LA CRÉATIVITÉ : UN NOUVEAU PARADIGME POUR LA PSYCHANALYSE FREUDIENNE.
R.ROUSSILLON
Avant de rentrer dans le vif de ma présentation et de mon commentaire de la question de la créativité dans le livre de D.W.Winnicott qui nous est proposé à l’analyse, je sens le besoin de dire quelques mots de l’état d’esprit qui anime et conduit celle-ci. Tout d’abord, c’est vrai de tous les auteurs mais encore plus de D.W.Winnicott, j’aimerais souligner que toute « lecture » est une interprétation du texte et qu’elle est donc relative à la fois aux paramètres propres du lecteur et aussi à l’époque où elle a lieu. C’est l’intérêt d’un ouvrage collectif que d’offrir non seulement diverses « entrées » dans la lecture du livre, mais aussi différents points de vue, différentes « interprétations » des textes qui le composent.
Je voudrais commencer par souligner en effet que si le livre de D.W.Winnicott est composé de textes tous écrits avant 1970, c.-à-d. voici plus de 40 ans, et si le lecteur peut essayer de rétablir le contexte métapsychologique de l’époque de leur écriture, il est néanmoins tributaire aussi de l’état des questions au moment où il analyse le texte et son impact sur la pensée contemporaine.
C’est une première difficulté, à laquelle s’ajoute, pour ce qui me concerne, l’exigence que l’analyse proposée respecte « l’esprit » de l’auteur commenté ce qui signifie différentes choses pour moi. D’abord on ne peut guère s’engager dans une analyse de la question de la créativité en faisant œuvre de ce que D.W.Winnicott considérerait comme une forme de plagiat ou de paraphrase de son œuvre, ce serait une forme de trahison. D.W.Winnicott n’a jamais voulu « faire école » et je pense que l’essentiel de ce qu’il a souhaité transmettre comporte l’impératif de tenter d’être soit même créatif quand on le lit ou le commente, c.-à-d. de prolonger son apport. Il faut donc à la fois penser avec D.W.Winnicott mais aussi penser au delà de D.W.Winnicott, l’utiliser comme tremplin pour penser maintenant à partir de son œuvre et de ce qui l’anime l’état des questions qu’il soulève.
Mais il souligne aussi combien on ne peut être original que pour autant que l’on s’inscrive aussi dans la tradition. En psychanalyse la tradition c’est d’abord la clinique et la métapsychologie de Freud et il m’a semblé qu’il y avait place pour une « lecture » de D.W.Winnicott qui tenterait d’inscrire le plus vif de ses apports dans la métapsychologie de Freud. Bien sûr on ne peut pas dire que la pensée de D.W.Winnicott soit en dehors de cette métapsychologie, il connaît bien Freud et il a le souci d’articuler ses propositions à celle du fondateur de la psychanalyse, mais en même temps ce n’est pas le style propre de D.W.Winnicott que de s’engager dans une articulation métapsychologique serrée.
Il y a à cela diverses raisons. La première est liée à la tradition de pensée anglaise à laquelle il appartient dont on a le sentiment qu’elle a surtout donné la primeur à la pensée clinique sans s’engager plus que cela dans les arcanes d’une métapsychologie freudienne souvent très complexe dans son détail. Si, par exemple, D.W.Winnicott développe une théorie du processus et même des processus – utilisation des formes en « ing » – celle-ci n’est jamais précisément articulée à la théorie des processus de Freud, processus primaire et processus secondaire, ou plutôt si là encore une telle perspective n’est pas totalement absente de sa pensée, ses développements n’atteignent jamais le degré de sophistication propre à la tradition française ou allemande pour s’en tenir aux traditions européennes.
Mais cette première raison n’épuise pas les motifs de l’indéniable réserve de D.W.Winnicott à l’égard d’une approche métapsychologique plus résolue. Il me semble qu’il faut chercher dans l’objet même de ses explorations une autre des sources de cette réticence. Je l’évoque parce qu’il me semble qu’elle recèle la menace qui pèse sur toute tentative pour inscrire son apport dans la stricte tradition freudienne. D.W.Winnicott s’est engagée et a engagé la psychanalyse sur la question de l’exploration des expériences d’être, perspective qui n’est pas au centre de la pensée freudienne même si elle ne lui est pas totalement étrangère – « je suis le sein » écrira t-il vers la fin de sa vie à propos de la première identification du bébé -, et une métapsychologie des « expériences d’être » court incontestablement le risque d’affadir le vif des avancées et propositions auxquelles sa recherche l’a conduit.
