Pensée et réflexivité 2005

Pensée 13° 05

Conférence présentée dans le 13° ASM 13   12 Février 2005.

 LA PENSÉE ET LA RÉFLEXIVITÉ

 

R Roussillon.

 

 

 

1-Introduction.

         Je voudrais commencer par dire le plaisir que j’éprouve à me retrouver dans ce lieu parmi vous, lieu historique de la prise en charge psychanalytique des problématiques narcissiques-identitaires et plus singulièrement encore de la psychose, l’un des derniers « bastions » d’une pensée psychanalytique sur le terrain de la psychose de l’adulte. Plaisir aussi d’affronter avec vous les paraadoxes d’une pensée de la pensée, voire d’une pensée de l’impensé, de l’impensable.

Les réflexions que je vous propose ne se présenteront pas comme une conférence, plutôt comme une causerie, un « ouvreur » d’échange plus qu’un exposé magistral. Autour de la pensée donc et de cette forme de pensée, de cette question posée à la pensée par le problème de la réflexivité, c’est-à-dire de la pensée « pour » un psychanalyste qui se réfère principalement à la réalité psychique inconsciente et à la question de ce que Freud a nommé « la matière première psychique ». La pensée considérée d’un point de vue psychanalytique réfère à la symbolisation, au travail de symbolisation, la pensée réflexive ouvre en plus la question de l’appropriation subjective, la réflexivité ouvre la question d’une pensée qui se cherche comme telle, qui se saisit comme telle, qui se pense comme telle, et donc pas seulement celle dont le sujet humain « s’affecte ».

La question de la réflexivité m’apparaît en fait comme une question majeure des formes de la psychopathologie de la pensée, de celle de la psychose en particulier, qui échoue dans la tâche de représenter qu’elle représente, qui échoue dans la tâche de « méta » représenter comme disent maintenant les neuro-biologistes. Ou encore, variante subtile de la première, mais combien essentielle là encore dans le fonctionnement psychotique, qui échoue à représenter l’absence de représentation, à représenter le négatif de la représentation, cette représentation en négatif qui forme sans doute la matrice possible d’une pensée de l’inconscient.

L’existence d’une « représentation de la représentation » ou de son absence, est ce qui garantie le plus sûrement la psyché contre la psychose, c’est ce qui permet à celle-ci de maintenir son sentiment d’identité. Aussi bien, quand la représentation de la représentation n’est pas organisable, la psyché tente quand même de rencontrer ou de construire un équivalent non représentatif. Certains objets, dans la lignée de l’objet transitionnel, sont alors élus comme « représentants » de la représentation. Par leur matérialité, leur existence, ils garantissent ou tentent de garantir la persistance d’un espace privé, d’un espace psychique, c’est-à-dire d’un espace représentatif.

Dans l’enfance, alors que la topique et l’organisation psychique sont en cours de formation, et que la psyché est encore immature dans son rapport au symbole, c’est le rôle dévolu aux objets et phénomènes transitionnels. Leur intérêt tient dans ce qu’ils offrent comme possibilité d’intériorisation progressive, dans leur horizon introjectif. Les objets et phénomènes transitionnels supposent, Winnicott l’a souvent fortement souligné, une tolérance au paradoxe, qui anticipe sur la construction de la réflexivité mais aussi sur la tolérance à l’existence de l’univers symbolique, univers de ce qui est et n’est pas semblable à soi-même, univers de ce qui dépasse l’identité de perception.

Quand la transitionnalité ne peut se maintenir, sous l’impact de trauma affectant la tolérance à une certaine dose d’indétermination, d’inconnu, la psyché a encore le recours d’adopter des objets et phénomènes « fétiches » qui ne présentent pas les mêmes aptitudes à l’introjection, qui doivent conserver leur « matérialité », leur indice de perception, qui sont peu « malléables », mais garantissent quand même l’existence d’un certain espace psychique et d’un certain primat du principe du plaisir. Au-delà de la construction de ces substituts, la réflexivité est en danger et la psyché ne peut plus maintenir son unité, elle se clive, se morcèle, se fragmente…

 

2-Hypercomplexité, médiation : la matière première psychique.

         Reprenons tout cela à partir de la question de la nature de la réalité psychique, de la « théorie » de la pensée.

