Le travail de symbolisation

Le travail de symbolisation

Le travail de symbolisation.

Nous avons situé le travail de symbolisation au cœur de la pratique, c’est un concept évident pour les cliniciens mais en même temps très difficile et en déployer les formes et la complexité n’est sans doute pas inutile.

Fondements de la symbolisation.

Commençons tout d’abord par en situer l’enjeu de base. L’expérience subjective s’inscrit dans l’appareil psychique sous la forme de ce que Freud nomme à diverses reprises « la matière première psychique ». C’est la première inscription la première impression, celle que dans la fameuse lettre du 6 décembre 1896 où il précise le processus psychique de la mémoire et de la remémoration, il nomme « trace mnésique perceptive ». Les textes qui suivent cette lettre permettent de compléter la description de la nature de cette première trace à partir de laquelle le processus de symbolisation va devoir travailler. Elle est multiperceptive selon le schéma que Freud propose en 1891 dans son étude sur l’Aphasie où il donne sa définition de l’enregistrement premier, mais dans la mesure où elle enregistre aussi le vécu du sujet et son investissement elle est aussi nécessairement multisensorielle et multipulsionnelle, enfin située à l’interface du sujet et de son objet, surgissant de la rencontre de l’un et de l’autre elle mêle nécessairement le moi et l’objet, le sujet et son objet autre-sujet. Elle est donc d’emblée hypercomplexe.

Quand il en reprend la question en 1923 dans l’introduction de son article Le Moi et le Ça, Freud souligne que cette première inscription n’est pas susceptible de « devenir consciente » sous cette forme, elle va donc devoir être transformée.

À diverses reprises j’ai souligné qu’elle était soumise à une compulsion à l’intégration qui se déduisait des propositions tardives de Freud qu’il nous lègue dans les petits écrits rédigés de Londres à la fin de sa vie, où il souligne que les premières expériences sont celles qui tendent le plus à se répéter par la suite et ceci en fonction de la faiblesse des processus de synthèse à cette époque. De telles hypothèses impliquent que les traces premières se répètent tant qu’elles n’ont pas été intégrées par la capacité de synthèse psychique. Nous avons donc à essayer de préciser à quel compte s’exerce cette capacité de synthèse, ce qui la rend « faible » et ce qui permet de dépasser cette « faiblesse première.

NB – On a pu penser que la condition déterminante était la représentation de l’expérience subjective et dans la même ligne souligner que les expériences traumatiques étaient celles qui n’arrivaient pas à être représentées. Mais une telle proposition, que les cliniciens comprennent bien intuitivement, souffre d’une approximation de formulation.

Pour Freud, dès 1891 et La contribution à l’étude de l’aphasie, la représentation n’est rien d’autre que l’ensemble des liaisons établies entre des diverses données perceptives. J’en rappelle le schéma de l’époque.

Une telle définition, conforme à nos connaissances actuelles des enregistrements perceptivo-sensoriels, exclut une absence de représentation, c’est l’essence même de la base de notre fonctionnement psychique que de produire des représentations et ce que l’on nomme trop rapidement « perception » devrait en fait être nommé « représentation perceptive ». C’est pourquoi on ne peut se contenter de désigner du simple nom de « représentation » la forme psychique dont on parle car par essence la psyché ne peut travailler que sur des représentations et, de plus, tout est représentation pour elle. Il faut donc préciser « représentation perceptive » ou « représentation symbolique » ou « représentation spéculaire » etc.

L’intégration de « la matière première psychique » va devoir s’effectuer par une transformation de sa forme première en une forme pour laquelle je propose de retenir le terme générique « de symbolique » en raison de l’histoire des concepts psychanalytiques et notamment de la mise en évidence du langage symbolique du rêve. Nous justifierons plus loin plus complétement cette appellation.

La matière psychique première va donc devoir être métabolisée psychiquement (P Aulagnier, J Laplanche) et cette métabolisation, clé de l’intégration psychique, va s’effectuer par un processus de symbolisation. Ce processus de symbolisation rend possible un processus de subjectivation, un processus d’appropriation ou d’intégration subjective, c.-à-d. un processus par lequel le sujet humain s’approprie son expérience vécue. C’est en effet un apport tout à fait fondamental de la pensée freudienne issue de la seconde topique (ou de la seconde métapsychologie) que celui de considérer que l’expérience subjective n’est pas immédiatement saisissable et appropriable mais qu’il existe une tension psychique en direction de cette appropriation. Cette tension psychique est clairement indiquée par Freud dans le célèbre énoncé de 1932 « Wo es war soll ich verden », que l’on peut traduire par « Là ou ça était il faut que le « je » advienne », le ça étant ici le lieu d’inscription ce que Freud nomme « matière première psychique ».

Nous pouvons aussi considérer que la subjectivation suppose que les contenus psychiques ont pu prendre une forme réflexive, que c’est dans et par la réflexivité qu’elle s’effectue. La réflexivité n’est pas un concept directement freudien il s’est imposé comme tel pour dépasser certaines impasses de l’utilisation du concept de « conscience » à partir du moment où la psychanalyse a démontré la richesse de la vie psychique inconsciente et l’existence de processus organisateurs et régulateurs inconscients. Cependant Freud, s’il ne nomme pas directement la réflexivité, en décrit très clairement le concept en particulier en 1932 dans « Les nouvelles leçons d’introduction à la psychanalyse » quand il évoque la fonction d’auto observation du Surmoi dans le chapitre qu’il consacre à la décomposition de la personnalité psychique.

Freud donne en outre une autre indication importante quand il souligne que le devenir conscient des processus psychiques, nous dirions donc le « devenir réflexif » de ceux-ci, dépend de la liaison avec les représentations de mots et l’appareil à langage verbal. Nous verrons plus loin comment nous pouvons généraliser ce que Freud dit du « devenir langage » et qu’il situe uniquement dans le langage verbal, à toutes les formes de langage, celle du rêve qu’il dégage en 1913 mais au delà toutes les formes de langage qui servent à l’expression humaine.

Pour nous résumer et résumer l’appui que Freud peut fournir nous dirons donc que : « La matière première psychique doit être métabolisée et transformée par un processus de symbolisation réflexif pour être intégrée dans la subjectivité ».

On conçoit l’importance d’une telle proposition dans une théorie de la pratique clinique, dans la mesure où elle vectorise l’ensemble de la démarche clinique.

Cette dernière ne peut donc se passer d’une théorie de la symbolisation dont il nous faut esquisser les grands traits maintenant.

Le problème des inscriptions psychiques et la question des deux niveaux de la symbolisation.

Dans la lettre du 6 décembre 1896, déjà évoquée plus haut, Freud propose l’idée d’une triple inscription de l’expérience psychique, voici le schéma qu’il en propose alors.

Comme on peut le constater Freud propose trois types d’inscriptions de l’expérience psychique, une première inscription qu’il nomme, dans le fil de la lettre, « trace mnésique » perceptive pour la différencier du processus de perception qu’il imagine différent à l’époque, une inscription inconsciente ou seconde inscription dont il dira qu’elle est conceptuelle et qui est inscrite sous forme de représentation de chose, une inscription préconsciente qui représente l’inscription en représentation de mot et en langage verbal.

Par la suite on note une hésitation chez Freud et quand, par exemple, il reprend la question en 1915 dans les Essais de métapsychologie, il évoque le problème de la double inscription qui désigne alors la question des rapports entre représentation de chose (ou représentation-chose) et représentation de mot. La première inscription semble avoir disparue. En revanche à partir de 1923 et de l’écriture de l’article Le moi et le ça apparaissent potentiellement de nouveau trois niveaux : celui du Ça, celui de la partie du Moi qui est Ics et celui de la partie du Moi qui est Pcs.

D’un côté Freud semble avoir considéré que la première et la seconde inscription relevées en 1896 n’en forment qu’une et qu’elles ne sont séparées que par un mode de traitement psychique et par une différence de quantité d’investissement. Fortement investie la trace mnésique première est réactualisée sous forme hallucinatoire et selon la modalité nommée « identité de perception », plus faiblement réinvestie elle se présente comme une simple représentation de chose et selon une modalité nommée « identité de pensée ». Nous verrons qu’un certain nombre de problèmes cliniques et psychopathologiques vont contraindre Freud, après les années 1915, à reconsidérer sa position et que le modèle de la seconde métapsychologie rétablira trois niveaux d’inscriptions.

Mais la position de Freud visant à ne considérer avant 1915 que deux inscriptions et qu’une simple diminution d’investissement entre elles, est en partie contredite ou conflictualisée par ses développements concernant le rêve principalement. Dans le chapitre 6 de L’interprétation des rêves, il décrit avec précision ce qu’il appelle « travail du rêve »  dans lequel il décrit les transformations qualitatives que le rêve fait subir à la « matière première psychique ». Celles-ci sont bien connues et je me bornerais à les rappeler : condensation, déplacement, prise en compte de la figurabilité, surdétermination… Je me contenterais de souligner, car la remarque en est rare, que ce que Freud nomme « prise en compte de la figurabilité » et qui concerne les impératifs de « présentation » des contenus du rêve, est aussi une forme de prise en compte de la narrativité, dans la mesure où c’est bien par la figurabilité que le rêve « raconte une histoire » qui sera susceptible d’être ensuite narrée dans et par le langage verbal. Un tel modèle qui concerne la transformation de la trace mnésique de la matière première psychique en représentation de chose, – dont Freud dira en 1913 qu’elles sont organisées en un langage, le « langage du rêve », – est un modèle d’un type de travail de symbolisation.

Dès lors apparaissent chez Freud deux niveaux du travail de symbolisation, un niveau que l’on pourrait dire « primaire » dans la logique de ses propositions théoriques, dont le modèle princeps est celui du travail du rêve, et un niveau que l’on peut dire « secondaire » et qui serait alors électivement impliqué dans la « traduction » du rêve rêvé au rêve narré. Mais assez tôt dans sa pensée Freud évoque aussi un autre mode de symbolisation, effectué en état de veille celui-là, à partir du jeu et de ce que l’on pourrait nommer « le travail du jeu ». Par ailleurs il n’est pas douteux, pour tous ceux qui s’y sont un peu intéressés, que l’intérêt de Freud pour nombre d’activités artistiques non linguistiques, comme la sculpture ou la peinture – Freud n’était guère amateur de musique ou de danse – est aussi un intérêt pour des modes de symbolisation de même niveau que le rêve et le jeu, dont ils peuvent être potentiellement représenter une alternative.

En d’autres termes et en s’abstrayant du modèle du rêve pour passer au modèle général de l’activité de symbolisation j’ai proposé de nommer (1991) « symbolisation primaire » les processus par lesquels la trace mnésique première est transformée en représentation de chose (représentation-chose) et « symbolisation secondaire » le processus par lequel la représentation « en chose » est transformée en représentation de mot, ou, pour mieux dire est traduite dans l’appareil à langage verbal.

L’impératif d’un niveau de symbolisation primaire : la symbolisation et la présence.

J’aimerais revenir maintenant, pour introduire plus avant une réflexion sur la place de la symbolisation primaire dans la pratique, sur les raisons qui ont pu pousser Freud à revenir à un modèle à trois niveaux de traces et donc à deux niveaux de transformation psychique.

Il est toujours difficile de savoir, quand il ne l’a pas dit clairement lui-même, ce qui a pu pousser un auteur à une telle inflexion de son modèle et nous sommes donc contraint à proposer des conjectures pour tenter d’en rendre compte. Il y a peut être des raisons personnelles voire intimes dans l’évolution de Freud mais le niveau où il me paraît légitime de porter la réflexion est le niveau clinique et son impact sur la théorisation.

