LE VISAGE DE L’ÉTRANGER ET LA MATRICE DU NÉGATIF CHEZ A.CAMUS.
- Roussillon
A.Camus est un auteur majeur de l’écriture sur et autour de la question de l’étranger et ceci pas seulement parce qu’il a écrit un roman éponyme mais parce que la question de l’étranger traverse, d’une certaine manière et sous des formes différentes, toute son œuvre. Ma réflexion portera donc non seulement sur l’étranger de Camus mais plus généralement sur la question de l’étranger chez Camus. Camus est en effet non seulement le romancier qui a obtenu le prix Nobel de littérature en 1957, il est aussi un essayiste de philosophie et un auteur de théâtre : il aime explorer les thèmes qu’il met au travail, et qui le travaillent, de différentes manières et avec divers langages.
Dans L’envers et l’endroit il livre sa compréhension de l’enjeu majeur de la création, sa « théorie » de la création – qui n’est pas sans rappeler celle que D.Anzieu soutiendra de nombreuses années plus tard dans Le corps de l’œuvre – à laquelle je me rallierais volontiers. Il écrit alors : « Pour être édifiée l’œuvre d’art doit se servir d’abord des forces obscures de l’âme ».
Nous sommes d’emblée au cœur de la question de l’étranger chez Camus, l’homme est « obscur à lui-même » comme il l’écrira encore dans Le premier homme, il est étranger à lui-même et l’enjeu de l’art et peut-être de l’écriture en générale est de tenter d’explorer cette part obscure de soi, de tenter de lui donner parole et forme.
La trilogie du négatif.
Si le thème de l’étranger traverse toute l’œuvre de Camus il est néanmoins particulièrement mis au travail dans ce qu’il appelle « la trilogie du négatif », ensemble de trois productions des années 1942-45 et qui regroupe une exploration de la question de l’étranger sous trois formes artistiques différentes.
-Le roman avec l’Étranger publié en 1942.
-L’essai philosophique et réflexif dans Le mythe de Sisyphe qu’il publie la même année.
-Le théâtre et la pièce produite en 1945 sous le nom de Caligula.
Cette trilogie présente un grand intérêt et constitue une contribution de première importance à la question du négatif tellement au centre de nos questions cliniques contemporaines. Elle profile ce que je serais tenté de nommer une « matrice du négatif », en soulignant la complémentarité et même la solidarité de plusieurs thèmes qui se présentent ensemble et ne cesse de renvoyer les uns aux autres, ne cesse de s’articuler entre eux.
Pour constituer la matrice du négatif je propose de mettre en série différents thèmes à partir des trois textes de la trilogie évoquée : l’obscur et l’étranger, les deux étroitement corrélés à l’ennui, ils communiquent avec l’absurde et le sentiment de l’absurde, tout à fait central aussi chez Camus, lui-même en lien avec la répétition, de manière exemplaire dans Le mythe de Sisyphe par exemple, et qui constitue l’un des facteurs essentiels du désespoir. Le désespoir surgit du sentiment d’une impasse, c.-à-d. d’une situation sans issue, ou plutôt dont les seules issues sont extrêmes : le suicide « seul problème philosophique sérieux » (Mythe de Sisyphe) et le meurtre (L’Étranger mais aussi, bien sûr, Caligula). À moins que toute l’œuvre de Camus ne représente la tentative pour ouvrir une autre issue : celle de la création, de la production créative.
La matrice du négatif.
Avant d’explorer plus avant comment tout cela se joue dans le roman l’Étranger, je ne trouve pas inutile de commenter rapidement les composants de la « matrice du négatif » que je viens de profiler succinctement.
–L’étranger.
Il peut apparaître à tous les niveaux du rapport de l’homme au monde qu’il s’agisse du monde interne ou du monde externe.
Le rapport d’étrangeté se joue d’abord, nous avons commencé à l’indiquer, dans le rapport à soi-même : pour Camus, comme Rimbaud le formulait magnifiquement, « je est un autre ». Cet autre se rencontre en soi, « dans la part obscure de soi » qui se tient dans les profondeurs, mais il peut aussi se rencontrer dans le reflet de soi que peut renvoyer, par exemple les miroirs ou ce qui en tient lieu. Dans L’étranger le héros, alors en prison et venant de rencontrer au parloir le sourire de Marie, cherche à « se » sourire du fond de sa gamelle, miroir improvisé et par défaut, mais ne peut parvenir à ce que la gamelle-miroir lui renvoie autre chose qu’un visage triste et sévère, qu’un visage qui lui reflète son évidente culpabilité. Le miroir se refuse au sourire de surface, à la volonté délibérée, il dit la part obscure, insistante, il reflète sur le visage cet étranger à soi mais en soi.
