Sublimation

CPLF 05 Sublimation

CPLF 2005 : Sublimation

  1. Roussillon.

 

Mon premier point concernera la question de la définition de la sublimation et d’un embarras sensible qui se manifeste dans l’échange inter-analytique à ce propos. Le terme de sublimation désigne-t-il un processus psychique particulier ou une activité de type culturel et socialement investie ? Peut-on passer sans cesse, comme nous le faisons parfois dans les discussions, de l’un à l’autre sans autre forme de procès et sans conséquence sur la clarté de nos échanges ? Faut-il laisser indécidable cette précision et chercher dans cette indécidabilité même la valeur, l’essence même du processus, comme il en va souvent quand les processus flirtent avec la transionnalité ?

Peut-être, c’est à méditer, mais j’ai le sentiment qu’une partie des débats sur cette question serait clarifiée par une différenciation plus fine de ce qui peut relier mais aussi séparer les deux. Les activités culturelles et artistiques comportent bien la mise en œuvre d’un processus sublimatoire, mais aussi celle de bien d’autres choses qui peuvent ne rien avoir à faire avec la sublimation, et peuvent obscurcir le repérage des propriétés du processus et de la capacité sublimatoire.

L’activité sublimatoire qui débouche sur la production de créations artistiques ou culturellement investies est prise au sein d’un ensemble d’enjeux, qui concernent aussi bien la place du processus sublimatoire dans l’ensemble de l’économie de la personnalité, que le jeu des relations sociales dans lesquelles elle s’inscrit. À ne pas différencier les deux, nous nous exposons à laisser toute une série de jugements de valeur relevant de positions idéologiques de groupes sociaux, prendre le pas sur la juste appréciation métapsychologique. Qui décide que la « sublimation » dont on parle est « grande » ou « petite », comme cela a pu être avancé ? Qui décide qu’elle est « de vie ou de mort », qu’elle est « d’exception », comme cela a aussi pu être dit ? Et en fonction de quels critères ces appellations sont-elles attribuées ? Y a-t-il des critères intrinsèques pour définir celles-ci, des critères internes au fonctionnement psychique ? Ou n’y a t-il que des critères extrinsèques, et alors comment éviter le poids du goût d’une époque, d’une idéologie de groupe dominant ? Quelque chose qui est sublimation à une époque le serait-elle encore à une autre, ou quelque chose qui serait une « grande » sublimation à partir de sa réussite sociale serait-elle déclassée en petite ou moyenne sublimation si celle-ci s’estompe ? Ici l’on sent bien que l’on a quitté le champ transitionnel et même le champ psychanalytique.

J’attire en outre l’attention sur le fait que les sublimations le plus souvent données en exemple par les analystes concernent certains « artistes » investis pour ce qu’ils représentent de référence pour un groupe social donné. La sublimation en question est une sublimation « 16° arrondissement », si l’on me permet ce raccourci caricatural. Je n’ai pas connaissance de référence aux sublimations qui passionnent les enfants du Bronx ou les adolescents de banlieue, et pourtant les chanteurs Husher ou Alicia Keys sont infiniment plus connus pour leurs productions artistiques dans le monde actuel que la plupart des artistes le plus souvent évoqués par les analystes, si l’on décide que ce critère est déterminant. Mais cette activité sublimatoire concerne des formes de manifestation en rapport avec la musique Rap ou R&B, en rapport avec la danse dite « Hip-Hop », que les analystes pratiquent peu dans leur ensemble, ou qu’ils déprécient et à qui ils refuseraient même souvent la qualification de « sublimatoire ». Et pourtant quel travail d’élaboration chez les danseurs de Hip Hop, quelle créativité, voire quelle passion créatrice, quelle présence et dépassement du sexuel, quel « domptage » de la pulsion !

Il est d’ailleurs remarquable que la danse soit souvent la grande absente des échanges. Aurait-on de la difficulté à penser la sublimation quand elle met le corps en scène, directement ? De même, alors que J. L. Baldacci (2005) propose une « sublimation dès le début », les sublimations de l’enfant voire du bébé (?), sont quasi absentes de la plupart des échanges à partir de son rapport.

