Paradoxe et honte d’OEDIPE

Honte d’Oedipe 85

LES PARADOXES ET LA HONTE D’OEDIPE

Publié in Actualité Psychiatrique, 1987, 5, 83-92.

R. ROUSSILLON*

 

 

Quand S. Freud, dans le chapitre de la « Traumdeutung » consacré aux rêves typiques, introduit la référence à l’Œdipe-roi de Sophocle, il nous invite implicitement à traiter le contenu de l’histoire d’Œdipe comme s’il s’agissait d’un rêve. II nous amène ainsi à adopter le point de vue de Jocaste qu’il rappelle :

 

– La menace de l’inceste ne doit pas t’effrayer: plus d’un mortel a partagé en songe le lit de sa mère.

 

Pour qui sait surmonter ces frayeurs, comme la vie est plus simple ( I ) p. 129.

 

Ainsi les aléas de la découverte, par Œdipe, des secrets de son origine, ses actes ensuite, seront-ils explicitement ou implicitement interprétés en fonction du modèle du rêve -réalisation de désir déguisé. Cette perspective, ébauchée par S. Freud, sera développée dans toute sa logique par Van Der Steeren (1974) (2) qui en montrera la fécondité notamment pour mieux comprendre les variations et erreurs de traduction du texte de Sophocle. Dans une telle perspective Œdipe reste sujet de ce qui lui arrive, même si le ressort ultime de ses actes, le désir qui vient ainsi à se réaliser, est inconscient. Si les événements auxquels Œdipe est confronté semblent avoir réalisé malgré lui ou indépendamment de lui certains de ses désirs conscients, cette apparence est le fruit d’un déguisement qui trouve son ressort dans la volonté de l’auteur, architecte du théatre-rêve, d’innocenter la réalisation des désirs interdits. Globalement, le déroulement apparent des événements s’interprète alors comme la mise en scène d’un « fantasme de séduction par la réalité ».

 

 

 

 

 

Psychanalyste SPP, Maître de Conference: Universite Lyon II

12. Quai de Serbie – 69006 LYON

 

(1)} J’utilise la traduction française d’Œdipe roi de R.Pignarrre Sophocle, Théâtre complet, Garnier, flammarion.

 

(2) D. Van Der Steeren – 1974 – Oedipe – Une étude psychanalytique d’après les tragédies de Sophocle:- PUF fil rouge

 

(3) A. Green « Un œil en trop ». Ed de minuit

D. Anzieu : « Oedipe avant le complexe ou de l’interprétation psychanalytique des mythes », Bulletin de psychologie 1977, n°12-17

(4) M. Balmary : « l’homme aux statues »

 

 

 

 

L’économie des processus serait alors celle de l’Hystérie : à la fois le fantasme de désir est réalisé et, en même temps, le sujet ne peut en être tenu pour responsable, voire coupable. II n’est jusqu’à l’acte dans lequel Œdipe se « punit » qui ne puisse être interprété dans cette logique. Se punir, c’est encore réaliser le désir incestueux, c’est encore posséder la mère et Van Steeren montrera comment une bonne traduction du texte fait apparaître le désir d’Oedipe, à travers son aveuglement de posséder sa mère. Œdipe gagne à tout coup au jeu du désir incestueux et de sa réalisation hallucinatoire, ou bien il est innocent et le désir s’est réalisé comme malgré lui – mais il s’est réalisé quand même, tout seul – ou bien il est coupable, se punit mais l’expiation est elle-même réalisation condensée du désir. Certes Œdipe paye ceci du prix fort : la vue. Mais ce n’est qu’un rêve et il suffira qu’Œdipe se réveille pour que tout cela ne soit que « mauvais rêve ».

 

La question de la culpabilité et de l’innocence hante les lecteurs d’Œdipe (3). Adoptant un autre point de vue sur la légende d’Œdipe M. Halmary (4) dans un travail beaucoup plus récent propose de déplacer la culpabilité d’une génération sur Laïos géniteur d Oedipe. Cette fois, ce n’est plus le modèle du rêve-réalisalion de désirs-déguisés qui est sous-jacent à l’analyse du texte de Sophocle, mais le modèle de la transmission inter-générationnelle d’une faute. Œdipe est hanté par le fantôme de la faute de Laïos. Celui-ci, adopté par Labdacos, a séduit le fils de son père adoptif et l’a ainsi poussé au suicide.

 

Appollon punira cette faute en maudissant la descendance de Laïos : c’est le point d’origine du célèbre oracle avec lequel Œdipe aura à se débattre M. Balmary montre ensuite comment la séduction originaire effectuée par Laios hante Œdipe et les singularité de son histoire, comment certains signifiants de cette faute préhistorique (les chevaux, les épingles d’or…) sont présents lors de chaque événement déterminant.

 

Œdipe paye pour la faute de son père-géniteur, il n’est pas sujet de son destin propre, il est agi et aliéné par un incorporat énerypte en lui-même.

 

L’analyse de M. Balmary innocente Œdipe, elle déplace la « faute » sur la génération précédente, mais elle reste prise dans la logique de la faute et de l’expiation. La séduction n’est plus « fantasme de séduction par la réalité », elle n’est plus imaginaire, elle est, a été, réalité ( I ) et ceci est démontrable par enquête. Œdipe est bien une victime sacrifiée sur l’autel de la protection des pères.

 

Si l’on voulait ramener l’analyse de M. Balmary à un modèle de rêve ce serait le modèle du rêve traumatique qu’il faudrait avancer. Si d’un côté le rêve tente de réaliser un désir, d’un autre côté il tente aussi de mettre en scène, de représenter un traumatisme infantile.