Quand on se penche sur les problèmes cliniques sur lesquels Freud porte sa réflexion à cette époque on ne peut qu’être frappé du fait que, dans la mouvance de son  Introduction du narcissisme, les questions cliniques sur lesquelles il se penche sont des formes de pathologies du narcissisme au premier rang desquelles se place la question de la mélancolie, « névrose narcissique » par excellence. Or la mélancolie pose divers problèmes qui rapportés à la question de la symbolisation qui nous occupe, pourraient se formuler ainsi : pour symboliser l’objet il faut supporter son absence et avoir accepté d’en faire une forme de deuil primaire (celui de le retrouver selon l’identité de perception). La mélancolie bute sur l’échec de ce deuil primaire dont la question se trouve donc être crucialement posée. Car la question se pose de savoir pourquoi le deuil primaire n’arrive pas à s’effectuer, c.-à-d. quelles sont les conditions pour que le deuil puisse s’accomplir ? Et répondre en terme de renoncement à la satisfaction pulsionnelle « totale » ne fait que déplacer le problème.

La réponse qui s’impose alors engendre une forme de paradoxe : pour faire le deuil de l’objet primaire, pour accepter de renoncer à l’identité de perception et passer à l’identité de pensée, il faut avoir commencé à symboliser l’objet !

Une telle formulation n’est pas sans poser de problèmes concernant la question des conditions de la symbolisation. Une large partie des réflexions modernes concernant la symbolisation souligne que la symbolisation est symbolisation de l’absence et du manque qu’elle engendre. L’objet ne serait évocable que dans son absence et pour modérer celle-ci, la symbolisation tenterait de rendre en partie présent, par sa représentation, l’objet absent ou manquant. L’hallucination « représentative de l’objet » suppose, dans cette conception, que l’objet ne soit pas perceptivement présent : ou on perçoit l’objet ou on l’hallucine s’il est absent, et c’est l’hallucination de l’objet absent qui est à l’origine de sa représentation symbolique. Mais le processus hallucinatoire ne peut à lui seul expliquer le travail de symbolisation représentative de l’objet, car l’hallucination rendrait l’objet trop présent, le rendrait présent à l’identique, et non pas en représentation vécue comme telle. On sent ici l’impasse théorique potentielle, car il faut alors évoquer une certaine réduction d’investissement pour penser l’émergence d’une simple représentation non confondue avec la perception de l’objet. Et la question rebondit alors du côté de la réduction de la quantité d’investissement, c.-à-d. de sa liaison, et il faut alors faire appel au processus du masochisme originaire et à la co-excitation libidinale ou sexuelle qu’il implique pour expliquer cette liaison primaire. Dès lors c’est la question du masochisme originaire qui porte le poids de l’énigme théorique, pourquoi n’agit-il pas dans la mélancolie ?

On pressent dès lors que le problème peut verser dans l’impasse à moins de tenter un saut épistémologique du côté de « la force constitutionnelle des pulsions » (Freud) ou d’une forme « d’intolérance constitutionnelle à la frustration » (Bion) voire d’une intensité singulière de l’envie primaire (Klein). Autant de « solutions » qui situent la réponse possible au dehors du champ spécifique de la métapsychologie.

Or il existe une solution alternative qui elle reste au sein du champ de la métapsychologie et va être de plus largement confirmée par l’ensemble des travaux concernant la première enfance. Mais cette solution impose de faire un pas hors du postulat narcissique primaire présent dans l’idée que la symbolisation, et donc l’émergence de la vie psychique, s’effectue dans la solitude de l’absence. On ne peut maintenir indéfiniment l’objet absent du processus de symbolisation, on ne peut maintenir dans la théorie le postulat narcissique d’un auto engendrement de la symbolisation par simple réduction « masochique » des quantités d’investissement sans faire intervenir le rôle de l’objet dans ce processus, c.-à-d. penser le rôle de l’objet présent et pas seulement de l’absence de l’objet.

Dès lors il faut engager une réflexion sur un mode de symbolisation qui se développe « en présence de l’objet », et si l’on veut à tout prix maintenir le dogme d’une symbolisation fondée sur l’absence on peut alors penser au mode d’absence de l’objet dans la présence, au rapport de l’objet au manque, au manque dans l’objet et ainsi ouvrir à la question de la fonction du père à partir de ce manque.

Mais l’inflexion paradigmatique ainsi impliquée a encore une autre conséquence concernant le processus hallucinatoire et celle-ci est d’une autre portée, elle engage toute l’évolution actuelle de la théorisation des cliniques des limites et de l’extrême. Nous avons évoqué au passage que l’un des postulats théoriques sous jacent à la théorie de la symbolisation fondée uniquement sur l’absence était l’alternative de la perception ou de l’hallucination.

Vers la fin de sa vie Freud va revenir implicitement sur cette alternative. Dans Construction en analyse il en vient à évoquer la question du délire et de l’hallucination qui en est le noyau. Il évoque alors des « expériences précédant l’apparition du langage verbal » qui viennent se déguiser dans la perception actuelle. Le mode de retour des expériences en question s’effectuant de manière hallucinatoire, il faut en conclure que Freud suppose alors la simultanéité d’un processus perceptif actuel et d’un processus d’hallucination des expériences précoces qui se « déguisent » dans la première. Une telle hypothèse est sous jacente à la conception de D.W.Winnicott de l’objet crée/trouvé : l’objet est crée dans et pas le processus hallucinatoire, il est trouvé dans la perception. Une telle co-incidence des processus ouvre le champ de l’illusion qui dépasse l’opposition hallucination / perception. Il faut aussi souligner que l’hypothèse d’un fond hallucinatoire de la psyché, hypothèse rendue plausible s’il n’y a pas alternative mais co-incidence, paraît être conforme à une série de travaux issus des recherches en neuroscience (M.Jeannerod, Edelmann, Damasio, Kandel etc.).

Dès lors pour penser les formes premières de symbolisation il n’est plus besoin de penser l’objet absent et la question devient celle de la co-incidence entre le processus issu du bébé, et la « réponse » de l’environnement. Le « sumbolon » originaire de la culture antique des Grecs, retrouvant alors son sens premier ; celui d’un « mettre ensemble » qui sert de processus de reconnaissance mutuelle.

Formes et enjeux de la symbolisation primaire.

Dans le chapitre qu’il consacre au travail du rêve, comme nous l‘avons précédemment évoqué, Freud commence à proposer la description de quelques uns des processus du niveau de symbolisation primaire. À ma connaissance, mais le génie de Freud est tel que j’avance cela avec précaution, Freud n’a guère poussé plus avant l’analyse des processus qui peuvent être impliqués dans ce niveau premier de transformation psychique, à l’exception peut-être de certains processus repérés à propos du fétichisme, où il retrouve et fait jouer simultanéité et contiguïté – c.-à-d. une forme particulière d’associativité – comme dans ses premières descriptions des processus primaires. Mais il faudrait conduire une enquête très complète sur l’ensemble de son œuvre et toutes ses propositions sur le rêve pour explorer ce qu’il a pu anticiper des travaux qui ont suivi.

C’est sous la poussée de l’exploration clinique des problématiques psychotiques et états limites (borderline) qu’un certain nombre d’auteurs post freudiens se sont attelés à décrire des processus qui relèvent selon moi du niveau de la symbolisation primaire, c.-à-d. qui contribuent à un processus de transformation de la matière première psychique en représentation de chose (représentation-chose).

Les travaux les plus connus du public français à cet égard sont sans doute ceux de P.Aulagnier – ils concernent ce qu’elle appelle le « pictogramme », par exemple « prendre en soi » -, D.Anzieu – ceux qu’il nomme « signifiants formels » par exemple un objet glisse, ou s’avance et recule -, G.Rosolato – « signifiants de démarcation » par exemple démarcation d’une limite-, M.Pinol-Douriez – les protoreprésentations -. Des travaux des anglo saxons dont j’ai connaissance je retiendrais surtout la notion-clé introduite par M.Milner de « médium malléable » à laquelle j’ai consacré de nombreux commentaires et prolongements et qui, bien qu’elle appartienne à la même problématique, aborde le problème d’une manière différente, nous reviendrons plus en détail sur sa fonction dans le processus de symbolisation.

Les divers auteurs cités ont abordé le problème en cliniciens et leurs descriptions des processus – car bien que les descriptions ne soient pas faite en terme de processus il s’agit bien dans tous les cas de processus de « métabolisation » et de transformations – est surtout conduite à partir du repérage clinique de ceux-ci, c’est aussi ce qui explique la diversité des appellations proposées. Une telle diversité a son intérêt car chacun des auteurs décrit une forme particulière des processus impliqués, mais elle fait aussi craindre une forme de babélisation théorique que le concept de « symbolisation primaire » que je propose, tente de modérer en inscrivant ces diverses contributions dans la métapsychologie freudienne.

Je ne peux reprendre ici les descriptions complexes de ces différents processus pour lesquels je préfère renvoyer directement aux auteurs eux-mêmes[1] et je me bornerais à quelques remarques qui surgissent d’une lecture d’ensemble de leurs contributions.

Tout d’abord, je l’ai rapidement évoqué plus haut, sous des noms différents – pictogramme, signifiants etc. – les descriptions présentées sont bien celles de processus et même dans tous les cas des processus dérivés de la sensori-motricité, qu’il s’agisse par exemple pour les pictogrammes d’un passage dehors dedans ou dedans dehors, ou qu’il s’agisse de décrire la forme d’un mouvement pour les signifiants formels, ces processus sont « animés » d’un mouvement, ils traduisent une action. Cette action, ce mouvement, contribuent à une transformation de la position ou de l’état d’un contenu psychique premier.

Ensuite ils sont décrits comme des processus internes au sujet, comme les processus de description ou de métabolisation de ses états internes ou de son rapport aux processus externes pour le pictogramme, ou comme des processus « sans sujet ni objet » repérés pour les signifiants formels, mais néanmoins comme des processus internes au sujet qu’ils traversent.

Ce sont des processus élémentaires qui décrivent une action, un mouvement simple, mais rien n’empêche de penser qu’ils peuvent se combiner entre eux et former des ensembles plus vastes qui contribuent à la création de véritables scénarii. Par exemple l’un de mes patients, après tout un temps d’analyse de ses relations précoces avec sa mère, fait le rêve suivant « deux moitiés se rejoignent » il commente : « ça va mieux, avant ça ne se rejoignait jamais », plus tard il fait un autre rêve : « deux moitiés de bois s’emboitent, ça fait une luge, il monte dessus et glisse, mais il peut s’arrêter  et remonter ». Il commente : « avant ça ne s’arrêtait pas ». Dans ces deux rêves apparaissent des signifiants formels : « deux moitiés se rejoignent », « deux parties s’emboîtent », ou encore « ça glisse ». Mais petit à petit dans le cours du travail psychanalytique, ils se combinent entre eux, un sujet apparaît, il glisse, mais ce sujet peut maintenant arrêter le mouvement de glissade infinie du signifiant formel « ça glisse ». Cependant le contexte de l’analyse permet de compléter la scène. Il avait évoqué une scène dans laquelle il voyait son petit frère glisser des bras de sa mère qui le tenait mal. Dès lors le « ça glisse et ne s’arrête pas » évoqué à propos de ses rêves, ouvre sur la scénarisation du portage maternel et nous voyons poindre la forme d’un fantasme c.-à-d. d’une représentation du niveau repéré par Freud comme celui des représentation de chose (représentation-chose ou « représentaction » selon J.D.Vincent).

D.Anzieu, comme P.Aulagnier pour s’en tenir aux deux auteurs majeurs par leur contribution, soulignent le lien qui existent entre signifiants formels ou pictogramme avec le mode de relation à l’environnement premier, mais la description qu’ils font des processus premiers est néanmoins solipsiste, elle ne concerne que le processus du sujet considéré.

