R. Roussillon
Auxerre, juin 1993
Pour introduire les remarques que je compte proposer à votre réflexion concernant la spécificité du travail de symbolisation groupal à la période de latence il me paraît nécessaire, et il m’a été demandé de le faire, pour amener celle-ci en «bonne position» théorique, de préciser préalablement un certain nombre de fondements de la théorie du travail thérapeutique et du dispositif-cadre au sein duquel il se déroule.
En un sens très large on pourrait définir le travail de psychothérapie comme un travail qui vise à optimiser ou à développer les capacités de symbolisation d’un sujet (ou d’un groupe de sujets) soit par l’analyse des ratés et aléas de l’histoire de la symbolisation, soit (et/ou) en lui proposant de nouvelles expériences de symbolisations.
Les psychothérapies non psychanalytiques ont surtout développé des processus centrés sur l’apprentissage de nouveaux types de symbolisation, les psychothérapies psychanalytiques proposent l’analyse au sein du transfert de l’histoire de la symbolisation infantile comme nouveau mode de symbolisation. Ceci pour dire les choses schématiquement et proposer du même coup une classification simple des types de travail possibles et existants.
Six propositions pour une théorie du cadre
Partant, une telle définition permet de situer le problème fondamental des dispositifs-cadre de la psychothérapie : ils doivent être amenés dans le cours du processus thérapeutique à fonctionner comme une structure d’étayage de l’activité symbolisante. Dans une formule plus ramassée on pourrait dire que l’enjeu fondamental du dispositif-cadre est d’arriver à symboliser la symbolisation, c’est-à-dire de parvenir à être à la fois un espace temps à symboliser et pour symboliser. C’est la première formulation que je vous propose.
Pour symboliser la symbolisation le dispositif-cadre va donc devoir représenter, dans/et par sa structure les préconditions de celle-ci, les règles ou contraintes qui doivent être respectées pour que la symbolisation ou un certain type de symbolisation puisse avoir lieu.
En ce sens, c’est ma seconde proposition, il est inévitable que le dispositif-cadre ne contienne une certaine «théorie» de la symbolisation qu’il concrétise, qu’il actualise dans sa forme et son fonctionnement. Ainsi par exemple, le cadre psychanalytique contient une «théorie» de la symbolisation dont on peut repérer schématiquement quelques éléments. La raréfaction des perceptions «visuelles», leur fixité, pousse à la nécessité de figuration représentative visuelle et invite à la métaphorisation. L’absence de perception visible de l’analyste «contraint» à la symbolisation de l’absence perceptive, constitue l’absence comme l’un des moteurs de la symbolisation. Ou encore, la restriction de la motricité induite par la position allongée «contient» une théorie de la symbolisation par interiorisation de l’action motrice. Quand la motricité est autorisée comme par exemple dans le psychodrame ou les groupes, des règles précises lui confèrent la forme d’un jeu, c’est-à-dire d’une symbolisation par le biais d’un acte-retenu, simulé, ne valant pas pour lui-même mais pour ce qu’il représente.
Le dispositif-cadre comporte, doit comporter, dans son dispositif même ou dans les règles qui en structurent l’utilisation, les éléments constitutifs de la contrainte implicite à la théorie de la symbolisation qu’il actualise.
Par exemple encore la présence dans les dispositifs thérapeutiques pour enfant de jouets, de pâte à modeler, de papier à dessin… contient une théorie de la symbolisation infantile, de sa spécificité, de la nécessité pour celle-ci de s’étayer sur des objets matériels qui «symbolisent en chose» la symbolisation, et en même temps une contrainte à symboliser à l’aide des objets proposés.
Cependant, c’est le troisième énoncé que je propose, cette théorie, matérialisée dans le dispositif, n’est pas une théorie a priori, secondairement appliquée au cadre, elle est au contraire le fruit d’une expérience pratique accumulée dont elle représente la quintessence; elle n’est donc énonçable «qu’après coup». Historiquement en effet, c’est ce que j’ai essayé de montrer pour le dispositif psychanalytique[1], c’est à partir de l’expérience praticienne que le dispositif se construit, se raffine, s’épure, même si c’est dans une dialectique étroite avec la pensée du processus. Le rapide historique de D. Anzieu concernant le dispositif groupal de la psychanalyse de groupe du CEFFRAP, montre comment c’est à partir d’une déconstruction psychanalytique du dispositif psychosociologique des groupes Lewiniens que ce cadre s’est élaboré. C’est aussi une expérience que j’ai pu retrouver en travaillant avec M. Berger à la construction du cadre des consultations familiales à partir de l’approche systémique[2]. G. Haag dans ce même volume montre aussi, à l’évidence comment son dispositif est le fruit d’une expérience accumulée à partir de laquelle la théorisation s’effectue.