 

Voici donc deux lectures différentes de l’Œdipe-roi de Sophocle. La lecture change suivant le vertex que l’on adopte. Chaque lecture rend compte d’une partie du matériel fourni par la pièce mais d’une partie seulement. La lecture de S. Freud qui est aussi celle de Van Steeren possède ses propres personnages – représentants dans la pièce, Tirésias se refuse à considérer qu’Œdipe peut être innocent, Jocaste l’invite à considérer comme un rêve ce qui lui arrive. Ces lectures ne sortent pas de la structure même de l’œuvre, elles sont le déploiement, l’explicitation de certaines manières d’aborder et de vivre le drame œdipien . Négliger cette auto-appartenance du vertex de la lecture revient à prendre cette lecture pour la vérité d’Œdipe. L’œil découpe une logique et oublie cette découpe, oublie qu’il est l’auteur d’une telle manière de penser l’histoire d’Œdipe. Or Œdipe Roi comme W. Bion l’avance, est un « conteneur », l’histoire d’Œdipe concerne chacun des personnages de l’histoire, ceux-ci participent à leur manière, d’une certaine position, à l’Œdipe, au drame œdipien.

 

S’il y a différentes manières d’interpréter Œdipe, différentes manières contenues elles-mêmes au sein de la pièce soit potentiellement, soit de manière plus déployée, c’est qu’il y a différentes manières de vivre l’Œdipe. Il n’y a sans doute pas de lecture de l’Œdipe qui ne soit elle-même, d’une certaine manière, œdipienne, c’est-à-dire une manière de se situer dans l’Œdipe ou par rapport à l’Œdipe. Il n’y a pas de manière consistante de comprendre Œdipe qui ne soit une manière de le traiter. Le travail du psychanalyste actuel est de continuer la tâche de S. Freud, c’est-à-dire de penser d’autres manières d’aborder Œdipe, de parcourir d’autres spirales, d’autres pliures de la légende d’Œdipe, d’autre temps de l’Œdipe.

 

La lecture que j’en propose ici n’exclue donc pas épistémologiquement les autres, même si dans son parcours propre elle est exclusive, pour se poser elle-même. Elle est une autre manière de replier l’histoire d’Œdipe, est parcours d’une autre spirale de l’analyse. Comme la spirale, qui avance à la fois vers le haut et vers le bas, à chaque tour, elle essaye de faire progresser la question de l’origine (elle « avance » vers le but) et la question des ponts les plus avancés de la structuration (elle pousse vers le haut) elle parcoure les mêmes éléments, les mêmes événements d’un autre point de vue, les modèles et reconstruit l’histoire d’Œdipe. Si l’on voulait lui trouver un représentant au sein d’Œdipe-roi, il faudrait sans doute le rechercher dans le personnage de Créon. C’est lui qui prend soin de la honte d’Œdipe en lui demandant de ne plus exhiber sur l’agora le spectacle de sa blessure et de son hémorragie narcissique, c’est lui qui rappelle la loi sans se substituer à elle, c’est lui qui formule à Œdipe son désir de maîtrise (« Tu voudras toujours être le maître »). C’est lui enfin qui reste garant d’un certain ordre humain articulé d’un côté à la question du pouvoir et de la maîtrise et de l’autre au sacré – au divin -. Il dit l’aveuglement du pouvoir et de la maîtrise sans s’aveugler lui-même. Créon représente une certaine manière d’aborder le problème de l’autoconservation, il n’émet pas d’oracle, n’invite pas Œdipe à interpréter de telle ou telle manière ce qui lui arrive. On pourra interpréter après coup la position « œdipienne » de Créon : écoutons d’abord ce qu’il aurait à dire du drame d’Œdipe…

 

Lorsqu’il est accusé par Œdipe de s’être associé Tirésias pour le perdre et s’emparer du pouvoir, Créon sait construire sa défense propre pour montrer à Œdipe le peu d’intérêt qu’il aurait eu dans cette entreprise. Créon sait organiser une défense – ce que remarque le cœur – à l’inverse d’Œdipe dont ce n’est pas le moindre trait frappant.

 

 

Le désir et sa réalisation ne doivent pas mettre en danger l’autoconservation, l’intérêt propre du sujet, de manière excessive. Œdipe ne sait pas construire une telle défense, il s’aveuglera, s’exhibera sanguinolant sur l’agora, demandera à être exposé à mort sur le Citheron. Noter, comme nous l’avons déjà fait, qu’à chacune de ces occasions Œdipe en profite pour laisser se réaliser ses désirs incestueux ne peut faire oublier que, néanmoins c’est là payer bien trop cher le prix de la réalisation du désir. Dans l’hypothèse d’un Œdipe « hystérique » la réalisation du désir devrait se conflictualiser d’une autre manière avec l’autoconservation. Or, il n’en est rien, d’où ma première question pourquoi donc Œdipe ne peut-il s’organiser une « suffisamment bonne » défense ? Pourquoi en particulier ne peut-il tenter une véritable innocentation en

 

(1) On peut rapprocher l’ouvrage de M. Balmary du texte de J. Masson « Le réel escamoté » (1984 Aubier) C’est la même problématique implicite qui les anime tous les deux.