On a souvent souligné le caractère inimitable du style de D.W.Winnicott, un style qui s’ajuste de manière remarquable à son objet, un style qui en lui même contient l’essentiel de ce qu’il apporte à la clinique psychanalytique. Il reprend d’ailleurs volontiers la fameuse phrase de Buffon « le style c’est l’homme même » et je serais tenté de proposer une paraphrase de Buffon à propos de D.W.Winnicott pour dire « le style de D.W.Winnicott c’est l’œuvre même » tant il me semble que la manière dont il écrit nous « dit » autant sur le fond que le contenu même de ce qu’il avance et nous a fait découvrir. Or le style de D.W.Winnicott, relève d’un mode d’écriture qui traduit son approche par petites touches successives, qui transmet une « posture » clinique tout autant qu’il la décrit. Cette manière d’écrire, faussement simple et on aurait tort de se laisser prendre à cette apparence de simplicité et de clarté, est sans doute l’une des clés de son succès mais c’est aussi, rançon de la gloire, une forme d’écriture qui s’accommode mal du caractère rugueux et parfois même « besogneux » de la métapsychologie freudienne.
Freud aussi avait un style et on se souvient que sa qualité lui valut même le prix Goethe, et ce fut son art que de créer un mode d’écriture à la fois élégant et compatible avec sa rigueur métapsychologique, mais le style de D.W.Winnicott ne joue pas sur les mêmes gammes c’est un style destiné à créer une certaine « ambiance d’être », destiné à accueillir des expériences le plus souvent enfouies dans les profondeurs de la vie psychique et qui ne peuvent devenir manifestes que dans certaines conditions très particulières.
Le point de vue métapsychologique n’offre pas de telles conditions d’accueil, la question de l’être, les paradoxes propres aux processus transitionnels relèvent plus de formulations potentiellement paradoxales voire « scabreuses » que d’une rationalité limpide et explicative. Il faut la sécurité donnée par la tolérance aux paradoxes, par une suspension radicale des jugements qui appartiennent à la connaissance des réalités matérielles manifestes, pour que la pensée offre les niches où peuvent venir se loger l’informe et le potentiel de « ce qui n’est pas encore advenu » et qui quête le lieu où pouvoir s’inscrire.
Mais plus de 40 ans après certaines propositions décisives de D.W.Winnicott et qui, ce sera l’un des enjeux de ma réflexion que de le montrer, introduisent une inflexion paradigmatique nouvelle à la pensée clinique psychanalytique, le temps est peut-être venu de courir le risque d’une certaine perte de substance et de poétique de ses apports au profit d’une tentative pour tenter d’articuler ceux-ci aux fondements de la métapsychologie freudienne. La tentation est en effet très grande chez certains de ses détracteurs ou de ses laudateurs, ici réunis dans une même position, de considérer qu’il conduit la psychanalyse ailleurs que là où Freud l’avait propulsée, et de ne pas prendre en compte le développement voire l’évolution épistémologique qu’il apporte à la pensée psychanalytique contemporaine. Ce n’est qu’en s’efforçant de montrer comment sa pensée prolonge celle de Freud, mais en en conservant toute la fécondité, que l’on peut espérer convaincre de l’impossibilité de la négliger ou de la couper de la tradition initiée par celle-ci.
Je suis maintenant en mesure d’exposer ce qui me paraît fondamental concernant la question de la créativité dans le livre de D.W.Winnicott et qui m’invite à considérer qu’il propose une évolution paradigmatique pour la pensée psychanalytique.
La créativité la pulsion et le sexuel.
La première question que nous rencontrons est celle de l’articulation de la créativité avec le sexuel et la sublimation des pulsions dans la pensée de Freud. D.W.Winnicott souligne à diverses reprises qu’il ne pense pas que ce qu’il développe à propos de la créativité soit semblable à ce que Freud désigne comme processus de sublimation de la pulsion. Il est vrai que la sublimation est chez Freud un destin particulier de la vie pulsionnelle alors que la créativité représente pour D.W.Winnicott un enjeu tout à fait fondamental de la vie psychique. Les deux processus n’opèrent manifestement pas au même niveau, l’un paraît « régional » et ne concerner qu’une partie du fonctionnement psychique l’autre se présente comme aux fondements même de l’organisation psychique, il commande le rapport du sujet au monde aussi bien interne qu’externe.
Il y a là un point de difficulté dans l’articulation des propositions de D.W.Winnicott au sein de la métapsychologie freudienne sur lequel on ne peut pas éviter de se pencher. D.W.Winnicott souligne à diverses reprises d’ailleurs qu’il pense que le processus engagé dans l’élan créatif ne relève pas d’une activité des motions pulsionnelles et du sexuel.