Je souhaite donc proposer des compléments aux propositions et hypothèses de ces deux auteurs à l’aide des travaux sur la première enfance qui se sont développés depuis leur parution. Je propose trois hypothèses complémentaires : celle de la combinaison des signifiants formels et pictogrammes entre eux pour former de véritables scénarii, hypothèses que je viens d’introduire, et deux autres hypothèses que je vais commenter maintenant : celle d’une participation de l’environnement à la « fabrique » des signifiants formels et pictogrammes, celle enfin d’un partage des processus de symbolisation primaire qui contribue à leur organisation en langage, condition d’une véritable symbolisation primaire.

D.Stern, grâce à une méthode d’observation des interactions fines entre mère et bébé, a pu mettre en évidence l’existence de systèmes d’accordage inter ou transmodaux – ce qui signifie que les deux faces des interactions ont même forme ou même structure mais qu’elles utilisent des voies sensorielles différentes, par exemple un mouvement moteur sera échoïsé par la mère à l’aide un son de même forme rythmique et de même intensité etc. -. Les mouvements, états internes, processus du bébé reçoivent donc ainsi leur image en « miroir » dans l’écho maternel qui leur est proposé en réponse. D.Stern décrit surtout ce qu’il nomme un « accordage affectif », c.-à-d. un échange affectif « en miroir » inter ou transmodal. Mais j’ai fait l’hypothèse (2003), en m’appuyant sur des travaux complémentaires de J Decety et F Nadel, qu’il y avait aussi un « accordage esthésique » c.-à-d. de la sensori-motricité elle même, hypothèse potentiellement présente chez Stern mais non développée par cet auteur.

Cependant il arrive que cet accordage, il vaudrait mieux dire d’ailleurs que ce « processus d’accordage » dans la mesure ou il procède par essai et erreur qu’il s’agit d’une tension d’un vecteur de la rencontre, échoue et cet échec laisse une trace. Par exemple un bébé a un élan vers l’objet, mais l’objet n’est pas disponible ou pas sensible ou inatteignable, l’élan du bébé de rencontre pas de signe d’écho chez l’objet, il se brise sur un mode de présence de l’objet qui ne le reconnaît pas. Le geste d’élan tourne à vide et fait retour vers le sujet en étant porteur de la marque de cette absence de rencontre. Par exemple un geste de la main en direction de l’objet qui ne rencontre pas celui-ci fait retour « à vide » vers le visage et les yeux du bébé. Nous avons là la trace à partir de laquelle un signifiant formel du type « un objet (une forme) s’éloigne et revient » peut se constituer. Ce signifiant formel « raconte » alors l’histoire d’une rencontre qui n’a pas eu lieu, l’histoire d’un élan sans réponse. Quand la nymphe Écho se heurte au refus brutal de Narcisse qu’elle le touche et lui exprime son amour, elle se replie alors au fond des bois et disparaît peu à peu (une forme s’évanouit) ses os se durcissant alors pour devenir pierre (un objet durcit, un objet se dévitalise). Dans un autre registre que le mythe, beaucoup de séquences de la vie des bébés sont riches de significations, pour peu qu’on sache les interpréter. Ainsi, un jeune garçon d’un an a été gardé l’après midi par sa baby siter, ses parents rentrent en fin d’après midi et le jeune garçon les accueille joyeusement, puis il avance dans le couloir et se jette par terre comme s’il tombait, le père se demande ce qui lui prend mais la mère qui connaît bien son fils commente, « il a dû faire une chute et il nous montre », la baby siter présente, étonnée, se souvient alors qu’il est en effet tombé en début d’après midi et s’est fait un peu mal. Les enfants « racontent », rapportent à leur parent ce qui leur est arrivé, la fonction de synthèse dont Freud remarquait qu’elle était faible chez les petits enfants est dévolue à l’environnement, mais pour cela il faut que les nourrissons leur adresse le « récit » de leurs états internes divers. Quand les enfants ne disposent pas de l’appareil à langage verbal, c’est à l’aide de langages mimo-gesto-posturaux qu’ils l’expriment, avec des scénarii agis, mis en scène et en acte.

Mais il y a plus et qui concerne directement la question de la symbolisation et de son versant « réflexif » dont nous avons fait l’une des pierres de touche de la définition. Tout le monde connaît la fameuse reprise que Freud propose de l’affirmation de Locke « rien n’est dans l’entendement qui ne fut d’abord dans les sens ». Dans son « Nouvel essai sur l’entendement humain » Leibniz commentait en ajoutant « si ce n’est l’entendement lui-même ». Bien sûr l’entendement, la pensée n’est pas « dans les sens » mais Freud a apporté à la remarque de Leibniz une nuance d’importance.

Dans le chapitre qu’il consacre à l’animisme dans « Totem et Tabou », il remarque que les processus psychiques sont difficiles à saisir et qu’un processus animique consiste à les projeter dans le monde ou à les « retrouver » dans les processus du monde et de la nature. C’est ainsi qu’il explique l’animisme des primitifs et celui des enfants. Ceci implique que si « l’entendement et ses processus ne sont pas dans les sens » par contre leur appropriation, leur représentation symbolique appropriée par le sujet passe par leur « matérialisation », leur concrétisation. Dans le cas Schreber, Freud souligne que le délire du procureur, et en particulier l’utilisation qu’il fait des « rayons divins », ressemble beaucoup à sa propre théorie des investissements. Dans l’analyse qu’il consacre à la Gradiva de Jensen Freud remarque aussi que l’ensevelissement de Pompeï est utilisé par N Hanold pour représenter la pétrification de sa vie psychique, un rêve mettant en scène dans le récit cet ensevelissement. Dans l’article qu’il consacre à l’écran du rêve B.Lewin prend comme exemple un rêve dans lequel l’écran du rêve s’enroule sur lui même et disparaît provoquant une rupture du processus onirique et un réveil. Le processus a été tôt repéré sous le nom de phénomène de Silberer, et Freud a égrené L’interprétation des rêves de remarques sur le fait que le rêve contient et même produit des processus de pensées.

Les derniers exemples évoqués sont des exemples qui concernent les rêves et le travail de symbolisation primaire dont ils sont la scène, mais la question de l’animisme ouvre une autre perspective. Nous avons souligné le besoin du nourrisson de « raconter » ses états et processus internes, je voudrais avancer l’hypothèse qu’une pleine utilisation des signifiants formels et autres pictogrammes par le petit d’homme suppose aussi une forme de narration et une reconnaissance par son environnement humain des premiers processus qui président aux formes primaires des processus de transformation et de symbolisation. Autrement dit ceux-ci, pour être pleinement appropriés ont besoin d’être mis en scène par le bébé et identifiés et reconnus, voire partagés par les personnes significatives de son environnement premier.

À écouter de près les diverses formes de processus « en miroir » dont l’environnement humain agrémente ses « conversations primitives » avec les tout petits on ne peut qu’être frappé du fait que ceux-ci ne concernent pas seulement les états affectifs de ceux ci mais aussi les autres processus qui parcourent sa psyché et notamment les processus de pensée. Les processus de pensée eux aussi ont besoin d’être réfléchis pour pouvoir contribuer à la fonction réflexive.

Il est bien possible qu’une partie des signifiants formels que D.Anzieu repère chez les patients états-limites et qu’il vient à nommer dans le cours de la cure, sont des processus qui n’ont pas été identifiés et reconnus par l’environnement premier des sujets considérés et que leur rémanence et leur répétition à l’état adulte témoigne de leur non intégration en lien avec le fait que l’environnement premier les a laissé lettre morte. On conçoit l’importance d’une telle hypothèse dans les pratiques cliniques de l’extrême dans la mesure où celles-ci sont sans cesse traversées de la présence de telles formes processuelles itérativement répétées. Les signifiants formels présents dans ces tableaux cliniques « racontent » l’histoire de rencontres premières qui n’ont pas eu lieu ou ont été traumatiques en raison du type de « réponse » qu’elles ont reçues antérieurement, et elles se répètent et viennent hanter le sujet en cherchant à s’actualiser tels des fantômes en attente de la sépulture intégrative que leur donnerait une reconnaissance actuelle. Les processus de la symbolisation primaire, comme peut-être tous les processus de symbolisation, doivent d’abord être partagés pour s’inscrire, être intégrés et appropriés par le sujet humain, ils deviennent « processus de symbolisation » utiles et utilisables quand ils le sont, faute de quoi ils viennent alimenter les diverses formes de la compulsion de répétition. Quand ils sont partagés les processus de la symbolisation primaire contribuent à créer une forme de langage non verbal entre sujet et son environnement. Le partage crée en effet un « objet commun » qui n’est ni à l’un ni à l’autre, ni « collé » au corps de l’un ni « collé » au corps de l’autre, par le partage l’objet se détache à la fois de l’un et de l’autre. Il devient « objet partageable » mais il représente comment peuvent s’unir ensemble l’un et l’autre, comment ils peuvent se rencontrer et se communiquer l’un l’autre leurs états internes, c’est bien en ceci qu’il devient élément d’un langage, élément possible d’une forme narrative.

Je ne peux terminer ces réflexions sur le processus de symbolisation primaire sans commencer à évoquer la question du médium malléable, sur laquelle j’aurais à revenir dans un prochain chapitre tant elle est essentielle. Dans les prolongements que j’ai proposé du concept de M.Milner j’ai souligné qu’avant d’être une propriété reconnue dans certains objets du monde matériel tels la pâte à modeler, le médium malléable était d’abord une fonction de la relation primitive. Les propriétés du médium malléable sont d’abord des propriétés d’un certain mode de relation et de communication primitive avec l’objet premier qui suppose disponibilité, sensibilité, saisissabilité, constance, indestructibilité etc. de l’objet. C’est dans le jeu de transformation des « propositions » au sein de la communication primitive, que s’éprouve d’abord l’objet « médium malléable » et l’effort de l’objet et du sujet pour s’ajuster l’un à l’autre partager les mêmes états et ainsi se comprendre. C’est bien pourquoi j’ai proposé que le médium malléable était l’objet transitionnel du processus de symbolisation, qu’il était l’objet qui par ses diverses propriétés « symbolisait la symbolisation », il représente les conditions de l’environnement humain facilitatrices du processus de symbolisation. Nous compléterons tout cela dans le chapitre consacré au jeu.

La symbolisation secondaire.

Je serai plus bref concernant les processus de la symbolisation secondaire dans la mesure où ils ont été beaucoup plus décrits et sont mieux connus. Ils concernent la manière dont les représentations de chose (représentation-chose, représentaction, représentation de transformations etc.) et les scénarii dans lesquels elles s’insèrent, sont « traduites » dans l’appareil de langage verbal.

L’idée de représentation de mot traduit insuffisamment le processus de la symbolisation secondaire, il ne s’agit pas seulement de transférer des représentations dans les mots, c’est tout l’appareil de langage verbal qui est concerné. Et l’appareil de langage verbal concerne aussi bien les mots et leur contenu sémantique, c.-à-d. une propriété proprement linguistique, que tout l’expressivité verbale. Car le langage verbal est aussi corps, il ne peut être énoncé sans la participation de la voix et de l’ensemble de son expressivité, de l’ensemble de sa prosodie. Mais il est aussi action sur l’autre, il participe de l’influence qu’un sujet exerce sur un autre, de la manière dont les contenus psychiques ne sont pas seulement évoqué à un autre sujet mais transmis en acte, en chose à cet autre.

Pour dire vite et rappeler ici ce que nous avons déjà commencé à évoquer à propos de l’associativité verbale, on peut décrire trois vecteurs du transfert dans l’appareil de langage.