 

évoquant par exemple une « séduction par la réalité » ! Connectée à cette première question, celle de la honte d’Œdipe. L’interprétation des mouvements psychiques d’Œdipe en termes de déguisements de ses désirs œdipiens suppose la culpabilité et la construction d’un surmoi régulateur. Or le seul affect dans lequel Œdipe se reconnaît est la honte. Pas trace d’une véritable ambivalence qui mobiliserait un véritable sentiment de culpabilité : ce à quoi Œdipe croit Jocaste confronte au moment de la révélation du secret de son origine : c’est la honte, et c’est encore la honte qu il craint pour ses filles, c’est enfin pour ne pas voir le regard de son père mort et ainsi, dit-il, échapper à cette honte qu’il se crève les yeux. La défense par l’innocentation n’a de sens que dans un registre de culpabilité, la honte, comme nous le montrerons, trouve son ressort dans une autre problématique infra-psychique, la honte est affaire de maîtrise et d’échec de la maîtrise.

 

Quand en 1908, S. Freud propose le concept de « théories sexuelles infantiles », il caractérise la sexualité infantile par deux traits : la curiosité et la honte.

 

C’est parce que cette activité sexuelle de l’enfant a lieu « hors mariage » qu’elle sera vécue, selon S. Freud, comme honteuse. Est honteuse l’activité sexuelle infantile non légitimée par le contrat et le cadre. Par la suite, si la curiosité continue d’être présentée par S. Freud comme la caractéristique principale de l’activité sexuelle infantile, la honte disparaîtra petit à petit des caractéristiques normales de celle-ci.

 

A partir de 1920, c’est surtout à « l’état de détresse » de l’enfant confronte aux montées pulsionnelles que S. Freud préférera se référer. La « détresse » semble avoir pris, dans la pensée de S. Freud, la place antérieurement attribuée à la honte. Singulièrement c’est chez S. Ferenczi que la honte continuera d’être l’objet d’une étude poussée. Elle n’apparaît plus comme une caractéristique « normale » de la sexualité infantile, elle semble plutôt surgir de la faillite du cadre éducationnel et s’inscrire dans le champ des effets du traumatisme ( 1).

 

L’état de détresse, éprouvé et accepté comme tel, va en effet dans le sens d’une acceptation et d’une intégration de la limite à la foule puissance infantile. Acceptée comme état de fait dans le cadre des interactions familiales, elle fournit un cadre d’innocentation de la sexualité perverse polymorphe de l’enfant. Celui-ci est trop petit, excusable, innocent parce que trop petit, il ne sait pas. C’est le cadre même de l’enfance accepté comme tel qui permet que la blessure relative à l’incapacité du moi ne soit pas interprétée par l’entourage comme un « mauvais vouloir », un « vice ». Secondairement, cette particularité du cadre familial interactionnel sera utilisée dans les mouvements défensifs afin d’assurer une certaine innocentation aux réalisations de désirs.

 

Il va de soi qu’un tel cadre soutient le processus de maturation s’il s’ajuste au degré de maturité effectif de l’enfant. Le décalage avant ou après du processus de maturation et des particularités du cadre d’innocentation fixera un trop ou un trop peu d’hystérie. L’incapacité des parents à innocenter suffisamment la perversion polymorphe de l’enfant va produire chez celui-ci une transmutation de la détresse ou de l’incapacité en honte. Cette honte n’est pas de même nature que la honte de l’adulte lorsqu’il prend conscience de la source ou du caractère infantile d’un comportement ou d’un désir. Cette dernière est, peut-être, mise au service des processus secondaires et du maintien de la cohérence du moi, elle va dans le sens d’une reconnaissance de la différence des générations.

 

(1) Cf en particulier G. Lévy. Une. Catastrophe : la honte inTopiquen°31 (1983)

 

A l’inverse, la honte de l’enfant surgit au contraire d’une confusion présente dans le cadre familial qui ne reconnaît pas le statut de la détresse, ou de l’incapacité de l’enfant, mais au contraire, traite l’enfant comme serait traité un adulte qui se conduirait comme lui. « Il devrait savoir ça ». La confusion grand/petit est dans la réponse faite à l’enfant. Le mouvement maturationnel de l’enfant est traité en fonction de son insuffisance à être déjà dépassé : c’est une forme de la confusion des langues décrite par S. Ferenezi (1933) (1).

 

Une conséquence classiquement observable d’une telle attitude trop maintenue – nous verrons que c’est celle de Tirésias dans l’Œdipe-roi de Sophocle – est la constitution d’un noyau de confusion interne, de non-différenciation du « bon » et du « mauvais », du progressif et du régressif.

 

L’exhibition phallique, au moment où elle a valeur structurante d’appel a la reconnaissance d’une organisation interne plus globalisante, sera retournée du dedans et traitée comme exhibition anale, c’est-à-dire appréhendée à partir de ce qu’elle échoue – n’a pas encore – à intégrer. Le mouvement évolutif est traité comme un déchet, est déchu.

 

Il ne s’agit pas tant d’une menace de castration qui viendrait conflictualiser l’exhibition phallique – ou potentiellement phallique – en en pointant le danger (« habilles-toi tu vas prendre froid ») que d’une disqualification du mouvement évolulif lui-même.

 

La tentative d’élaboration par l’enfant de la coexcitation libidinale d’une telle situation, tentative qui mobilise les théories sexuelles infantiles, ne pourra dès lors que se heurter au paradoxe suivant : le « devant » est le « derrière », le « haut » est le  »bas », « le tout n’est que la partie déchue ».

 

Ainsi le fier cygne de l’histoire se retrouvera-t-il vilain petit canard, rejeté du groupe, banni du « contrat narcissique » social et familial – hors mariage – son potentiel fécondant se trouve alors empoisonné par une souillure, une peste.

