Logique de la création

Logique de la création 10

Logiques de la création et le risque de l’objet.[1]

  1. Roussillon.

RR. En venant j’ai croisé V. Novarina qui passait dans le couloir, il m’a dit « vous parler de la création mais je ne vois guère de créateurs sur votre tribune ». J’ai été saisi du fait, il avait raison, pas de droit de réponse dans tout cela. J’ai réfléchi, réfléchi encore, et d’un coup je me suis dit « qu’il vienne donc avec moi sur cette tribune, qu’il vienne donc dire ce qu’il veut dire, ce qu’il a à dire, à sa manière propre, cet homme de création qui sait ce qu’écrire veut dire, parlons à deux voix, je prend le risque de cette parole à deux ». J’ai donc décidé de l’inviter, je lui donne d’ailleurs tout de suite la parole, et nous alternerons nos discours.

  1. La parole porte devant nous l’étonnement de parler et notre premier silence devant les mots. Tous vraie parole garde toujours pour nous cette face cachée. C’est parce qu’elle nous vient de la nuit. C’est dans la nuit que nous avons tous répété pour la première fois des noms et commencer à parler. C’est dans la nuit que nous avons pour la première fois entendu.

À l’image mécanique et instrumentale du langage que nous propose le grand système marchand qui vient étendre son filet sur notre occident désorienté, à la religion des choses, à l’hypnose de l’objet, à l’idolâtrie, à ce temps qui semble s’être condamné lui-même à n’être plus que le temps circulaire d’une vente à perpétuité, à ce temps où le matérialisme dialectique, effondré livre passage au matérialisme absolu – j’oppose notre descente en langage muet dans la nuit de la matière de notre corps par les mots et expérience singulière que fait chaque parlant, chaque parleur d’ici, d’un voyage dans la parole ; j’oppose le savoir que nous avons, qu’il y a, tout au fond de nous, non quelque chose dont nous serions propriétaire (notre parcelle individuelle, notre identité, la prison de moi) mais une ouverture intérieure, un passage parlé.

RR. Je remercie Valère de cette ouverture qui pour moi va droit à l’essentiel du premier point que je voulais soulever et qui me semble faire consensus entre nous, et ceci au delà de la seule question de l’écriture, dans tout processus créateur. L’hypothèse en a été en premier formulée par D.Anzieu dans son magistral Corps de l’œuvre : l’œuvre a une structure narcissique, nécessairement, elle prend son sens de tenter de soustraire au fond de l’expérience humaine un fragment d’expérience subjective traumatique qui n’a pu être saisi en son temps et qui hante encore maintenant les alcôves de la psyché de l’auteur. Un fragment qui, a rester ainsi en souffrance de symbolisation et d’appropriation subjective, apparaît comme étrange et étranger à soi même, comme extérieur, traversant. Oui Valère tu veux intervenir ?

  1. N. Nous le savons tous très bien tout au fond, que l’intérieur est le lieu non du mien, non du moi, mais d’un passage, d’une brèche par où nous sommes saisit d’un souffle étranger. À l’intérieur de nous, au plus profond de nous, est une voie grand ouverte : nous sommes pour ainsi dire troué, à jour, à ciel ouvert – comme les toitures des cabanes à la fête de Soukkot. Nous le savons tous très bien, tout au fond, que la parole existe en nous, hors de tout échange, hors des choses, et même hors de nous.

RR. Tu serais donc d’accord là dessus avec nous, les psy, au fond du processus créateur il y a une expérience antérieure non subjectivée, non appropriée ? Mais nous soulignons aussi la nature traumatique et archaïque de cette expérience première, soulignons que son essence est sensorielle, sensori-motrice même sans doute, qu’elle est inscrite en nous dans une forme de langage qui précède le langage verbal, ensuite l’effort sera de reprendre cette expérience pour tenter de lui donner une forme « audible » une forme transmissible, éventuellement partageable. Mais au départ il y a ce rapport au corps premier, au corps de soi non totalement reconnu comme corps de soi avant de recevoir l’écho de l’autre, des autres.

Valère es-tu d’accord sur ce fond corporel de la parole humaine, prise au sens large ? Et toi il me semble que c’est que tu cherches à faire à travers le langage verbal, faire passer cette expérience sensori-motrice.