Mais le rapport à l’étranger se joue aussi dans le rapport global au monde. À l’origine du sentiment de l’absurde il y a un rapport au monde gouverné par la perte du sens. Mais dire la perte c’est encore beaucoup trop dire, la perte supposerait un sens acquis et perdu, l’homme chez Camus, l’homme Camus, semble plutôt confronté à un monde énigmatique, un monde lui-aussi « obscur », insensé, un monde dans lequel « rien n’est clair » et donc tout est ambiguë et échappe à la saisie, à « l’entendement », à « l’entente ». Dans Le mythe de Sisyphe Camus écrit « Il suffirait qu’une chose soit claire pour que tout soit sauvé ». Le rapport au monde est donc gouverné par le malentendu, et nous verrons que la formule est aussi à prendre au pied de la lettre.
On ne sera pas étonné dès lors que l’étrangeté soit aussi au rendez vous de la rencontre avec l’autre, les autres sujets. L’étranger n’éprouve guère d’empathie, il manque d’affect, il n’arrive pas à partager les affects des autres à partir de quoi il pourrait les rencontrer. L’étranger est seul, il s’ennuie. Le sens des relations humaines, de la rencontre humaine se tisse dans le partage émotionnel, dans la compassion, le partage d’affect qui donne compréhension de l’autre, qui constitue l’autre comme semblable, « proche », voisin, nebenmench comme dit Freud. Quand l’émotion est absente de la rencontre on reste étranger à l’autre, et l’autre étrange et étranger à soi. L’étranger s’ennuie, Sisyphe s’ennuie, Caligula s’ennuie, tous les héros de la trilogie du négatif s’ennuient mais, excepté peut être pour Caligula, aucun ne cherche à tromper l’ennui existentiel, aucun ne se dérobe.
C’est qu’il est inutile de vouloir se dérober à l’absurdité du monde. Le sentiment de l’absurde est le pivot de la matrice du négatif.
L’absurde.
Et l’horizon de l’ennui, du sentiment d’absurdité qui s’empare de l’homme dans sa relation au monde, l’horizon c’est le désespoir. La répétition indéfinie du même geste absurde de Sisyphe débouche sur la question cruciale la question fondamentale : « la vie vaut-elle le coup d’être vécue » et donc « le seul problème philosophique sérieux » est celui du suicide, celui de savoir jusqu’où il faut être conséquent avec l’arête vive de la question.
Mais la question de savoir si la vie, le vivre, vaut le coup d’être vécu, doit s’entendre aux deux niveaux que sollicite la formule.
D’un côté au sens général la vie vaut elle le coup, a t-elle de la valeur ?
Mais aussi, de l’autre côté, ce que je vis vaut-il le coup que je me le laisse vivre, que je me le laisse éprouver ? Et ce qu’il y a à vivre, dont la question de savoir s’il faut se le laisser éprouver est au centre, c’est le rapport à la mort, le rapport au deuil.
Le roman de l’étranger s’ouvre sur la mort de la mère et la question de son enterrement, la mort maintenant, mort effective de la mère, mais sans doute, au-delà, le « déjà mort » de la relation à la mère, peut-être même le toujours déjà mort de la rencontre avec la mère pour l’étranger.
La disparition de Caligula sur laquelle la scène de la pièce s’ouvre, est clairement interprétée par tous comme l’effet du décès de Drusilla, sa sœur bien aimée, incestueuse même sans doute. C’est la confrontation avec ce que cette mort révèle de la finitude de l’homme qui plonge Caligula dans le désespoir et la solitude, qui le rend étranger au commerce habituel des hommes et de ses tâches coutumières, qui l’exile du monde, le boute au dehors de la communauté.
Qu’elle issue dès lors peut elle s’offrir à l’homme absurde, au héros de l’absurde, comment réintégrer l’humaine condition, la communauté, comment sortir de la solitude du monde de l’absurde ?