 

Les paradoxes d’Œdipe

 

La peste, c’est ce dont souffre Thèbes, apprend-on à la levée du rideau d’Œdipe-roi. La fécondation y est rendue impossible par une souillure – la présence sur le territoire du meurtrier de Laïos – elle ne pourra être recouvrée que si celui-ci est découvert et chassé du territoire.

 

Tirésias est mandé par Créon pour assister Œdipe dans son enquête salvatrice. Et tout de suite se noue le premier paradoxe. Tirésias doit dire au roi ce qu’il sait du meurtre de Laïos (première prescription d’Oedipe-roi : tous ceux qui savent quelque chose doivent venir le lui dire sous peine de bannissement) mais il ne peut dire à Oedipe ce qu’il sait (seconde prescription d’Oedipe-roi nul ne doit parler au meurtrier). Ainsi Tirésias est-il pris dans un double-blind (2) qu’il ne peut que tenter de ramener à une situation connue.

 

{ 1 } In Oeuvre complete – Payot – Tome IV.

(2) Et pourtant il pourrait ne pas se sentir tenu de répondre aux prescriptions d’Œdipe quin’est pas son maître.

(3) Mais s’agissait-il vraiment de cela? Les serpents s’accoupleraient-ils dans une double hélice transitionnelle ?

« Hélas que la science est chose terrible quand elle se tourne contre le savant « .

 

 

Tirésias se sent placé dans une situation structurée de telle manière que, quoiqu’il dise ou fasse, son action se retournera contre lui et Œdipe. Ce retournement contre soi aurait dû, Tirésias le reconnaît, lui donner à réfléchir. Un tel retournement jalonne en effet son histoire propre, son savoir sur la scène primitive (3) des serpents, sur l’ombilic de l’origine, s’est retourné en effet contre lui – tout d’abord par ses changements répétés de sexe puis, pour avoir tenté d’utiliser la leçon de cette expérience, il fut rendu aveugle. On notera, dans le même sens que la « divination » de Tirésias dans 1’histoire de Narcisse reduplique déjà ce mode de retournement contre soi du savoir et de la connaissance, Narcisse mourra s’il se connaît lui même. Tirésias se laisse facilement prendre à l’évidence du piège des questions sans réfléchir sur leur cadre même de formulation. Nous sommes en un temps où l’esprit de Socrate le grand démonteur des sophismes et paradoxes n’a pas encore souffle, la pensée n’est pus libre de se désentraver.

 

Loin donc de penser que la révélation de la vérité pourrait avoir des conséquences positives pour Œdipe lui-même et la cité, Tirésias d’emblée décide, sans trop y réfléchir, qu’il ne peut rien résulter de bon dans la connaissance des faits restés cachés de l’histoire d’Œdipe.

 

Une telle attitude ne peut que paraître énigmatique et suspecte à Œdipe lui qui a expérimenté que la solution des énigmes – celle de la sphinge – était bénéfique. Ceci d’autant. plus que Tirésias en a d’emblée trop dit puisqu’il a dit qu’il ne dirait rien, pour protéger Œdipe lui-même. Le paradoxe de Tirésias se trouve dès lors retourné contre Œdipe.

 

L’alternative, pour Œdipe est alors la suivante:

 

Ou bien chercher à résoudre cette nouvelle énigme, sauver Thèbes mais risquer de se perdre, ou bien ne pas chercher à savoir, se sauver d’un éventuel malheur mais alors condamner Thèbes. On reconnaît la l’une des formes de l’alternative de la violence fondamentale décrite par J. Bergeret (1984) (1), moi ou lui, « Œdipe ou Thèbes ». Alternative sans doute nouée paradoxalement dans la mesure ou Œdipe, roi de Thèbes, peut légitimement penser que son destin se confond avec celui de Thèbes.

 

Tirésias entravé de fait par Œdipe, lui retourne de fait aussi le paradoxe. Mais dans ce monde farouche des origines, il n’y a pas de place pour un état de fait, tout fait à un maître, résulte d’une intention humaine ou divine, tout fait est la réalisation d’un désir, en quête d’un auteur. Aussi bien Tirésias et Œdipe dans une interaction caractérisée par le « retournement en miroir » vont-ils se renvoyer la balle.

 

Œdipe, implicitement accusé par Tirésias dès sa première réponse (« II ne résultera rien de bon pour toi de mes révélations ») retourne ipsofacto l’accusation contre Tirésias, qui à son tour retourne contre Œdipe sa propre loi.

 

« Et moi, je t’ordonne, en vertu de l’édit que tu as promulgué de m’adresser plus jamais la parole ni à ceux-ci, ni à moi… « 

 

 

(1 ) J. Bergeret ( 1984 ): « La violence fondamentale » – Dunod.

 

C’est dans ce climat de violence réciproque que Tirésias va faire des révélations qui vont bien au-delà de ce qui était recquis pour sauver Thèbes puisqu’il révélera à Œdipe le secret de sa naissance. Tirésias dira à Œdipe qu’il n’est pus maître de son destin, mais dans une interaction où Tirésias se substitue lui-même à la position du maître. Les révélations faites par Tirésias a Œdipe conservent leur caractère énigmatique et s’accompagnent de prédictions prophétiques. Le devin ne se contente pas en effet de dire le passé, il dit aussi le futur. Insidieusement, on assiste à une perversion du vrai et à une subornation de la réalité. La réalité des faits (passés et futurs) est en effet présentée par Tirésias comme l’effet de sa vengeance. La réalité des faits deviendra « bonne » pour Tirésias, c’est-à-dire réalisation de ses désirs, et « mauvais » pour Œdipe. La réalité deviendra punition.