Il y a des « théories infantiles » de la pensée, des théories « sexuelles » infantiles, le monde de l’enfant « théorise » tout ce à quoi il est confronté, il le théorise pour pouvoir le signifier et l’intégrer. Les enfants construisent ainsi des théories du plaisir, du déplaisir, des théories du Moi, ce sont les premiers « psychologues » et même, pour ceux qui développent le plus tôt les capacités réflexives, les premiers « métapsychologues ». Ils développent donc aussi des théories de la pensée. L’une d’entre elles, on s’en souvient, a attiré l’attention de Freud et, en 1925, dans La Négation il en formule les prémisses à partir d’un prototype corporel : « cela je veux le manger » ou « cela je veux le cracher ». Les premiers « jugements », jugement d’existence et jugement d’attribution s’ancrent dans des formes corporéisées de processus. La pensée et ses théories infantiles passent par la bouche, la musculature, le regard, la main, la parole[1]

Les psychanalystes, quant à eux, ont besoin d’une théorie de la pensée et de la réalité psychique qui, tout en continuant de s’étayer sur les métaphores corporelles qui la vivifient, dépasse les formes infantiles et premières pour fonder une métapsychologie « généraliste ». En 1900, mais il utilise de nouveaux le terme par la suite, notamment en 1920 et 1923, Freud évoque un travail s’effectuant sur ce qu’il appelle alors « la matière première psychique », qui définirait alors le plus sûrement donc la « réalité psychique ». Je reprends ce terme que je trouve le plus pertinent pour penser le travail psychique de la pensée.

La « matière première psychique » se présente comme une matière hypercomplexe, elle est multiperceptive, multisensorielle, multipulsionnelle, elle mêle le dedans et le dehors, la part du sujet et celle de l’objet qu’il rencontre, elle se forme à l’interface du sujet et de l’objet, là où ils interagissent et croisent leurs impacts respectifs, et ceci même si elle s’inscrit dans la mémoire du sujet lui-même et qu’elle « s’intériorise » donc. Cette hypercomplexité implique deux conséquences assez essentielles dans leur effet sur une théorie de la pensée. La première est que la matière première psychique se présente au sujet comme une réalité relativement énigmatique, faite de soi et de l’autre, de connu et perçu et d’inconnu mais actif. La seconde découle directement de la première, la matière première psychique n’est pas saisissable immédiatement, elle appelle sa décondensation, sa diffraction, son déploiement, donc son « analyse » fragment par fragment, détail par détail, mais ce travail lui-même appelle une médiatisation. Médiatisation qui va s’effectuer à l’aide d’objets matériels, comme dans le jeu, – qui utilise ce que j’appelle, du terme de F Ponge[2], des « objeux » -, mais qui va aussi souvent requérir l’entremise d’objets autre-sujets. Les objeux ont des propriétés cachées que le jeu va découvrir au fur et à mesure de son déploiement, les objets « autres-sujets » ont une « vie d’âme » présentant des aspects manifestes mais aussi des aspects cachés voire inconscients à eux-mêmes. La matière première de la psyché a besoin d’être réfléchie pour être saisie, mais les objets médiateurs et miroirs avec lesquels elle peut se saisir, ont eux-mêmes des aspects cachés voire énigmatiques. À la complexité de la matière elle-même, s’ajoute donc la complexité de ses conditions d’appréhension.

On insiste souvent sur le fait que la pensée se développe dans l’absence de l’objet. La première pensée, aime à dire Bion, est la pensée du « non-sein », c’est-à-dire une pensée qui se développe au constat du sein absent. Classiquement aussi, on souligne le sous-bassement auto-érotique de son processus : c’est pour pallier l’absence perceptive de l’objet, pour le rendre présent en représentation, là où il est absent de la perception, que la pensée, c’est-à-dire alors la représentation de l’objet, se développe. Re-présenter l’objet, c’est le rendre en partie présent, atténuer l’impact de son absence. Les auto-érotismes accompagnent l’intériorisation des traces de l’objet, ils assurent la liaison libidinale interne de celles-ci.