Pour Freud la pierre de touche essentielle de la psychanalyse tient dans la place qu’il confère au sexuel dans la vie psychique inconsciente de l’homme, c’est là l’un des « shibboleth » qu’il définit comme identitaire de la théorie psychanalytique. Chez D.W.Winnicott c’est la créativité qui est mise à la même place centrale et la question de l’articulation de la créativité au sexuel ne peut pas ne pas être posée si l’on veut inscrire la pensée de D.W.Winnicott au sein de la psychanalyse « traditionnelle ». Or la position de D.W.Winnicott à cet égard est loin d’être aussi simple qu’il paraît au premier abord. Il affirme souvent qu’il n’y a aucune motion pulsionnelle engagée dans les activités transitionnelles, le jeu et le processus de la créativité. Pourtant à d’autres moments il évoque à leur endroit des processus hallucinatoires voire même une forme « d’orgasme du Moi », formule dont la connotation sexuelle ne peut être niée. Dès lors comment comprendre ce souci de D.W.Winnicott de démarquer ce qu’il cherche à cerner de la théorie de la pulsion? Je propose une interprétation de cette réticence en fonction de la « théorie de la pulsion » à laquelle il se réfère.
D.W.Winnicott écrit et évolue dans un contexte épistémologique où la pulsion n’est appréhendée que comme excitation plus ou moins débordante et effractive, c.-à-d. comme pulsion non liée, non intégrée, comme pulsion qui « attaque » le Moi faute d’y trouver place et pour y trouver place. Par exemple quand il évoque la question du jeu et celle de la présence de la pulsion dans le jeu, c’est comme une cause de perturbation de celui-ci qu’il l’appréhende et non comme moteur du jeu. Dans cette conception la pulsion n’apparaît pas comme « introjectée » dans l’activité du sujet, mise à son service, elle est considérée comme « hors jeu » et la question de ce qui anime le jeu et le « jouer » n’est pas prise en compte comme activité issue du besoin d’intégration de la pulsion. En terme freudien on pourrait dire qu’il n’envisage la pulsion que du point de vue du Ça et non du point de vue d’une pulsion intégrée dans le Moi. La question de la créativité serait-elle subordonnée à la bascule de la pulsion dans le Moi, à son introjection, sa mise au service du Moi ?
Or l’un des enjeux de l’introduction du concept de narcissisme dans la métapsychologie freudienne est bien celui des rapports de la pulsion au Moi, celui de la manière dont la pulsion investie le moi, soit qu’elle prenne le moi comme objet, nous sommes là dans la question classique du narcissisme, soit qu’elle s’intègre au Moi et qu’elle se transforme dans et par cette intégration, qu’elle soit organisée par cette intégration.
Dans Jeu et réalité il semble que tantôt D.W.Winnicott se réfère à une pulsion non intégrée et donc menaçante pour le jeu et les activités créatrices et tantôt ses formulations supposent implicitement un élan intégré dans le Moi-sujet et mis au service de celui-ci. Mais il ne se prononce pas sur la nature de l’élan qui pousse le sujet à déployer son activité créatrice, comment penser cet élan indépendamment de la vie pulsionnelle ? Sur quoi d’autre pourrait donc s’appuyer le processus créatif ?
D.W.Winnicott a bien raison de souligner que l’excitation pulsionnelle débridée et débordante menace la créativité, le jeu et les processus transitionnels, simplement le contexte épistémologique dans lequel il évolue ne lui permet pas de penser que la pulsion et le sexuel ne sont pas qu’effractifs et qu’ils peuvent aussi être source d’élans créatifs pour autant qu’ils soient mis au service du Moi. La pulsion débordante, effractive est la motion qui n’arrive pas à être liée par l’activité du moi, qui n’arrive pas à être intégrée et introjectée et qui dès lors apparaît comme un corps étranger à évacuer ou à maîtriser.
Dès lors il me paraît nécessaire de penser que l’élan nécessaire à l’activité créatrice doit être cherché dans l’intégration de la pulsion dans le Moi, dans son introjection. Nous verrons plus loin un autre argument clé quand il s’agira de penser le processus qui préside au trouvé/crée processus clé de la transitionnalité : l’hallucination.
Notre première boucle de réflexion nous a conduit à la question de l’intégration pulsionnelle et assez naturellement celle-ci conduit à poser la question des conditions de cette intégration, elle ouvre sur une autre des grandes questions de l’articulation de la pensée de D.W.Winnicott avec la métapsychologie freudienne : celle de la place de l’objet.
La créativité et l’objet.