Pour mon compte, j’ai passé plus de 20 ans dans la banlieue chaude des Minguettes à Lyon, et j’ai été sensible, au moment où le Rap et le Raï ont fait leur apparition, à la manière dont un investissement de la langue, voire de la poésie de celle-ci, se manifestait et venait apporter une nouvelle issue à ce qui ne trouvait habituellement que le mode de l’acte pour s’exprimer chez les adolescents de ces banlieues. Je pense qu’il y a là un authentique travail de sublimation, et ceci même chez des adolescents proches de la délinquance par ailleurs. Mais il est vrai qu’il s’agit de sujets dont il arrivait à Freud de dire qu’il s’agissait de « racaille ». Nous voyons tout de suite la menace idéologique que recèle un tel débat.

Ceci me conduit à un autre point qu’il me semble nécessaire d’évoquer car il présente une autre source de difficulté dans le débat. Dans les activités sublimatoires socialement investies, se mêlent différents composants qu’il est utile de bien séparer. Le processus sublimatoire s’inscrit, en effet, à l’intérieur d’un fonctionnement psychique d’ensemble, il s’offre comme l’un des processus de gestion de l’économie pulsionnelle, mais il n’est qu’une partie d’un tout. Il est tributaire d’une économie psychique d’ensemble et son devenir et ses effets dans le champ de la psychopathologie sont relatifs à la place qu’il occupe dans l’économie psychique d’ensemble. Ainsi, ce n’est pas parce qu’un sujet a recours à des processus de sublimation, qu’il va être exempt de toute potentialité pathologique ou qu’il sera prémuni du suicide ou d’une autre forme d’expression du désespoir. La sublimation est l’un des « destins » de la pulsion, elle ne saurait être un passeport pour la santé psychique ; elle peut être mise au service de n’importe quelle activité du moi fut-elle perverse ou dépressive, comme le montre la psychopathologie de certains grands artistes. Il peut y avoir des processus de sublimation chez un sujet réputé mélancolique ou paranoïaque, voire schizophrène, cela n’est pas contradictoire, c’est même assez répandu.

Ces premières remarques n’étaient là que pour introduire l’idée qu’il me paraît nécessaire d’affiner la définition de la sublimation, et de préciser son statut métapsychologique.

Tout d’abord, pour faire court et aller à une première formulation essentielle, la sublimation est un processus de « transformation » de la pulsion, elle appartient à la catégorie métapsychologique particulière des « transformations », elle vise donc à un type de « destin » pulsionnel particulier. Elle peut donc aussi se combiner à des processus d’idéalisation ou de projection, impliquer la nécessaire présence d’un processus de refoulement, voire de clivage, mais sa particularité doit d’abord être cernée autour du repérage d’un processus de transformation de la pulsion, et pas d’une défense comme la projection ou l’idéalisation par exemple.

Ce processus de transformation est rendu nécessaire par la caractéristique fondamentale de la sexualité infantile et des pulsions prégénitales qui l’habitent ; elles n’ont pas de voie d’éconduction spécifique et sont donc menacées de produire des effets d’insatisfaction, et ceci de manière intrinsèque, comme Freud le rappelle ultimement dans ses dernières notes de Londres. Mais le processus est aussi impliqué, d’autre part, par l’existence des interdits qui pèsent sur certains modes de satisfaction de la sexualité infantile, sur certaines mises en acte, qui contraignent le sujet à en transformer les formes d’expression.

S’il s’agit ensuite de préciser quel mode de transformation caractérise la sublimation, le repère majeur donné par Freud est celui de « l’inhibition quand au but ». Mais le père de la psychanalyse ne va pas jusqu’à préciser la conséquence immédiate de son affirmation, celle dont nous avons besoin pour cerner la positivité de la sublimation et pas seulement sa négativité. S’il y a inhibition quant au but, s’il peut y avoir inhibition quant au but, c’est que la pulsion prend alors la représentation comme nouvel objet. L’inhibition quant au but s’accompagne d’une modification de l’objet de la pulsion. La représentation n’est plus le moyen de représenter ou de repérer une satisfaction obtenue par ailleurs, elle devient le nouveau « but » de la pulsion, et son nouvel objet, sa nouvelle visée.