Là, nous rencontrons un point de complexité qui mérite qu’on s’y attarde un peu. Par la nature même de notre fonctionnement neurologique cérébral nous représentons, nous ne pouvons pas ne pas représenter car nous sommes faits ainsi, nous enregistrons les évènements et cet enregistrement s’effectue de manière représentative. La question n’est donc pas tant, n’est donc jamais « objectivement » une question de « représentation », c’est toujours une question de subjectivation de cette représentation, une question liée à l’appropriation subjective du fait qu’il s’agit d’une représentation. Un rapide excursus et rappel de ce que nos collègues des neuro-sciences cognitives ont mis en évidence, permet de clarifier en partie cette question. Il offre une métaphore intéressante pour penser la question.

Il existe ce qui a été appelé par Rizzolatti des « neurones-miroirs[3] », qui sont des neurones qui s’activent aussi bien et de la même façon que le sujet effectue une action, qu’il la voit effectuée par un autre, ou même qu’il se contente d’imaginer cette action. Dans tous les cas l’action est « représentée » dans cette partie du cerveau. On conçoit qu’un tel mécanisme, s’il présente bien des avantages, on a pu penser qu’il était au fondement de l’empathie et de l’identification ou encore de l’entraînement mental, présente aussi des inconvénients potentiels et qu’il peut être à l’origine de certaines confusions. Aussi la question est elle celle de savoir comment différencier ce qui est simple représentation perceptive de l’action d’un autre, de ce qui est l’action dont le sujet est lui-même l’agent, et de ce qu’il ne fait que se représenter lui-même. Cette discrimination s’effectue dans un autre secteur du cerveau (hémisphère inférieur droit du cortex) qui « agentialise », c’est-à-dire discrimine, les effecteurs actifs. Cette discrimination repose aussi sur des critères d’intensité et de temporalité. On saisit que la question est bien celle de cette discrimination et de sa mise en place, sa conquête, qui ne s’effectue, semble-t-il, que progressivement dans le processus de développement. On peut aussi penser qu’elle peut échouer à s’organiser, et que le sujet est alors confus sur ce qui vient de l’autre et de lui, sur ce qu’il se contente de penser, ou qu’il met en acte lui-même.

Ceci nous conduit alors à nous intéresser à la clinique de l’échec de la mise en place de ce processus de discrimination, c’est-à-dire formuler la question de ses conditions et pré-conditions de possibilités, ce qui nous conduit alors aussi à reprendre celle du processus de structuration de la pensée.

 

 

 

 

 

Trois temps du processus.

         Confrontée à une expérience subjective, la première urgence de la psyché, celle qui se met en place pour se prémunir de toute menace d’effraction traumatique, est d’assurer la « main mise » sur le développement de celle-ci et sa diffusion psychique. C’est le modèle des « contre-charges » qu’évoque Freud en 1920, celui d’une « main psychique » évoqué plus tard par Green. La psyché assure sa prise sur l’expérience subjective, elle tente en tout cas de le faire, et on sait que, si cette opération échoue, si l’expérience fait effraction dans la psyché, alors l’expérience prend un caractère traumatique.

Mais si l’emprise, la prise, et les modalités par lesquelles elle s’effectue, représentent une condition préalable à la métabolisation psychique de l’expérience, elles ne permettent pas, par elles mêmes, que s’effectue le travail de mise en pensée et de symbolisation. « Le temps où ça se passe n’est pas le temps où ça se signifie », comme le remarque Green. Mieux, celui-là suppose, à l’inverse, un processus de « lâcher prise », et donc des conditions favorables pour que celui-ci puisse être risqué. Je ne reviens pas ici sur celles-ci, dont j’ai déjà beaucoup traité ailleurs, en particulier dans mes derniers articles sur le jeu[4]. Le temps de déprise suppose que l’expérience subjective soit remise en jeu, qu’elle soit suffisamment réactivée, réactualisée, transférée dans le moment présent, et pour cela que le sujet soit dans des conditions de sécurité suffisante. Nous trouvons ici la question de la transitionnalité chère à Winnicott. L’expérience de lâcher prise rend possible une expérience transitionnelle, une expérience dans laquelle l’opposition du dedans et du dehors n’est pas, ne doit pas être, pertinente. Penser c’est reprendre autrement ce que l’on a accepter de « lâcher » dans et par la perception. Mais ce qui a été vécu et enregistré au-dedans, selon des modalités de « représentation perceptive », doit pouvoir être « produit » au-dehors, réexternalisé, pour pouvoir être « repris » autrement et symbolisé. Quand la sécurité est suffisamment présente, la déprise, le lâcher prise permet un travail de reprise, de ressaisie, un travail de métabolisation qui va rendre possible le travail de réflexion, c’est le travail de symbolisation, le travail de pensée à proprement parler.