L’un des efforts assez essentiel de Freud a été de tenter de dégager la psychanalyse et la théorie psychanalytique de la menace que pouvait faire planer sur sa valeur épistémologique et thérapeutique l’accusation de « suggestion ». La menace a été présente d’emblée, la psychanalyse se crée en se démarquant des thérapies par suggestion, et encore en 1937 dans Construction en analyse où elle reste présente dans l’accusation que la psychanalyse procède d’une forme de l’alternative « pile je gagne face tu perds ». Aussi bien Freud a-t-il engagé, dans un premier temps, la psychanalyse dans la théorisation de l’individu « isolé », considéré uniquement dans son fonctionnement intrapsychique, hors toute influence ou toute suggestion et le rêve lui est apparu, plus encore que le jeu ou les activités artistiques, le modèle même à partir duquel fonder la métapsychologie.
Le rêve est « narcissique » et semble échapper aux influences externes. Ce n’est que relativement tardivement dans son œuvre et dans la foulée de L’introduction du narcissisme que Freud reconnaîtra pleinement que la psychologie humaine est aussi d’emblée une « psychologie sociale » (Freud 1921). Il est alors suffisamment rassuré sur la consistance de la démarche psychanalytique, qu’il peut, sans trop de crainte, affronter la question de l’influence d’un sujet sur un autre. Mais la prise en compte du fait que l’objet de la pulsion est aussi un autre sujet avec ses désirs et mouvements propres, question sans doute jamais négligée dans la clinique concrète – cf. la question de la séduction et plus généralement celle du traumatisme et de la déception narcissique -, ne deviendra jamais chez lui un thème central de la théorisation. Pour que cette place lui soit pleinement reconnue dans la métapsychologie il aurait fallu qu’elle puisse s’articuler avec la question, essentielle dans sa métapsychologie, de l’hallucination. Or ce n’est qu’en 1937 et donc sur la fin de sa vie qu’il commence à entrevoir que l’hallucination n’exclue pas la perception et même qu’hallucination et perception peuvent aller de paires et se combiner comme dans le délire.
Dans la pensée de D.W.Winnicott et ceci d’emblée, – son premier article remarqué concerne la défense maniaque et le déni de la réalité aussi bien interne qu’externe -, la question de la place de la réalité externe et son articulation avec la réalité psychique est d’emblée présente. Mais chez lui dès que posé le problème est complexifié par la reconnaissance d’un état intermédiaire qui mêle réalité psychique et réalité extérieure donc hallucination et perception. En ce sens la pensée de D.W.Winnicott s’inscrit dans l’immédiate droite ligne de l’intuition terminale de Freud concernant les formations qui superposent perception et hallucination. Le processus, tout à fait central nous reviendrons plus loin sur ce point essentiel, dit par D.W.Winnicott en trouvé / crée, suppose en effet que le sein « crée » – et comment si ce n’est dans un processus hallucinatoire ? – soit simultanément placé par la mère là où l’enfant le crée. Le bébé, l’infans, peut ainsi trouver au dehors, dans la perception, un objet suffisamment semblable à celui qu’il est capable de créer de manière hallucinatoire.
La question clé, celle sans laquelle l’œuvre de D.W.Winnicott n’est pas concevable, est celle des conditions requises pour que l’ajustement du crée par l’enfant et de ce qu’il trouve dans la relation à la mère, soit suffisamment bon pour que le bébé ait l’illusion de créer ce qu’il trouve. C’est aussi la condition nécessaire pour que l’enfant puisse intégrer – dans son « omnipotence » première dira D.W.Winnicott – ce qu’il trouve. La formation intermédiaire qui mêle objet crée et objet trouvé, qui crée une troisième catégorie psychique, établit ainsi un pont et une continuité entre réalité interne et réalité externe et évite ce qui apparaît à D.W.Winnicott comme le danger central du développement : la dissociation.
Le processus du trouvé / crée doit en effet pouvoir opérer dans les deux sens : l’enfant doit trouver ce qu’il est capable de créer et il doit être capable de créer ce qu’il trouve ce qui suppose un environnement aménagé, un environnement qui ne le place pas devant un échec à pouvoir intégrer ce qu’il trouve. C’est la définition même du traumatisme de la mise en échec de la créativité : être confronté à une situation que l’on ne peut intégrer, une situation « en soi » dont on ne peut faire un « pour soi ». L’échec du processus aura pour conséquence une augmentation de la destructivité dont l’intensité apparaît alors comme réactionnelle au caractère traumatique de l’échec. D.W.Winnicott croisera le fer à ce propos avec le concept d’envie primaire proposé par M Klein, pour lui à la différence de celle-ci, l’envie et les attaques envieuses sont réactionnelles aux traumatismes précoces et en lien direct avec l’échec des processus d’intégration dont ils témoignent et donc avec un environnement maternant inadéquat.