C’est ainsi que je comprends ce que J.-L. Baldacci (op. cité) repère quand il signale l’importance du transfert sur la parole dans la sublimation en cours de cure : n’est-ce pas là indiquer que la parole devient un « objet », c’est-à-dire que la représentation devient un objet pour la pulsion ? Je rejoins ainsi Baldacci dans le lien qu’il propose, mais il me semble qu’il faut généraliser plus avant son intuition, et au-delà de la cure. Je propose de considérer que le transfert ne s’effectue pas que sur la parole du sujet, mais qu’il s’effectue d’une manière plus générale sur les systèmes de représentance de la pulsion, sur tous les systèmes de représentance. C’est bien pourquoi le processus de sublimation peut « produire » des « objets-représentations » visuels, tactiles ou sonores et sans mots. C’est bien le transfert sur l’activité représentative qui me paraît être fondamental dans le processus sublimatoire, c’est lui qui définit quelle transformation caractérise la sublimation.

Une telle définition éclaire la nature de la production des activités sublimatoires, qui produisent toutes des objets-représentations, des représentations devenues objets, et c’est là leur caractéristique fondamentale. Mais il faut aussi préciser, conjointement, que quand la pulsion prend la représentation comme objet, elle devient à son tour « productrice » d’objet, elle conduit à donner une forme matérialisée à la représentation, comme dans le jeu ou l’activité artistique ou artisane. Prendre la représentation comme objet, c’est aussi transformer la représentation en un objet, en un objet matérialisé, un objet perceptible, concrétisé, ce qui ne change pas sa nature représentative mais change son statut psychique. C’est aussi découvrir la valeur représentative de certains objets. Ici, il est clair que sublimation et symbolisation dialoguent, que quelque chose de la sublimation est nécessaire à la symbolisation, ce qui ne veut pas dire que les deux champs se recoupent intégralement.

Cependant la mise en œuvre d’un tel processus ne va pas de soi, et je souhaite ouvrir la question d’éventuelles conditions de la sublimation, la question d’une « capacité » à la sublimation.

Il y a sans doute dans le processus de la réalisation hallucinatoire un processus qui n’est pas sans lien avec la sublimation : l’un et l’autre de ces deux processus s’accomplissent par et dans la représentation. La réalisation hallucinatoire du désir, en ramenant la représentation psychique à une perception, donne un statut d’objet à la représentation, le désir s’accomplit « dans » la représentation identifiée à l’objet. En ce sens là, il y a bien aussi pour moi « dès le début » un processus en direction de la sublimation, dans la mesure où l’hallucination, comme la sublimation, donne un statut d’objet à la représentation. Elles traitent toutes deux celle-ci comme un objet, et sans doute cela crée-t-il une filiation entre les deux.

Mais il me semble qu’à proprement parler, la sublimation ne peut être là d’entrée, d’emblée, à moins de donner à l’expression « dès le début » un autre sens qui se démarque de toute considération temporelle. Si elle est dans un rapport de parenté avec l’hallucination, cette filiation ne peut en effet prendre sa mesure qu’à la suite d’un renoncement, d’un détour et d’un retour qui en changent la nature de manière suffisamment substantielle pour interdire la superposition de l’un sur l’autre.

L’investissement de la représentation comme objet pour la pulsion – dont je fais l’essence du processus de sublimation –, suppose en effet que le sujet ait accepté de perdre l’illusion inhérente au fonctionnement de la réalisation hallucinatoire du désir, qu’il ait renoncé à maintenir l’exigence de cette forme de réalisation qui consiste à passer ipso facto de la représentation à l’objet perçu hallucinatoirement  ; une réalisation qui consiste à investir la représentation de telle sorte qu’elle produise une identité de perception, c’est-à-dire une activation hallucinatoire. Pas de sublimation dans la réalisation hallucinatoire du désir, celle-ci est même tout l’inverse de celle-là. La sublimation repose sur la capacité du moi à mettre effectivement en jeu toute une série de processus, toute une série d’effecteurs, pour produire une transformation effective et productrice d’objet-représentation.