Les héros de Camus s’engagent dans des formes de « logiques du désespoir », plus ou moins sophistiquées, plus ou moins extrêmes, plus ou moins efficaces.
Caligula, comme Sisyphe dans l’essai éponyme, et dans une certaine mesure celui que j’appelle, faute de nom précisé, l’étranger, vont tenter le partage paradoxal de l’absurde, de l’absurde du non partage, du non sens.
Caligula de la manière la plus radicale, mais il est empereur, son pouvoir est immense, par un renversement du mal en bien et du bien en mal. Caligula fait ici cause commune avec le Richard III de Shakespeare, autre homme de pouvoir, d’emprise, il tue, utilise son pouvoir pour détruire.
Mais là où les deux héros se séparent, là où Camus pousse la logique plus loi que Shakespeare, c’est dans le fait que Caligula cherche d’abord à tuer le sens, qu’il attaque la pensée, les croyances de ses concitoyens, il ne cesse de les placer dans des positions paradoxales, manie l’humiliation mais surtout le non sens, il s’attaque au sens du sens. À proprement parler Caligula ne se venge pas, ou pas seulement, il essaye de faire partager son sentiment de l’absurde en attaquant le sens même des choses de ses sujets. On pourrait peut-être relire le Richard III à la lumière de ce que nous enseigne la lecture de Caligula, Caligula est peut-être la clé e Richard III.
Dans Le mythe de Sisyphe Camus aussi essaye de faire partager sa conception désespérée du monde mais cette fois le moyen utilisé ne doit rien à un autre exercice du pouvoir que celui de la raison et de la pensée. Camus cherche à entraîner la conviction mais pas par le meurtre l’humiliation ou la violence, il utilise la seule emprise de la pensée, il tente d’entraîner la conviction, le vecteur change mais l’enjeu est le même : faire partager le sentiment de l’absurde, tromper la solitude de celui qui est pris dans le non sens existentiel, emporter le lecteur dans le monde de l’absurde, le convaincre.
L’étranger.
Nous pouvons maintenant en venir au roman L’étranger pour essayer d’examiner s’il nous livre quelque ressort d’intelligibilité de la matrice du négatif que nous venons de configurer.
Dans le roman tout bascule sur une plage. Il fait chaud, très chaud, c’est même « le même soleil » que celui du jour ou l’étranger a enterré sa mère. Il marche sous le soleil en direction d’une source fraiche, tendu vers cette source, antidote de la chaleur dans laquelle il est pris. Entre la source et lui s’interpose l’arabe, celui avec qui, lui et son ami Raymond, il a déjà eu maille à partir, sur le chemin de la source s’interpose cet obstacle. Il suffirait qu’il tourne les talons, qu’il renonce pour que rien ne bascule, qu’il retrouve son amie Marie, que la vie continue comme toujours, dans l’ennui certes mais aussi avec ses quelques plaisirs précieux. Mais il continue d’avancer, sous la chaleur et dans une espèce de « brouillard », de brume de chaleur, pris dans un état particulier dans lequel les limites se brouillent, s’estompent, se perdent. Il ne peut reculer, n’a plus le choix, ce qui le prend s’empare de lui, le pousse en avant. L’arabe ressent cette avancée comme une menace, sort son couteau qui brille sous le soleil. Là encore tout pourrait s’arrêter, il suffirait de renoncer de retourner sous la menace.
Mais l’étranger ne s’appartient déjà plus, il est dans un état étrange, étranger, peut être dans un autre temps, ce couteau qui brille appelle d’autres métaux qui brillent comme le soleil appelait d’autres moments de soleil. Les gouttes de sueur accumulées sur ses sourcils crèvent d’un coup et se répandent sur ses yeux, brulent et brouillent un peu plus le regard, les repères, les temps, il tire le révolver de Raymond de sa poche et tire. L’arabe s’affaisse, l’étranger tire encore et encore, quatre fois, quatre balles dans le corps déjà à terre. Il tire mais semble comme absent de son acte, étranger à lui-même, comme souvent mais plus encore à ce moment là. Pendant l’acte il était comme possédé, mais en même temps fidèle au rendez vous qu’il avait avec lui-même.