Dans la pensée de D.W.Winnicott la mise en place du processus en crée / trouvé est d’abord rendue possible grâce à l’adaptation parfaite – et ceci grâce à une forme fondamentale d’empathie maternelle primaire : « la préoccupation maternelle primaire » – de la mère. Puis progressivement un écart entre le crée et le trouvé devient tolérable dans la mesure où le jeune enfant va être capable de faire le travail nécessaire pour réduire cet écart et maintenir quand même l’illusion créative. Il sera alors en mesure de créer ce qu’il trouve, ceci pour autant que ce qu’il trouve soit quand même suffisamment adapté. Le trouvé / crée se maintient donc tout au long du processus de développement, grâce à l’adaptation de la mère d’abord puis grâce au travail psychique du sujet quand il en est ensuite capable.
Avant de m’engager dans une tentative pour penser pas à pas le processus sous jacent à l’activité créative j’aimerais faire deux remarques pour me placer en bonne position pour le faire.
Deux remarques complémentaires : l’hallucination, le médium malléable.
Ma première remarque portera sur la question de l’hallucination dans son rapport avec le sexuel et la créativité. J’ai posé plus haut la question de la nature du processus par lequel le « sein « est crée, nous reviendrons plus loin sur la complexité de ce que ce processus engage dans la théorisation, mais je voudrais souligner dès maintenant qu’au sein de la pensée psychanalytique « traditionnelle » ce processus n’est intelligible que rapporté à l’hallucination. C’est bien pourquoi l’articulation de la question de la créativité au sexuel, par laquelle j’ai commencé ma réflexion, est tellement essentielle. La réalisation hallucinatoire du désir, que je crois à l’œuvre dans le processus du « crée » décrit par D.W.Winnicott, est un processus typique de la pulsion et de la vie pulsionnelle : sexuel et créativité vont de paire à l’origine, le sexuel est au fondement de la créativité et la créativité exprime l’action du sexuel quand il trouve matière à s’accomplir au service du Moi.
Le problème théorique vient de ce que dans un premier temps le processus hallucinatoire a été décrit d’abord par Freud – en lien avec le modèle du rêve -comme lié à un narcissisme et un autoérotisme « sans objet », comme un processus qui se met en place quand l’objet est absent et pour tenter de pallier son absence. Or le processus hallucinatoire, cela ressort des dernières propositions de Freud et semble assez largement confirmé par l’avancée actuelle des neurosciences, a lieu dans tous les cas de poussée de tension pulsionnelle, il est sans doute « automatique » et liée au fonctionnement même du fond de la psyché humaine, à ses élans.
Quand par hallucination le processus trouve l’objet qu’il crée il produit une illusion d’autosatisfaction tout à fait essentielle dans la construction du narcissisme. Quand il ne trouve pas l’objet qu’il crée il est à l’origine de l’autoérotisme pour autant qu’il y ait eu suffisamment d’expériences antérieures d’illusion créative et que celles-ci aient laissé suffisamment de traces pour être conservées « en mémoire » et activées de manière suffisamment « réalistes » pour produire une forme d’illusion consolatrice. Mais l’autoérotisme, Freud ne cessera de le rappeler, restera à jamais insatisfaisant, il est de consolation.
La conception d’une hallucination provoquée par l’absence de l’objet est encore souvent présente dans nombre de travaux psychanalytiques actuels dans lesquels le travail psychique se fonde sur l’absence ou la représentation de l’objet absent. Une telle conception repose sur l’opposition percevoir ou halluciner qui elle même suppose que le processus perceptif soit un processus relativement passif et non pas hautement organisé comme tous les travaux actuels en neurosciences ne cessent de le montrer. Il suppose que la réalité se « donne » et non pas qu’elle soit construite comme catégorie psychique et progressivement enrichie par l’expérience. Il confond le moment où le processus de symbolisation se manifeste avec celui où il se crée, il confond le second temps du processus avec son tout.
L’hallucination est la représentation perceptive de l’objet attendu, désiré, espéré elle doit pouvoir se loger dans la perception actuelle, pour se « réaliser » et s’accomplir, donc trouver une perception suffisamment organisable dans le présent du sujet pour y prendre place. Le « sumbolon » est ce « mettre ensemble » premier, cette première réunion d’un processus interne et d’une « localité » externe. Si la rencontre n’est pas au rendez vous, elle produit un état de déception narcissique et un sentiment de détresse qui, s’il se prolonge, est d’abord à l’origine des angoisses agonistiques et de la destructivité réactionnelle dont D.W.Winnicott fera le pivot central des processus pathologiques, ce n’est que plus tard et une fois les expériences d’accomplissement suffisamment accumulée qu’elle rendra possible l’autoérotisme[1].