  1. Parler n’est pas communiquer. Parler n’est pas s’échanger et troquer – des idées des objets – parler n’est pas s’exprimer, désigner, tendre une tête bavarde vers les choses, doubler le monde d’un écho, d’une ombre parlée ; parler c’est d’abord ouvrir la bouche et attaquer le monde avec, savoir mordre. Le monde est par nous troué, mis à l’envers, changé en parlant. Tous ce qui prétend être là comme du réel apparent, nous ne pouvons l’enlever en parlant. Les mots ne viennent pas montrer les choses, leur laisser la place, les remercier poliment d’être là mais d’abord les briser et les renverser. « La langue est le fouet de l’air » disait Alciun : elle est aussi le fouet du monde qu’elle désigne.

RR. Donc tu n’es qu’à moitié d’accord et tu insistes aussi sur ce que la parole fait subir au monde, je suis assez en accord avec toi sur ce point mais je reviendrais plus tard sur cette question qui pour moi est celle du partage. Mais nous ne sommes pas obligés non plus d’être en accord, l’important ici est notre échange.

Je voudrais maintenant aborder un point, en lien avec le caractère d’abord traumatique de l’expérience première, un point sur lequel les artistes ne suivront pas nécessairement mais que la clinique du trauma met, elle, bien évidence. L’expérience première est conservée dans un langage qui n’arrive pas à se reconnaître comme tel, et qui faute de l’être semble condamner le sujet à une forme d’exil à lui-même. Tapi dans le fond de l’être ce sentiment d’exil à soi-même laisse au sujet non seulement le sentiment d’étrangeté souvent relevé dans les analyses, mais aussi un sentiment « d’exception », de faire exception ou d’être dans une position subjective d’exception, hors de l’humaine condition courante.

Ce n’est sûrement pas un hasard si nos cultures occidentales traitent les créateurs d’une manière particulière, leur confèrent le statut d’être « originaux », « à part », leur reconnaît le droit à une forme d’extraterritorialité sociale, à une forme de « folie » acceptée, reconnue de plein droit. Quand on dit de quelqu’un « c’est un artiste », on ouvre cet espace social particulier, espace dans lequel une partie des jugements sociaux communs est suspendue, mise entre parenthèse, souvent avec une forme de tendresse.

Mais en même temps l’effort présent dans la production artistique est un effort d’inscription, une recherche de partage, de reconnaissance. C’est pourquoi elle doit être transmise « en acte », « de fait », c’est là qu’elle transforme l’autre, l’auditeur, le spectateur, elle lui impose quelque chose de l’expérience, pas seulement en image mais aussi en fait, pour « de vrai », elle lui fait ressentir, lui fait partager l’éprouver même, du moins elle tente ce partage, elle en prend le risque et le pari. Le mouvement porte l’espoir d’un répondant, d’une reconnaissance, mais aussi le drame potentiel d’une surdité, d’un rejet. L’expérience subjective traumatique, vécue dans un sentiment de solitude qui menace de bouter le sujet hors de l’humaine condition, doit pouvoir être partagée avec au moins un autre, appelle la reconnaissance par au moins un autre. C’est cette reconnaissance qui permet au sujet de réintégrer l’expérience exilée, qui lui permet de la remettre au présent de sa subjectivité, mais elle suppose que l’appel soit proféré et entendu, identifié. Je te sens plutôt en accord Valère mais tu as envie de le dire à ta façon…

  1. Tout langage est à l’invectif. Il y a un appel, un coup porté par le moindre mot. Chaque mot divise un morceau du réel dans ta bouche. Ici est un lieu, dans ta bouche, où il y a écartèlement de l’homme par l’espace et où nous écoutons apparaître le vide, l’espace venir battre. Il s’entend un souffle. Le réel respire. Dans la pensée, une source d’air est ouverte : apparaît de la naissance d’espace entre les mots. La langue est en fugue, en fuite, en vrille, poursuivie, poursuivante, chassée et ouvrant. C’est quelque chose qui creuse : cavatine ; nous apparaît alors, étranger et devant nous notre corps le plus proche : le langage. Notre chair mentale, notre sang. P 18

RR. Donc tu insistes aussi sur le fait que l’autre n’est pas toujours au rendez-vous, ou que le manque premier, le vide laissé par le manque de l’objet premier, par sa surdité ou son absence de reflet et d’écho continue de venir hanter la parole tentée, appel d’air qui à la fois motive le mouvement mais peut aussi être son drame.

