POST-FACE DU LIVRE A.E. AUBERT ET R. SCELLES. Juillet 2006.
Les situations extrêmes et leur devenir.
R. Roussillon.
Quand j’ai pris connaissance du livre co-dirigé par A.E. Aubert et R. Scelles, j’ai tout de suite été frappé par la similitude de la démarche qui l’anime avec celle de mes propres travaux consacrés aux « situations extrêmes » de la subjectivité. Au-delà des diversités de situations, et sans rien négliger cependant de celles-ci, le clinicien, conduit par les aléas de sa pratique ou de sa recherche à se confronter à celles-ci et à leurs conséquences sur le vécu identitaire du sujet qui fut aux prises avec leur impact, acquiert vite la certitude clinique que la traversée d’une « situation extrême de la subjectivité » laisse dans le fonctionnement psychique du sujet des marqueurs qui possèdent suffisamment de similitudes pour que l’on puisse espérer en cerner les principales particularités cliniques.
Mais avant de m’engager dans un premier relevé de celles-ci, il me faut tout d’abord dire quelques mots de rappel sur l’origine de ma propre démarche. Dès 1972 je me suis retrouvé à engager aux Minguettes, banlieue « chaude » de la région lyonnaise, des accompagnements psychothérapeutiques de sujets se trouvant dans des conditions de grande précarité sociale et culturelle qui venaient se mêler à la prise en charge des états « psychotiques » et « limites » qui formaient le gros bataillon des demandes qui arrivaient au centre de consultation du secteur. Ces sujets avaient tous peu ou prou, ou continuaient de traverser ce que j’appelais alors, pour moi-même, une « situation extrême ». Les problèmes d’immigration, de « double culture », de délinquance petite et moyenne, de désinsertion sociale, que présentaient ces différents sujets, posaient des problèmes de dispositifs de soins spécifiques qui invitaient le clinicien à ajuster les dispositifs analysants classiques pour faire face aux particularités des processus transférentiels qui s’engageaient alors. Mais cet ajustement, cet accordage des dispositifs était encore trop récent et novateur pour être théorisable sur le moment. J’avais déjà à l’époque, je l’ai dit, rencontré le concept de « situation extrême », repris de Bettelheim (1960), qui me paraissait être potentiellement étendu à toute une série de situations mais qui manquait d’un véritable statut métapsychologique. Ceci me conduisit à plutôt [entreprendre de] défricher le domaine apparenté, plus directement abordable, des « situations limites » au sein de la situation psychanalytique traditionnelle et à aboutir à une première étude d’ensemble de celles-ci, « Paradoxe et situations limites de la psychanalyse » (1991), dans laquelle la notion de situation extrême restait encore en latence tout en commençant à être travaillée à fleur de texte.
En 1991, le regretté Professeur M. Colin organisa, à Lyon, un colloque consacré à la notion de « Crime contre l’humanité » qui me donna l’occasion[1] de commencer à reprendre directement la question des « situations extrêmes » et d’avancer une première série de remarques sur l’idée du « crime contre l’humanité psychique » qui œuvre au sein de celles-ci. S’entama ensuite une longue collaboration avec l’ORSPERE (Observatoire de la grande précarité et de la souffrance psychique) et J Furtos[2], en même temps que mon équipe de recherche au sein du C.R.P.P.C. (Centre de Recherche en Psychopathologie et Psychologie Clinique) engageait de plus en plus de travaux sur la question des « situations extrêmes de la subjectivité » dont le livre « Agonie, clivage et symbolisation » commença à modéliser les premiers résultats. Puis dans un travail plus récent[3], je tentai de faire la synthèse des élaborations poursuivies depuis près d’une vingtaine d’années, de poursuivre ainsi la modélisation de celles-ci et de proposer un premier niveau de réflexion concernant les conditions de leur prise en charge. À l’époque, seuls quelques psychanalystes s’aventuraient sur les terrains de cette clinique, la situation actuelle a changé et ce livre en témoigne ; nombreux sont maintenant les cliniciens qui acceptent de quitter le fauteuil et les espaces de relative tranquillité des bureaux de psychanalyste ou de psychothérapeute, pour se mettre à l’écoute des souffrances muettes qui traversent les formes sociales et désocialisées. Je suis heureux de retrouver, dans les réflexions présentées par les différents cliniciens qui ont contribué à la rédaction de ce livre, nombre de points de rencontre et d’échos à mes propres réflexions, ce qui m’invite à reprendre certains de ceux-ci.