Mais la sublimation suppose l’existence d’une réalisation hallucinatoire antérieure, elle suppose qu’il y ait eu expérience de satisfaction antérieure. La sublimation suppose en effet que le moi puisse se donner les moyens de rendre la représentation « présentable » pour la pulsion, et cela exige une expérience de satisfaction antérieure suffisante et un travail psychique actuel qui s’effectue dans le domaine de la représentation. Mais elle doit aussi respecter les impératifs propres de celle-ci, elle doit reconnaître en particulier la réalité spécifique qui est la sienne et la réalité des objets avec lesquels elle œuvre ; la sublimation exclue la confusion des champs. En d’autres termes, la capacité à la sublimation suppose un travail du moi, là où la réalisation hallucinatoire première se passe de tout travail. Elle suppose la capacité à un travail qui reconnaît la nature représentative du nouveau but pulsionnel, qui reconnaît la nature représentative et matérielle de l’objet à produire, qui reconnaît sa nature et sa spécificité. Là où l’hallucination superpose perception et représentation, au contraire la sublimation se doit de les différencier.

S’il y a donc bien dans la sublimation une manière de « retrouver » une équivalence de la représentation et de l’objet, d’une représentation valant pour l’objet lui-même, d’une représentation-objet donc, la manière dont la sublimation « retrouve » l’objet suppose le deuil antérieur de la « technique sensorielle » (Freud, 1913) première de l’hallucination, et une capacité du moi à reproduire un équivalent perceptif de l’objet dans sa représentation.

Avec la sublimation on passe de l’hallucination première à ce que Freud puis Winnicott ont appelé l’illusion, le registre de l’illusion, c’est-à-dire la rencontre avec un objet trouvé-créé, la rencontre avec un objet créé de telle sorte qu’il puisse « accueillir » la perception hallucinatoire, d’un objet perceptivement apte à accueillir l’hallucination.

Freud écrit, dans sa correspondance avec Ferenczi, « je vais te dire un grand secret, on ne renonce jamais à rien, il n’y a que du troc ». Je propose de considérer la sublimation comme une forme de transformation de la pulsion qui rend possible une partie du « troc » de la réalisation hallucinatoire primitive, qui permet de ne pas renoncer totalement à ce que la réalité et l’interdit nous ont appris que l’on ne pouvait atteindre par la voie directe.

Ce qui nous conduits à prolonger la réflexion sur la fonction du surmoi dans l’activité sublimatoire. On en a souvent souligné les aspects interdicteurs, cela va tellement de soi qu’on ose à peine l’évoquer. Mais ma réflexion au long cours sur la symbolisation, me conduit à souligner qu’un surmoi qui fonctionne suffisamment bien, se comporte tout autant, dans l’économie psychique du sujet, comme une instance qui autorise et distribue les modes et les formes de réalisation possibles.

Le surmoi distingue trois modes de réalisation : il indique d’abord, par ses signaux et impératifs, ce que le sujet peut accomplir effectivement et ce qu’il ne peut réaliser que dans cette forme particulière d’acte qu’est l’acte de parole, ce qu’il peut donc réaliser dans le dire. Il distribue aussi ce qui peut être ainsi réalisé de ce qui ne doit s’accomplir que dans la représentation, par la représentation, et encore souvent à condition que celle-ci ne soit pas un équivalent de l’acte, qu’elle ne soit pas spéculaire, c’est-à-dire qu’elle soit suffisamment déguisée. Réalisation dans l’acte, réalisation dans l’acte de parole et réalisation dans la seule représentation interne métaphorique permettent que l’ensemble des motions pulsionnelles puissent trouver une forme d’accomplissement.