Ce que tu dis de la langue, il me semble que c’est le mode de « souvenir » de ce qui s’est passé avec l’objet premier, comme si l’expérience première venait se rejouer autour de la langue elle-même, ou plutôt autour de la parole. L’objet échappe, a échappé, insaisissable, « en fuite » comme tu dis, « en vrille » dans une espèce de torsion du sens, à la fois harcelée à force d’éviter les échos et réponses, et harcelante dans l’appel qu’elle produit.

VN Oui ! La parole se souvient annonce et transmet ; elle nous traverse et passe par nous sans qu’on sache. Les mots ne sont pas des objets manipulables, des cubes agençables à empiler, mais des trajets, des souffles, des croisements, d’apparences, des directives, des champs d’absence, des cavernes et un théâtre de renversement : ils contredisent, ils chutent. La langue ne saisit rien, elle appelle – non pour faire venir mais pour jeter de l’éloignement et que vibre la distance entre tout ; elle prend sans prendre, éloigne-rapproche ; elle maintient au loin et touche. Il y a une dynamique verbale, une physique-antiphysique, un drame géologique de la parole. Le langage est une terre, un sol : ici sont les ondulations, là les traces, des failles ; ici des soulèvements, des entrailles, des plis ; là des effondrements, des gouffres ; ici des poussées. La langue est une matière innommable, invisible et très concrète, sédimentée. Elle bat, elle ondule, va et vient. On est dedans comme dans le théâtre de la matière universelle. ( p 21)

Le mot humain est une prophétie d’animal ; la parole appelle ne nomme pas. Le français le dit « nous ne nommons pas les choses nous les appelons ». Nous les appelons par ce qu’elle ne sont pas là, parce que nous pas leur nom. Si nous appelons les choses, c’est parce qu’elles ne sont pas vraiment là. Nous ne sommes pas des bêtes parlantes qui s’expriment, mais des animaux de prophéties. Prophète vient de nabi, verbe nâbâ qui veut dire appeler. Les prophètes sont des appelants. Les mots précèdent les choses ; au commencement il y a leur appel.

RR. Si je ne te suis pas sur les accents lacaniens de ce que tu avances qui place le verbe au début et au-dessus de tout, par contre il me semble que ce que tu évoques va dans le sens d’une hypothèse que nous avions avancée avec C.Serre, selon laquelle se transfère dans le langage quelque chose du rapport premier du sujet à l’objet, qu’il retrouve dans le rapport à la langue, à ses langues, car cela vaut aussi pour les langues non verbales, des éprouvers en lien avec l’objet premier. Si celui-ci a été fuyant, la parole et la langue tendent à fuirent, s’il a été insaisissable, quelque chose dans le rapport à la langue et à la parole est vécu comme insaisissable … En même temps, car le processus a toujours deux faces, l’effort est de tenter de dépasser cette expérience première, de « faire appel » de ce qu’elle a condamné par son absence de reflet, d’écho.

L’une des fonctions de l’objet premier, l’un des enjeux des rencontres premières, est l’expérience et l’éprouvé de la fonction « symbolisante », c’est ce qui concerne cette fonction symbolisante qui tend ensuite à se transférer sur les futurs médium de la symbolisation, sur les « langues » de la symbolisation. Et ce transfert est autant transfert et espoir de la fonction « potentielle », que transfert et répétition de ses aléas historiques.

Tu voulais ajouter quelque chose Valère avant de partir ?

  1. Notre parole est un trou dans le monde et notre bouche comme un appel d’air qui creuse un vide – et un renversement dans la création. Les cris des bêtes désignent, le mot humain nie. Les choses que nous parlons c’est pour les délivrer de la matière morte. La parole n’est pas un commentaire, une ombre du réel, le monnayage du monde en mots, mais quelque chose de venu dans le monde comme pour nous en arracher. La parole ne double pas le monde de mot, mais jette quelque chose à terre. P-17.

RR. « Délivrer de la matière morte » dis tu, cela me va bien, mais pour moi ce n’est pas inhérent au langage lui-même, mais inhérent à la rencontre de la tentative de parole première avec un objet inerte, un objet qui a pris dans sa gangue de « mère morte » l’appel premier et qui l’a dépouillé par son silence, son absence de réponse, de sa vitalité première, de son élan vital, qui l’a « mortifié » dans sa gangue. Ensuite « l’ombre de l’objet » tombe sur la langue, et les tentatives futures seront de tenter de « jeter à terre » cette dépouille de l’objet, d’en arracher le destin funèbre pour lui rendre sa vitalité première. Mais pour cela il faut un autre objet, un nouvel objet, il faut tenter sa chance une nouvelle fois.