Tout d’abord, pour commencer cette tentative, il me semble important de rappeler les caractéristiques des « situations extrêmes de la subjectivité » telles que j’ai essayé de les cerner (1991, 1996, 1999).
Au centre de leur éprouvé un affect de déplaisir extrême : détresse, agonie, douleur psychique aiguë, terreur sans nom…, dont la forme n’est pas celle d’un « signal d’affect », mais plutôt celle d’un « affect-développement » qui constitue ce que Freud avait nommé en 1926 « un ébranlement traumatique de tout l’être »[4].
Cet éprouvé provoque une situation subjective de solitude d’être radicale, apparaissant comme sans issue, comme une impasse existentielle. Ses ressources représentatives et élaboratives internes sont débordées et aucun objet de recours ne procure secours ou même simple présence. Le concept de désaide, proposé par J. Laplanche et repris passim dans ce livre, est utile mais il ne cerne qu’une partie de cette complexité, il ne souligne que l’absence de recours externe mais sans indiquer ni l’état affectif propre du sujet ni les autres composantes de l’expérience subjective en question qu’il s’agit de préciser plus.
L’expérience apparaît au sujet comme « sans fin », hors du temps, soit qu’elle dure au-delà de la capacité du sujet à maintenir vivant un espoir, soit qu’elle désorganise la capacité du sujet à maintenir un sens du temps.
Il s’agit donc d’une situation caractérisée par une douleur extrême, sans issue, sans fin, qui désorganise les capacités représentatives du sujet et rend l’expérience non symbolisable. Elle se donne telle quelle, dans une réalité brute, sans écart représentatif, ce qui pourrait être une bonne définition de l’action de la pulsion de mort. C’est une expérience subjective pour laquelle le concept d’agonie de Winnicott, qui souligne un état de lutte (agon) « à mort », un état de lutte « pour la survie », me paraît être le plus adapté.
Sans recours interne ni externe, la défense habituelle de la psyché face aux situations de déplaisir, l’évitement ou la fuite, ne peut être mise en œuvre, sauf sous la forme paradoxale que j’ai tenté de cerner autour de l’idée d’une forme particulière de clivage : le clivage au moi. Le sujet se retire de l’expérience en cours, il se coupe de ce qu’il éprouve, du présent de soi, il tue une forme de son humanité psychique, se coupe de lui-même. Il meurt à son expérience pour survivre, sorte d’ultime recours, de sacrifice d’une partie de soi pour sauver le tout. C’est de soi dont le sujet se coupe, et c’est là le paradoxe : se couper de soi pour survivre, ne plus se sentir pour ne pas succomber à ce que l’on sentirait de soi, se retirer de soi de l’affectation de soi, se « tuer » pour survivre.
Cette solution est extrême, elle engage le sujet dans des stratégies de survie qui, toutes, menacent son inscription symbolique au sein de la communauté humaine.
Car le «meurtre » d’une partie de l’humanité de soi ne produit pas seulement une menace de perte de la dignité humaine, comme cela est souvent relevé. Au-delà de la honte, il produit une forme de déréliction qui menace de bouter le sujet hors de l’humaine condition. Il est menacé d’être pris dans un sentiment de solitude inexorable, jeté hors de la communauté humaine, hors de l’ordre symbolique qui l’organise et la fonde. La situation extrême produit ainsi une espèce « d’état d’exception » paradoxal, elle jette le sujet « hors la loi » de l’humaine condition, nous verrons plus loin quelques conséquences de cette désocialisation dans le choix de la position anti-sociale par laquelle certains sujets chercheront à trouver leur stratégie de survie.
Rappelons aussi que l’on ne gagne pas contre une situation extrême, on peut « survivre psychiquement », mettre en œuvre des stratégies pour « survivre », mais si « survivre » n’est pas mourir, ce n’est pas non plus vivre. La survie psychique implique la mort d’une certaine économie psychique fondée sur le primat du principe de plaisir. Ici la prise en compte de la réalité n’aboutit pas alors à une transformation du principe du plaisir en principe de réalité, comme il se devrait, mais à un renoncement radical à la « logique » du principe du plaisir au profit d’un principe de survie, plus fondamental sans doute.