Il suppose la médiation par un ou des objets, il suppose un passage « transitionnel » par une forme de « perception » particulière, qui rend possible l’expérience de l’illusion nécessaire à la symbolisation, il suppose que des perceptions « actuelles », médiatrices, se prêtent suffisamment à la projection des traces de l’expérience antérieure à symboliser. Il suppose la médiation par la perception actuelle, comme, par exemple, dans le jeu et la perception que les « objeux » offrent à l’enfant, qui « retrouve » en partie l’impact perceptif premier, mais en partie seulement, qui permet le transfert et l’actualisation de l’expérience subjective à symboliser. La médiation perceptive actuelle permet de réfléchir quelque chose, une partie, un fragment, de l’expérience subjective antérieure. La matière première psychique est hypercomplexe et elle n’est pas immédiatement saisissable, elle a besoin d’être médiatisée par un objet, par des objeux, pour pouvoir être réfléchie et symbolisée, pensée.

Ceci étant, cette succession, que je crois assez typique, ne se produit pas une seule fois, en une seule fois. La psyché repasse sur les traces des expériences antérieures, elle reprend le travail de symbolisation et de pensée antérieur : elle procède en spirale, boucle après boucle, détail après détail ou fragment après fragment, dans un processus de « creusement » et de « déploiement » progressif. L’hypercomplexité de la matière première psychique impose un travail de décondensation qui ne s’effectue pas d’un coup, mais suppose lui-même différents temps, différents types de reprise en fonction aussi des différents types de prises mis en œuvre.

On peut même sans doute décrire une « respiration » du processus, dans laquelle prise, lâcher prise et reprise, se succèdent dans un mouvement en accordéon dans lequel externalisation et intériorisation détendent puis rassemblent l’espace psychique. Mais, là encore, il faut sûrement concevoir différents de respiration selon les différentes économies psychiques et le degré de maturation de l’appareil psychique.

 

Moments du processus.

W Bion souligne, on s’en souvient, que la première pensée est la pensée du non-sein. Mais cela suppose que le sein, l’expérience au sein, ait elle-même déjà une première fonction de rassemblement. Tout porte à croire, à l’heure actuelle, que le bébé vit des états divers, peu unifiés d’abord entre eux, des états de divers niveaux de vigilance, de divers niveaux de « contacts » avec sa mère, qui forment une « nébuleuse » subjective plus qu’une subjectivité unifiée. Certaines expériences ont une fonction unificatrice, elles permettent au bébé de se rassembler et de rassembler les éléments de la « nébuleuse » première qui constitue sa vie psychique. L’un des temps forts du rassemblement premier est celui qui se produit quand l’enfant est au sein.

D’abord l’enfant se ramasse corporellement, l’appui-dos que la mère lui offre, lui permet, en libérant les muscles extenseurs du dos, de rassembler main, œil, bouche dans une première matrice d’un appareil de prise[5]. Ce rassemblement esthésique ne prend toute sa valeur que s’il est « libidinalisé », que s’il est co-excité libidinalement, ce qui permet que, ce qui se produit somatiquement simultanément, soit lié psychiquement. C’est bien sûr le rôle de la relation au sein que de conjoindre les différents « brins » de la tresse du plaisir qui se noue alors. Le plaisir de l’abaissement des tensions liées à la satisfaction des besoins de l’auto-conservation s’intrique au plaisir « sexuel » lié à l’érogénéité de zone, et au plaisir de « l’intériorisation » fondé sur les sensations du tractus digestif interne. Les uns et les autres se composent et s’éprouvent si la relation à la mère offre un « partage d’affect » de plaisir suffisant, c’est le miroir du plaisir de celle-ci qui permet au bébé de refléter le sien propre, d’éprouver effectivement ce qu’il éprouve potentiellement. Mais le plaisir de la mère, – le sein est aussi un organe de sa sexualité génitale de femme – comporte en même temps un aspect énigmatique pour le bébé, plaisir qui attise la curiosité du bébé s’il n’est pas excessif et ne déborde pas ses capacités.