La suite du roman va se jouer autour de l’enjeu du procès. La légitime défense, l’arabe a un couteau en main, peut se plaider sur la première balle mais les quatre autres… ouvrent un autre enjeu de l’acte. Les rencontres avec le procureur vont petit à petit préciser qu’au delà du procès manifeste qui concerne le meurtre, un autre procès se profile et vient se mêler au premier, un autre procès peut–être plus fondamental que le premier. Cet autre procès prend parfois l’allure d’un procès portant sur l’intention sous jacente au meurtre, mais il trouve beaucoup plus sûrement son fondement dans le procès de « l’étrangeté de l’étranger », c.-à-d. le procès de son rapport au monde, aux autres, de son absence apparente d’affect, de son indifférence, de la manière dont il se retire psychiquement des situations difficiles, dont il se retire du monde et devient étranger à celui-ci. C’est bien le procès de l’étranger, de celui qui est en exil affectif à lui même et au monde, qui va être conduit par le procureur.
Et cet autre procès va glisser de la scène de la plage, de la scène du meurtre à la scène de l’enterrement de la mère, à la scène qui inaugure le roman. Bien sûr le lien entre les deux c’est d’abord l’étranger lui-même qui l’effectue quand il remarque qu’il retrouve sur la plage le « même soleil » que le jour de l’enterrement. Mais le lien est aussi,- est-ce délibéré ou fortuit dans l’intention de l’auteur ? – celui qui relie le couteau qui brille sous le soleil et les multiples exemples de ce qui brille au moment de l’enterrement. Je reviendrais plus loin sur un détail précis à propos de ces objets qui brillent, mais pour l’heure je propose un petit excursus théorique.
C’est sans doute l’un des signes du talent de Camus que d’avoir introduit le petit détail du couteau qui brille dans le déclenchement de l’acte meurtrier de l’étranger. Ce couteau qui brille se présente, dans la clinique du texte, mais aussi à la lumière de ce que les analyses des gestes meurtriers révèlent de manière très fréquente, comme un moment ouvrant à un retour hallucinatoire qu’un pan du passé non intégré.
Quand en 1937 dans Construction en analyse Freud se penche sur les modes de retour du passé il évoque de tels modes de retour marqués par ce qu’il nomme alors « excessivement clair » et qui est caractérisé par une lumière particulière présente dans un souvenir anodin. Cette même caractéristique sensorielle qu’il relevait déjà dans ses premiers travaux et en particulier l’article sur le Souvenir écran. Or dans le texte de 1937 Freud, d’un coup, comprend le sens de cette clarté particulière, de ce brillant particulier – déjà souligné dans le fétiche de l’homme au loup repris dans l’article de 1927 sur le fétichisme -, ce brillant particulier indique la présence de ce que j’ai proposé de nommer (1995) « une boursouflure hallucinatoire » de la perception c.-à-d. la présence du retour hallucinatoire d’une expérience antérieure non intégrée. Il comprend du même coup l’enjeu même du processus hallucinatoire et, partant, du sens du délire qui tente d’inscrire dans le présent cet élément issu du passé traumatique.
L’hallucination est le produit du retour d’expériences primitives, précédant l’apparition du langage verbal précise-t-il, non appropriées, non intégrées et qui viennent se mêler au présent, qui trouvent dans le présent matière à la fois à inscription et à déguisement.
Revenons au procès, le procureur mène la charge pour convaincre les jurés qu’ils n’ont pas seulement à juger du meurtre d’un homme, mais que le meurtre est un meurtre contre l’humanité, un meurtre de l’humanité de l’humain. On pense bien sûr ici à la thèse de M.Edrosa qui souligne cette caractéristique chez les tueurs en série.
Alors le procureur fait défiler les témoins, pas ceux du meurtre lui-même, le meurtre ne fait pas problème, il n’est pas le problème, plutôt la solution, la tentative de solution, il appelle à la barre les témoins de l’enterrement de la mère de l’étranger, il propose de comprendre l’enjeu du meurtre de l’arabe à partir de l’état d’âme de l’étranger au moment de l’enterrement.
Et ceux-ci viennent dire l’indifférence, viennent dire insensibilité, viennent dire l’absence de larme de l’étranger, viennent dire son inhumanité.