Tu nous laisses Valère, le train de ta vie propre à prendre, merci de cet accompagnement, je vais poursuivre seul, en manque de double, à devoir penser le double dans la création, le penser sans double.

L’objet sans retour et le sujet perdu.

Tous d’abord le sujet est perdu. La clinique de la création n’est pas une clinique de l’objet perdu, et ceci même si c’est la clinique d’un mouvement mélancolique, c’est une clinique du sujet perdu, du sujet perdu dans l’objet, du sujet perdu par manque de se trouver dans l’objet, de se retrouver dans l’objet, dans les échos et réponses de celui-ci, d’un « objet sans retour ». Ce qui n’a pas été primitivement réfléchi par l’objet, ce qui d’essentiel pour le sujet n’a ainsi pas pu avoir lieu pour se reconnaître et s’investir, c.-à-d. « l’ombre de l’objet », tombe ensuite sur le moi, s’implante en lui comme un corps étranger, installe en lui un corps composé de ce qui de lui n’a pas été réfléchit et qu’il n’a pu reconnaître comme sien, et de la torsion que l’objet lui a fait subir par les particularités de ses échos et silences. Le corps intrus ainsi installé, le moi est mis en demeure de « l’assimiler » (Freud 1926), tel le grain de sable dans l’huitre perlière.

Cette tentative d’appropriation est une question de survie psychique. Dans la création il s’agit de crever, mais crever quoi ? demandait Alain Ferrant. Je propose la réponse suivante : crever la bulle de l’ombre de l’objet, crever l’enclave, crever la langue quand c’est elle qui porte l’ombre comme chez Valère. Car quand l’expérience traumatique fait retour, le retour de la déception première menace aussi. Et le processus est pris dans une forme de double contrainte : intégrer l’expérience de déception et pour cela la répéter / éviter le retour de la déception première.

C’est pourquoi il y a un enjeu majeur de la création en tant que mode de tentative de symbolisation des expériences traumatiques premières : éviter le risque de l’objet, éviter le risque de la répétition de la déception première, celle de la rencontre avec un objet qui ne renvoie rien, ou qui renvoie mal au sujet un reflet de lui dans lequel il peut se reconnaître et s’identifier, se trouver.

S’il s’agit donc bien, comme toujours, de répéter, il s’agit tout autant de répéter autrement, de répéter sans le risque de l’objet. Mais pour répéter autrement il y a besoin d’un transfert sur l’objet, besoin d’une « matérialisation transférentielle ».

Le sujet est donc à la recherche d’un dispositif construit de telle sorte que l’objet soit rencontré, rencontré sans risque de retour de la déception, ou du moins, car comme on dit « le risque zéro n’existe pas », en limitant le risque au maximum, un dispositif qui protège du risque de l’objet, du risque d’un « objet sans retour ». Le corps social a bien perçu cet enjeu, il propose un espace social particulier : « le champ culturel » avec des lois et règles particulières, hors jugement (« des goûts et des couleurs … »), « transitionnel » dit Winnicott, un espace dans lequel la question du statut de l’objet, mais aussi du statut subjectif de la création, n’a pas à être posé, ne doit pas être posé.

Au sein de l’espace social ainsi délimité il s’agit ensuite de trouver la « matière » dans laquelle tenter de loger la sensori-motricité de l’expérience première, de trouver « l’objeu » dans lequel elle va pouvoir prendre forme et forme symbolique, le médium dans lequel va pouvoir être transféré le trauma premier : c’est l’un des enjeux majeur du dispositif créateur. La question du choix du médium revêt une certaine importance, il doit bien sûr être « malléable » comme je l’ai avancé à diverses reprises, c.-à-d. susceptible de recevoir une série de transformation, de recevoir la forme analogique de l’expérience, mais tout médium, même malléable possède néanmoins ses propriétés sensori-motrices propres, spécifiques. Il faut donc en plus qu’une certaine adéquation sensorielle soit possible avec les aspects sensoriels de l’expérience : on n’hallucine pas la douceur d’un sein dans le tranchant d’un objet dur ! On n’hallucine pas la dureté d’une expérience dans l’évanescence de forme d’un médium liquide…