Le premier s’exerce à partir du choix des mots, de leur nuance, de leur double ou multiple sens éventuel. Les représentations de choses peuvent se déployer dans l’appareil linguistique en puisant dans la réserve de la langue toute une série de variations qui tentent de préciser un engagement sensoriel singulier, une modalité particulière de l’action, une intensité donnée de l’éprouvé. C’est par exemple la question que nous avons rencontré quand il s’est agit de définir la clinique : la définir par « l’écoute », ou la « démarche », ou « le « point de vue » ou la manière de « s’emparer » des contenus psychiques, n’est pas indifférent et possède des implications pratique et théorique, désigne des passages obligés et des évitements potentiels.

C’est la dimension la plus « secondaire » de l’appareil de langage, celle qui est le plus digitalisée, celle qui recèlera le moins d’ambiguïté qui canalisera le plus possible l’interprétation qui en sera donnée par celui à qui elle s’adresse. Il n’existe pas en effet de communication humaine qui ne soit « à l’interprétation près », il n’existe pas, excepté en mathématique ou dans les sciences dures, de communication humaine qui ne recèle un certain quantum d’ambiguïté. C’est que l’énoncé n’est intelligible qu’en fonction d’un contexte, et souvent qu’en fonction de l’histoire commune des protagonistes. Le sens n’est pas un « en soi » il est relatif à l’état d’une relation et celle-ci est nécessairement contextualisée et s’inscrit dans une chronologie. C’est bien pourquoi c’est la valeur narrative qui est retenue par les cliniciens : la narration contextualise, tente de contextualiser, elle suppose une chronologie, inscrit des suites logiques des successions d’évènements psychiques ou matériels.

Mais la valeur narrative mobilise aussi la stylistique et l’organisation pragmatique des énoncés et ceux-ci participent aussi au sens transmis, c’est le second vecteur. L’utilisation de l’impératif ou du conditionnel donne des indications sur le rapport du sujet à ce qu’il énonce et à celui à qui il l’énonce. Je passe vite car tout cela a été déjà tout à fait bien décrit. Le choix des tropes et figures du discours ne transmet pas simplement un contenu mais transmet le rapport du contenu à un autre contenu ou du contenu au sujet ou à l’objet. Mais la ponctuation elle aussi peut transmettre des états internes à l’insu du locuteur ou de l’écoutant. J’aime assez donner en exemple ce passage de Proust dans lequel il « asthmatise » son lecteur et lui fait ainsi partager malgré lui un de ses états internes.

«Quand je pense maintenant que mon ami était venu, à notre retour de Balbec, habiter à Paris sous le même toit que moi, qu’elle avait renoncé à l’idée d’aller faire une croisière, qu’elle avait sa chambre à vingt pas de la mienne, au bout du couloir, dans le cabinet à tapisserie de mon père, et que chaque soir, fort tard, avant de me quitter, elle glissait dans ma bouche sa langue, comme pain quotidien, comme un aliment nourrissant et ayant le caractère presque sacré de toute chair à qui les souffrances que nous avons endurées à cause d’elle ont fini par conférer une suite de douceur morale, ce que j’évoque aussitôt par comparaison, ce n’est pas la nuit que le capitaine de Borodino me permit de passer au quartier par une faveur qui ne guérissait en somme qu’un malaise éphémère, mais celle où mon père envoya maman dormir dans le petit lit à côté du mien». (M. Proust, A la recherche du temps perdu, t. 3).

A aucun moment Proust n’évoque l’étouffement asthmathique dans son texte et pourtant tous ceux qui le lisent (il suffit de lire à voix haute et de ce souvenir que nous avons tous commencé à lire de cette manière, qui reste en latence dans notre lecture silencieuse plus tardive) ressentent cet étouffement qui est un effet de la ponctuation. Là où le lecteur s’attend à pouvoir baisser la voix et rencontrer un point qui annonce une pause nécessaire à la lecture, il rencontre une virgule ou un point virgule qui l’oblige à reprendre sa respiration sans avoir complètement soufflé l’air résiduel qu’il s’apprêtait à expirer à la rencontre d’un point. L’asthme est une pathologie de l’expiration, le sujet ne parvient pas à vider ses poumons de l’air vicié qu’ils contiennent, il respire avant même d’avoir soufflé, il s’étouffe par absence d’expiration. C’est précisément ce que le style de Proust communique à son lecteur sans jamais que ne soit évoqué dans le contenu de la phrase ce qu’il fait ainsi, de fait, vivre à son lecteur. Tout au plus un lecteur averti d’une écoute clinique trouvera-t-il dans l’évocation « elle glissait dans ma bouche sa langue, comme pain quotidien », une situation propice à mobiliser un vécu d’étouffement, mais la suite, « comme pain quotidien, comme un aliment nourrissant et ayant le caractère presque sacré de toute chair à qui les souffrances que nous avons endurées à cause d’elle ont fini par conférer une suite de douceur morale », sera là pour tenter de contredire cette interprétation d’un vécu « incestueux », confirmé par la fin de la citation ou la situation s’associe à «  celle où mon père envoya maman dormir dans le petit lit à côté du mien ».

Pour paraphraser un terme que j’aime beaucoup de J Guillaumin, c’est « en contrebande » que l’état interne passe d’un sujet à un autre, de l’auteur au lecteur.

La troisième manière par laquelle les représentations-choses et représentactions passent dans l’appareil de langage et cherchent à se frayer un chemin dans la symbolisation secondaire s’effectue par le biais de la voix et de la prosodie. La voix porte message, par son grain, son timbre, son intonation, elle est corps et transmet un rapport au corps, voix de tête ou voix de gorge, voix rauque ou aigüe, monocorde ou riche en pics, elle « dit » quelque chose du rapport du sujet à la situation et à son mode de présence dans la situation, son mode d’incarnation subjective.

Mais les modulations de la voix qui constituent la prosodie, le ton donc donné aux énoncés, le « théâtre » qu’elle dresse ainsi, transmettent pareillement des états d’être, des scénarii particuliers. La voix peut s’éteindre, s’effacer, chuter jusqu’à ne plus être qu’un souffle, elle peut se désaffecter voire se désincarner, elle peut s’enfler et dire l’enflure de l’être. Mais elle peut aussi transmettre directement des moments de la symbolisation primaire. Une gestuelle signifiante de celle-ci peut s’accompagner d’un « vlan ! » ou d’un « plash ! », un objet qui fuit d’un « pfuit ! » sonore, une chute d’un « badaboum ! » etc.

Voici un petit fragment de L-F.Céline, l’un des grands stylistes du 20°siècle, qui mêle l’expressivité verbale, les effets de style et les onomatopées signifiantes.

«J’ai droit à quelques souvenirs, ils me viennent comme cheveux sur la soupe… Oh tant pi ! patati ! Verdun, je veux dire octobre 14, le ravitaillement du 12°… j’en étais avec mon fourgon… le régiment dans la Wœvre … je vois encore le pont-levis de Verdun debout sur les étriers, j’envoyais le mot de passe… le pont-levis grinçait, s’abaissait, la garde, les douze hommes sortaient vérifier les fourgons un par un… l’armée était alors sérieuse, la preuve, elle a gagné la guerre… Nous entrons donc dans Verdun au pas, chercher nos boules et sac de «singe»… on ne savait pas encore le reste !… si l’on savait ce qui nous attend on bougerait plus, on demanderait ni pont-levis, ni poste… pas savoir est la force de l’homme et des animaux…».

La structure de cet extrait est particulièrement intéressante dans la mesure où elle est en abîme, le processus décrit et la manière dont il est décrit renvoyant l’une à l’autre. Céline décrit la manière dont certains souvenirs « passent le pont levis » c.-à-d. les systèmes de censures linguistiques qui commandent la secondarité, comment par les onomatopées il fait sentir leur précipitation et la manière dont ils vont désorganiser l’énonciation, la hacher, la scander, mais comment aussi souhaite s’exercer une fonction de méconnaissance active (« pas savoir est la force de l’homme et des animaux…») etc.

L’essence de la symbolisation secondaire est de traduire la forme de la symbolisation primaire dans l’appareil de langage, mais elle peut aussi traduire des processus de symbolisation primaire inachevés, n’étant pas encore parvenus à une organisation narrative scénarisée (sujet / action / objet / contexte etc.), elle peut garder certains traits des signifiants formels ou certains pictogrammes ou signifiants de démarcation.

Pour terminer ce chapitre je souhaite rappeler que l’existence d’un niveau de symbolisation secondaire s’effectuant à partir de l’appareil à langage verbal ne fait pas disparaître les autres niveaux de langage, le corps et sa gestuelle, ses postures, les mimes du visage accompagnent et sont même souvent nécessaires à l’échange et la communication humaine, ils contribuent à lui donner sa couleur sensorielle et affective : l’expressivité humaine est polymorphique et elle ne se conçoit que comme telle. C’est bien pourquoi comme nous l’avons déjà évoqué l’écoute clinique de l’associativité-dissociativité / narrativité psychique doit être « plurielle » et « polyphonique ».

SCHEMA RESUMANT LE TRAJET DE LA SYMBOLISATION

[1] J’emprunte au cours d’A Brun une rapide description synthétique des principaux processus en question. Le pictogramme conçu par P. Castoriadis-Aulagnier se caractérise par une indissociabilité entre espace corporel, espace psychique et espace extérieur.

Le prototype du pictogramme est la rencontre originaire sein/bouche : le sein inséré dans la bouche fait partie du corps propre, sans discontinuité corporelle et le pictogramme dans l’originaire va mettre en scène la bouche et le sein comme une entité unique et indissociable. Cette expérience sensorielle inaugurale ne peut prendre que deux formes, la forme du prendre en soi le plaisant, ou la forme du rejet hors de soi du déplaisant. La première forme de l’union accompagnée de plaisir est désignée comme un pictogramme de jonction, qui représente un état de mêmeté, d’indifférenciation entre zone érogène (cavité orale, zone auditive, zone visuelle, surface tactile) et objet source d’une excitation du registre du plaisir ; la seconde forme du rejet hors de soi sera nommée pictogramme de rejet, accompagnée d’une destruction simultanée du sein et de la bouche, donc d’une automutilation de la zone corporelle (bouche) et de l’objet source d’une excitation du registre de la souffrance (sein). Le pictogramme de jonction confond donc la zone érogène sensorielle et l’objet extérieur, tandis que le pictogramme de rejet automutile la zone érogène et sensorielle (l’organe et la fonction sensorielle afférente) et l’objet correspondant. Le pictogramme se présente donc sous la forme d’une sensation hallucinée ; un bruit, une odeur une proprioception concernant l’intérieur du corps propre font brusquement irruption dans l’espace psychique et l’envahissent complètement.

  1. Anzieu définit le signifiant formel comme la première étape de symbolisation des pictogrammes et il décrit une configuration du corps en proie à une transformation qui s’impose sous la forme d’un vécu hallucinatoire. Dans l’œuvre de Freud, l’image motrice préfigure le signifiant formel. Les signifiants formels renvoient à des protoreprésentations des configurations du corps et des objets dans l’espace, ainsi que de leurs mouvements ; en définitive, il s’agit de représentations d’enveloppes et de contenants psychiques. D. Anzieu précise que cet éprouvé ne relève pas du fantasme mais d’une impression corporelle qui ne suppose aucune distinction entre sujet et espace extérieur et qui est ressentie par le sujet comme étrangère à lui-même : c’est une sensation de mouvement et de transformation. L’enjeu des signifiants formels pour D. Anzieu est une lutte pour la survie psychique.

Alors que le scénario fantasmatique est construit sur le modèle de la phrase, avec un sujet, un verbe, un complément d’objet, présentant une action qui se déroule dans un espace à trois dimensions, le signifiant formel est énoncé par un syntagme verbal limité à un sujet et à un verbe, avec une action se déroulant dans un espace bidimensionnel, sans spectateur. Ces signifiants formels sont constitués d’images proprioceptives, tactiles, coenesthésiques, kinesthésiques, posturales d’équilibration et ne se rapportent pas aux organes des sens à distance, la vue, l’ouïe.