L’expérience au sein est donc une expérience de rassemblement potentiel, si tout se passe suffisamment bien entre mère et bébé, c’est une expérience potentielle de « synthèse ». C’est pourquoi Freud fait dire au bébé « je suis le sein » : le « je » se rassemble autour du sein, grâce au sein. Mais c’est aussi une expérience « d’incarnation », une expérience dans laquelle la psyché s’inscrit dans le corps, elle se « rassemble » parce qu’elle s’inscrit, qu’elle s’incarne, ou, si l’on veut pas introduire de lien causal, elle se rassemble et s’incarne. Nous verrons plus loin que la pensée va devoir se dégager, s’abstraire de sa corporéité première, mais elle devra d’abord commencer par s’incarner, par « habiter » le corps, si l’on traduit ainsi « l’indwelling » décrite par Winnicott.

C’est en vertu de la valeur de l’expérience au sein que nous venons d’évoquer, que, quand il est absent, la re-présentation de celui-ci prend une telle importance. C’est une représentation identitaire, une représentation « symbolique » de la subjectivité en train de se constituer. La future « capacité de synthèse » du moi, qui est un peu l’un des parents pauvres de la théorisation psychanalytique, mais qui est tellement importante dans les capacités de liaison psychique, s’étaye sur l’expérience de rassemblement au sein et sa reprise représentative.

Elle témoigne en même temps d’une première bifurcation liée à la mise en œuvre du « tabou du cannibalisme ». La mère n’est pas tout le temps présente, « l’identité de perception » recherchée par la pulsion n’est pas toujours au rendez-vous du besoin ou du désir, il y a des moments de manque, des moments où il faut faire « sans » le sein, sans l’objet. Le développement des auto-érotismes accompagne les premières activités (re)présentatives, il les étayent, c’est aussi pourquoi les difficultés dans les auto-érotismes grèveront les premiers développements dans l’appareil à penser. Cependant le « sein » de l’auto-érotisme, le sein de la « pensée du non-sein », du sein absent, n’est pas le sein de la rencontre, celui qui satisfait effectivement l’autoconservation, il n’en est que la représentation. Et celle-ci, même hallucinée, ne produit pas la même satisfaction que l’objet lui-même. Les auto-érotismes sont donc confrontés à la nécessité de faire face à une certaine insatisfaction. Jusqu’à la fin de sa vie, dans les notes de Londres de 1938 par exemple il revient encore sur ce point, Freud soulignera que la question majeure de la sexualité infantile auto-érotique, tient dans son insatisfaction. Cette insatisfaction mobilise un sentiment de frustration chez le bébé et donc un cortège d’affect de destructivité.

Si la pensée de Bion et celle de Freud ont été nos premiers repères dans notre construction métapsychologique, c’est à celle de Winnicott qu’il nous faut faire appel maintenant pour poursuivre celle-ci. La question, souligne celui-ci, est alors de savoir comment l’objet, le sein, va survivre à la destructivité, c’est-à-dire comment l’enfant va pouvoir différencier le sein « réel » du sein représenté. C’est en effet un aspect sur lequel l’insistance n’est pas assez placée chez les analystes qui reprennent cette idée dans la pensée de Winnicott, l’expérience de « la survivance de l’objet », rend possible une première différenciation topique, une première différenciation entre l’objet « perçu » et l’objet « conçu », entre l’objet « externe » et la représentation interne de l’objet, le fantasme. La pensée, l’activité représentative va pouvoir commencer à se « penser » elle-même, à se représenter comme différente de la perception, donc commence à se réfléchir.

C’est ensuite à la pensée de D Anzieu que je ferais appel. Celui-ci note l’importance de l’interdit du touché dans la construction de la pensée. Là encore, il s’agit de continuer de décoller la pensée, la représentation, de la perception. L’interdit du toucher oblige l’enfant à « toucher des yeux », à « prendre des yeux », à décoller un peu plus l’activité représentative de l’activité de perception directe, palpable.