Les dispositifs ont donc une histoire, ils sont ainsi susceptibles d’évolution à l’aune de ce qui du contretransfert s’y est engagé ou s’en dégage, de ce qui peut être pensé de leurs effets et de leurs impasses. Il faudrait faire l’histoire de l’évolution des dispositifs de groupe d’enfants, des évolutions des dispositifs car ici règne la pluralité.[3]
Fruit d’une histoire raisonnée, le dispositif-cadre même s’il peut être infiltré par des archéologiques fantasmatiques comme J. Bleger le soulignait, doit être porteur d’une cohérence.
En vérité la symbolisation de la symbolisation doit pouvoir s’exercer à trois niveaux différents et dialectisés, c’est mon quatrième énoncé[4].
La symbolisation doit d’abord être une symbolisation secondaire, celle à partir de laquelle l’intelligibilité peut se déployer. Chaque élément du cadre — une fois celui-ci suffisamment épuré de son empirisme premier — doit pouvoir être justifiable, fournir des raisons logiques de son existence, en cohérence avec les raisons affirmées du travail thérapeutique, en harmonie suffisante avec le but manifeste de la situation. C’est sur la base de ses «raisons» du cadre que peut s’établir une «convention» acceptable, que des règles de travail peuvent fonder leur légitimité. «Aimer la chose à double sens, affirmait Talleyrand, mais assurez-vous d’abord qu’elle ait un sens». Ainsi en premier lieu et d’une manière suffisamment raisonnée le dispositif-cadre doit se donner comme suffisamment bon pour le travail de symbolisation.
Cependant, c’est là le niveau impliqué par la symbolisation primaire, cette rationalité n’exclue pas que son instauration relève aussi d’un coup de force : il contient des aspects léonins, mode d’exercice d’une violence des contraintes de la symbolisation, d’une violence bonne à symboliser. Dès qu’instauré le cadre sera aussi, devra aussi être signifié dans les termes des archéologies inconscientes issues des théories sexuelles infantiles du moi, des théories sexuelles infantiles du soin. Le dispositif dit «en chose», en «acte», en «objet» — c’est-à-dire en représentant ou en représentation symbolique primaire — les contraintes de l’activité représentative, il .attire ainsi les coordonnées et les particularités de la symbolisation infantile, de son imaginaire propre, qui vont venir «doubler» d’un autre sens ce qui se déroule sur la scène officielle.
Dans le hiatus ainsi constitué par l’hétéromorphie des symbolisations secondaires et primaires, dans le champ de tension, la conflictualité ainsi inévitablement mobilisée au sein de la symbolisation par la rencontre de deux de ses registres hétérogènes, le processus thérapeutique va ainsi apparaître comme le fruit d’un travail de symbolisation tertiaire (A. Green), intermédiaire (S. Freud), transitionnel (D.W. Winnicott) comme l’effort d’un travail d’articulation des deux polarités en opposition.
C’est le déploiement maintenu un long cours de cette structure complexe contenant trois niveaux, trois types de symbolisation différente et décalée, qui va fournir la matrice d’une nouvelle expérience du rapport à la symbolisation.
Cependant, c’est là mon cinquième énoncé, il ne suffit pas d’instaurer un cadre pour qu’un processus se développe, il faut encore que celui-ci soit utilisable ou rendu utilisable pour ceux qui s’y engagent. Utiliser un dispositif-cadre pour un processus psychothérapeutique c’est arriver à transférer le travail de symbolisation interne, l’appareil de représentation, sur le dispositif-analysant et ses objets.
Le transfert va devoir s’effectuer à un double niveau renvoyant à deux problèmes connectés mais distincts. A un niveau disons structural, le dispositif-cadre — et plus un cadre est bon pour la symbolisation plus cette particularité est développée — le cadre, par ses propriétés et contraintes propres, est un «attracteur» de la symbolisation, il induit un transfert de celle-ci. A un niveau historique, conjoncturel, le dispositif «appelle» sur lui le transfert de l’histoire de la symbolisation, de ses aléas et réussites, de ses traumatismes spécifiques et de leur contexte d’émergence. Je ne crois pas que l’interprétation souvent évoquée d’une attaque du cadre «cerne» le fond du problème. Quand le cadre est menacé, atteint dans sa fonction symbolisatrice, c’est que le processus a atteint un point de développement où il rencontre le transfert sur le dispositif d’une atteinte historique de la symbolisation, la réminiscence d’une conjoncture traumatique. S’ouvre ainsi la possibilité d’analyser, autour de ce qui se transfère sur le cadre, ce qui a pu entraver ou dissoudre la fonction symbolisante à un moment historique de son développement.