Le travail de symbolisation.

Nous avons situé le travail de symbolisation au cœur de la pratique, c’est un concept évident pour les cliniciens mais en même temps très difficile et en déployer les formes et la complexité n’est sans doute pas inutile.

Fondements de la symbolisation.

Commençons tout d’abord par en situer l’enjeu de base. L’expérience subjective s’inscrit dans l’appareil psychique sous la forme de ce que Freud nomme à diverses reprises « la matière première psychique ». C’est la première inscription la première impression, celle que dans la fameuse lettre du 6 décembre 1896 où il précise le processus psychique de la mémoire et de la remémoration, il nomme « trace mnésique perceptive ». Les textes qui suivent cette lettre permettent de compléter la description de la nature de cette première trace à partir de laquelle le processus de symbolisation va devoir travailler. Elle est multiperceptive selon le schéma que Freud propose en 1891 dans son étude sur l’Aphasie où il donne sa définition de l’enregistrement premier, mais dans la mesure où elle enregistre aussi le vécu du sujet et son investissement elle est aussi nécessairement multisensorielle et multipulsionnelle, enfin située à l’interface du sujet et de son objet, surgissant de la rencontre de l’un et de l’autre elle mêle nécessairement le moi et l’objet, le sujet et son objet autre-sujet. Elle est donc d’emblée hypercomplexe.

Quand il en reprend la question en 1923 dans l’introduction de son article Le Moi et le Ça, Freud souligne que cette première inscription n’est pas susceptible de « devenir consciente » sous cette forme, elle va donc devoir être transformée.

À diverses reprises j’ai souligné qu’elle était soumise à une compulsion à l’intégration qui se déduisait des propositions tardives de Freud qu’il nous lègue dans les petits écrits rédigés de Londres à la fin de sa vie, où il souligne que les premières expériences sont celles qui tendent le plus à se répéter par la suite et ceci en fonction de la faiblesse des processus de synthèse à cette époque. De telles hypothèses impliquent que les traces premières se répètent tant qu’elles n’ont pas été intégrées par la capacité de synthèse psychique. Nous avons donc à essayer de préciser à quel compte s’exerce cette capacité de synthèse, ce qui la rend « faible » et ce qui permet de dépasser cette « faiblesse première.

NB – On a pu penser que la condition déterminante était la représentation de l’expérience subjective et dans la même ligne souligner que les expériences traumatiques étaient celles qui n’arrivaient pas à être représentées. Mais une telle proposition, que les cliniciens comprennent bien intuitivement, souffre d’une approximation de formulation.

Pour Freud, dès 1891 et La contribution à l’étude de l’aphasie, la représentation n’est rien d’autre que l’ensemble des liaisons établies entre des diverses données perceptives. J’en rappelle le schéma de l’époque.

Une telle définition, conforme à nos connaissances actuelles des enregistrements perceptivo-sensoriels, exclut une absence de représentation, c’est l’essence même de la base de notre fonctionnement psychique que de produire des représentations et ce que l’on nomme trop rapidement « perception » devrait en fait être nommé « représentation perceptive ». C’est pourquoi on ne peut se contenter de désigner du simple nom de « représentation » la forme psychique dont on parle car par essence la psyché ne peut travailler que sur des représentations et, de plus, tout est représentation pour elle. Il faut donc préciser « représentation perceptive » ou « représentation symbolique » ou « représentation spéculaire » etc.

L’intégration de « la matière première psychique » va devoir s’effectuer par une transformation de sa forme première en une forme pour laquelle je propose de retenir le terme générique « de symbolique » en raison de l’histoire des concepts psychanalytiques et notamment de la mise en évidence du langage symbolique du rêve. Nous justifierons plus loin plus complétement cette appellation.

La matière psychique première va donc devoir être métabolisée psychiquement (P Aulagnier, J Laplanche) et cette métabolisation, clé de l’intégration psychique, va s’effectuer par un processus de symbolisation. Ce processus de symbolisation rend possible un processus de subjectivation, un processus d’appropriation ou d’intégration subjective, c.-à-d. un processus par lequel le sujet humain s’approprie son expérience vécue. C’est en effet un apport tout à fait fondamental de la pensée freudienne issue de la seconde topique (ou de la seconde métapsychologie) que celui de considérer que l’expérience subjective n’est pas immédiatement saisissable et appropriable mais qu’il existe une tension psychique en direction de cette appropriation. Cette tension psychique est clairement indiquée par Freud dans le célèbre énoncé de 1932 « Wo es war soll ich verden », que l’on peut traduire par « Là ou ça était il faut que le « je » advienne », le ça étant ici le lieu d’inscription ce que Freud nomme « matière première psychique ».

Nous pouvons aussi considérer que la subjectivation suppose que les contenus psychiques ont pu prendre une forme réflexive, que c’est dans et par la réflexivité qu’elle s’effectue. La réflexivité n’est pas un concept directement freudien il s’est imposé comme tel pour dépasser certaines impasses de l’utilisation du concept de « conscience » à partir du moment où la psychanalyse a démontré la richesse de la vie psychique inconsciente et l’existence de processus organisateurs et régulateurs inconscients. Cependant Freud, s’il ne nomme pas directement la réflexivité, en décrit très clairement le concept en particulier en 1932 dans « Les nouvelles leçons d’introduction à la psychanalyse » quand il évoque la fonction d’auto observation du Surmoi dans le chapitre qu’il consacre à la décomposition de la personnalité psychique.

Freud donne en outre une autre indication importante quand il souligne que le devenir conscient des processus psychiques, nous dirions donc le « devenir réflexif » de ceux-ci, dépend de la liaison avec les représentations de mots et l’appareil à langage verbal. Nous verrons plus loin comment nous pouvons généraliser ce que Freud dit du « devenir langage » et qu’il situe uniquement dans le langage verbal, à toutes les formes de langage, celle du rêve qu’il dégage en 1913 mais au delà toutes les formes de langage qui servent à l’expression humaine.

Pour nous résumer et résumer l’appui que Freud peut fournir nous dirons donc que : « La matière première psychique doit être métabolisée et transformée par un processus de symbolisation réflexif pour être intégrée dans la subjectivité ».

On conçoit l’importance d’une telle proposition dans une théorie de la pratique clinique, dans la mesure où elle vectorise l’ensemble de la démarche clinique.

Cette dernière ne peut donc se passer d’une théorie de la symbolisation dont il nous faut esquisser les grands traits maintenant.

Le problème des inscriptions psychiques et la question des deux niveaux de la symbolisation.

Dans la lettre du 6 décembre 1896, déjà évoquée plus haut, Freud propose l’idée d’une triple inscription de l’expérience psychique, voici le schéma qu’il en propose alors.

Comme on peut le constater Freud propose trois types d’inscriptions de l’expérience psychique, une première inscription qu’il nomme, dans le fil de la lettre, « trace mnésique » perceptive pour la différencier du processus de perception qu’il imagine différent à l’époque, une inscription inconsciente ou seconde inscription dont il dira qu’elle est conceptuelle et qui est inscrite sous forme de représentation de chose, une inscription préconsciente qui représente l’inscription en représentation de mot et en langage verbal.

Par la suite on note une hésitation chez Freud et quand, par exemple, il reprend la question en 1915 dans les Essais de métapsychologie, il évoque le problème de la double inscription qui désigne alors la question des rapports entre représentation de chose (ou représentation-chose) et représentation de mot. La première inscription semble avoir disparue. En revanche à partir de 1923 et de l’écriture de l’article Le moi et le ça apparaissent potentiellement de nouveau trois niveaux : celui du Ça, celui de la partie du Moi qui est Ics et celui de la partie du Moi qui est Pcs.

D’un côté Freud semble avoir considéré que la première et la seconde inscription relevées en 1896 n’en forment qu’une et qu’elles ne sont séparées que par un mode de traitement psychique et par une différence de quantité d’investissement. Fortement investie la trace mnésique première est réactualisée sous forme hallucinatoire et selon la modalité nommée « identité de perception », plus faiblement réinvestie elle se présente comme une simple représentation de chose et selon une modalité nommée « identité de pensée ». Nous verrons qu’un certain nombre de problèmes cliniques et psychopathologiques vont contraindre Freud, après les années 1915, à reconsidérer sa position et que le modèle de la seconde métapsychologie rétablira trois niveaux d’inscriptions.

Mais la position de Freud visant à ne considérer avant 1915 que deux inscriptions et qu’une simple diminution d’investissement entre elles, est en partie contredite ou conflictualisée par ses développements concernant le rêve principalement. Dans le chapitre 6 de L’interprétation des rêves, il décrit avec précision ce qu’il appelle « travail du rêve »  dans lequel il décrit les transformations qualitatives que le rêve fait subir à la « matière première psychique ». Celles-ci sont bien connues et je me bornerais à les rappeler : condensation, déplacement, prise en compte de la figurabilité, surdétermination… Je me contenterais de souligner, car la remarque en est rare, que ce que Freud nomme « prise en compte de la figurabilité » et qui concerne les impératifs de « présentation » des contenus du rêve, est aussi une forme de prise en compte de la narrativité, dans la mesure où c’est bien par la figurabilité que le rêve « raconte une histoire » qui sera susceptible d’être ensuite narrée dans et par le langage verbal. Un tel modèle qui concerne la transformation de la trace mnésique de la matière première psychique en représentation de chose, – dont Freud dira en 1913 qu’elles sont organisées en un langage, le « langage du rêve », – est un modèle d’un type de travail de symbolisation.

Dès lors apparaissent chez Freud deux niveaux du travail de symbolisation, un niveau que l’on pourrait dire « primaire » dans la logique de ses propositions théoriques, dont le modèle princeps est celui du travail du rêve, et un niveau que l’on peut dire « secondaire » et qui serait alors électivement impliqué dans la « traduction » du rêve rêvé au rêve narré. Mais assez tôt dans sa pensée Freud évoque aussi un autre mode de symbolisation, effectué en état de veille celui-là, à partir du jeu et de ce que l’on pourrait nommer « le travail du jeu ». Par ailleurs il n’est pas douteux, pour tous ceux qui s’y sont un peu intéressés, que l’intérêt de Freud pour nombre d’activités artistiques non linguistiques, comme la sculpture ou la peinture – Freud n’était guère amateur de musique ou de danse – est aussi un intérêt pour des modes de symbolisation de même niveau que le rêve et le jeu, dont ils peuvent être potentiellement représenter une alternative.

En d’autres termes et en s’abstrayant du modèle du rêve pour passer au modèle général de l’activité de symbolisation j’ai proposé de nommer (1991) « symbolisation primaire » les processus par lesquels la trace mnésique première est transformée en représentation de chose (représentation-chose) et « symbolisation secondaire » le processus par lequel la représentation « en chose » est transformée en représentation de mot, ou, pour mieux dire est traduite dans l’appareil à langage verbal.

L’impératif d’un niveau de symbolisation primaire : la symbolisation et la présence.

J’aimerais revenir maintenant, pour introduire plus avant une réflexion sur la place de la symbolisation primaire dans la pratique, sur les raisons qui ont pu pousser Freud à revenir à un modèle à trois niveaux de traces et donc à deux niveaux de transformation psychique.

Il est toujours difficile de savoir, quand il ne l’a pas dit clairement lui-même, ce qui a pu pousser un auteur à une telle inflexion de son modèle et nous sommes donc contraint à proposer des conjectures pour tenter d’en rendre compte. Il y a peut être des raisons personnelles voire intimes dans l’évolution de Freud mais le niveau où il me paraît légitime de porter la réflexion est le niveau clinique et son impact sur la théorisation.

