LA FONCTION SÉMAPHORISANTE[1] DU SITE ANALYTIQUE ET DES DISPOSITIFS- ANALYSANTS.
R Roussillon
Les concepts avec lesquels la situation psychanalytique est pensée ont une histoire, ils varient en fonction de la représentation et des théories du processus analysant qui sont élaborées pour rendre compte de son efficace. Quand l’on attend que la situation optimise la « prise de conscience » d’un ensemble de représentations psychiques déjà « formées » et simplement refoulée, on ne théorise pas l’espace analysant de la même manière que quand on pense que celui-ci n’a pas seulement à accueillir des représentations déjà déposées dans un espace psychique peu accessible, inconscient, mais aussi à « produire » des représentations jamais formées antérieurement, à rendre possible un travail de symbolisation et de création. Et si l’on ajoute, comme c’est le cas dans la psychanalyse contemporaine, l’impératif selon lequel la symbolisation de l’expérience subjective doit s’accompagner d’un travail d’appropriation subjective, de subjectivation, la théorie du site analytique se modifie aussi dans la même proportion.
Pour Freud, la situation psychanalytique, est surtout conçu comme un dispositif devant assurer un confort d’écoute de l’analyste, condition d’une bonne « attention flottante, et une situation suffisamment neutralisée pour que le transfert, et la « névrose de transfert » spontanée qui s’y développent, puissent devenir analysables. Ce n’est que dans l’après-guerre que le problème de ce que peut induire ou « suggérer » la situation commencera à être prise en compte (I Macalpine, D Lagache), que l’on commence à s’aviser que la situation, ce que l’on commencera alors à appeler le « cadre », « produit », « induit » la création de la névrose de transfert, qu’elle ne se contente pas de rendre analysables ses formes « spontanées ». Le transfert est le produit de la manière dont la relation et l’espace sont organisées, encadrées par un certain nombre de règles, par l’organisation même du dispositif, par contre, pour être analysable, il doit apparaître comme « spontané », issu des seules productions psychiques de l’analysant. Ce qui implique que, ce que le cadre « induit » ne soit pas perçu comme tel, que soit estompée son influence dans la « production » de ce qui s’y joue.
Le dispositif structure donc une situation dans laquelle le transfert, ou plutôt la névrose de transfert interprétable, devient une formation « paradoxale », « transitionnelle », une formation en trouvé-créé, qui résulte autant des idiosyncrasies spécifiques de l’analysant, que de la manière dont celles-ci sont « transformées » par le cadre et la technique analysante.
Le site analytique produit une situation analysante du transfert qui s’y joue, il doit être pensé comme un processus de holding, de soutien et d’encadrement du travail de symbolisation qui s’y déploie, comme un processus de « production » de sens, production de signes et de leur mise en sens, de leur dégagement symbolique.
À partir du moment où le processus analysant est superposé au travail de la symbolisation et de l’appropriation subjective qui l’accompagne la théorisation du site va devoir s’infléchir et se dialectiser aux théories de la production symbolique, elle va devoir chercher son articulation théorique avec les théories du signe et du sens, les théories de leur production, de leurs conditions de possibilités.
Fonction métaphorisante du dispositif.
L’évolution actuelle de la modélisation du site va dans ce sens.
La situation psychanalytique, l’espace analysant, apparaît aux modernes comme une situation qui « symbolise la symbolisation », comme un dispositif qui contient une théorie de la symbolisation « en acte », un dispositif qui contraint le fonctionnement psychique en cours de séance à retrouver le chemin d’un suspens perceptif et moteur propre à activer la production de représentation, elles-mêmes contraintes, par effet de règle et de cadre, à se transférer dans l’appareil de langage. Le dispositif divan-fauteuil installe l’absence, l’illusion perceptive d’absence, au centre du processus qu’il induit et provoque etc.