 

« Puisque tu m’as fait honte d’être aveugle je te dirai ceci… Alors toi qui a si bonne vue tu seras dans la nuit… « .

 

Ainsi Tirésias prédit-il à Œdipe la réalisation de son propre fantasme d’un savoir aveuglant, fantasme issu des conjonctures de sa propre expérience.

 

Dans un tel vertex la réalité/vérité n’est plus un pôle opposable et conflictualisable aux désirs, elle est globalement prise elle-même dans un fantasme de vengeance (2). Se soumettre à la réalité/vérité ce n’est plus accéder à un masochisme gardien de la vie (S. Freud 1925) mais se soumettre/être soumis à la vengeance aveugle de l’autre, être modèle par sa parole, ses arrêts, ses oracles ; le surmoi est suborné par l’envie, la jalousie, il devient un pôle d’excitation traumatiques, se fait réceptacle des fonctionnements animiques les plus archaïques du moi (3).

 

Si par la suite Oedipe sera capable de résister aux invitations de Jocaste, – invitation à disqualifier les oracles, à traiter l’inceste comme un rêve, à se détourner de sa quête du secret de ses origines – par contre, c’est là le point important pour notre analyse, il se laissera petit à petit séduire par la conception du monde de Tirésias. Pas une fois, durant l’enquête on ne le sent prêt à protester de son innocence, organiser sa défense, différencier le moi du non moi, le voulu du hasard, s’adosser à la figure d’une réalité fortuite, plus neutre, plus indifférente et opposable à la réalité animique, animisée que lui offre Tirésias. Œdipe ne semble pas posséder ou être en mesure d’utiliser le concept d’une réalité relativement indifférente, inanimée , prise dans un hasard malheureux, mais concevable comme hasard, c’est-à-dire extériorité, non moi. Son rapport à la réalité se resexualise, le refoulement (4) semble être pris de biais, contourné par l’appel des faits, par des conjonctions troublantes d’événements. Œdipe pense au parricide, il s’interroge sur la pensée d’un fils, tuant son père,

 

 

 

(2) Su trouve ainsi être confirmée « après-coup » la construction délirante d’Œdipe concernant Tirésias qu’il accuse de vouloirle supplanter à la tête de la ville.

(3) CF. R. Roussillon : « La réaction thérapeutique négative » (1985). RevueFrançaise de Psychanalyse – P.U.F..

(4) Refoulement et indifférence s’organisent de paire dans l’hystérie primaire.

La figure d’une réalité relativement indifférente est sans doute un rejeton du refoulement originaire.

 

 

son propre père ; la mort d’un père, de son père, Polybe, est annoncée. Et Œdipe s’interroge, est-ce la peine de notre séparation qui l’a tuée ? La séparation est-elle mortelle, un fils tue-t-il son père sur le chemin de la séparation ? Un père survit-il à la séparation ?

 

Dès lors que le refoulement est pris de biais par une trop troublante conjonction d’événements c’est le retournement qui prend le relais. S’éloigner d’un père pour ne pas le tuer serait-il mortel pour celui-ci ?

 

Les tentatives de l’entourage pour rassurer Œdipe, celles de Jocaste, du berger, ne peuvent que le troubler un peu plus. Bonnes et mauvaises nouvelles sont étroitement mêlées, toute bonne nouvelle est rendue mauvaise, toute mauvaise nouvelle est bonne. Mais ceci opèré non pas au sein d’une conflictualité marquée de l’ambivalence ou de la castration, c’est sur la même face que bon et mauvais s’interpénètrent. Ainsi, quand dans sa scène terminale du deuxième épisode, Œdipe apprend que le berger, par sollicitude, l’a sauvé de la mort, ce qui pourrait être une « bonne » nouvelle – quelqu’un l’a aimé suffisamment pour qu’il vive – le sens de ce message d’amour est immédiatement retourné.

 

Le serviteur : Hélas il t’a sauvé, ce fut pour le pire, car si tu es l’entant qu’il dit, sache que tu est vraiment un prédestiné du malheur.

 

Le retournement tient lieu de causalité (« ce fut pour le pire), l’amour devient destructeur, le sauvetage d’Œdipe une ruse de plus pour le perdre. Bon et mauvais, amour et haine, bien et mal sont des jumeaux qui s’engendrent l’un l’autre comme la nuit et le jour de l’énigme.

 

Œdipe: Oh, oh, comme tout est clair à présent. O lumière du jour puis-je tourner vers toi mes derniers regards.

 

INTERMEDE: LA MORT DE JOCASTE, L’AVEUGLEMENT D’ŒDIPE

 

La suite n’est plus représentable, la scène sera narrée, elle reste cependant dans toutes les mémoires.

 

Fou furieux et confus, Œdipe se précipite vers la chambre de Jocaste, s’empare d’une épée, pénètre dans la chambre, Jocaste s’est pendue, Œdipe s’aveugle.

 

Laissons nous aller à tenter d’interpréter, de penser, cette narration.

 

L’oracle avait prédit que le fils tuerait ses parents (1), si ceux-ci ne l’avait préalablement tué : Œdipe ne semble avoir d’autres ressources que de se faire agent de ce à quoi il a été assujetti. En même temps, il se venge de Jocaste (« sa mère: la misérable ») tente de séparer ses géniteurs réunis (Jocaste appelle Laïos) et, réalisant l’oracle, il se réconcilie avec les dieux (et Tirésias) dans un mouvement homosexuel dont les traces seront nombreuses dans le troisième épisode.