Le transfert, c’est là mon sixième énoncé, de l’espace de la symbolisation interne sur le dispositif s’effectue à l’aide des transformations imposées par le cadre au fonctionnement de l’appareil psychique. Par ses règles et ses contraintes intrinsèques, le dispositif thérapeutique va en effet produire une modification transformatrice du fonctionnement de l’appareil psychique.
Ainsi par exemple, si à l’instar de l’appareil onirique le dispositif psychanalytique induit un régime de fonctionnement de celui-ci où sont exacerbées les figurations visuelles et métaphoriques celles-ci par la règle fondamentale, vont devoir du même coup être transférées dans l’appareil de langage. Mais du même coup l’appareil de langage va tendre à devenir un appareil de métaphorisation, un appareil d’influence, de rhétorique inconsciente, c’est à-dire un appareil d’action. Ce sera le rôle du travail interprétatif que d’arriver à dégager de ce dernier les potentialités de jeu qu’il recèle que de permettre que l’appareil d’action redevienne un appareil de jeu.
Dans le travail psychothérapeutique avec les enfants la transformation de l’appareil psychique en appareil de jeu est là prescrite d’emblée, et il s’agit alors d’arriver, au-delà de l’optimisation des capacités de jeu de l’enfant, à dégager quel jeu latent organise le jeu manifeste et comment il peut se transférer dans l’appareil de langage.
Ce travail de transfert/transformation suppose, on le devine, une certaine adéquation entre les modalités de symbolisation intrapsychique et le type de travail de symbolisation intrasubjectif que propose le dispositif : c’est là le problème et la question des variations du cadre, de la pluralité des dispositifs possibles, de leurs indications spécifiques.
Tout le monde ne symbolise pas en effet de la même manière avec les mêmes capacités et en outre les caractéristiques de la symbolisation varient en fonction de l’âge et du degré de développement. Idéalement, le dispositif devrait pouvoir varier à l’aune des capacités de symbolisation ou des problèmes particuliers de la symbolisation de ceux qui s’y engagent. On ne peut en effet confier l’intégralité du travail d’adaptation au sur-mesure à la technique interprétative et à ses ajustements, il faut aussi que le dispositif lui-même convienne suffisamment à la problématique centrale des sujets qui l’utilisent. Nous rencontrons là le problème des indications spécifiques de tel ou tel dispositif particulier.
La spécificité du dispositif groupal et la latence.
Si l’on ne peut restreindre l’indication d’un dispositif groupal au traitement des enfants en période de latence (les groupes d’adultes, le psychodrame groupal chez les adolescents certains groupes de petits enfants ont fait leur preuve), il se pourrait bien qu’il y ait une adéquation particulièrement heureuse entre certaines des particularités de la symbolisation à l’époque de la latence et le dispositif de thérapie groupal.
Ce qui est en effet acquit à l’orée de la latence, ce qui même rend celle-ci possible, est l’instauration d’une instance régulatrice/ dérégulatrice généralement repérée comme surmoi post-œdipien. Du point de vue de la symbolisation la particularité de celui-ci est de permettre de discriminer trois registres différents du fonctionnement psychique et de l’activité représentative; ce qui peut se dire — c’est-à-dire se «faire» dans le dire, dans l’appareil de langage — ce qui peut se penser et doit se garder en soi — toujours nuancé par ce que la pensée contient de relents magiques — enfin ce qui peut se réaliser, se mettre effectivement en acte. La possibilité de constituer l’activité représentative comme nouveau «but» pulsionnel, à l’origine des capacités sublimatoires, est subordonné à cette instauration d’une différenciation spécifique entre trois modalités de l’actualisation présentative dont l’acquisition du concept conscient de représentation est le régulateur privilégié.
Cette nouvelle «donne» de l’activité psychique, les nouvelles possibilités ainsi conquises — à l’origine de l’âge de raison — vont confronter l’enfant latent à un double travail psychique. D’une part, il va devoir ressaisir, à partir de cette nouvelle capacité et «après coup», l’histoire de son activité représentative antérieure. Il va donc s’engager dans un travail de régression/intégration dont le parcours d’Alice dans «Au-delà du miroir» de Lewis Caroll donne un bon exemple[5].