Ma seconde remarque concerne la question du rôle et de la place de l’objet dans la mise en place et le maintient du processus en trouvé / crée.
Dans nombre de ses écrits antérieurs D.W.Winnicott s’était surtout centré sur les soins maternels le « holding le handling et l’object presenting » principalement, et la manière dont ces différents composants des soins maternels contribuaient au bon développement psychique du bébé et du jeune enfant. On pouvait déjà pressentir à travers ce qu’il pouvait en dire, qu’au delà des soins corporels à proprement parler, D.W.Winnicott cherchait déjà à cerner l’investissement et l’accordage de la mère aux besoins du Moi du tout petit. C’est bien sûr, aux âges précoces de la vie, à travers le corps et la sensorialité voire la sensori-motricité que la communication primitive s’établit et on peut faire le crédit à D.W.Winnicott d’avoir été sensible à cette dimension à travers ses différentes études des conditions premières de la relation. Mais c’est quand il avance le rôle de miroir du visage maternel qu’il fait un pas décisif dans la théorisation du sens général de la communication primitive.
L’hypothèse de D.W.Winnicott est que la fonction du visage maternel et de ce qu’il exprime en lien avec l’enfant est de refléter à celui-ci ses propres états internes ou, pour le moins des messages sur ceux-ci. À la lecture du chapitre de D.W.Winnicott sur la fonction du visage maternel, il apparaît clairement que si le visage est sans doute une pièce centrale du rôle de « miroir » qu’il reconnaît alors à la mère, c’est tout le mode de présence de la mère qui tient lieu de miroir pour lui. C’est là une variante du processus en trouvé / crée, l’enfant doit « se » voir dans le visage et le mode de présence corporel de la mère, mais c’est une variante qui donne l’une des clés du processus lui-même.
L’insistance classiquement mise sur les processus projectifs soulignait que l’enfant trouvait ce qu’il créait projectivement, D.W.Winnicott souligne l’importance complémentaire des processus « retour » par lesquels l’enfant intériorise le reflet qu’il perçoit de lui dans la réponse des premiers objets à ses propres mouvements et états. D.W.Winnicott apporte là une contribution fondamentale à la théorie du narcissisme en en décrivant le vecteur intersubjectif essentiel. L’enfant se voit comme il est vu, il se « crée » comme il est vu, senti, réfléchi par l’environnement maternant, il s’identifie à ce qui lui est reflété de lui-même. Il me paraît nécessaire de faire le lien ici avec ce que M.Milner a pu décrire à propos du médium malléable. Il est d’ailleurs sans doute assez difficile de savoir précisément ce que l’un doit à l’autre tant ils sont ici proches dans la conception du rôle primaire de l’environnement maternant.
M.Milner souligne le rôle essentiel dans l’émergence du processus de symbolisation non seulement de l’illusion, selon le titre éponyme de son plus célèbre article, mais pour l’organisation de celle-ci, de la rencontre avec un objet suffisamment Médium Malléable, c.-à-d. avec un objet capable de se laisser transformer au grès des besoins du processus créatif de l’enfant. C’est bien grâce à cette plasticité suffisante que l’environnement maternant peut remplir son rôle « miroir », c’est bien en se rendant malléable aux états et mouvements internes du bébé qu’il peut ajuster le reflet qui accrédite cette fonction narcissique.
Nous sommes maintenant en mesure de tenter de donner une description métapsychologique du processus de la créativité c.-à-d. de suivre, étape par étape, les différents moments et problèmes qui se posent dans sa mise en place et ses développements.
Analyse métapsychologique du processus de l’activité créative.
D.W.Winnicott origine le début du processus dans l’hypothèse du « premier repas théorique » et des premières traces de satisfaction. À la lueur de ce que l’on sait maintenant des compétences innées du bébé on peut penser qu’il naît avec une certaine préconception – selon le terme de W.R.Bion – des objets et rencontres qui lui sont nécessaires pour son développement, qu’il a donc une forme d’attente d’emblée présente à l’égard de l’environnement premier. Mais cette préconception, selon un terme cher à D.W.Winnicott, n’est que « potentielle » et son activation hallucinatoire – sa manière de commencer à se « présenter » ce qu’il attend – doit rencontrer un objet suffisamment proche de l’attendu pour que le processus en trouvé / crée premier se mette en place. Inversement, si l’expérience est suffisamment satisfaisante, le potentiel prendra une première forme en fonction de ce qu’il aura trouvé. Il faut ici supposer une certaine plasticité de la préconception et qu’elle peut s’ajuster à ce que la mère propose si c’est suffisamment proche de son besoin, c.-à-dire si elle est « suffisamment bonne ». On peut aussi penser que si, à l’origine, l’adaptation de l’environnement maternel doit être très important, au fur et à mesure que les expériences se renouvellent et que le bébé se développe il peut tolérer une adaptation moins bonne et faire le travail pour rendre possible la superposition d’une réponse « suffisamment bonne » avec son attente. Le processus présente donc un certain « jeu » même s’il est limité, une certaine « exigence de travail psychique » pour les deux protagonistes.