Le modèle qu’il propose ainsi doit pouvoir être élargi à l’ensemble des interdits dont la fonction contribue à structurer la pensée. Les interdits, celui du cannibalisme tout d’abord, celui du toucher puis celui du voir ensuite, celui de la représentation « spéculaire » enfin, éloignent toujours plus l’activité représentative de la perception, de la recherche de l’identité de perception, ils poussent toujours plus à « l’identité de pensée ». C’est pourquoi, si la pensée s’ancre dans l’expérience corporelle, si elle s’étaye sur les expériences corporelles, elle ne se réfléchira comme telle que dans un mouvement inverse dans lequel elle se dégagera de plus en plus de la perception, dans lequel elle s’abstraira de celle-ci. Chaque nouvel interdit obligera la vie psychique à une nouvelle « bifurcation », à une nouvelle abstraction, elle obligera la pensée à se réfléchir de plus en plus comme telle.

L’interdit du touché contraindra à découvrir « l’impalpable » de l’objet, l’interdit du voir poussera à cerner « l’invisible » de l’objet, l’interdit de la représentation spéculaire permettra d’explorer « l’imperceptible » de l’objet, sa valeur symbolique. Ainsi, peu à peu, la psyché saisira sa nature proprement représentative, sa nature symbolique, elle sera confrontée à la nécessité de penser cette forme de « réalité » tout à fait spécifique qu’est celle de symboles, des représentations, des pensées subjectives. Ce n’est qu’à ce moment là qu’elle prendra toute sa valeur réflexive, qu’elle prendra une valeur auto-réflexive, auto-méta.

Ce sur quoi je voudrais insister pour terminer cette réflexion sur la pensée, concerne deux points qui me paraissent insuffisamment soulignés dans les travaux habituels.

Le premier à trait à l’importance de l’exploration de la pensée de l’autre-sujet dans l’histoire de la construction de la pensée de soi. Pour une part l’autre-sujet est aussi un autre moi-même, un « double », dans lequel le « je » cherche aussi un reflet de lui, un reflet lui permettant de « se » penser, de « se » sentir, de « se » voir de « s’ » entendre selon les trois formes de la réflexivité que je propose. Bien sûr, l’autre-sujet est aussi un autre, un différent et cette composante sera aussi importante, mais c’est précisément celle sur laquelle on insiste généralement. Je souhaite souligner ici son complément indispensable. L’autre n’est un « différent », que s’il est aussi un « semblable », si l’autre n’est pas assez semblable, il devient étranger voire intrus, plus que différent. La différence suppose et se joue sur un fond de suffisante similitude. La confrontation avec les formes aliénées de l’identité, l’autisme, la psychose, témoigne de la perte de ce fond de suffisante similitude, ce n’est pas la différence qui fait problème, elle est tellement massive, c’est bien d’abord la similarité, ce fond narcissique partagé. Cependant, un double est aussi un autre, c’est un autre moi-même, mais c’est un même qui est autre, c’est là un paradoxe essentiel de la problématique du narcissisme. L’altérité ne prend sens que sur ce fond, qui est bien sûr sous-entendu la plupart du temps.

Sur ce fond l’enfant, mais peut-être tout sujet d’une certaine manière, explore la « pensée » de l’autre, ses désirs, la place qu’il a pour lui. On ne prête pas une attention suffisante à cette exploration, ou à cette dimension exploratoire de la communication humaine. Il faut dire qu’elle ne se présente pas toujours de manière explicite, et ceci même dans l’enfance, ou elle s’exprime à travers des formes paradoxales, c’est-à-dire à partir de formes apparemment assertives. Nombre des communications de l’enfant ont cette valeur « exploratoire », mais elles se présentent comme des « provocations », comme des « pousses à parler » pour retourner au sens étymologique du terme, comme des « pousses » à dire ce qui se produit dans l’intimité de soi. L’enfant a besoin qu’on lui dise que l’on pense à lui ou ce que l’on pense à propos de lui, il en a besoin pour savoir ce que lui-même peut penser, il a besoin de ce reflet de l’autre pour se définir. Il me semble qu’à côté des fonctions classiquement décrites à propos de la pulsion et de la vie pulsionnelle, il serait bon d’ajouter une fonction « messagère ». La pulsion adresse aussi un message à l’objet qu’elle vise, elle lui adresse aussi une question sur son désir et ses propres mouvements pulsionnels. Elle est « invoquante » comme on a pu le dire, convoquante même. Ceci étant, le sens de ce mouvement peut être perdu encours de route, il n’est pas nécessairement dégagé. Le travail pour entendre la question implicite à un mouvement pulsionnel, est habituel au psychanalyste, mais il semble que son impact va bien au-delà de la situation psychanalytique et même des situations de « soin » psychique, qu’il concerne une propriété générale de la rencontre humaine même s’il prend, dans les situations sociales, des formes beaucoup plus masquées.