Quand on a traversé une situation extrême, quand on a survécu à celle-ci, on n’est plus le même, la situation marque le sujet sur le moment, mais elle le marque aussi à plus long terme dans la mesure où les défenses qu’il a dû mettre en place pour « survivre » ont des conséquences sur son organisation psychique postérieure. Ceci les différents auteurs du livre l’ont bien relevé, il ne suffit pas de faire cesser la situation pour traiter le problème. Quand la situation extrême a cessé, il reste en effet à traiter les traces mnésiques qu’elle a laissées chez le sujet et les traces que les défenses extrêmes mises en œuvre ont elles-mêmes laissées dans la psyché. En effet, quand la situation extrême a cessé au-dehors, elle « revient » de l’intérieur, elle hante le sujet, car elle est réactivée par la contrainte de répétition, ce que A.E. Aubert note bien. C’est là le problème clinique essentiel auquel les soignants sont confrontés, le trauma revient de l’intérieur et le sujet doit mettre en œuvre des solutions pour tenter de juguler le retour interne de ce dont il s’est clivé et qui tend toujours à faire retour. Si ce trauma intervient sur un fond déjà fragilisé par des conditions de développement difficiles, l’effet de la situation extrême peut être profondément et durablement désorganisateur. Dans tous les cas, le sujet ne sort pas indemne de l’épreuve identitaire qu’il a traversée ; dans tous les cas, il met en œuvre des défenses pour ne pas succomber à celle-ci, mais les facultés de récupération, quand la situation extrême cesse, vont dépendre en dernière analyse, – en plus bien sûr de l’aide qu’un environnement soignant va pouvoir apporter -, de la durée effective de la situation traumatique et du « bagage » psychique que possédait le sujet au moment de sa survenue. Si celui-ci souvent ne l’aide guère pendant la durée de la menace identitaire, par contre il peut s’avérer déterminant au moment où celle-ci cesse d’exercer sa menace.
Nous l’avons dit, une fois la situation extrême terminée, le sujet qui « revient à lui progressivement » n’en a pas fini avec celle-ci, il va devoir faire face aux traces de l’expérience qu’il n’a pu tolérer d’endurer et dont il s’est retiré. Celles-ci soumises à la contrainte de répétition vont tendre à faire retour dans la psyché et le sujet va devoir mette en place des défenses pour se protéger de leur retour désorganisateur : ce sont les « stratégies de survie ».
La première ligne de défense organisée, quand les traces de l’impact de la situation extrême font retour, est une tentative de neutralisation de l’activation de ces traces. Tout d’abord par l’évitement de tout ce qui peut activer ou évoquer la situation traumatique et ce qui se rattache à elle, ce qui peut prendre l’allure d’une phobie. Mais celle-ci menace toujours de s’étendre, c’est pourquoi la neutralisation par l’évitement comportemental est souvent doublée ou adossée à la mise en œuvre de stratégie de neutralisation « énergétique » et affective. Ce sont elles qui colorent les situations cliniques évoquées dans le livre.
Différentes métaphores de celles-ci se retrouvent dans les descriptions cliniques de Freud et de ceux qui se sont penchés sur ces questions. La « pétrification » du monde interne telle qu’évoquée dans la « Gradiva », ou celle du « gel » évoquée dans « Vue d’ensemble sur les névroses de transfert » en sont les formes les plus fréquentes. Mais j’ai récemment été confronté à une forme qui se laissait penser en terme de « lyophilisation » par retrait en quelque sorte de « l’eau » qui donne la vie psychique, par « déshydratation » affective intrapsychique. L’anorexie peut parfois accompagner cette dessiccation psychique. Entre le sujet et le monde extérieur une espèce de système pare-excitation est interposée, une membrane qui, comme Freud le formule en 1920, « se dépouille des qualités du vivant ». Il va sans dire que cette neutralisation s’accompagne d’un désengagement de la vie affective et relationnelle, d’une perte d’empathie pour l’autre ou et de compassion pour soi. D’une manière ou d’une autre, ces sujets s’organisent en marge du socius ou sur ses bords, dans la mesure où la vie sociale et relationnelle suppose un minimum d’engagement affectif et d’acceptation de l’interdépendance. Conséquence là aussi inévitable, si les affects sont neutralisés et non-éprouvés, toute la dimension du « partage d’affect » qui constitue l’un des grands systèmes de communication sociale tend à être absentée de la vie psychique ou, là encore, activement neutralisée. C’est alors le registre de l’acte et de l’action sur l’autre qui vient prendre la place du partage comme il a été relevé. Le sujet communique par des actes ce qu’il ne peut communiquer par expression de ses affects gelés, il fait vivre à l’autre, par des mises en acte, ce qu’il ne peut se laisser vivre ou revivre. L’investissement des objets inanimés (A. Ferrant) qui procurent certaines sensations auto-sensuelles ou de certains animaux, dans lesquels des pans du sujet vont venir se réfugier, prend alors souvent le relais de l’investissement des autres-sujets : ils sont moins dangereux, ils préservent plus l’équilibre narcissique du sujet. C’est là un aspect que, par contre, j’ai moins retrouvé dans les différentes réflexions des auteurs.