Dès lors aussi le procès bascule, ce qui est alors jugé ce n’est plus le meurtre de l’arabe, le meurtre de l’homme, c’est le meurtre de l’affect, le meurtre de la psyché, le procès devient celui de l’absence au monde, de l’exil à soi.
Le procureur a dès lors beau jeu de montrer combien est horrible le meurtre qui s’accompagne de la mort de l’humanisation par l’affect, la sensibilité, dans un ultime retournement il établit un lien avec le procès qui va suivre, procès pour parricide. L’insensibilité de l’étranger au moment de l’enterrement de sa mère est comme le meurtre de celle-ci, l’étranger en restant insensible a donc tué père et mère.
Le visage de l’étranger.
Le procureur n’a pas totalement tort dans son analyse, de nombreux ponts associatifs relient la scène de la plage et la scène de l’enterrement, mais il a une forme de « contre-transfert » négatif, il manque de bienveillance, manque la question de l’enjeu de fond, il manque la question centrale de l’étrangeté, celle de sa cause.
Là le clinicien doit pouvoir aller plus loin.
Quand pendant le procès on demande à l’étranger pourquoi il a tué ?, il ne peut que répondre : « à cause du soleil ». La réponse fait rire, elle terrorise en même temps l’auditoire, elle apparaît comme absurde, elle dit l’absurde de ce meurtre. Mais le clinicien entend, il entend l’étranger dire sur le chemin de la source « c’était le même soleil que le jour de l’enterrement ». Les deux scènes ne sont pas associées que par la charge du procureur, elles sont aussi associées dans la psyché de l’étranger et ceci dès le départ. C’est le même éblouissement, le même éclat, la même chaleur. Celle qui fait s’évanouir l’ami de cœur de la mère lors de l’enterrement, qui lui fait quitter la scène. L’ami de cœur celui qui serait en position de faire couple avec la mère, en position d’être le père donc, disparaît de la scène, disparaît pendant un moment, s’évanouit comme la raison de l’étranger va s’évanouir sur la plage.
Nous l’avons évoqué l’éblouissement, l’extrême clarté est le signe clinique d’une boursoufflure hallucinatoire, d’un point de collapsus entre deux temps, deux scènes, d’un point de suture qui « colle » ensemble ces deux scènes[1].
L’un des reproches majeurs du procureur est que, lors de l’enterrement, l’étranger n’avait pas voulu voir le visage de sa mère morte. Le garde avait laissé le couvercle du cercueil non clos pour pouvoir le soulever facilement. Les vis, apparentes, brillaient, elles brillaient comme le couteau de l’arabe avait briller au soleil, « le même soleil » que ce jour là. L’étranger avait refusé de voir le visage de sa mère, le visage de la morte, mais l’attention s’était portée sur l’infirmière, déplacée sur celle qui avait le visage bandé et le garde avait évoqué le chancre qui lui avait dévoré le visage, le nez. De la vis qui brille l’étranger glisse vers le visage bandé, inexpressif, caché, peut être sévère à l’égard de celui qui ne veut même pas voir sa mère.
C’est un visage sévère que lui renvoie aussi en miroir le fond de sa gamelle dans la prison, lorsque, après avoir souligné le sourire insistant du visage de Marie, sa seule visite, sa seule amie, il cherche en vain à se sourire à lui même. Le miroir ne reflète pas son sourire, le visage dans le miroir est sévère, il ne parvient pas à dérider son image dans le miroir, malgré tous ses efforts.
Camus évoquera dans Le mythe de Sisyphe, comme l’une des expériences majeures de l’absurde, celle dans laquelle « le visage de la femme aimée devient étranger ». Dans Caligula, juste avant la bascule du héros dans le meurtre en série, Camus évoque un dialogue avec Caesonia, un dialogue ou le visage de la femme apparaît froid, cruel, insensible, implacable, et c’est la bascule dans l’acte. De manière répétitive dans l’Étranger, le héros souligne le silence de sa mère, leur absence d’échange, ils n’ont rien à se dire, ne partagent rien. C’est même ce qui a poussé la mère à rejoindre cet asile. Pas d’écho sur ce visage, pas de réponse.
Camus conclu l’argument de la première partie du Mythe de Sisyphe par une formulation qui résume l’essentiel de celle-ci et définit l’absurde : « l’absurde naît de la confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde ».