Mais la geste du processus créateur compte aussi, c’est là que les aspects moteurs peuvent éventuellement se retrouver. Le geste du peintre mais aussi celui de l’écrivain de plume sont importants, dureté du pinceau, grosseur du trait, dureté de la plume, souplesse de ses pliures sont souvent choisis avec soin, chaque créateur engagé dans le transfert d’une expérience intime de soi est confronté à ces questions. Il y a des choses qu’on ne peut pas écrire avec certaines plumes, d’autres qu’on ne peut dessiner avec certains pinceaux, certaines matières, d’autres qu’on ne peut sculpter avec certains burins. Le papier d’écriture ou de dessin, la matière à travailler sont aussi choisis avec soin, chaque détail du dispositif compte dans le « rendu » de l’expérience. Elle est multisensorielle et les divers aspects de la sensorialité engagée, hallucinée, doivent pouvoir trouver une perception sensorielle d’accueil.

Si le médium choisi est celui du langage verbal, de l’écriture, crayon, stylo, papier peuvent receler des enjeux déterminants, mais la matière même du langage aussi bien entendu. C’est dans le style alors, dans sa pragmatique, son rythme, son tempo et tous les aspects « malléables » dont il est capable, qu’une certaine sensorialité trouve une place, mais aussi bien sûr dans le choix des mots, leur sonorité, les prosodies qu’ils autorisent, et qu’autorise les ponctuations, que d’autres aspects de l’expérience initiale viennent se rejouer. Une œuvre ne se travaille jamais dans la seule question du sens manifeste, ni même dans les métaphores obsédantes latentes de l’auteur comme on l’a cru un certain temps, une œuvre se travaille dans la mise en scène sensorielle qu’elle trame, dans les correspondances plus ou moins secrètes qu’elle tisse entre les différents élément du dispositif. Chez Novarina, qui utilise aussi les hommes de théâtre pour vectoriser son travail, il y a aussi le jeu des corps sur la scène, leurs déplacements et divers mouvements, les variations de déclamations et tout ce qui fait que la scène théâtrale est un espace de jeu et de figuration, de « présentation » tout autant que de représentation.

Mais tout ce dispositif suppose aussi que l’objet, celui à qui on s’adresse, soit « tenu », qu’il ne se dérobe pas à ce qui traverse la mise en scène, la mise en œuvre, à ce qui se transfère à travers elle, qu’il soit « séduit », fasciné, d’une certaine manière immobilisé pour l’injection qui se prépare. C’est une dimension toujours présente mais pas toujours soulignée, on ne peut comprendre l’œuvre considérée comme présentation seconde d’une expérience non symbolisée initialement, sans inclure le spectateur, l’auditeur, le lecteur dans l’analyse. Tout est fait pour que le risque de l’objet soit réduit, le risque de la déception par l’objet tout autant que celui de la déception de l’objet, tout est fait pour qu’il soit contraint par l’œuvre et ses enjeux, qu’il en soit le réceptacle, le « receveur » et le reflet. Mais quelle que soit l’habileté de l’auteur dans cette entreprise elle a une limite, le risque de l’objet ne peut être complètement contrôlé, domestiqué, une part d’inconnu persiste, une part d’imprévisibilité nécessaire pour que l’enjeu soit aussi « pour de vrai ». L’objet est convoqué comme objet de reflet, pour conjurer l’objet sans échos, sans retour, que nous avons évoqué plus haut, et pour cela il doit accepter le jeu de l’œuvre, mais pour que la reconnaissance et le reflet prennent toute leur portée il faut aussi un certain plaisir, et pour cela il faut aussi qu’il conserve une certaine liberté, qu’une certaine échappée reste possible. Comme je l’écrivais banalement plus haut « le risque zéro n’existe pas », mieux même s’il existait ce serait la mort de l’entreprise, le « joué d’avance » qui annule tout enjeu, tout « mise ».

Aussi bien le dosage doit être savant, suffisamment d’emprise pour que le message passe, suffisamment de jeu pour qu’il prenne sens, pour qu’il se produise un effet de rencontre qui seul donne sa vérité à ce qui est engagé.

 

 

 

[1] Bien sûr le dialogue qui suit est un dialogue « imaginaire », V.Novarina n’était pas là en personne, je l’avais « disposé » sur une autre chaise, là à côté de moi, prenant la parole par ma bouche, en suivant mes déplacements d’une chaise à l’autre. Les citations sont tirée de son texte « Devant la parole », Pol.