Notre rapport à l’autre, notre pensée de l’objet autre-sujet, comme j’aime bien l’appeler, contient une question sur sa propre pensée sur ses propres désirs qui est tout le temps présente. Les théoriciens de la « théorie de l’esprit » ont mis l’accent, à juste titre, sur une particularité de la relation humaine sur laquelle les psychanalystes, qui ne pouvaient pas la méconnaître bien évidemment, par nature pourrait-on dire, n’avaient pas assez insisté ou vu la généralité. Nous sommes dans un rapport constant avec le fait que l’objet est un autre sujet, c’est-à-dire qu’il pense, c’est implicite quand on parle de relation avec un objet total, mais c’est important de le formuler comme tel.

Dans les problématiques narcissiques-identitaires, dont la psychose est la forme extrême, la question d’être sujet et de sentir l’autre comme un autre sujet, de vouloir le sentir ou de craindre de le sentir comme tel, est une composante importante des manifestations relationnelles. Quelque chose de la pensée de l’autre comme autre-sujet, n’a pu trouver une forme symbolique suffisamment « civilisée », suffisamment élaborée, et les sujets en sont alors souvent réduits à des formes d’exploration au plus près des formes infantiles ou des formes premières de cette exploration. Ce qui me conduit au second point que je souhaitais aborder pour finir.

L’une des questions importantes pour l’enfant, dans sa quête de reflet de lui-même, dans sa quête de pensée de lui à travers l’autre, est d’arriver à saisir « l’âme » de l’objet, l’esprit de l’objet autre-sujet.

L’esprit de l’objet comporte une part énigmatique, et ceci pour deux raisons.

La première a trait au fait que la psyché adulte comporte certaines particularités que l’enfant ne peut saisir compte tenu de son expérience. Je veux parler bien sûr, en particulier, de la sexualité adulte et de la référence de celle-ci à l’éprouver orgasmique, qui caractérise la traversée adolescente de la sexualité et vient « révolutionner » le monde du plaisir de l’enfance. On peut penser ici à ce que J Laplanche désigne comme « signifiants énigmatiques ».

La seconde n’est pas sans lien avec la première, sans lui être complètement superposable cependant, elle est liée au fait que l’objet aussi a un inconscient, qu’il est aussi énigmatique à lui-même, tout autant que pour l’enfant.

Mais les énigmes sont immatérielles, elles sont difficilement saisissables, qu’il s’agisse de ce qui se produit en lui, de ce qui est « inconscient » et/ou énigmatique en lui, comme de ce qui est « inconscient » et énigmatique dans l’objet, l’enfant va devoir trouver des « méthodes » pour le cerner et le concevoir. L’une des grandes « méthodes » à disposition de l’enfant, est de questionner la psyché à partir du corps et de la corporéisation des fonctions psychiques. Son exploration auto-érotique de son propre corps comporte toujours aussi cette dimension, cette question, qui est autant une « question » sur le plaisir et sa nature, que sur l’âme et « l’animation » que le corps abrite. La distinction du corps et la psyché n’est pas immédiate, elle résulte précisément de ce que j’ai appelé plus haut « civilisation », qui correspond au processus de maturation et de différenciation. Avant qu’elle ne s’instaure, à partir du processus d’abstraction progressif que j’ai décrit plus haut, l’enfant explore l’âme à partir du corps.

On sait, par exemple que les bébés cherchent souvent à mettre leur doigt dans la bouche de leur mère, ils explorent les orifices du corps, parce qu’ils sont érogènes certes, et donc facteurs de plaisir, mais aussi parce qu’ils représentent des voies d’entrées dans le monde interne de l’objet, dans la bouche d’ombre du moi et du moi-corps, dans celle de l’objet. Quand il porte la main vers la bouche de l’objet, l’enfant ne fait pas que « s’offrir » lui-même comme objet, comme nourriture pour l’autre-sujet, il cherche aussi une voie d’entrée dans le corps et l’esprit de l’objet, une voie d’accès à ce qu’il perçoit comme énigmatique dans l’objet. Il lui arrive d’ailleurs aussi de tenter d’explorer l’œil, ce qui est bien moins bien toléré, l’œil est un orifice d’entrée mais sans voie d’accès, c’est un orifice en direction de l’intérieur de l’objet, de sa psyché.