Les stratégies de survie sont toujours fondées sur le sacrifice de l’un ou l’autre des grands processus de la vie psychique, sacrifice de la pulsion, sacrifice de la temporalité, sacrifice de la vie affective de l’éprouvé, sacrifice de la relation à l’autre, sacrifice de l’inscription sociale… La survie coûte un prix, elle suppose que le sujet s’ampute d’une partie de sa vie psychique et relationnelle.
La neutralisation énergétique et affective est coûteuse, elle menace d’épuisement la vie psychique par la mise en œuvre de mécanismes d’appoint ou de substitution et le sujet est souvent conduit à l’adoucir. Dans « Agonie, clivage et symbolisation », j’ai évoqué différentes stratégies complémentaires, qui peuvent venir relayer la défense purement économique et commencer à donner un statut psychique aux séquelles traumatiques de la traversée de la situation extrême. Je ne veux pas reprendre ici les développements que j’ai proposés dans ce livre mais seulement souligner certains aspects qui concernent de près ce qui va se produire dans la relation d’aide ou de soin.
D’une manière générale, ces stratégies complémentaires vont tendre à mobiliser des formes d’expressivité qui impliquent le corps et l’acte, du sujet vers lui-même, mais aussi leur système de communication et ainsi la relation avec les autres. Le recours à l’expression psychosomatique en est un exemple très classique, mais d’une manière générale toutes les modalités du langage du corps peuvent être impliquées, odeur, « look », mimique, posture, gestuelle, sexualité … Cette dernière mérite d’être particulièrement soulignée comme le fait A.E. Aubert. La situation extrême, potentiellement désorganisatrice par ses rejetons, peut être co-excitée sexuellement, produisant une des formes de néo-sexualité que J MacDougall a pu décrire[5]. La sexualisation de l’expérience apporte un supplément de plaisir grâce auquel une certaine liaison psychique de la situation extrême peut être mise en œuvre, elle permet souvent en outre de faire vivre au partenaire un détail ou un fragment de la situation extrême elle-même qui vient ainsi « se mêler à la conversation ». Ces formes d’expressivité, utilisant le vecteur de l’expressivité et du corps, restent en large partie inconscientes mais ne sont pas sans effet sur les proches ou ceux avec qui tente de se nouer un échange ou un lien. Elles visent à une forme de « partage » paradoxal, dans la mesure où il s’agit de faire partager quelque état répudié de soi. En quelque sorte la situation extrême tend à être transférée dans la relation à l’autre mais sous forme « retournée », le sujet tendant à infliger à l’autre une forme ou un pan de ce qu’il a eu à subir et qu’il n’a pu endurer et s’approprier. On est souvent tenté de souligner la destructivité à l’œuvre dans cette procédure, elle est souvent ressentie comme telle dans le contre-transfert des cliniciens, pour mon compte je préfère l’inscrire dans les stratégies de survie et mettre l’accent sur ce qu’elle comporte comme reprise objectale potentielle et comme mode de transfert et donc de communication. C’est en tout cas cette question que les soignants et travailleurs sociaux impliqués dans une relation d’aide ou d’accompagnement vont souvent rencontrer dans leurs tentatives d’approches. Ce qu’il nous faut examiner maintenant.