L’une des particularités de ce mode premier de relation est qu’il est « impitoyable » selon la formule de D.W.Winnicott, c.-à-d. que son bon déroulement suppose que le bébé ne devrait pas avoir à prendre en compte les particularités de l’état de sa mère. Il y a plusieurs manières de comprendre cette singularité de la relation première. Une première hypothèse de compréhension est de considérer que le bébé est dans un état « anobjectal » c.-à-d. qu’il ne reconnaît pas la présence d’un objet extérieur, il serait alors « impitoyable » par méconnaissance de l’objet. Je ne suis pas sûr que ce soit là l’interprétation juste de la position de D.W.Winnicott, elle ne cadre pas avec le terme d’impitoyable. Je pencherais plutôt pour considérer que le besoin du bébé est de rencontrer un environnement « médium malléable » qui s’adapte à son besoin, qu’il naît avec une telle préconception, celle d’un objet capable d’effacer (de « sacrifier ») ses désirs et ses états propres et que, d’une certaine manière, c’est là une particularité du « sein » premier pour lui, une particularité de la créativité réverbérée par le sein premier. Rencontre plutôt avec un objet qui « désire » être utilisé de manière impitoyable, qui « désire » s’ajuster aux besoins du bébé. Ceci n’est sans doute pas sans rapport avec ce que D.W.Winnicott appelle le « féminin pur » et qu’on pourrait peut être pensé comme une propriété commune au féminin et au « maternel ».
Nous avons évoqué plus haut la conception du « pliable medium » de M.Milner, conception d’un objet capable de prendre toutes les formes parce qu’il n’en a aucune. J’ai le sentiment que la « logique » de la pensée de D.W.Winnicott trouve dans l’idée que le sein premier doit être « médium malléable » son complément indispensable.
Inversement l’identification première, celle qui fonde le sentiment d’être, celle que Freud repère autour de la forme « je suis le sein », instaure chez le bébé un espace de créativité fondé sur introjection de cette propriété de la rencontre première avec l’objet, avec le « féminin pur » de l’objet, son féminin pur ou son « maternel pur ». Créativité potentielle première, féminin, plasticité malléable des réponses, se conjuguent et s’articulent alors dans l’expérience et l’éprouvé d’être.
L’informe et la créativité.
Je viens de proposer un pont entre diverses propositions de D.W.Winnicott, il me semble qu’il est autorisé par la conception qu’il avance de l’importance de l’éprouvé de moments « informes » (formlessness) dans la relation première avec l’environnement maternant. L’expérience du sein trouvé / crée n’est en effet pas le tout de l’émergence de la créativité, c’est son point de départ quasi biologiquement programmé si l’on admet mon hypothèse d’une préconception innée du sein ajusté / s’ajustant aux attentes du bébé. La créativité véritable suppose que cette expérience première soit ressaisie par le sujet, qu’il en fasse non plus une expérience quasi automatique mais une expérience sous son contrôle, une expérience appropriée.
En 1920 Freud souligne que la première urgence de la psyché est de s’assurer le contrôle de ce qu’il éprouve, il doit « dompter » son expérience selon la métaphore qu’il utilise le plus souvent. Il souligne aussi que le sujet doit se « présenter » l’expérience ainsi « domptée » pour pouvoir se l’approprier véritablement. En France Green a fortement souligné que « le temps où ça se passe » n’est pas « le temps où cela se signifie ».
- W.Winnicott apporte un complément et une contribution essentielle à la métapsychologie du processus de reprise intégrative de l’expérience subjective en soulignant la nécessité devant laquelle se trouve être l’infans d’expérimenter des états informes. Ceux-ci représentent les moments pendant lesquels le bébé, sans contrainte interne, – il n’a pas faim, n’est pas fatigué, n’est pas sous la menace d’un besoin interne, ni sous la pression d’une exigence externe en provenance de l’environnement -, peut se laisser être et laisser revenir en lui les traces des expériences antérieures importantes à intégrer. Les états informes dont il s’agit ne sont pas des états de perte de forme, des états désorganisés, des états de chaos, ce sont plutôt des états de réceptivité à ce qui se présente, de ce qui fait retour dans cet état de relâchement interne, ils supposent un environnement maternant « contenant» et « portant» .