Quand on se penche sur les problèmes cliniques sur lesquels Freud porte sa réflexion à cette époque on ne peut qu’être frappé du fait que, dans la mouvance de son  Introduction du narcissisme, les questions cliniques sur lesquelles il se penche sont des formes de pathologies du narcissisme au premier rang desquelles se place la question de la mélancolie, « névrose narcissique » par excellence. Or la mélancolie pose divers problèmes qui rapportés à la question de la symbolisation qui nous occupe, pourraient se formuler ainsi : pour symboliser l’objet il faut supporter son absence et avoir accepté d’en faire une forme de deuil primaire (celui de le retrouver selon l’identité de perception). La mélancolie bute sur l’échec de ce deuil primaire dont la question se trouve donc être crucialement posée. Car la question se pose de savoir pourquoi le deuil primaire n’arrive pas à s’effectuer, c.-à-d. quelles sont les conditions pour que le deuil puisse s’accomplir ? Et répondre en terme de renoncement à la satisfaction pulsionnelle « totale » ne fait que déplacer le problème.

La réponse qui s’impose alors engendre une forme de paradoxe : pour faire le deuil de l’objet primaire, pour accepter de renoncer à l’identité de perception et passer à l’identité de pensée, il faut avoir commencé à symboliser l’objet !

Une telle formulation n’est pas sans poser de problèmes concernant la question des conditions de la symbolisation. Une large partie des réflexions modernes concernant la symbolisation souligne que la symbolisation est symbolisation de l’absence et du manque qu’elle engendre. L’objet ne serait évocable que dans son absence et pour modérer celle-ci, la symbolisation tenterait de rendre en partie présent, par sa représentation, l’objet absent ou manquant. L’hallucination « représentative de l’objet » suppose, dans cette conception, que l’objet ne soit pas perceptivement présent : ou on perçoit l’objet ou on l’hallucine s’il est absent, et c’est l’hallucination de l’objet absent qui est à l’origine de sa représentation symbolique. Mais le processus hallucinatoire ne peut à lui seul expliquer le travail de symbolisation représentative de l’objet, car l’hallucination rendrait l’objet trop présent, le rendrait présent à l’identique, et non pas en représentation vécue comme telle. On sent ici l’impasse théorique potentielle, car il faut alors évoquer une certaine réduction d’investissement pour penser l’émergence d’une simple représentation non confondue avec la perception de l’objet. Et la question rebondit alors du côté de la réduction de la quantité d’investissement, c.-à-d. de sa liaison, et il faut alors faire appel au processus du masochisme originaire et à la co-excitation libidinale ou sexuelle qu’il implique pour expliquer cette liaison primaire. Dès lors c’est la question du masochisme originaire qui porte le poids de l’énigme théorique, pourquoi n’agit-il pas dans la mélancolie ?

On pressent dès lors que le problème peut verser dans l’impasse à moins de tenter un saut épistémologique du côté de « la force constitutionnelle des pulsions » (Freud) ou d’une forme « d’intolérance constitutionnelle à la frustration » (Bion) voire d’une intensité singulière de l’envie primaire (Klein). Autant de « solutions » qui situent la réponse possible au dehors du champ spécifique de la métapsychologie.

Or il existe une solution alternative qui elle reste au sein du champ de la métapsychologie et va être de plus largement confirmée par l’ensemble des travaux concernant la première enfance. Mais cette solution impose de faire un pas hors du postulat narcissique primaire présent dans l’idée que la symbolisation, et donc l’émergence de la vie psychique, s’effectue dans la solitude de l’absence. On ne peut maintenir indéfiniment l’objet absent du processus de symbolisation, on ne peut maintenir dans la théorie le postulat narcissique d’un auto engendrement de la symbolisation par simple réduction « masochique » des quantités d’investissement sans faire intervenir le rôle de l’objet dans ce processus, c.-à-d. penser le rôle de l’objet présent et pas seulement de l’absence de l’objet.

Dès lors il faut engager une réflexion sur un mode de symbolisation qui se développe « en présence de l’objet », et si l’on veut à tout prix maintenir le dogme d’une symbolisation fondée sur l’absence on peut alors penser au mode d’absence de l’objet dans la présence, au rapport de l’objet au manque, au manque dans l’objet et ainsi ouvrir à la question de la fonction du père à partir de ce manque.

Mais l’inflexion paradigmatique ainsi impliquée a encore une autre conséquence concernant le processus hallucinatoire et celle-ci est d’une autre portée, elle engage toute l’évolution actuelle de la théorisation des cliniques des limites et de l’extrême. Nous avons évoqué au passage que l’un des postulats théoriques sous jacent à la théorie de la symbolisation fondée uniquement sur l’absence était l’alternative de la perception ou de l’hallucination.

Vers la fin de sa vie Freud va revenir implicitement sur cette alternative. Dans Construction en analyse il en vient à évoquer la question du délire et de l’hallucination qui en est le noyau. Il évoque alors des « expériences précédant l’apparition du langage verbal » qui viennent se déguiser dans la perception actuelle. Le mode de retour des expériences en question s’effectuant de manière hallucinatoire, il faut en conclure que Freud suppose alors la simultanéité d’un processus perceptif actuel et d’un processus d’hallucination des expériences précoces qui se « déguisent » dans la première. Une telle hypothèse est sous jacente à la conception de D.W.Winnicott de l’objet crée/trouvé : l’objet est crée dans et pas le processus hallucinatoire, il est trouvé dans la perception. Une telle co-incidence des processus ouvre le champ de l’illusion qui dépasse l’opposition hallucination / perception. Il faut aussi souligner que l’hypothèse d’un fond hallucinatoire de la psyché, hypothèse rendue plausible s’il n’y a pas alternative mais co-incidence, paraît être conforme à une série de travaux issus des recherches en neuroscience (M.Jeannerod, Edelmann, Damasio, Kandel etc.).

Dès lors pour penser les formes premières de symbolisation il n’est plus besoin de penser l’objet absent et la question devient celle de la co-incidence entre le processus issu du bébé, et la « réponse » de l’environnement. Le « sumbolon » originaire de la culture antique des Grecs, retrouvant alors son sens premier ; celui d’un « mettre ensemble » qui sert de processus de reconnaissance mutuelle.

Formes et enjeux de la symbolisation primaire.

Dans le chapitre qu’il consacre au travail du rêve, comme nous l‘avons précédemment évoqué, Freud commence à proposer la description de quelques uns des processus du niveau de symbolisation primaire. À ma connaissance, mais le génie de Freud est tel que j’avance cela avec précaution, Freud n’a guère poussé plus avant l’analyse des processus qui peuvent être impliqués dans ce niveau premier de transformation psychique, à l’exception peut-être de certains processus repérés à propos du fétichisme, où il retrouve et fait jouer simultanéité et contiguïté – c.-à-d. une forme particulière d’associativité – comme dans ses premières descriptions des processus primaires. Mais il faudrait conduire une enquête très complète sur l’ensemble de son œuvre et toutes ses propositions sur le rêve pour explorer ce qu’il a pu anticiper des travaux qui ont suivi.

C’est sous la poussée de l’exploration clinique des problématiques psychotiques et états limites (borderline) qu’un certain nombre d’auteurs post freudiens se sont attelés à décrire des processus qui relèvent selon moi du niveau de la symbolisation primaire, c.-à-d. qui contribuent à un processus de transformation de la matière première psychique en représentation de chose (représentation-chose).

Les travaux les plus connus du public français à cet égard sont sans doute ceux de P.Aulagnier – ils concernent ce qu’elle appelle le « pictogramme », par exemple « prendre en soi » -, D.Anzieu – ceux qu’il nomme « signifiants formels » par exemple un objet glisse, ou s’avance et recule -, G.Rosolato – « signifiants de démarcation » par exemple démarcation d’une limite-, M.Pinol-Douriez – les protoreprésentations -. Des travaux des anglo saxons dont j’ai connaissance je retiendrais surtout la notion-clé introduite par M.Milner de « médium malléable » à laquelle j’ai consacré de nombreux commentaires et prolongements et qui, bien qu’elle appartienne à la même problématique, aborde le problème d’une manière différente, nous reviendrons plus en détail sur sa fonction dans le processus de symbolisation.

Les divers auteurs cités ont abordé le problème en cliniciens et leurs descriptions des processus – car bien que les descriptions ne soient pas faite en terme de processus il s’agit bien dans tous les cas de processus de « métabolisation » et de transformations – est surtout conduite à partir du repérage clinique de ceux-ci, c’est aussi ce qui explique la diversité des appellations proposées. Une telle diversité a son intérêt car chacun des auteurs décrit une forme particulière des processus impliqués, mais elle fait aussi craindre une forme de babélisation théorique que le concept de « symbolisation primaire » que je propose, tente de modérer en inscrivant ces diverses contributions dans la métapsychologie freudienne.

Je ne peux reprendre ici les descriptions complexes de ces différents processus pour lesquels je préfère renvoyer directement aux auteurs eux-mêmes[1] et je me bornerais à quelques remarques qui surgissent d’une lecture d’ensemble de leurs contributions.

Tout d’abord, je l’ai rapidement évoqué plus haut, sous des noms différents – pictogramme, signifiants etc. – les descriptions présentées sont bien celles de processus et même dans tous les cas des processus dérivés de la sensori-motricité, qu’il s’agisse par exemple pour les pictogrammes d’un passage dehors dedans ou dedans dehors, ou qu’il s’agisse de décrire la forme d’un mouvement pour les signifiants formels, ces processus sont « animés » d’un mouvement, ils traduisent une action. Cette action, ce mouvement, contribuent à une transformation de la position ou de l’état d’un contenu psychique premier.

Ensuite ils sont décrits comme des processus internes au sujet, comme les processus de description ou de métabolisation de ses états internes ou de son rapport aux processus externes pour le pictogramme, ou comme des processus « sans sujet ni objet » repérés pour les signifiants formels, mais néanmoins comme des processus internes au sujet qu’ils traversent.

Ce sont des processus élémentaires qui décrivent une action, un mouvement simple, mais rien n’empêche de penser qu’ils peuvent se combiner entre eux et former des ensembles plus vastes qui contribuent à la création de véritables scénarii. Par exemple l’un de mes patients, après tout un temps d’analyse de ses relations précoces avec sa mère, fait le rêve suivant « deux moitiés se rejoignent » il commente : « ça va mieux, avant ça ne se rejoignait jamais », plus tard il fait un autre rêve : « deux moitiés de bois s’emboitent, ça fait une luge, il monte dessus et glisse, mais il peut s’arrêter  et remonter ». Il commente : « avant ça ne s’arrêtait pas ». Dans ces deux rêves apparaissent des signifiants formels : « deux moitiés se rejoignent », « deux parties s’emboîtent », ou encore « ça glisse ». Mais petit à petit dans le cours du travail psychanalytique, ils se combinent entre eux, un sujet apparaît, il glisse, mais ce sujet peut maintenant arrêter le mouvement de glissade infinie du signifiant formel « ça glisse ». Cependant le contexte de l’analyse permet de compléter la scène. Il avait évoqué une scène dans laquelle il voyait son petit frère glisser des bras de sa mère qui le tenait mal. Dès lors le « ça glisse et ne s’arrête pas » évoqué à propos de ses rêves, ouvre sur la scénarisation du portage maternel et nous voyons poindre la forme d’un fantasme c.-à-d. d’une représentation du niveau repéré par Freud comme celui des représentation de chose (représentation-chose ou « représentaction » selon J.D.Vincent).

D.Anzieu, comme P.Aulagnier pour s’en tenir aux deux auteurs majeurs par leur contribution, soulignent le lien qui existent entre signifiants formels ou pictogramme avec le mode de relation à l’environnement premier, mais la description qu’ils font des processus premiers est néanmoins solipsiste, elle ne concerne que le processus du sujet considéré.