Ce jeu intrapsychique de reprise intégrative accompagne généralement l’apprentissage de l’écriture et de la lecture, celui de la grammaire, c’est-à-dire la découverte «après coup» que l’utilisation «naturelle», «spontanée» du langage, obéissait d’emblée à un ensemble de règles préétablies, découvertes et reconnues à ce moment-là. Elle assure ainsi une nouvelle maîtrise du jeu avec le langage. Ainsi le surmoi post-oedipien est-il travaillé dans son rapport à la convention collective qui habite l’appareil de langage et la symbolisation secondaire, en même temps qu’il retravaille les coordonnées de la symbolisation primaire.
La seconde tâche de l’enfant latent, étayée sur la première mais néanmoins distincte, concerne une modification interne du rapport au surmoi que l’on pourrait schématiquement définir comme un travail de départicularisation de sa formation interne. Le surmoi œdipien et les premières formes de surmoi post-œdipien ont en effet hérité, en même temps que de principes généraux de régulation, des particularités idiosyncrasiques du cadre familial dans lequel il se sont constitués, il contient des principes généraux mêlés à la manière singulière dont ceux-ci ont été et sont incarnés concrètement dans les comportements et fantasmes parentaux ou dont ils ont été ou sont transmis. Une partie importante du travail psychique de l’enfant latent va être d’extraire, au-delà de la manière particulière dont cela s’est historiquement présenté à lui la quintessence des règles générales, sociétales, d’abstraire les concepts au-delà de leur forme concrète d’occurrence. C’est ainsi que le travail de différenciation/séparation du cadre familial, le travail d’autonomisation va pouvoir se continuer; il recèle et focalise les enjeux œdipiens de l’organisation post-œdipienne de la latence.
Par essence, une partie importante de ce travail va s’effectuer en dehors de l’espace familial; il va se faire dans la rencontre avec le groupe. C’est là en effet l’une des fonctions psychiques du groupe à la latence que de proposer la rencontre et une série de transactions avec d’autres surmoi particuliers, c’est-à-dire d’autres modes de répartition des droits et impératifs de la régulation du dire/faire/penser. Les transactions groupales des enfants latents, l’organisation de l’«appareil psychique groupal» des groupes d’enfants latents, témoignent de ce travail de recherche, au-delà des particularités individuelles, de règles et principes communs acceptables par tous, des plus petits communs dénominateurs symboliques à travers la conformation/dysconformation aux normes groupales. Les psychopathologies spécifiques des enfants vont alors être «reprises» au sein de ces nouveaux enjeux du travail de socialisation et du va-et-vient oscillant famille/groupe qu’il implique.
Dans ce contexte évolutif la rencontre «colloque singulier» au sein d’un dispositif thérapeutique individuel avec l’adulte menace l’enfant latent d’une réactivation œdipienne, ici régressive. Elle propose un mode de retrouvailles avec une autre manière d’incarner le surmoi mais néanmoins sur le même modèle «particularisé» que celui de l’Œdipe : c’est-à-dire un mode ici «séducteur» en ceci qu’il est particulier.
Cette solution psychothérapeutique est parfois inévitable, elle est toujours séductrice et excitante pour les enfants ce qui se traduit soit par une agitation motrice protectrice soit par un gel (répétition inlassable des mêmes jeux, jeux d’école en retournement, etc.), du processus, souvent inducteur d’ennui, comme de nombreux psychothérapeutes d’enfants en ont fait l’expérience.
Ce n’est donc pas un hasard si empiriquement les groupes de psychothérapie pour enfant latent se sont développés, et pas seulement non plus pour tromper l’ennui ou pour des raisons d’économie financière : il y a aussi des raisons structurelles. Le dispositif groupal offre en effet aux enfants un lieu protégé où ils vont pouvoir aussi bien mettre au travail dans leur rapport aux autres-mêmes du groupe que dans leur rapport au(x) psychothérapeutes et dans l’articulation des deux la question des particularités et de la départicularisation du surmoi sociétal à travers un parcours régressif – intégratif dans l’histoire des formes de la symbolisation. Le dispositif groupal se propose ainsi comme un médiateur spécifique de l’intégration transitionnelle du surmoi, de sa transitionalisation intégrative; il permet ainsi de mettre au travail les conditions de possibilités symboliques de pouvoir se sentir un parmi d’autres mêmes-différents.
[1] R. Roussillon, Du baquet de Mesmer au «baquet» de S. Freud», 1992, PUF.
[2] M. Berger, 1986. «Entretiens familiaux et champ transitionnel», P.U.F.
[3] Mais la pluralité règne d’une manière générale quand il s’agit de dispositifs de groupe ou de dispositifs pour enfants.
[4] R. Roussillon, 1993. «Logiques et archéologiques du cadre psychanalytique», Le Fil rouge, P.U.F., Paris.
[5] Cf. R. Roussillon, «La matérialité du mot», Revue «Trans», Montréal-Canada.