Le cadre général de ma réflexion sur la position soignante et en particulier dans les situations limites ou extrêmes est le concept proposé par Winnicott de « besoin du moi ». Winnicott n’a pas véritablement défini les « besoins du moi », mais il me semble qu’il serait logique de penser ceux-ci comme concernant « tout ce dont le sujet a besoin pour faire le travail d’intégration et de symbolisation de son histoire vécue ». On pressent l’importance particulière de cette question dans les situations extrêmes dans lesquelles le sujet n’a pas pu faire ce travail d’intégration subjective. Il faut aussi ajouter qu’un trait clinique remarquable est que le sujet, qui souvent tend à se retirer du contact, ou du contact engagé affectivement, ne peut en même temps traiter seul l’impact traumatique de la situation extrême, il doit passer par un autre-sujet et l’empathie de cet autre-sujet pour métaboliser cette expérience. C’est là une source d’impasse potentielle et en tout cas cela implique un certain nombre de préalables à la mise en œuvre d’une relation d’ambition thérapeutique ce que plusieurs auteurs me semblent bien relever.
Quitte à prendre le risque de choquer, je voudrais souligner l’importance d’une attitude clinique qui se fonde sur l’écoute du sujet et la prise en compte de sa stratégie de survie, qui accepte d’apprendre du sujet comment est organisée sa stratégie de survie et quelle « logique » elle adopte. Je dis bien de « fonder » l’approche sur cette écoute, je m’explique.
Le soignant intervient dans une situation qui a son histoire, histoire qu’il ne connaît pas qu’il va peut-être découvrir petit à petit, mais dans laquelle il commence à intervenir en aveugle et ceci pendant parfois assez longtemps. Quel que soit le caractère paradoxal que le comportement du sujet semble manifester, le soignant doit être persuadé que le sujet a des raisons pour s’être structuré ainsi. Et il n’est pas dit que les raisons en question soient mauvaises ou inadaptées, du point de vue de l’ensemble de la situation subjective présente et passée. Accepter d’abord le sujet tel qu’il est, apparaît dans de telles conditions la meilleure base de départ, dans les situations extrêmes plus encore que dans n’importe quelle situation de soin psychique, aucun changement véritable ne peut s’effectuer s’il n’est pas précédé de cette acceptation profonde, de cette acceptation préalable.
C’est le sujet sinistré et lui seul qui peut changer, nous ne pouvons au mieux que rendre un tel changement possible, que fournir les conditions grâce auxquelles il pourra éventuellement être mis en œuvre. C’est une vérité essentielle de toute position de soin psychique, que celle selon laquelle c’est le sujet et lui seul qui sait ce dont il a besoin et qui guide notre action. Le dénuement des sujets est parfois tel que nous sommes tentés d’oublier cette vérité essentielle du champ thérapeutique et de la relation d’aide, et de céder à l’illusion de croire que notre position socialement établie nous donne licence pour proposer « nos » solutions et nos réponses d’évidence, voire pour les imposer : elles paraissent tellement raisonnables, ne sommes nous pas compétents, « supposés savoir ». Mais bien sûr ici tout cela est compliqué par la difficulté du sujet à se sentir, nous aurons à revenir sur ce point.
Quand je dis « écouter », il faut bien sûr l’entendre comme une métaphore et ne pas le prendre au pied de la lettre. Ici, écouter signifie être attentif à tous les signes, à tous les messages verbaux et non-verbaux comme de nombreux auteurs du livre le soulignent aussi. Entendre les manifestations du sujet, ses comportements, ses actes, comme des messages riches d’informations sur les modalités du soin qui peuvent être mises en œuvre. Passage par l’acte selon la belle expression de M. Matthieu, plus que passage à l’acte, voire acte de symbolisation. Car l’acte ne s’oppose pas à la symbolisation, en particulier s’il s’agit de communiquer des expériences non-verbales, soit qui précèdent l’émergence de celle-ci, soit que la sidération psychique n’ait pas permis sa secondarisation.
Ici plus qu’ailleurs, j’insiste, et ceci même avec des sujets en grande détresse, c’est le sujet qui guide notre intervention, même s’il ne peut le faire de façon délibérée et manifeste. C’est en tout cas aux signes qui peuvent nous guider dans ce sens que nous devons, il me semble, rester le plus attentifs, même et surtout si ces signes sont inconscients chez le sujet lui-même. Mais il s’agit d’entendre aussi comment, à travers ses différentes formes d’expression, le sujet nous interroge au vif de notre propre monde interne, au-delà de nos protestations professionnelles, entendre que, au-delà du professionnel, c’est la personne du clinicien, parfois la personne intime, qui est interrogée, ce que D. Anzieu avait fortement tôt pressenti. C’est comme cela que j’entends personnellement la question du recours à l’écoute du contre-transfert qui traverse tout ce livre. L’empathie des sujets qui ont traversé une situation extrême est en difficulté, ils tentent de pallier cette difficulté par des manœuvres d’interrogation et d’exploration de la psyché de l’autre. Le clinicien qui perçoit plus ou moins confusément ces tentatives risque de se sentit « manipulé » ou « instrumentalisé » par cette entreprise, menacé d’une pervertisation de la relation.