La motricité et la pulsion sont ainsi invitées-contraintes à se transformer et à transférer leur mouvement dans un fonctionnement en pensée imageante, dans un mode de fonctionnement qui place les représentations de choses « visuelles » au cœur du processus. A Green a apparenté un tel mouvement au processus de base du rêve. La représentation de chose ainsi obtenue est ensuite contraint par la règle à se transférer son tour dans l’appareil de langage, à prendre le langage comme objet. Ce processus décrit ce qu’on peut appeler un processus de métaphorisation, dont on attend qu’il fournisse les conditions propices pour que les potentialités réflexives de l’appareil de langage trouvent à pouvoir se déployer et, à travers le relevé analytique de celles-ci et à partir de celui-ci, s’approprier subjectivement.
Idéalement le transfert dans l’appareil de langage, et ce qu’il rend réfléchissable et métaphorisable du fonctionnement pulsionnel et de ses systèmes de représentance, permet au sujet analysant de ressaisir ce qu’il ne sentait, ne voyait ou n’entendait plus de lui. Une théorie de l’analytique de situation, de son efficace, s’en déduit alors, une théorie dont l’écoute de ce qui se métaphorise à travers l’appareil de langage, à travers ses capacités rhétoriques, pragmatiques, prosodiques, à travers les vertus amphibologiques qu’il présente, trouve son sens plein.
L’appui sur les recherches et concepts du sémioticien C Sander-Pierce fournit alors aux psychanalystes le concept de « tiercéité » nécessaire pour penser l’exercice de cette fonction métaphorique et métaphorisante. Elle permet de faire le pont sémantique entre tout ce que la psychanalyse avait antérieurement déployé concernant la fonction du tiers, la fonction paternelle, l’organisation triangulée de la « scène primitive », et les conditions du processus de symbolisation.
Fonction phorique.
Cependant ce schéma ne représente qu’une forme relativement heureuse des conjonctures transférentielles auxquelles le site analytique se trouve être confronté. Il suppose que les transferts intrasystémiques s’effectuent d’eux-mêmes, que la fonction métaphorisante puisse s’exercer « naturellement », grâce aux seules vertus de la pression symboligène du site et du soutien bien tempéré de l’interprétation de transfert. Elle suppose que la situation et le transfert qu’elle induit « prennent » bien, que l’analysant puisse utiliser la situation proposée pour symboliser ses formes propres de symbolisation, qu’il puisse construire comme « signes adressés à un autre » ce qui cherche, inconscient en lui, à se frayer un chemin à travers l’appareil de langage.
Elle suppose et se donne un appareil psychique qui « contient » suffisamment bien les tensions et excitations pulsionnelles qui le parcourent au sein du dispositif proposé, pour que celles-ci puissent subir les transformations nécessaires à leur travail de métaphorisation. La confrontation avec des conjonctures cliniques dans lesquelles est en échec cette « contention », ce « domptage » premier, a attiré la réflexion des analystes sur les fonctions « phoriques » du dispositif, sur la manière dont il « contient » et « porte » la psyché, dont il étaye les formes de contention propres de l’appareil psychique, mais aussi dont il échoue en partie, dans certains modes de fonctionnements, à cette tâche. Elle a amené à distinguer plus finement ce qui encadre, la situation, le non-processus selon la formulation de J Bleger, et le processus qu’elle rend observable et interprétable.
Dans le site il y a ce qui « porte et contient » la situation, ce qui occupe une fonction phorique, une fonction porteuse, ce grâce à quoi, un certain travail de métaphorisation est rendu possible, ce qui « tient » la situation pour qu’elle reste « analysante ». Et il y a le processus qui peut, grâce à ce « cadre », ce non-sens, trouver sens utilisable, mobilisable, « analysable » et subjectivement intégrable, ce qui est métaphorisable.
Peut on métaphoriser à son tour la fonction phorique du dispositif, peut on analyser ce qui rend l’analyse possible, peut-on « sauter par dessus son ombre ». Dans quels paradoxes risque-t-on ainsi de s’enfermer, qu’elles « situations-limites » vont-elles ainsi être générées, produites par le vœu de dépasser de l’intérieur les limites imposées par la forme même de la situation ?