Mais la psyché peut aussi être questionnée à partir de ce qui « sort » du corps, comme la médecine ancienne questionnait le corps et sa vie à partir de ses produits. Les matières fécales, leur odeur, l’urine, les bébés, sont autant de « signifiants » de ce que produit l’intérieur du sujet, invisible, inconscient, parce que non perceptible. La « matérialisation » du produit du corps, du « petit objet détachable » comme Freud le nomme en 1917, n’interroge pas seulement la problématique de ce que « perd » le corps, de la séparation voire la castration, elle permet d’interroger aussi la partie invisible du sujet, son intérieur, cette partie sur laquelle il n’y a pas de prise matérielle et perceptive. Si dans l’enfance une partie de la vie psychique est superposée à la vie du corps, alors il faut aussi entendre dans les préoccupations corporelles, les explorations corporelles des enfants ; une visée exploratoire de la psyché, une visée potentiellement réflexive. À travers la matérialisation corporelle de celle-ci, l’enfant tente de se réfléchir, il tente de réfléchir sa vie intérieure, corps et psyché confondus.

Nous avons vu que la psyché devait se dégager progressivement de cet appui sur le corps, de son étayage premier sur celui-ci, qu’elle devait « s’abstraire » du corps. La dualité corps / psyché, quand elle ne résulte pas d’un tel dégagement progressif, témoigne de l’organisation d’un clivage, d’une cassure dans « l’habitation dans le corps », et non d’un dégagement de celui-ci.

L’une des difficultés des pathologies narcissiques-identitaires tient dans des modes de fixations « narcissiques », dans le maintien de système de communication « primitif » pour reprendre l’expression de J MacDougall. Autrement dit, ce qui prend une forme d’expression « symbolisée » dans les formes plus élaborées du fonctionnement psychique, conserve ici souvent les modes de communication et d’expression premiers. Ce que nous venons de dire des formes corporéisées qu’utilise l’enfant, se retrouve souvent aussi, sous des formes apparentées, dans les modalités expressives des sujets souffrants d’une pathologie narcissique-identitaire, d’une pathologie du narcissisme affectant le sentiment identitaire. À côté des formes d’expressivité utilisant principalement l’appareil à langage verbal, tendent alors à se maintenir les formes plus « primitives » de fonctionnement, dans lesquelles l’acte et le corps expriment les pensées sur un modèle apparenté à celui des enfants, et souvent héritier direct de celui-ci. Certains comportements « sexuels » ou sexualisés, que l’on est tenté de traiter de pervers, certains modes relationnels ou interactionnels, dans lesquels les kleinniens verraient des formes de manifestation de d’identification projective ou de l’identité adhésive, me semblent aussi devoir être entendus et compris sur le modèle des explorations infantiles de la vie et de la réflexivité de la pensée que nous avons décrits plus haut. C’est pourquoi une « histoire » de la construction et des formes de la pensée réflexive peut-être utilise au clinicien, elle lui permet d’entendre comment une partie du tableau narcissique tente aussi de « raconter l’histoire » des formes infantiles de la pensée et de la réflexivité.

[1] Sur ces différentes formes cf R Roussillon 1996 . Penser les paradoxes de l’objet in Actes du colloque de Givors L’insoutenable capacité de penser, et 1996b . Les paradoxes de la pensée, in Les concepts limites de la psychanalyse Delachaux et Niestlé 1997.

[2] Que P Fedida utilise aussi en un autre sens.

[3] Rizzolatti (G.), Fadiga (L.), Gallese (V.), Fogassi (L.), Premotor cortex and the recognition of motor actions. Cognitive brain research, 3, 131-141, 1996.

[4] 2004. Le jeu et le potentiel, Revue Française de Psychanalyse ,2004, 1, p 79-95, PUF.

et 2005. Le jeu comme objet In Le sexuel et l’objet au psychodrame, Collectif ETAP, p107-124, SPASM, Paris.

 

[5] A Ferant (2001) Pulsion et liens d’emprise, Dunod, Paris, souligne l’importance de cette première forme d’un appareil d’emprise dans la pensée de Freud.