Un autre paradoxe de la situation de soin, noté par plus d’un auteur, est qu’elle doit souvent s’effectuer sans qu’il n’y ait de demande formelle. Mais j’ajouterais, pour souligner le paradoxe, qu’en même temps elle doit respecter ce qui a été sauvé du désastre de la catastrophe subjective. Ceci veut dire que si l’on peut penser des modalités « générales », ou, disons, « fréquentes » du soin, ici plus encore que jamais, la réponse du clinicien doit être « sur-mesure ». Ici le concept de « bricolage » que reprend F. Houssier, et que nous devons à C. Levi-Strauss, est indispensable. Le clinicien doit « bricoler » un dispositif de rencontre clinique, il doit inventer et réinventer les conditions d’une rencontre clinicienne et pour cela quitter son lieu habituel d’exercice pour aller au-devant, aller-vers dit D. Mellier, du sujet.
Très souvent il faut ainsi aller à la rencontre des sujets, sur leur terrain, aller sur le terrain et apprivoiser[6] la terreur de l’autre et du lien. Mais, là encore, ce « partage du lieu » ne peut s’effectuer sans précautions, il passe par une pratique de « l’apprivoisement progressif » de la rencontre.
Bien sûr, on ne peut exclure des moments de rencontre en « face à face », avec toute la question de l’affrontement potentiel qu’une telle position peut receler. Mais, dans mon expérience, c’est dans la position en « côte à côte » que le clinicien devra d’abord commencer à se situer, en adossement psychique, ou encore « épaule contre épaule », à partager ensemble la même difficulté, voire la même détresse ou le même désespoir. Mais cela n’est pas non plus sans paradoxe car souvent le sujet ne se sent plus ou mal, il ne se voit plus ou mal, il ne s’entend plus ou mal. L’autre lui est nécessaire pour qu’il puisse, grâce au « miroir » que la relation peut lui offrir, recommencer à se sentir, se voir ou s’entendre. Car si d’un côté le clinicien peut aider le sujet à reprendre contact avec lui-même, grâce au miroir que l’accompagnement peut prodiguer, en même temps cette reprise de contact est douloureuse. Elle est douloureuse pour le clinicien souvent appelé à être le « négatif du miroir » de l’autre, à éprouver ce que le sujet ne peut plus sentir de lui. Mais en outre, pour le sujet lui-même, recommencer à se sentir ne va pas de soi quand ce qu’il y a à sentir est marqué par le désespoir et l’agonie, recommencer à se voir quand c’est la honte et la déchéance de soi que le miroir du visage de l’autre peut renvoyer, quand c’est à une image monstrueuse de soi que l’on risque d’être confronté.
Je viens d’évoquer ce qui me paraît être l’un des points fondamentaux de la position clinique auprès des situations extrêmes que relève D. Mellier, elles ne peuvent se fonder que sur un « partage d’affect » (C. Parat), au moins relatif et partiel sans lequel toute entreprise est inévitablement conduite à l’échec. Peut-être parfois d’ailleurs est-ce la seule chose que nous puissions offrir aux sujets, cet accompagnement dans la solitude de l’éprouver agonistique, à partager l’impuissance vécue, à accepter de partager cette impuissance voire cette douleur.
Mais souvent l’important pour le sujet est qu’il puisse avoir un « témoin » de son état interne, un témoin qui accrédite et qualifie ce qui s’est produit, ce qui se produit en lui. La position du « témoin » fait partie de la fonction tierce, c’est à partir d’elle que la configuration de la scène traumatique peut commencer à être représentée. Et c’est à partir d’une reprise du travail de symbolisation de la scène traumatique de la situation extrême, de la mise en scène de la situation extrême, que l’on peut espérer que celle-ci sera petit à petit « mise au présent du moi », comme dit Winnicott, et ainsi subjectivée.