Une première direction de recherche est allée vers l’aménagement du site pour le rendre plus utilisable pour les analysants en difficulté dans le traitement du paradoxe du traitement métaphorique de la fonction phorique du dispositif. La pertinence et les effets d’aménagements localisés du dispositif ont alors été envisagé, et avec eux toute une réflexion a pris naissance sur ce dont la psyché est porteuse et sur ce qui peut la porter ou l’aider à se contenir. Ainsi la perception, ou une certaine capacité de perception a-t-elle pu être rétablie dans certaines formes de travail psychanalytique « en face à face » ou « en côte à côte », ainsi certaines formes de motricité sont utilisées dans la dramatisation, dans la psycho-dramatisation, du travail de mise en signe et en sens qui rend possible la symbolisation. Mais chaque aménagement, s’il rendait possible un certain processus, excluait, du même coup, l’analyse d’autres pans de la psyché, si l’on s’étaye sur la perception et la motricité pour symboliser, sur quoi va -t-on s’étayer pour symboliser comment perception et motricité entravent la symbolisation ?
Ainsi processus et non-processus purent-ils commencés à être pensé dans leur rapport réciproque, dans leur articulation singulière, dans leur bascule possible de l’un à l’autre, dans leur permutation, leur décussation. Chaque dispositif « produit » un processus qui lui est spécifique, qu’il rend analysable, mais il possède les limites de ce qu’il rend possible, il introduit par sa forme même une limitation qui marque le mode de présence de la « castration symbolique » qu’il incarne. Un point « inanalysable » est donc inévitable, il est consubstantiel à la possibilité même de l’analyse, il ne peut qu’être reconnu et toléré,
Mais une autre ligne de travail se profilait pour tenter de déconstruire ce que le paradoxe de l’analyse du cadre suturait. Une fois reconnue la limite de l’analyse du cadre, une fois l’acceptation de l’équivalent psychanalytique du « théorème de la preuve » de K Gödel entérinée, s’ouvrait la question de la nature de l’ombre sur laquelle on ne pouvait sauter, sur la nature de ce que l’ombre « portait » dans son obscurité propre. La psyché portée par le dispositif, pouvait porter elle-même des « ombres » inattendues, elle pouvait elle-même être portée par des ombres inconnues, inconscientes, tenue par l’ombre de l’autre assimilée à soi, tenue par l’ombre d’un objet confondue au cadre porteur. L’ombre sur laquelle il aurait fallu pouvoir « sauter », révélait une complexité, une composition complexe, une histoire mêlée de l’histoire de l’autre, de celle du contre-transfert de l’analyste, mais aussi de celle d’objet maintenues dans l’ombre de leur fonction phorique, dans des identifications fantomatiques tenues secrètes, dans des identifications « narcissiques » dans lesquelles moi et objet sont confondus.
Si le fond du cadre restait inanalysable, ce qui de l’ombre des objets était venu s’y loger, s’y confondre, pouvait lui, être éclairé par l’analyse et la construction. Si le cadre « symbolise la symbolisation » et comme tel n’est guère interprétable sans paradoxe, il est aussi porteur d’un transfert qui lui est spécifique, porteur de l’ombre portée de l’histoire de la symbolisation, de ses conditions et préconditions. Il est porteur de l’histoire de ses réussites et aléas, de l’histoire de ses avatars et traumatismes spécifiques, de l’histoire de la rencontre avec les objets « symboligènes » ou potentiellement tels, de ceux avec lesquels cette histoire a pris sens et forme. Le dispositif se dédouble, il peut livrer la forme des fantômes qui l’habitent et hantent la manière singulière dont il est vécu et appréhendé par l’analysant, en ce sens il devient analysable.
La fonction phorique du dispositif « sémaphorise » potentiellement l’histoire de la rencontre avec les objets porteurs d’une fonction symbolique pour l’analysant, l’histoire de la manière dont ils ont, ou n’ont pas, occupé cette fonction, son analyse ouvre à la métaphorisation possible de cette histoire. Le rapport au dispositif psychanalytique est donc lui aussi porteur de signes, de signifiants, de signifiants du rapport que le sujet entretient avec le signifiant lui-même, avec la fonction symbolisante elle-même.
La psychanalyse progresse non pas tant en améliorant son dispositif ou par ses développements théoriques, elle progresse aussi comme cela, mais surtout en constituant comme signe, comme signifiant ce qu’elle traitait elle-même antérieurement comme scorie, comme obstacle à la mise en sens.