 

Mais Jocaste est déjà morte. Elle s’est ainsi soustraire à l’oracle – confirmant ainsi son mépris des oracles et des dieux – elle prive/sauve Œdipe du matricide. Cependant le suicide de Jocaste, venant à la suite de la résolution par Oedipe de l’énigme, reduplique celui de la sphinge. La résolution de l’énigme est mortelle, une mère n’y survit pas. Ainsi se confirme le fantasme de Tirésias, le savoir est mortel, néfaste la science, la connaissance est dangereuse. Les faits semblent trop complaisants pour ce fantasme pour qu’Œdipe lui résiste.

 

Œdipe se crève donc les yeux.

 

S’il est classique d’évoquer une castration déplacée du bas vers le haut, il est non moins nécessaire de déployer les sens surdéterminés de cet acte.

 

A un premier niveau on évoquera la prophétie de Tirésias: « Tu perdras le jour » ; Œdipe s’y soumet activement. En même temps, il opère une espèce de récupération identiticatoire sur le mode de l’identification à l’agresseur : Tirésias aussi est aveugle. Il partage le fantasme de Tirésias: le savoir est mauvais. C’est le savoir, la connaissance qui a tué Jocaste. La curiosité est malsaine, Œdipe a le « mauvais œil ». La curiosité est recondensée à sa zone corporelle d’émergence supposée : les yeux.

 

En détruisant le lieu-source de la perception, le lieu-source de la construction des images, Œdipe attaque et détruit l’image perceptive de Jocaste, il la tue une seconde fois et réalise l’oracle. Cependant Van Steeren, reprenant les traductions de cette séquence fait apparaître le souhait d’Œdipe de conserver éternellement , par cet acte, la représentation interne de sa mère et ainsi la maintenir vivante. Ceci confirmerait, selon l’auteur le sens incestueux de la punition d’Œdipe. Posséder la représentation de la mère serait posséder la mère, la partie pour le tout, la représentation pour l’objet…

 

Le lecteur aura sans doute la même impression que je ressens en écrivant ces lignes. La pluralité contradictoire des sens possibles de l’acte d’Œdipe, cette espèce de multi-détermination qui s’offre à la pensée, jusqu’au vertige, ce trop plein de significations possibles équidistantes, indécidables sur le fond, signe le caractère ombilical de l’acte. Le tourbillon s’appelle aussi l’œil, il confronte au gouffre d’un point d’origine ou tout est contenu. Si le paradoxe invite au narcissisme et au mouvement de maîtrise, il plonge aussi dans la confusion et le non sens.

 

L’acte d’Oedipe tente de contenir cette confusion et paradoxalement de s’appuyer sur celle-ci pour opérer une première reconstruction de l’intériorité, ce qu’il nous faut essayer de comprendre maintenant..

 

M. Fain et D. Brunsweig (1975) (1) émettent, après S. Freud, l’hypothèse que la création d’une zone corporelle douloureuse empêche la survenue d’une névrose traumatique et rend possible une réorganisation interne. Une telle hypothèse propose un cadre d’intelligibilité qu’il me semble important de préciser.

 

Quand en 1920, S. Freud tente de reformuler la théorie du traumatisme il a recours à une métaphore biologique. L’appareil psychique avance-t-il, serait semblable à une boule protoplasmique dont la surface se serait dépouillée des qualités du vivant afin de protéger l’intérieur d’un afflux d’excitations désorganisatrices. Le traumatisme actuel apparaît dès lors comme une faillite de la fonction pare excitation de la surface, une faillite de ce sacrifice originel de la partie pour le tout.

 

Se crever les yeux comme le fait Œdipe redupliquerait sur la surface de la sensorialité oculaire cette même défense, comme un palliatif.

 

En sacrifiant la partie œil, en la dépouillant de ses qualités perceptives Œdipe se prémunit contre un afflux d’excitations perceptives d’origine visuelle, il crée une barrière anti-traumatique, une contre-charge destinée à rétablir la différence du monde des quantités et du monde des qualités, à rétablir une intériorité.

 

L’excitation de la douleur corporelle est utilisée comme un pare-excitation psychique. C’est une excitation paradoxale, une excitation pare excitation que j’ai rattachée (1978) (2) à la défense maniaque ainsi qu’à ce que j’ai proposé (1981) d’appeler les défenses paradoxales.

 

L’acte d’Oedipe, en créant une zone de douleur localisée le protège contre une douleur psychique sans limite. L’acte donne ainsi un coup d’arrêt, une butée à l’angoisse-développement.

 

L’on se souvient qu’Œdipe peut alors former en lui-même la représentation de Jocaste. L’acte opère comme un écran, sur le fond duquel la représentation de Jocaste pourra venir se projeter, prendre forme. Ainsi Œdipe reconstruit-il un espace de/pour la représentation.

 

La représentation théâtrale peut dès lors reprendre. Œdipe peut de nouveau entrer en scène.

 

LA HONTE D’ŒDIPE

 

Il est classique de relier la honte l’opprobe, avec le groupe social et ses idéaux, d’une certaine manière la référence de S. Freud à la honte de l’enfant pour sa sexualité « hors mariage » (S. Freud 1908) (3) participe de ce même fond.