On ne renonce pas au désir, ce à quoi nous devons renoncer, quand cela menace notre organisation psychique, c’est à une forme particulière de réalisation, c’est à un mode particulier d’accomplissement. Ce que nous ne pouvons accomplir effectivement, nous pouvons le dire et le « faire dans le dire », et ce que nous ne pouvons réaliser ni d’une manière ni d’une autre, nous pouvons encore le penser ou le réaliser dans la représentation interne, par la représentation métaphorique.

C’est au sein de cette régulation qu’il me semble qu’il faut penser la place de la sublimation, comme solution intermédiaire, matérialisée, qui se situe entre l’accomplissement effectif et la simple représentation psychique. Le jeu de l’enfant – qui pour moi (et il me semble aussi pour Freud, si l’on suit son indication de 1907 sur le créateur littéraire) représente la première activité sublimatoire –, doit être joué effectivement pour prendre toute sa valeur, il doit matérialiser effectivement l’activité représentative, la mettre en acte-jeu, la « produire » sur la scène du jeu. Il apparaît alors que la sublimation prend sens au sein d’une économie sous le primat suffisant du principe du plaisir, elle suppose celui-ci, elle contribue à permettre son primat. Ce que l’on a pu appeler « sublimation de mort » n’est pas pour moi une sublimation, même s’il s’agit de désigner ainsi des activités artistiques socialement valorisées, mais témoigne d’un problème de régulation d’ensemble de la gestion du plaisir. Elle témoigne soit de l’échec de la mise en œuvre du processus sublimatoire, soit de l’échec de la sublimation à éponger une potentialité traumatique trop importante, ou enfin de la sévérité du surmoi qui ne permet pas suffisamment de réalisation de désir en acte.

Mais les conditions du développement d’une capacité à la sublimation concernent aussi le lien avec des personnes significatives de l’environnement premier. Pour que la représentation prenne suffisamment de corps pour être prise comme objet, il faut qu’elle « retrouve » quelque chose de l’objet dans sa forme même, il faut qu’elle soit porteuse en elle-même d’une part de l’objet. Ce serait trop long de développer ici les rapports entre la représentation et l’expérience subjective première[1], et la manière dont celle-ci reprend certains aspects de la forme de celle-là, mais je souhaite souligner que, pour qu’un processus de sublimation soit envisageable, il est nécessaire que les expériences sous-jacentes à l’expression pulsionnelle aient comporté un quantum suffisant de satisfaction, sans quoi la sublimation elle-même n’en présente pas. On ne retrouve que ce que l’on a perdu, mais l’on ne peut perdre que ce que l’on a reçu. Quand l’expérience n’a pas comporté suffisamment de satisfaction, l’effort du sujet est de tenter de se protéger de son retour ou de tenter, si celui-ci se produit de toutes façons, de trouver enfin la satisfaction manquante.

Comme toutes les expériences et les processus psychiques, la sublimation est aussi en partie tributaire de la place qu’elle prend au sein de la rencontre avec les objets premiers. Il me semble nécessaire de souligner à cet égard que l’essentiel concerne en fait la reconnaissance de la valeur du travail de sublimation plus encore que celle du produit de la sublimation à proprement parler. La valeur « sociale » du produit du processus de sublimation dépend des « talents et dons » personnels du sujet, ce ne sont pas là choses négligeables bien sûr, mais l’essentiel concerne les processus psychiques mis en œuvre, et ceci quelle que soit la valeur sociale du « produit » et donc des talents et dons personnels engagés. Un enfant qui réalise un dessin, qui ne peut être, compte tenu de ses moyens du moment, qu’une mise en forme maladroite de son monde interne et de certains de ses mouvements pulsionnels, a besoin que la valeur du travail produit soit néanmoins reconnue, et ceci quelle que soit la valeur « objective » du produit en question. Aussi bien, plus que dans la valeur reconnue du produit fini – qui relève du talent ou du don comme je viens de le souligner –, c’est le travail psychique implicite à la production qui me semble devoir attirer reconnaissance.