Dans le modèle avec lequel nous travaillons les questions de la symbolisation dans mon équipe de recherche à Lyon2, nous distinguons trois temps, trois processus du travail de symbolisation : le processus phorique, le processus sémaphorique et le processus métaphorique. Je ne peux bien sûr reprendre ici tout le travail conceptuel qui nous a conduit à ce modèle. Pour dire vite, il correspond à trois temps du processus de symbolisation : le travail de mise en signe, le travail de mise en scène, et le travail de mise en sens. Il me semble que ce modèle éclaire ce que les différents cliniciens qui ont contribué à l’écriture de ce livre soulignent de leurs côtés.
Le « travail » de mise en signe est en grande partie effectué par le sujet qui produit des symptômes de sa souffrance, des signes qui expriment celle-ci, mais ces signes ne deviennent des signifiants que pour autant qu’ils sont relevés par le clinicien, autrement ils sont « signes morts », comme on dit lettre morte, ils ne sont tout au plus qu’indices. Ils doivent être entendus comme signes, comme signifiants, mais aussi comme message, comme une première forme de la manière dont le sujet commence à « narrer l’inénarrable » de la situation extrême, narration qui n’utilise pas, la plupart du temps, l’appareil de langage mais s’effectue, comme nous l’avons indiqué, par l’affect, l’acte, le comportement, la gestuelle, la rythmique, narration qui trouve dans le corps son vecteur et son support, son espace d’écriture.
Ces signes appellent un travail de mise en scène, c’est-à-dire un travail de contextualisation. Un signe n’est pas isolé, isolé il ne signifie rien, il ne commence à prendre sens qu’au sein d’un contexte, d’une scène « primitive », « originaire », « traumatique », peut importe le terme utilisé. Remonter du signe en direction de la scène, c’est commencer à re-présenter ce qui fut traumatique, extrême, ce qui ne put pas être enduré, c’est commencer à insérer le signe au sein d’un contexte, à l’insérer dans le début d’une chaîne associative, d’une chaîne narrative. Le travail de mise en sens ne peut s’ouvrir qu’à partir de ce fond. La scène à l’origine de la situation extrême, celle qui a été déterminante pour le sujet, n’est pas toute donnée, elle doit être construite ou reconstruite à partir d’un travail de connexion des signes et signifiants précédemment dégagés, elle se dégage de la nécessité de rendre intelligible la potentialité de représentance des signifiants. Et souvent il appartient au soignant de refléter et d’organiser, sous forme d’une scène, qu’il formulera ou gardera pour lui selon les cas, les différents signes qui semblent s’associer.
Si la communication verbale reste bien sûr la voie royale du travail de symbolisation, il faut s’attendre, comme nous l’avons indiqué plus haut en accord avec plusieurs auteurs, à ce que les autres voies de communication de la vie psychique soient aussi particulièrement présentes. Nous avons donné une place particulière à l’affect et à son partage, l’affect est sans doute le premier moyen de communication sans doute le plus « archaïque », sans donner à ce terme de sens péjoratif, mais plutôt en lui accordant ce qu’il comporte de fondement de toute communication humaine.
Mais il faut aussi évoquer les systèmes de communication qui passent par l’échange d’objet, le don d’objet, le partage d’objet pas assez souligné à mon goût dans l’ouvrage. Les « resto du cœur » ont bien compris cette solidarité de base, mais aussi l’importance de cette base de l’humanitaire, cette base de communication dans l’humanitaire. À travers les objets, ce sont des représentations-objets qui s’échangent, l’objet porte un fragment de la vie psychique, il le matérialise, voire le transitionnalise[7]. Souvent aussi, c’est à partir de l’acte que la communication peut s’établir, de l’acte partagé, de l’acte en voie d’inscription symbolique, de l’acte dans lequel la symbolisation cherche sa voix. Les actes aussi narrent une histoire, une histoire à entendre, voire à décrypter.
Nous l’avons souligné, par essence les traces psychiques de l’impact traumatique de la situation extrême tendent à être « réactualisées », elles tendent à se présenter de nouveau au sujet, elles sont hors temps donc potentiellement de tous les temps, de tous les présents. Contextualiser le signe, commencer à représenter la scène dans laquelle il commence à prendre sens, c’est aussi commencer à rendre possible une historisation de celui-ci, commencer à l’inscrire dans une histoire, commencer à rendre possible un récit de l’impossible subjectivation, et ainsi à relancer celle-ci. C’est aussi à partir de cette historisation progressive, et qui peut être très longue à pouvoir commencer à s’organiser, que le sujet peut commencer à se ré-habiter et à ré-habiter son temps, à se réinscrire dans l’histoire. L’historisation et la requalification de la temporalité, là encore je regrette que le livre n’insiste pas assez sur ce point, est ce qui freine l’actualisation, c’est ce qui constitue ce qui tend à s’actualiser comme re-présentation, comme « souvenir » du passé et donc comme quelque chose qui provient d’un autre temps, avec lequel on peut commencer à jouer.