Fonction sémaphorisante des dispositifs-analysants.
C’est en réfléchissant sur sa propre histoire, en pensant comment, après avoir commencé par se saisir de formations psychiques d’abord considérées comme insignifiantes, voire anti-signifiantes, le lapsus, l’acte manqué, le rêve, le symptôme hystérique du coq à l’âne etc., pour leur conférer ensuite une valeur symbolique, que la psychanalyse révèle le mieux sa valeur sémaphorisante. Elle est, par excellence, la pratique de la transformation en signe de ce qui ne se donne que comme déchet, ou simple entourage du sens, gangue, insensée par elle-même, de la production de celui-ci.
C’est pourquoi aussi, après avoir haussé à la noblesse de formations signifiantes les « ratés » du fonctionnement psychique, après leur avoir rendu leur fonction métaphorique, après avoir ensuite visité les alcôves du cadre de la production signifiante, visité les greniers de son propre dispositif de symbolisation pour y repérer ce qui, dans l’ombre, leur permettait de signifier, de produire du signifiants, elle s’attèle maintenant à la question de la « création » du signe lui-même, à ses étapes, à ses préformes. Ce qui oblige à un détour par la question du comportement et celle de l’interaction.
Longtemps le comportement a été considéré comme l’antithèse du sens, comme une manière de traiter autrement que par la psyché ce qui ne trouvait pas de statut représentatif chez le sujet. Il désignait ce qui chez l’humain se refusait au travail de mise en sens, ce qui ne valait que par son économie, que par son éconduction, que par son action. Le comportement est même devenu l’emblème de ce qui s’oppose à la psychanalyse, de ce qui propose une alternative à la psyché, place celle-ci dans une « boîte noire », de ce qui prétend s’affranchir du lent défilé de la production du sens pour se satisfaire de la pragmatique d’une action sur l’autre. Le comportement est devenu la clé de voûte des thérapies alternatives à celles qui se fondent sur la symbolisation. Pas d’inconscient dans le comportement, ou plutôt trop, tellement d’inconscience, tellement de saturation qu’un sens appropriable ne pouvait relever le défi de s’y produire de manière utilisable.
Dans l’espace analytique, soit le comportement recelait une fantasmatique tellement enfouie qu’elle ne pouvait plus être psychanalytiquement restituée, soit il témoignait de l’échec tellement radical de celle-ci à devenir signifiable qu’il décourageait toute tentative effective. On recommandait de s’abstenir, les névroses dites de comportement étaient de mauvaises indications, ou aux patients d’être abstinents (S Ferenczi, vers 1922, à l’époque où il s’y attèle), on leur interdisait de se « comporter » en séance. Mais l’interdiction marchait mal, elle mobilisait des formes d’opposition qui compliquaient considérablement un tableau déjà bien complexe par lui-même. Les opposants à la psychologie des profondeurs en firent les choux gras d’une approche alternative, leurs résultats ne furent guères probants, leur action drastiquement limitée.
La connexion du comportement avec le fantasme ne produisant que peu d’issue psychanalytiquement utilisable, le comportement fut ensuite référé à l’action, à l’interaction, à l’action sur l’autre, à l’influence sur l’autre, à l’évacuation dans l’autre de ce qui ne trouvait pas place en soi.
Mais l’action, elle aussi, avait mauvaise presse, elle aussi était potentiellement emblématique d’une opposition à la psychanalyse, à la psyché et à son jeu de représentations, au jeu du sens. L’action, elle-aussi, supposait une éconduction du psychique, une évacuation des tensions nécessaires à sa production, elle était passage à l’acte, plus que passage par l’acte, elle s’opposait en cela à la pensée, à la réflexion et à tout ce que la psychanalyse tentait de mettre en lumière, elle n’était qu’une forme particulière du comportement. L’action, l’acte, étaient considérés comme des défenses contre la souffrance et son élaboration, contre la prise de conscience et l’appropriation. Comme tel l’acte, l’action étaient, au moins implicitement, condamnées, c’est sur leur suspension que misait le dispositif pour développer l’univers représentatif.