Celle-ci me paraît tributaire d’une conjoncture relationnelle particulière sur laquelle je voudrais aussi dire quelques mots. Pour que la production du processus sublimatoire conquière toute sa valeur, il faut que la transformation de la représentation en un « objet » soit acceptée et reconnue par les objets autre-sujets impliqués dans la motion pulsionnelle sous-jacente. Prendre la représentation pour objet, à la place de l’objet lui-même – et j’ajoute, en pensant aux premières formes de la sublimation, en présence de cet objet –, suppose que l’objet autre-sujet concerné accepte cette manière de se passer de lui et de le retrouver autrement, cette manière de s’emparer de lui et de le laisser. Pour reprendre la formule de Winnicott qui a fait recette, il faut que l’objet autre-sujet « survive » aux manifestations auto-érotiques que la sublimation implique encore à cette époque.

Il est temps d’en venir maintenant au dernier point que je souhaite discuter, dans la mesure où, lui aussi, me semble être la source de malentendus dans nos débats ; il concerne la question de la sexualisation et de la désexualisation. Le malentendu me semble provenir du fait que quand ces expressions sont utilisées, on néglige de préciser à quel niveau notre réflexion les implique. Par exemple quand on parle de désexualisation, s’agit-il d’une désexualisation « primaire », c’est-à-dire s’effectuant dans le « système primaire », autrement dit inconscient, ou d’une désexualisation au sein du système secondaire, c’est-à-dire le préconscient ? On sent alors l’enjeu de ces précisions : si la sublimation implique une désexualisation « primaire », je comprends qu’elle puisse alors apparaître comme la manifestation d’une « sublimation de mort », car un tel processus de désexualisation ne s’observe que dans les processus de désintrication pulsionnelle, il en est la forme même. Mais s’agit-il de cela dans la pensée de Freud et de ceux qui soutiennent l’existence d’une « désexualisation » dans la sublimation ?

Il me semble que la désexualisation en question est alors plutôt celle du système secondaire, et qu’elle s’accompagne du maintien d’une sexualisation primaire, c’est-à-dire de l’activation d’un fantasme inconscient investi libidinalement et sous-jacent au processus sublimatoire, mais refoulé. Où la psyché puiserait-elle son énergie d’investissement de l’activité sublimatoire sinon ? Par ailleurs, dans la plupart des processus sublimatoires, la présence de représentations « héritières » du fantasme sexuel se manifeste. La caractéristique majeure des processus inconscients, des processus primaires, n’est-elle pas la sexualisation, et La liaison qui les caractérise, quand elle peut être mise en œuvre, une co-excitation sexuelle ? Par contre la désexualisation fait partie des impératifs du système secondaire, elle fait partie de ce qui rend ceux-ci possibles et efficaces.

C’est dans ce jeu complémentaire de processus primaires et secondaires que la sublimation trouve tout son sens et sa meilleure intelligibilité métapsychologique. Une représentation psychique inconsciente est investie, elle acquiert de ce fait une potentialité hallucinatoire qui est réduite et contrôlée par les systèmes de liaison du moi, mais elle est « sexualisée » par cet investissement libidinal. La censure psychique du surmoi contraint à renoncer à la réalisation hallucinatoire, l’investissement de la représentation psychique est modéré et contraint la représentation et le sujet à un travail psychique de transformation métaphorisant. L’organisation du préconscient peut alors admettre des rejetons du fantasme inconscient investi, mais elle fait subir une mutation à leur destin pulsionnel, elle « inhibe » la motion pulsionnelle « quant au but », et prend la production représentative comme nouveau « but » et « objet » pulsionnels, conformément à ce que nous avons proposé plus haut. Ce processus a pour effet de « désexualiser » la motion pulsionnelle, dans la mesure précisément du changement d’objet et de but pulsionnels.

 

 

[1] Pour un approfondissement de ces points cf R. Roussillon (1999), Agonie clivage et symbolisation, et en particulier les chapitres consacrés à « la matérialité du mot » et à la « rhétorique de l’influence »