Pour terminer deux difficultés sont encore à souligner dans le relevé des paramètres principaux de la rencontre clinique.
La première de celle-ci concerne la question de la gratitude. S’il n’y a pas d’accompagnement véritable sans « solidarité » du clinicien pour le sujet qu’il accompagne, il doit s’attendre à ce qu’il n’y ait pas, au moins pendant longtemps, de réciproque. Pas de gratitude, pas de gratitude pendant longtemps, et peut-être jamais. Les « soins » sont donc régulièrement menacés, voire « attaqués », annihilés, la main qui se tend est « mordue ». Survivre, c’est alors entendre ces attaques comme un moyen de s’assurer de la force du lien, c’est aussi l’entendre comme moyen de nous faire « partager » ce qu’ils ont enduré, c’est l’entendre comme mise à l’épreuve des motifs qui nous conduisent à proposer de l’aide, comme modalité d’exploration de notre monde interne, comme mise à l’épreuve de notre langue de bois potentielle. C’est bien pourquoi la pratique clinique en situation extrême ne peut-être solitaire, elle requiert supervision, intervision, partage d’expérience, mais avec d’autres cliniciens qui ont aussi une expérience du travail en situation extrême. Je ne connais rien de plus terrible que les superviseurs qui ne partagent rien de l’expérience clinique directe de ceux qu’ils supervisent.
Mon dernier point concernera le fait que l’action sociale auprès des sujets en situation extrême ne peut peut-être pas se passer de militants et de bénévoles, de fait et pour des raisons économiques. Par ailleurs nous avons tous, et toujours, des motivations inconscientes à nous engager dans ce qui prend parfois la forme d’un véritable « apostolat ». « L’amour ne suffit pas » comme l’écrivait si joliment B. Bettelheim, et même si la spontanéité est indispensable, elle suppose, pour être libérée efficacement, que nous gardions le contact avec ce qui en nous s’apparente le plus aux éprouvés spécifiques des situations extrêmes, la souffrance, la détresse liée aux limites de l’humaine condition, et que nous puissions utiliser celui-ci comme le point de départ pour penser l’impensable de la déréliction des vécus d’agonie.
Bibliographie
ANZIEU D. (1979), La démarche de l’analyse transitionnelle en psychanalyse individuelle, in Kaës et coll. (1979), Crise, rupture et dépassement, Dunod, Paris, pp.184-219
BETTHELEIM B. (1960), Le cœur conscient, Le livre de poche, collection Pluriel (1977)
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[1] R Roussillon 1996. Crime contre l’humanité « psychique » in Le crime contre l’humanité sous la direction de M. Colin, ÉRÉS.
[2] 2000. Libres propos sur la désaffiliation, Actes du Congrès de L’Orspere
2001. La théorie psychanalytique du traumatisme, Actes du congrès monographie de L’ORSPERE Le traumatisme, Lyon.
2002. La clinique à l’épreuve de la souffrance psychique, in Monographie de
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[3] R Roussillon 2005. Les situations extrêmes et la clinique de la survivance psychique in La santé mentale en acte, sous la direction de J. Furtos et C. Laval, Érés.
[4] R Roussillon 2005. De l’affect-passion à l’affect-signal, in L’affect, sous la direction de J. Boushira, Monographie de la Revue Française de Psychanalyse, Paris, PUF.
[5] Cf. aussi R Roussillon 2003. Narcissisme et logiques de la perversion, in « Narcissisme et perversion », sous la direction de C. Chabert, Dunod, Paris 2003.
[6] J’avais proposé la métaphore de l’apprivoisement dans les recherches communes avec M. Berger (1981) en mémoire de la stratégie proposée par le renard du Petit Prince de Saint Exupéry.
[7] R Roussillon 2001. L’objet « médium malléable et la conscience de soi », L’autre, Vol 2, N°2, 241-254, La pensée sauvage.