Là encore action et interaction étaient menacées d’être abandonnés aux thérapies alternatives, aux thérapies dites « systémiques », interactionnelles, elles rejoignaient le comportement dans l’ostracisme théorique qui les excluait du champ de l’analysibilité. Aussi bien tout un pan du fonctionnement de la subjectivité, celui, paradoxal du point où elle semble s’évanouir, s’estomper elle-même, s’évacuer de son champ.
Hors toute une partie de la psychopathologie, celle qui s’éloignait de l’analyse des états « névrotiques » pour s’affronter aux « états-limites » de la subjectivité, voire aux « états psychotiques ou autistiques », rencontrait le comportement et l’acte de manière centrale, de manière cruciale. Devait-elle être tenue hors champ analytique, hors de l’orbite de définition de la théorie et de la pratique de l’approche psychanalytique de la psyché et de la subjectivité ?
Ce qui ne semblait pas pouvoir s’inscrire dans une approche du sens, de la représentation signifiante et de son organisation en fantasme, d’un processus de métaphorisation, témoignait cependant de la présence d’un mode de l’inconscient, témoignait de l’engagement subjectif de motions pulsionnelles. Un point de vue économique pouvait néanmoins leur être appliqué et commencer à les inscrire dans une métapsychologie, si celle-ci acceptait de céder sa définition « première topique » et le primat absolu qu’elle conférait à la représentation, pour interroger, avec la « seconde topique », les modes de liaison et de signifiance non-symbolique, pré-symbolique, si elle acceptait d’alterner l’analyse « des fragments du ça » avec celle des « fragments du moi » (Freud 1938) et de la subjectivité naissante.
La psychanalyse et ses dérivés spécifiques produisant les différentes formes des dispositifs-analysants, ne pouvaient en permanence maintenir leur pratique au niveau d’une sémiotique, il fallait qu’ils acceptent de se faire « sémanalyse », analyse du simple signe, analyse de la production du signe, des conditions de la production du signe. Avant de symboliser la symbolisation, avant de développer sa fonction métaphorisante, il fallait que l’espace analysant accepte de se reconnaître, plus modestement, comme un espace sémaphorisant, comme un lieu producteur de signes, de signes énigmatiques dans leur sens, mais potentiellement signifiant. Il fallait que le site analytique accepte de se considérer comme un espace producteur de transformation, d’une transformation de la « matière première du psychisme » (Freud 1900) en signe, en forme, en « signifiant formel » (D Anzieu), en idéogramme (W Bion), en pictogramme (P Aulagnier). Il fallait que la pratique psychanalytique accepte d’être une forme « d’analyse transitionnelle » (D Anzieu), qu’elle accepte de modifier les canons premiers de son exercice pour intégrer, dans la définition qu’elle se donne d’elle-même, des modes d’interventions qui rendent envisageable la transformation première de la matière psychique en signe, avant d’exiger qu’elle produise du sens.
La répétition ne devait plus simplement être considéré comme le témoignage assuré qu’un fantasme de désir cherchait à se faire reconnaître, l’analyse devait aussi inclure l’hypothèse que la répétition portait la trace d’une motion pulsionnelle qui échappait encore à l’univers représentatif, à l’univers d’un sujet « maître » de ses choix, fut-ce à l’inconscience près. Avant d’être une forme du retour du désir refoulé, ou plutôt en parallèle, la répétition devait aussi apparaître comme le symptôme d’une expérience subjective jamais appropriée, jamais complètement symbolisée, et qui conservait, en ce sens, une valeur traumatique. Entre la pulsion et le désir s’insinuait un écart subjectif essentiel, écart grâce auquel un processus de symbolisation primaire pouvait prendre place, pouvait être envisagé à partir du relevé de son manque.
Le comportement, l’acte et l’action pouvaient dès lors ne plus être simplement considérés comme des défenses contre la psyché, ils pouvaient aussi apparaître comme des « signes » en quête de reconnaissance de leur nature, comme des processus « sémaphorisants ». Une vectorisation nouvelle du travail analytique devenait envisageable.