Je souhaite donc proposer des compléments aux propositions et hypothèses de ces deux auteurs à l’aide des travaux sur la première enfance qui se sont développés depuis leur parution. Je propose trois hypothèses complémentaires : celle de la combinaison des signifiants formels et pictogrammes entre eux pour former de véritables scénarii, hypothèses que je viens d’introduire, et deux autres hypothèses que je vais commenter maintenant : celle d’une participation de l’environnement à la « fabrique » des signifiants formels et pictogrammes, celle enfin d’un partage des processus de symbolisation primaire qui contribue à leur organisation en langage, condition d’une véritable symbolisation primaire.

D.Stern, grâce à une méthode d’observation des interactions fines entre mère et bébé, a pu mettre en évidence l’existence de systèmes d’accordage inter ou transmodaux – ce qui signifie que les deux faces des interactions ont même forme ou même structure mais qu’elles utilisent des voies sensorielles différentes, par exemple un mouvement moteur sera échoïsé par la mère à l’aide un son de même forme rythmique et de même intensité etc. -. Les mouvements, états internes, processus du bébé reçoivent donc ainsi leur image en « miroir » dans l’écho maternel qui leur est proposé en réponse. D.Stern décrit surtout ce qu’il nomme un « accordage affectif », c.-à-d. un échange affectif « en miroir » inter ou transmodal. Mais j’ai fait l’hypothèse (2003), en m’appuyant sur des travaux complémentaires de J Decety et F Nadel, qu’il y avait aussi un « accordage esthésique » c.-à-d. de la sensori-motricité elle même, hypothèse potentiellement présente chez Stern mais non développée par cet auteur.

Cependant il arrive que cet accordage, il vaudrait mieux dire d’ailleurs que ce « processus d’accordage » dans la mesure ou il procède par essai et erreur qu’il s’agit d’une tension d’un vecteur de la rencontre, échoue et cet échec laisse une trace. Par exemple un bébé a un élan vers l’objet, mais l’objet n’est pas disponible ou pas sensible ou inatteignable, l’élan du bébé de rencontre pas de signe d’écho chez l’objet, il se brise sur un mode de présence de l’objet qui ne le reconnaît pas. Le geste d’élan tourne à vide et fait retour vers le sujet en étant porteur de la marque de cette absence de rencontre. Par exemple un geste de la main en direction de l’objet qui ne rencontre pas celui-ci fait retour « à vide » vers le visage et les yeux du bébé. Nous avons là la trace à partir de laquelle un signifiant formel du type « un objet (une forme) s’éloigne et revient » peut se constituer. Ce signifiant formel « raconte » alors l’histoire d’une rencontre qui n’a pas eu lieu, l’histoire d’un élan sans réponse. Quand la nymphe Écho se heurte au refus brutal de Narcisse qu’elle le touche et lui exprime son amour, elle se replie alors au fond des bois et disparaît peu à peu (une forme s’évanouit) ses os se durcissant alors pour devenir pierre (un objet durcit, un objet se dévitalise). Dans un autre registre que le mythe, beaucoup de séquences de la vie des bébés sont riches de significations, pour peu qu’on sache les interpréter. Ainsi, un jeune garçon d’un an a été gardé l’après midi par sa baby siter, ses parents rentrent en fin d’après midi et le jeune garçon les accueille joyeusement, puis il avance dans le couloir et se jette par terre comme s’il tombait, le père se demande ce qui lui prend mais la mère qui connaît bien son fils commente, « il a dû faire une chute et il nous montre », la baby siter présente, étonnée, se souvient alors qu’il est en effet tombé en début d’après midi et s’est fait un peu mal. Les enfants « racontent », rapportent à leur parent ce qui leur est arrivé, la fonction de synthèse dont Freud remarquait qu’elle était faible chez les petits enfants est dévolue à l’environnement, mais pour cela il faut que les nourrissons leur adresse le « récit » de leurs états internes divers. Quand les enfants ne disposent pas de l’appareil à langage verbal, c’est à l’aide de langages mimo-gesto-posturaux qu’ils l’expriment, avec des scénarii agis, mis en scène et en acte.

Mais il y a plus et qui concerne directement la question de la symbolisation et de son versant « réflexif » dont nous avons fait l’une des pierres de touche de la définition. Tout le monde connaît la fameuse reprise que Freud propose de l’affirmation de Locke « rien n’est dans l’entendement qui ne fut d’abord dans les sens ». Dans son « Nouvel essai sur l’entendement humain » Leibniz commentait en ajoutant « si ce n’est l’entendement lui-même ». Bien sûr l’entendement, la pensée n’est pas « dans les sens » mais Freud a apporté à la remarque de Leibniz une nuance d’importance.

Dans le chapitre qu’il consacre à l’animisme dans « Totem et Tabou », il remarque que les processus psychiques sont difficiles à saisir et qu’un processus animique consiste à les projeter dans le monde ou à les « retrouver » dans les processus du monde et de la nature. C’est ainsi qu’il explique l’animisme des primitifs et celui des enfants. Ceci implique que si « l’entendement et ses processus ne sont pas dans les sens » par contre leur appropriation, leur représentation symbolique appropriée par le sujet passe par leur « matérialisation », leur concrétisation. Dans le cas Schreber, Freud souligne que le délire du procureur, et en particulier l’utilisation qu’il fait des « rayons divins », ressemble beaucoup à sa propre théorie des investissements. Dans l’analyse qu’il consacre à la Gradiva de Jensen Freud remarque aussi que l’ensevelissement de Pompeï est utilisé par N Hanold pour représenter la pétrification de sa vie psychique, un rêve mettant en scène dans le récit cet ensevelissement. Dans l’article qu’il consacre à l’écran du rêve B.Lewin prend comme exemple un rêve dans lequel l’écran du rêve s’enroule sur lui même et disparaît provoquant une rupture du processus onirique et un réveil. Le processus a été tôt repéré sous le nom de phénomène de Silberer, et Freud a égrené L’interprétation des rêves de remarques sur le fait que le rêve contient et même produit des processus de pensées.

Les derniers exemples évoqués sont des exemples qui concernent les rêves et le travail de symbolisation primaire dont ils sont la scène, mais la question de l’animisme ouvre une autre perspective. Nous avons souligné le besoin du nourrisson de « raconter » ses états et processus internes, je voudrais avancer l’hypothèse qu’une pleine utilisation des signifiants formels et autres pictogrammes par le petit d’homme suppose aussi une forme de narration et une reconnaissance par son environnement humain des premiers processus qui président aux formes primaires des processus de transformation et de symbolisation. Autrement dit ceux-ci, pour être pleinement appropriés ont besoin d’être mis en scène par le bébé et identifiés et reconnus, voire partagés par les personnes significatives de son environnement premier.

À écouter de près les diverses formes de processus « en miroir » dont l’environnement humain agrémente ses « conversations primitives » avec les tout petits on ne peut qu’être frappé du fait que ceux-ci ne concernent pas seulement les états affectifs de ceux ci mais aussi les autres processus qui parcourent sa psyché et notamment les processus de pensée. Les processus de pensée eux aussi ont besoin d’être réfléchis pour pouvoir contribuer à la fonction réflexive.

Il est bien possible qu’une partie des signifiants formels que D.Anzieu repère chez les patients états-limites et qu’il vient à nommer dans le cours de la cure, sont des processus qui n’ont pas été identifiés et reconnus par l’environnement premier des sujets considérés et que leur rémanence et leur répétition à l’état adulte témoigne de leur non intégration en lien avec le fait que l’environnement premier les a laissé lettre morte. On conçoit l’importance d’une telle hypothèse dans les pratiques cliniques de l’extrême dans la mesure où celles-ci sont sans cesse traversées de la présence de telles formes processuelles itérativement répétées. Les signifiants formels présents dans ces tableaux cliniques « racontent » l’histoire de rencontres premières qui n’ont pas eu lieu ou ont été traumatiques en raison du type de « réponse » qu’elles ont reçues antérieurement, et elles se répètent et viennent hanter le sujet en cherchant à s’actualiser tels des fantômes en attente de la sépulture intégrative que leur donnerait une reconnaissance actuelle. Les processus de la symbolisation primaire, comme peut-être tous les processus de symbolisation, doivent d’abord être partagés pour s’inscrire, être intégrés et appropriés par le sujet humain, ils deviennent « processus de symbolisation » utiles et utilisables quand ils le sont, faute de quoi ils viennent alimenter les diverses formes de la compulsion de répétition. Quand ils sont partagés les processus de la symbolisation primaire contribuent à créer une forme de langage non verbal entre sujet et son environnement. Le partage crée en effet un « objet commun » qui n’est ni à l’un ni à l’autre, ni « collé » au corps de l’un ni « collé » au corps de l’autre, par le partage l’objet se détache à la fois de l’un et de l’autre. Il devient « objet partageable » mais il représente comment peuvent s’unir ensemble l’un et l’autre, comment ils peuvent se rencontrer et se communiquer l’un l’autre leurs états internes, c’est bien en ceci qu’il devient élément d’un langage, élément possible d’une forme narrative.

Je ne peux terminer ces réflexions sur le processus de symbolisation primaire sans commencer à évoquer la question du médium malléable, sur laquelle j’aurais à revenir dans un prochain chapitre tant elle est essentielle. Dans les prolongements que j’ai proposé du concept de M.Milner j’ai souligné qu’avant d’être une propriété reconnue dans certains objets du monde matériel tels la pâte à modeler, le médium malléable était d’abord une fonction de la relation primitive. Les propriétés du médium malléable sont d’abord des propriétés d’un certain mode de relation et de communication primitive avec l’objet premier qui suppose disponibilité, sensibilité, saisissabilité, constance, indestructibilité etc. de l’objet. C’est dans le jeu de transformation des « propositions » au sein de la communication primitive, que s’éprouve d’abord l’objet « médium malléable » et l’effort de l’objet et du sujet pour s’ajuster l’un à l’autre partager les mêmes états et ainsi se comprendre. C’est bien pourquoi j’ai proposé que le médium malléable était l’objet transitionnel du processus de symbolisation, qu’il était l’objet qui par ses diverses propriétés « symbolisait la symbolisation », il représente les conditions de l’environnement humain facilitatrices du processus de symbolisation. Nous compléterons tout cela dans le chapitre consacré au jeu.

La symbolisation secondaire.

Je serai plus bref concernant les processus de la symbolisation secondaire dans la mesure où ils ont été beaucoup plus décrits et sont mieux connus. Ils concernent la manière dont les représentations de chose (représentation-chose, représentaction, représentation de transformations etc.) et les scénarii dans lesquels elles s’insèrent, sont « traduites » dans l’appareil de langage verbal.

L’idée de représentation de mot traduit insuffisamment le processus de la symbolisation secondaire, il ne s’agit pas seulement de transférer des représentations dans les mots, c’est tout l’appareil de langage verbal qui est concerné. Et l’appareil de langage verbal concerne aussi bien les mots et leur contenu sémantique, c.-à-d. une propriété proprement linguistique, que tout l’expressivité verbale. Car le langage verbal est aussi corps, il ne peut être énoncé sans la participation de la voix et de l’ensemble de son expressivité, de l’ensemble de sa prosodie. Mais il est aussi action sur l’autre, il participe de l’influence qu’un sujet exerce sur un autre, de la manière dont les contenus psychiques ne sont pas seulement évoqué à un autre sujet mais transmis en acte, en chose à cet autre.

Pour dire vite et rappeler ici ce que nous avons déjà commencé à évoquer à propos de l’associativité verbale, on peut décrire trois vecteurs du transfert dans l’appareil de langage.

