu dans l’état, c’est la seconde hypothèse qu’il propose alors, du fait de la « faiblesse de la capacité de synthèse » de l’époque.
D’une certaine manière il sous-entend ainsi que ce qui a été vécu à une époque où le langage verbal n’était pas encore en mesure de donner forme à l’expérience subjective, va tendre à revenir sous une forme non verbale, une forme aussi archaïque que l’expérience elle-même, et donc dans le langage de l’époque, celui des bébés et des tous petits-enfants, donc un langage corporel, un langage de l’acte.
Pour terminer il nous faut évoquer les repères que Freud propose de la vectorisation de l’associativité en cours de cure.
Dans la situation psychanalytique standard tout est supposé aller vers la parole et la voix, si tout n’est pas verbal tout doit tendre à le devenir. Quand Freud présente la règle dite fondamentale à ses analysants il utilise la métaphore du train qui souligne bien ce fait majeur : « imaginez que vous êtes dans un train et que vous décriviez à un passager, qui ne le voit pas, le paysage qui défile sous vos yeux ». Cette métaphore prescrit un double transfert, une double transformation : transfert du champ moteur (sensori-moteur) – le train doit rouler –, dans le champ visuel – il s’agit de décrire un paysage -, puis transfert de cette forme visuelle dans l’appareil à langage verbal.
Ces trois « moments » profilent une méthode pour analyser ce dont la parole est porteuse en analyse, ce qui vient la « visiter » ou l’organiser, car si la méthode prescrit le double transfert dans la parole à la fois du champ sensori-moteur et du champ visuel, inversement l’écoute de la parole adressée en cours de séance, l’écoute de son vecteur vocal, peut être un bon moyen pour tenter de repérer aussi bien les conditions de son écoute que ce dont elle est porteuse de ces deux champs, ce que produit leur transfert dans la voix. Si le corps porte la parole et la voix, inversement la voix porte aussi les éprouvés corporels, elle est aussi porte-corps autant qu’elle est porte-parole. Ceci pour autant que les deux formes de transferts que Freud évoque dans sa métaphore puisse s’opérer, que l’analysant puisse transférer le champ sensori-moteur dans des représentations visuelles – comme dans le rêve – puis les représentations de choses visuelles dans l’appareil de langage. C’est à partir de l’échec de l’une ou l’autre de ces transformations que les contemporains engageront la question des aménagements de la méthode et du dispositif inventé par Freud.
[1] Résultats, idées problèmes, T I, PUF.
[2] Pour ceux qui voudraient plus de données sur cette question je renvoie à mon livre « Du baquet de Mesmer au Baquet de Freud » 1995, PUF.
[3] F Varela Connaître les sciences cognitives,
[4] (2005) Le cerveau des émotions, trad. Française O Jacob, Paris.
[5] On en trouve l’indication dans les Minutes de la société psychanalytique de Vienne.
[6] En ce sens j’aurais dû dire à chaque fois associativité / dissociativité si cela n’avait pas alourdi inutilement mon propos.
[7] L’instance qui commande la réflexivité est, Freud le souligne clairement en 1932 dans les Nouvelles leçons d’introduction, le surmoi et le type d’organisation du surmoi.
Ping : R. Roussillon: L’associativité psychique et la méthode psychanalytique – Free association IPSO