Le comportement dont la seule valeur « auto-subjective » était reconnue pour son intérêt dans l’économie pulsionnelle du sujet, pouvait commencé à être pensé comme un signe ayant « perdu » sa valeur d’adresse subjective, sa valeur de signe pour l’autre. On pouvait alors envisager de l’insérer dans un jeu d’interaction qui lui restituerait sa valeur de signe pour l’autre, à partir du relevé de sa valeur de signe agissant sur l’autre. Une transformation de la forme « autistisée » du comportement en un processus où sa valeur d’interaction serait repérable, devenait envisageable, elle prenait le sens d’une transformation nécessaire de la conception du comportement pour le faire entrer dans l’arène des espaces et dispositif-analysants. Cette transformation, il revenait au praticien de l’opérer, de trouver le moyen de l’opérer en s’appuyant sur sa subjectivité propre, en s’appuyant sur ce que ce comportement « produisait » en lui, sur lui. Il n’entre pas dans mon propos actuel d’entrer dans les débats techniques suscités par cet infléchissement du mode traditionnel d’intervention, je me contente d’en souligner le mouvement et l’impératif.
L’interaction ainsi reconnue, reste la tension intersubjective, la tension transférentielle, qu’elle induit. L’autre, celui sur qui s’exerce l’action, est aussi un autre-sujet, il ne saurait être le réceptacle passif de ce qui s’externalise en lui, l’interaction est une forme particulière de l’intersubjectivité qui doit aussi pouvoir reconnaître, à terme, en quoi l’autre-sujet est un double méconnu du sujet, un double méconnu qui possède ses différences et aspirations propres, un autre soi-même marqué par un jeu de différences. L’autre doit être découvert comme un sujet, un sujet même que soi, miroir de la subjectivité, miroir de ce qui de la subjectivité est méconnu dans l’interaction : il est miroir de ce qui aspire potentiellement à la subjectivation. L’interaction est donc elle-même le signe qu’une part du sujet est en souffrance d’intégration, et cherche à s’adresser à un autre pour être réfléchie tout autant qu’elle méconnaît la nature de cet autre, elle cherche dans l’adresse à l’autre le reflet de ce qu’elle méconnait. L’interaction est quête méconnue, activement méconnue, d’un reflet de l’inconnu et répudié de soi, quête d’un reflet à travers un double ignoré comme tel, mais néanmoins secrètement espéré.
Quand un signe (un comportement) est reconnu comme message pour l’autre, qu’il est reconnu comme message interactif, signe pour l’autre, se noue une interaction qui devient intersubjective quand l’autre est aussi reconnu comme un autre-sujet, semblable et différent de soi, quand il se fait reconnaître comme autre-sujet double et différencié. En insistant trop et uniquement sur le jeu de la différence, des différences significatives de la symbolisation, la valeur de signe du comportement et de l’interaction adressés à un double potentiel risque de se perdre en chemin, la valeur intersubjective du signe alièné risque de ne pas être reconnue. L’autre doit d’abord devenir un semblable avant d’être saisi dans sa différence. Il doit d’abord être « construit » comme un miroir de soi, construit comme un miroir capable de réfléchir le sujet, avant d’être appréhendé et discriminé par le jeu de la différence.
C’est quand le signe peut être à la fois perçu comme un signe adressé à un autre-sujet et reflété comme tel par cet autre-sujet, alors double de soi, qu’il peut commencer à être porteur d’un déplacement, à faire reconnaître qu’une différence l’habite et le constitue, qu’il peut commencer à devenir simple « métaphore » de l’action, qu’il quitte sa valeur sémaphorisante pour prendre valeur métaphorisante, .
Cependant, le déploiement de la relation intersubjective, du transfert susceptible d’être reconnu comme tel, n’est pas le point d’aboutissement des séries de transformations qui affectent la sémiose spécifique de la situation analytique et de ses potentialités symbolisantes. Il n’est que le point de passage obligé de toute saisie auto-subjective, intrasubjective, de toute appropriation subjective véritable.
Pour que la bascule de l’intersubjectif à l’intrasubjectif puisse s’effectuer, une double opération est requise, une double condition s’impose.