Le premier s’exerce à partir du choix des mots, de leur nuance, de leur double ou multiple sens éventuel. Les représentations de choses peuvent se déployer dans l’appareil linguistique en puisant dans la réserve de la langue toute une série de variations qui tentent de préciser un engagement sensoriel singulier, une modalité particulière de l’action, une intensité donnée de l’éprouvé. C’est par exemple la question que nous avons rencontré quand il s’est agit de définir la clinique : la définir par « l’écoute », ou la « démarche », ou « le « point de vue » ou la manière de « s’emparer » des contenus psychiques, n’est pas indifférent et possède des implications pratique et théorique, désigne des passages obligés et des évitements potentiels.

C’est la dimension la plus « secondaire » de l’appareil de langage, celle qui est le plus digitalisée, celle qui recèlera le moins d’ambiguïté qui canalisera le plus possible l’interprétation qui en sera donnée par celui à qui elle s’adresse. Il n’existe pas en effet de communication humaine qui ne soit « à l’interprétation près », il n’existe pas, excepté en mathématique ou dans les sciences dures, de communication humaine qui ne recèle un certain quantum d’ambiguïté. C’est que l’énoncé n’est intelligible qu’en fonction d’un contexte, et souvent qu’en fonction de l’histoire commune des protagonistes. Le sens n’est pas un « en soi » il est relatif à l’état d’une relation et celle-ci est nécessairement contextualisée et s’inscrit dans une chronologie. C’est bien pourquoi c’est la valeur narrative qui est retenue par les cliniciens : la narration contextualise, tente de contextualiser, elle suppose une chronologie, inscrit des suites logiques des successions d’évènements psychiques ou matériels.

Mais la valeur narrative mobilise aussi la stylistique et l’organisation pragmatique des énoncés et ceux-ci participent aussi au sens transmis, c’est le second vecteur. L’utilisation de l’impératif ou du conditionnel donne des indications sur le rapport du sujet à ce qu’il énonce et à celui à qui il l’énonce. Je passe vite car tout cela a été déjà tout à fait bien décrit. Le choix des tropes et figures du discours ne transmet pas simplement un contenu mais transmet le rapport du contenu à un autre contenu ou du contenu au sujet ou à l’objet. Mais la ponctuation elle aussi peut transmettre des états internes à l’insu du locuteur ou de l’écoutant. J’aime assez donner en exemple ce passage de Proust dans lequel il « asthmatise » son lecteur et lui fait ainsi partager malgré lui un de ses états internes.

«Quand je pense maintenant que mon ami était venu, à notre retour de Balbec, habiter à Paris sous le même toit que moi, qu’elle avait renoncé à l’idée d’aller faire une croisière, qu’elle avait sa chambre à vingt pas de la mienne, au bout du couloir, dans le cabinet à tapisserie de mon père, et que chaque soir, fort tard, avant de me quitter, elle glissait dans ma bouche sa langue, comme pain quotidien, comme un aliment nourrissant et ayant le caractère presque sacré de toute chair à qui les souffrances que nous avons endurées à cause d’elle ont fini par conférer une suite de douceur morale, ce que j’évoque aussitôt par comparaison, ce n’est pas la nuit que le capitaine de Borodino me permit de passer au quartier par une faveur qui ne guérissait en somme qu’un malaise éphémère, mais celle où mon père envoya maman dormir dans le petit lit à côté du mien». (M. Proust, A la recherche du temps perdu, t. 3).

A aucun moment Proust n’évoque l’étouffement asthmathique dans son texte et pourtant tous ceux qui le lisent (il suffit de lire à voix haute et de ce souvenir que nous avons tous commencé à lire de cette manière, qui reste en latence dans notre lecture silencieuse plus tardive) ressentent cet étouffement qui est un effet de la ponctuation. Là où le lecteur s’attend à pouvoir baisser la voix et rencontrer un point qui annonce une pause nécessaire à la lecture, il rencontre une virgule ou un point virgule qui l’oblige à reprendre sa respiration sans avoir complètement soufflé l’air résiduel qu’il s’apprêtait à expirer à la rencontre d’un point. L’asthme est une pathologie de l’expiration, le sujet ne parvient pas à vider ses poumons de l’air vicié qu’ils contiennent, il respire avant même d’avoir soufflé, il s’étouffe par absence d’expiration. C’est précisément ce que le style de Proust communique à son lecteur sans jamais que ne soit évoqué dans le contenu de la phrase ce qu’il fait ainsi, de fait, vivre à son lecteur. Tout au plus un lecteur averti d’une écoute clinique trouvera-t-il dans l’évocation « elle glissait dans ma bouche sa langue, comme pain quotidien », une situation propice à mobiliser un vécu d’étouffement, mais la suite, « comme pain quotidien, comme un aliment nourrissant et ayant le caractère presque sacré de toute chair à qui les souffrances que nous avons endurées à cause d’elle ont fini par conférer une suite de douceur morale », sera là pour tenter de contredire cette interprétation d’un vécu « incestueux », confirmé par la fin de la citation ou la situation s’associe à «  celle où mon père envoya maman dormir dans le petit lit à côté du mien ».

Pour paraphraser un terme que j’aime beaucoup de J Guillaumin, c’est « en contrebande » que l’état interne passe d’un sujet à un autre, de l’auteur au lecteur.

La troisième manière par laquelle les représentations-choses et représentactions passent dans l’appareil de langage et cherchent à se frayer un chemin dans la symbolisation secondaire s’effectue par le biais de la voix et de la prosodie. La voix porte message, par son grain, son timbre, son intonation, elle est corps et transmet un rapport au corps, voix de tête ou voix de gorge, voix rauque ou aigüe, monocorde ou riche en pics, elle « dit » quelque chose du rapport du sujet à la situation et à son mode de présence dans la situation, son mode d’incarnation subjective.

Mais les modulations de la voix qui constituent la prosodie, le ton donc donné aux énoncés, le « théâtre » qu’elle dresse ainsi, transmettent pareillement des états d’être, des scénarii particuliers. La voix peut s’éteindre, s’effacer, chuter jusqu’à ne plus être qu’un souffle, elle peut se désaffecter voire se désincarner, elle peut s’enfler et dire l’enflure de l’être. Mais elle peut aussi transmettre directement des moments de la symbolisation primaire. Une gestuelle signifiante de celle-ci peut s’accompagner d’un « vlan ! » ou d’un « plash ! », un objet qui fuit d’un « pfuit ! » sonore, une chute d’un « badaboum ! » etc.

Voici un petit fragment de L-F.Céline, l’un des grands stylistes du 20°siècle, qui mêle l’expressivité verbale, les effets de style et les onomatopées signifiantes.

«J’ai droit à quelques souvenirs, ils me viennent comme cheveux sur la soupe… Oh tant pi ! patati ! Verdun, je veux dire octobre 14, le ravitaillement du 12°… j’en étais avec mon fourgon… le régiment dans la Wœvre … je vois encore le pont-levis de Verdun debout sur les étriers, j’envoyais le mot de passe… le pont-levis grinçait, s’abaissait, la garde, les douze hommes sortaient vérifier les fourgons un par un… l’armée était alors sérieuse, la preuve, elle a gagné la guerre… Nous entrons donc dans Verdun au pas, chercher nos boules et sac de «singe»… on ne savait pas encore le reste !… si l’on savait ce qui nous attend on bougerait plus, on demanderait ni pont-levis, ni poste… pas savoir est la force de l’homme et des animaux…».

La structure de cet extrait est particulièrement intéressante dans la mesure où elle est en abîme, le processus décrit et la manière dont il est décrit renvoyant l’une à l’autre. Céline décrit la manière dont certains souvenirs « passent le pont levis » c.-à-d. les systèmes de censures linguistiques qui commandent la secondarité, comment par les onomatopées il fait sentir leur précipitation et la manière dont ils vont désorganiser l’énonciation, la hacher, la scander, mais comment aussi souhaite s’exercer une fonction de méconnaissance active (« pas savoir est la force de l’homme et des animaux…») etc.

L’essence de la symbolisation secondaire est de traduire la forme de la symbolisation primaire dans l’appareil de langage, mais elle peut aussi traduire des processus de symbolisation primaire inachevés, n’étant pas encore parvenus à une organisation narrative scénarisée (sujet / action / objet / contexte etc.), elle peut garder certains traits des signifiants formels ou certains pictogrammes ou signifiants de démarcation.

Pour terminer ce chapitre je souhaite rappeler que l’existence d’un niveau de symbolisation secondaire s’effectuant à partir de l’appareil à langage verbal ne fait pas disparaître les autres niveaux de langage, le corps et sa gestuelle, ses postures, les mimes du visage accompagnent et sont même souvent nécessaires à l’échange et la communication humaine, ils contribuent à lui donner sa couleur sensorielle et affective : l’expressivité humaine est polymorphique et elle ne se conçoit que comme telle. C’est bien pourquoi comme nous l’avons déjà évoqué l’écoute clinique de l’associativité-dissociativité / narrativité psychique doit être « plurielle » et « polyphonique ».

SCHEMA RESUMANT LE TRAJET DE LA SYMBOLISATION

[1] J’emprunte au cours d’A Brun une rapide description synthétique des principaux processus en question. Le pictogramme conçu par P. Castoriadis-Aulagnier se caractérise par une indissociabilité entre espace corporel, espace psychique et espace extérieur.

Le prototype du pictogramme est la rencontre originaire sein/bouche : le sein inséré dans la bouche fait partie du corps propre, sans discontinuité corporelle et le pictogramme dans l’originaire va mettre en scène la bouche et le sein comme une entité unique et indissociable. Cette expérience sensorielle inaugurale ne peut prendre que deux formes, la forme du prendre en soi le plaisant, ou la forme du rejet hors de soi du déplaisant. La première forme de l’union accompagnée de plaisir est désignée comme un pictogramme de jonction, qui représente un état de mêmeté, d’indifférenciation entre zone érogène (cavité orale, zone auditive, zone visuelle, surface tactile) et objet source d’une excitation du registre du plaisir ; la seconde forme du rejet hors de soi sera nommée pictogramme de rejet, accompagnée d’une destruction simultanée du sein et de la bouche, donc d’une automutilation de la zone corporelle (bouche) et de l’objet source d’une excitation du registre de la souffrance (sein). Le pictogramme de jonction confond donc la zone érogène sensorielle et l’objet extérieur, tandis que le pictogramme de rejet automutile la zone érogène et sensorielle (l’organe et la fonction sensorielle afférente) et l’objet correspondant. Le pictogramme se présente donc sous la forme d’une sensation hallucinée ; un bruit, une odeur une proprioception concernant l’intérieur du corps propre font brusquement irruption dans l’espace psychique et l’envahissent complètement.

  1. Anzieu définit le signifiant formel comme la première étape de symbolisation des pictogrammes et il décrit une configuration du corps en proie à une transformation qui s’impose sous la forme d’un vécu hallucinatoire. Dans l’œuvre de Freud, l’image motrice préfigure le signifiant formel. Les signifiants formels renvoient à des protoreprésentations des configurations du corps et des objets dans l’espace, ainsi que de leurs mouvements ; en définitive, il s’agit de représentations d’enveloppes et de contenants psychiques. D. Anzieu précise que cet éprouvé ne relève pas du fantasme mais d’une impression corporelle qui ne suppose aucune distinction entre sujet et espace extérieur et qui est ressentie par le sujet comme étrangère à lui-même : c’est une sensation de mouvement et de transformation. L’enjeu des signifiants formels pour D. Anzieu est une lutte pour la survie psychique.

Alors que le scénario fantasmatique est construit sur le modèle de la phrase, avec un sujet, un verbe, un complément d’objet, présentant une action qui se déroule dans un espace à trois dimensions, le signifiant formel est énoncé par un syntagme verbal limité à un sujet et à un verbe, avec une action se déroulant dans un espace bidimensionnel, sans spectateur. Ces signifiants formels sont constitués d’images proprioceptives, tactiles, coenesthésiques, kinesthésiques, posturales d’équilibration et ne se rapportent pas aux organes des sens à distance, la vue, l’ouïe.