 

Lorsqu’il pense que Jocaste craint de découvrir en lui un fils d’esclave et qu’il pense qu’elle tente de le détourner de sa quête par honte de la découverte d’une éventuelle mésalliance, lorsqu’il prédit la honte pour ses filles, Œdipe lui-même réfère implicitement la honte ; aux idéaux du groupe social. Etre exposé en public, montré du doigt, banni publiquement, subir l’opprobe générale telles sont les formes mobilisatrices de l’affect de honte. Ces situations marquent la rupture du « contrat narcissique » groupal, la rupture du réseau identificatoire étayant l’identité de chacun l’exclusion hors des systèmes de reconnaissance réciproques du groupe social. Dans tous les cas le sujet subi passivement l’opprobe et sa honte est étroitement liée à cette passivation, la blessure narcissique est subie sans défense.

 

C’est un tout autre tableau qu’Œdipe exhibe à son retour sur scène. S’il évoque bien la honte de sa naissance, sa honte, celle-ci est absente de son éprouvé affectif tel qu’il nous le donne à entendre. Œdipe-roi, le « premier entre les thèbains et le plus heureux » va exposer Œdipe le meurtrier de Laïos, le parricide, ce « maudit d’entre les maudits et de tous les mortels le plus haï des dieux ». En s’exhibant lui-même ainsi aux yeux de tous de manière délibérée, Œdipe retourne la honte de l’intérieur, il se place au-delà de la honte.

 

(1) « La nuit, le jour » – PUF.

 

 

(2) R Roussillon 1978 – « Du paradoxe incontenable au paradoxe contenu/ » – Laboratoire de Psychologie clinique, Universté Lyon II.

(3) S. Freud: « Les théories sexuelles infantiles ». In la Vie sexuelle- PUF

 

 

 

Qu’importe d’exhiber une blessure, l’important semble être plutôt de se maintenir au centre, point de mire du groupe assemblé. Il faudra l’intervention de Créon pour désigner l’impudeur de cette exhibition.

 

« Vite, conduisez-le dans la maison, il n’est pas décent d’étaler les malheurs de la famille devant d’autres personnes que les parents « 

 

Le linge sale doit se laver en famille, étalé sur la place publique il est exhhibition impudique, témoin de la faillite de l’auto-conservation et du cadre familial qui devrait l’étayer et le contenir. Si Créon doit rappeler le fait, c’est qu’Œdipe semble incapable de voir « ce sang qui ruisselle en pluie noire, en grêle de caillots sanguinolents », cette hémorragie. Œdipe semble incapable d’imaginer le spectacle qu’il offre aux yeux des autres.

 

Œdipe le dira à différentes reprises, s’il s’est aveuglé c’est certes afin d’éviter la vision de sa misère, de son propre malheur, afin de ne plus voir ceux qu’il ne veut plus voir, mais c’est aussi afin d’éviter de se voir être vu par son père chez Hadès, afin d’éviter la honte qui surgirait de son propre reflet réverbère dans/par les yeux de son père, de sa propre misère réverbérée par les yeux des autres. Ne plus voir le déplaisir à le voir à l’intérieur des yeux-miroirs des autres. Dans ce reflet serait l’atteinte narcissique insupportable pour Œdipe, là le risque serait de mourir de honte. La surprise d’Œdipe sera d’ailleurs de constater qu’il ne fait pas fuir les autres. Il dit au Coryphé : « Eh quoi, ton amitié reste fidèle à cet aveugle »).

 

Mais il nous apprend aussi qu’il a craint de perdre tout désir et tout plaisir de voir.

 

« Qu’avais-je à faire de voir pour ne rien voir qui me fut agréable « 

 

Là se situe sans doute le paradoxe de l’aveuglement d’Œdipe, s’il s’est crevé les yeux c’est certes pour éviter d’être confronté au regard des autres mais c’est aussi afin d’éviter de perdre le plaisir de voir, et se voir lui-même. Plutôt détruire soi-même ses yeux que de perdre sans recours le plaisir de voir, l’auto-érotisme visuel (1).

 

« Mes yeux ne l’auraient point supporté « 

 

Ainsi Œdipe se crève-t-il les yeux pour éviter que ceux-ci ne soient confrontés à une vision non supportable, il se crève les yeux pour les sauver (2).

 

A en croire Œdipe, s’il avait pu aussi se rendre sourd, il l’aurait fait dans le même mouvement; entendre, écouter aussi sont menaces d’une perte radicale d’érotisme.

 

Seul des sens, le touché sera épargne et Œdipe demandera à Créon de lui permettre de toucher ses filles.

 

(1) Forme de repli du plaisir de savoir rendre intenable pa le fantasme d’une connaissance destructrice.

(2) Cf R. Roussillon (1981) : « Paradoxe et continuité chez Winnicott : les défenses paradoxales ». In Bulletin de Psychologie – Tome XXXIV, n°350.

 

« Ah, avant toute chose laisse moi les toucher de mes mains… « . « En les effleurant de la main, je croirais les avoir encore à moi… « 

 

Ce n’est sans doute pas fortuit et nous verrons plus loin comment en rendre compte.

 

C’est d’ailleurs ce mouvement d’Œdipe qui amènera Créon à formuler à Œdipe ce qui paraît être le nœud de son rapport au monde.

 

‘Tu voudras toujours être le maître « .

 

Nous avons déjà évoqué à différentes reprises la prédilection d’Œdipe pour le retournement passif/actif. Pour terminer notre analyse, il nous faut maintenant revenir sur cette procédure centrale des processus de maîtrise.