La première est celle que nous avons évoquée, l’autre doit devenir un autre-sujet, un sujet semblable, un double de soi. C’est la condition pour que le sujet trouve, dans la réponse de l’autre, un reflet de soi. L’affect partagé, l’empathie sont à ce compte, elles encadrent le travail de l’intelligibilité qui conditionne la mise en sens de ce qui de l’analysant s’adresse, en souffrance d’appropriation subjective. Mais cette première condition ne peut suffire.
Pour que naisse la conscience intra-subjective, il est nécessaire que le sujet puisse reconnaître, dans ce qui lui est réfléchi, ce qui le concerne spécifiquement, ce qui le différencie de l’autre-sujet. À la similitude qui rend possible la reconnaissance, doit s’ajouter la différence qui rend celle-ci spécifique, qui l’ajuste à soi, qui permet de se spécifier soi-même dans la relation à l’autre-même. C’est ce qui, dans la relation intersubjective permet de rencontrer la différence, qui ouvre le champ « auto-subjectif », le champ « intrasubjectif ». Il est l’horizon élaboratif de tout ce qui s’inscrit et se transfère dans le site analytique, de tout ce qui se prête au processus analysant.
Ainsi se profile donc une série de transformations qui constituent le processus symbolisant : transformation du comportement en comportement signifiant, puis de celui-ci en interaction, puis de l’interaction en relation intersubjective, puis dégagement de la valeur intrasubjective de celle-ci.
On passe de l’insignifiant au signe, du signe au message, au signe adressé, au message agissant sur l’autre, interagissant avec lui. Celui-ci découvre ensuite qu’il est message transféré vers un autre-sujet, qu’il est message déplacé d’un sujet à un autre, qu’il prend sens intersubjectif dans cette adresse spécifique qui le réfléchi. Mais à se reconnaître ainsi déplacé vers un autre-sujet qui en réverbère les effets et les formes, et par ce reflet même, il prend sens susceptible d’être réfléchi dans sa différence et subjectivement appropriable.
Ce qui se transforme c’est la manière dont la matière psychique est représentée, est saisie progressivement comme représentation méconnue dans sa nature, puis dans son contenu, enfin dans son sujet, son agent. Ce qui change se sont les conditions de saisie par l’analyste de ce qui se transfère, elles rétroagissent à leur tour sur les conditions de saisie de ce qui se transfère par l’analysant etc. C’est dans cette dialectique que se construit progressivement la symbolisation, primaire et secondaire de ce qui est engagé dans l’espace analysant.
De la même manière fonctions phorique, sémaphorique et métaphorique définissent, dans leur interaction dynamique, la matrice du processus de symbolisation que les espaces analysants structurent.
Car le bon fonctionnement de la fonction métaphorique « contient » à son tour le processus, permet ainsi de nouveaux déploiements sémaphoriques qui à leur tour offrent de nouvelles capacités « phoriques » à la situation etc. Les fonctions phorique, sémaphorique et métaphorique ne doivent pas être considérées comme des données intrinsèques incarnées dans tel ou tel aspect de la situation analytique, même si elles s’expriment parfois de manière privilégié dans tel ou tel des paramètres de la situation analysante, ce sont des « productions » de la fonction symbolisante qui caractérise les dispositifs-analysants, ce sont les formes que celle-ci est amenée à prendre, chemin faisant, dans le fil de son processus.
L’espace analytique possède bien des spécificités, mais celles-ci ne délivrent leurs fonctions que par l’utilisation qui en sera faite, que par le sens que le processus sera amené à prendre en cours de route, que dans la manière dont le processus en découvrira progressivement les potentialités. L’espace analytique est un espace potentiel, c’est un espace à découvrir, c’est un espace qui ne deviendra « analytique », « analysant » que s’il est découvert dans les potentialités qu’il recèle et porte en germe.
Il en va ainsi de tous les espaces et dispositif-analysants ou symbolisants, ils dépendent autant de leur forme même que de l’utilisation que praticien et analysant en feront, ils sont « à interpréter », comme on dit d’un musicien qu’il « interprète » une partition, pour livrer leurs potentialités spécifiques, ils sont à trouver-créer, à retrouver pour être créatifs.
[1] J’emprunte de terme à P Delion, je lui « achète » un terme que je trouve « bon », mais je l’utilise à ma guise, sans engager ce qu’il en théorise lui-même.