Là tout est dit, l’essentiel est là, ce qui fait de l’Étranger un étranger, à soi, au monde, aux autres, ce qui fait basculer le monde dans l’absurde c’est « le silence déraisonnable du monde ». Mais ce que Le mythe de Sisyphe ajoute à l’Étranger, ce que l’étranger ne dit pas, ne rappelle pas, c’est que le silence vient en écho de l’appel, c’est qu’il vient comme l’absence de réponse à l’appel, l’absence d’écho.
Le visage reste sévère, froid, la voix silencieuse, l’appel humain sans écho, et l’absurde tombe sur le monde, la culpabilité primaire, non symbolisée, le sentiment d’être porteur d’une forme d’inhumanité, l’envahit.
Dès le début de l’Étranger le héros s’excuse, se sent coupable, et ceci de manière répétitive, qu’il souligne, comme il souligne l’absurdité de ses excuses et de son sentiment de culpabilité. Coupable de dire à son patron que sa mère est morte, qu’elle soit morte, qu’il doit aller à son enterrement, coupable que celui-ci ait lieu un vendredi et que cela prolonge le week end, coupable de tout et de rien, coupable des évènements, de tous les évènements qui modifient le cours des choses, coupable de ce qu’il ressent, coupable de ce qu’il ne ressent pas.
Le sentiment de culpabilité incernable est ce qui pousse au crime souligne Freud dans son article de 1916 Criminel par sentiment de culpabilité, le crime tente de donner contenu à ce sentiment venu d’ailleurs, perdu dans les formes de l’inceste premier, dans les temps du narcissisme primaire, perdu dans les reflets sévères du miroir premier, du visage de la mère.
L’Étranger devient étranger par absence d’échos, de reflets, à ses appels, à ses élans, il devient étranger et meurtrier, de sa psyché, de son humanité affective, quand il rencontre l’éblouissement de cet écran vide, sans image, masqué.
Le psychanalyste contemporain aura reconnu le lien avec l’hypothèse de D.W.Winnicott concernant le visage de la mère comme premier miroir, comme miroir identifiant, permettant à l’infans d’identifier ce qui est encore obscur en lui, ce qui est énigmatique. C’est bien parce que la mère du petit bébé, partage, reconnaît, identifie ce que l’enfant cherche à exprimer, son appel, son élan, que celui-ci s’éclaire et que « tout est sauvé ». La mère à cet âge là c’est le monde, le seul monde, tout le monde que connaît le bébé.
Inversement l’absence d’échos, de reflet, de partage, assombrit le miroir ou le rend aveuglant, et « l’ombre de l’objet tombe sur le moi », l’ombre de l’objet envahit le moi, tombe sur le monde, le rend absurde, le rend « obscur ». C’est là, dans ce moment de mélancolie blanche, froide, que le désespoir prend forme, le désespoir absolu, celui qui désignifie le monde.
Camus évoquait, nous l’avons rappelé, les seules issues au désespoir de l’homme absurde : le suicide et le meurtre. La trilogie du négatif montre qu’une troisième issue existe quand tout cela peut être mise en scène représenté, pensé : la création. Car camus ni ne tue, ni ne se suicide, même s’il vit une vie à risque, s’il prend des risques dans la vie, Camus crée, il produit une œuvre, laisse une trace, pense pour les autres, partage la peine des mal aimés, s’engage et plaide pour dénoncer les victimes que sont les arabes, pour dénoncer les bourreaux nazis…
Du coup il éclaire l’un des enjeux de la création, peut être l’enjeu central, majeur de celle-ci. Créer ici c’est tenter d’apporter de la lumière à l’ombre première, « on crée avec la partie obscure de soi » écrit-il dans L’envers et l’endroit, on crée pour tenter de l’éclairer. On crée pour rendre malléable ce qui ne le fut pas assez dans l’environnement premier, pour tenter de le rendre malléable. Les dispositifs de création portent la trace de cette non malléabilité première, le processus celle de l’effort du sujet pour la transformer et l’ajuster à soi, quelle soit pierre, métal dur, énigme absurde ou que sais-je encore.
[1] Sur ce point cf. 2012- M Ravit et R.Roussillon, La scène du crime : cette autre image des confins de la subjectivation, Revue Française de Psychanalyse N°4, Tome LXXVI, PUF, Paris, p- 1037-1051.