 

Les processus de maîtrise sont classiquement rapportés à l’analité, mode d’organisation pulsionnelle au sein de laquelle ils prendraient leur essort et leur plein sens. L’exhibition, par Œdipe, d’un visage couvert « d’un sang noir ruissellent à gros caillots » va bien en effet dans le sens de l’analité et du processus non moins classiquement repéré dans la honte: le visage, la face, est perdue.

 

L’organisation differenciatrice haut/bas, devant/derrière est sidérée dans une confusion des lieux du corps, qui superpose, par une série de retournements, visage exhibé et exhibition anale. Cependant, si une telle recondensation des zones corporelles, une telle confusion même produit un effet de resexualisation du visage, ce qui doit nous retenir est ici la blessure ainsi exhibée. Paradoxalement, le processus de maîtrise par le retournement que nous avons vu constamment à l’œuvre dans la défense d’Œdipe ne fait que souligner l’incapacité d’Œdipe à se sentir être maître de lui et de son destin.

 

Si Œdipe tente de se montrer le maître, tente de se rendre maître de lui et de son destin, c’est faute de pouvoir se sentir être maître. L’activité de maîtrise tente de pallier la faillite de l’éprouvé et ceci nous entraîne bien au-delà de l’analité.

 

Les processus de maîtrise, sur le mode du retournement passif/actif contre soi (se faire activement subir à soi-même ce que l’on a eu a subir passivement afin de se protéger contre le retour sans défense de cet éprouvé premier) s’observent classiquement en clinique quand se profile la zone traumatique, c’est-à-dire là où l’appareil à penser et à représenter a été en faillite ou en défaut. En lieu et place de ce défaut, de ce manque à penser, de cette faillite de la fonction représentative le retournement offre un palliatif qui évite l’effondrement total ou sa répétition (1). C’est un processus de ce type qui permet de muter l’angoisse-débordement en angoisse signal d’alarme. Le retournement opére comme un tenant lieu de refoulement, il contre-investit de fait le retour d’excitations désorganisatrices en les anticipant, c’est une défense contre la perte de la différenciation du dedans et du dehors (jugement d’existence) et/ou contre la perte de la différence du bon et du mauvais (jugement d’attribution). Ceci étant cette défense s’opère au prix de la perte d’un pan de la réalité et d’une partie du processus d’intégration représentative; elle coûte cher, le prix d’un ou de plusieurs auto-érotismes, le prix

d’un étayage effectif sur certains dérivés représentatifs de la sensorialité (2). Le moi doit donc soit sacrifier une partie de son propre fonctionnement, ou se déformer pour ne pas succomber ou encore répéter le retournement pour maintenir le contre-investissement, il est ainsi pris dans la compulsion à la répétition. C’est le retour à l’état antérieur pour se protéger du retour de l’état antérieur.

 

Pour aller plus avant dans notre réflexion terminale, il nous faut suivre l’invitation d’Œdipe a retourner sur le lieu de l’Origine, sur le Citheron, là ou Œdipe a été exposé, les pieds liés. Au-delà des mythèmes classiquement évoqués (3) il nous faut rendre compte de cette particularité, pourquoi les pieds liés ? Dans la perspective qui est la nôtre, le contexte de notre analyse nous convie à interpréter l’entrave des pieds liés – entrave « identifiante » puisque sa trace laissée sur le corps donne à Œdipe son nom, entrave au centre de la problématique donc de l’identité et du narcissisme – comme le signe d’une entrave première à l’activité.

 

Œdipe dès sa naissance et les « soins » qui lui sont donnés est confronté à un oracle auquel il doit se soumettre, il ne peut modeler son destin à sa guise, se désentraver. Faute de pouvoir modeler son environnement dans une illusion fondatrice du sentiment de prise sur son destin il a du se modeler lui-même en conformité aux exigences de l’environnement premier.

 

Sur la marque laissée dans son corps par cette réalité première, il a du fonder son identité.

 

Ainsi la pulsion d’emprise – besoin de l’enfant de se rendre capable de modeler un monde satisfaisant, et sans doute origine de la capacité à se sentir suffisamment maître de soi et de son destin – d’Œdipe a-t-elle été d’emblée trop empêchée. Que les premières reconnaissances du droit de l’enfant à modeler son environnement (et ainsi à conquérir son autonomie) ait manqué à s’effectuer et la légitimité de l’appropriation du monde par la main tout d’abord, par les yeux ensuite, par la pensée enfin, se trouve être illégitime ou fragilisé et son besoin de maîtrise, sa mégalomanie sera exacerbée.

 

Les traumatismes postérieurs d’Œdipe réactiveront cette blessure première, confronteront de nouveau Œdipe à ce manque de prise.

 

Cependant, si Œdipe, à la fin de la pièce s’empare – au sens propre – de ses filles, c’est certes encore en liaison avec sa difficulté interne à se sentir avoir prise sur son monde, avec son besoin de suppléer le manque de prise effective, mais c’est peut être aussi, et son besoin de retourner au lieu de l’origine possédé ainsi cette dimension là, avec l’espoir de pouvoir enfin trouver dans ses filles la disponibilité qui lui a manqué pour se sentir être effectivement partie prenante de son destin et des groupes.

 

(1) Cf. Winnicott : « crainte de l’effondrement in Nouvelle Revue de Psychanalyse n°11 – 1975 Gallimard

(2)Les travaux de D. Anzieu autour du moi-peau et ceux complémentaires sur certains points de Sami Ali.

(3) M. Delcourt « Œdipe le conquérant ».