Si le premier temps noté par Freud est un temps de « domptage » de l’expérience et des motions pulsionnelles qui l’ont investis, ce temps de « main mise » sur l’expérience n’est que le préalable du processus d’appropriation, il n’en est que la condition. Il faut encore que le sujet, relâchant son contrôle sur l’expérience vécue, se « présente » de nouveau à lui-même ce à quoi il a été antérieurement confronté pour se le « donner » et se l’approprier plus pleinement. Ce temps second est celui de la remise en jeu de l’expérience, il est celui de l’émergence de la symbolisation par les processus de retours réflexifs qu’il met en œuvre. Mais ce temps n’est possible que si le bébé dispose d’un espace d’accueil, un espace de réceptivité pour l’expérience antérieure, pour toutes les expériences antérieures, c.-à-d. un espace qui présente suffisamment peu de forme pour les accueillir potentiellement toutes.
Nous pouvons alors faire le lien avec ce que nous avancions plus haut concernant le noyau de féminité pure, cet espace « informe » résulte de l’aperception des capacités de l’adaptation plastique de l’environnement maternant, résulte de la rencontre entre le besoin du bébé de trouver un environnement adaptable « sur mesure » à ses besoins et mouvements et la rencontre avec un environnement suffisamment « plastique » et « malléable ». C’est bien pourquoi si, à l’origine, l’adaptation de l’environnement maternant doit être quasi parfaite, il est indispensable que le bébé fasse aussi l’expérience d’un environnement non d’emblée « parfait » mais qui montre une « tension », un effort, vers l’adaptation et l’ajustement. L’expérience de l’effort d’adaptation de l’environnement maternant et aussi important, si ce n’est plus, que le résultat lui-même, en tout cas plus qu’une adaptation d’emblée « magiquement accordée » au bébé, il est important pour forger l’expérience qu’une transformation est possible, qu’il est possible de créer progressivement un environnement adapté. Il est donc décisif dans les fondements de l’espoir D.W.Winnicott le souligne à diverses reprises, un environnement « magique » n’a plus grande valeur au bout d’un certain degré de développement. Il n’y a pas d’antinomie entre ce qu’il propose et la notion tellement importante chez Freud de « travail psychique », simplement chez D.W.Winnicott, le « travail psychique » est un « travail du jeu ».
Mais ce travail suppose de nouveau un environnement ajusté / s’ajustant, il suppose de nouveau une empathie maternelle à l’évolution du besoin psychique de l’infans.
La capacité d’être seul en présence de l’objet.
C’est encore une contribution essentielle de D.W.Winnicott que celle d’avoir introduit, entre présence et absence, un temps intermédiaire tout à fait essentiel dans le développement de la créativité.
Nous avons souligné plus haut que l’expérience de l’informe que nous venons d’évoqué n’était ni une expérience de désorganisation ni une expérience de chaos. L’informe ne peut être primitivement éprouvé de manière féconde « qu’en présence de l’objet », c.-à-d. à l’aide de la sécurité qu’offre la présence de l’environnement maternant. On remarquera que dans le célèbre « jeu de la bobine » décrit par Freud en 1920, le grand père est présent et attentif au jeu de lancer/ramené de son petit fils, mais en même temps qu’il n’intervient pas de manière active dans le jeu lui-même. Le jeu lui est « adressé » mais il se déroule « seul en sa présence ». C’est aussi une situation que les psychanalystes connaissent bien dans la mesure ou il est courant, en cours de séance, que le jeu associatif se déroule « en présence de l’analyste » et cette présence est indispensable pour que le jeu puisse avoir lieu, sans pour autant que l’analyste intervienne.
Lorsque l’enfant joue « seul en présence de l’objet », il joue à reproduire dans son jeu quelque détail ou particularité de son expérience de rencontre avec l’objet ; il joue au jeu de « l’objet en présence de celui-ci », il crée ainsi l’objet « mère » en lui. Il met en scène dans son jeu une représentation interne de l’objet, il devient l’objet dans le jeu, mais il doit se tourner de temps en temps vers l’objet présent effectivement, comme pour vérifier l’effet produit sur l’objet par sa mise en scène de sa représentation interne de l’objet et le processus appropriatif qu’elle implique. Il vérifie ainsi que l’objet « survit » à l’appropriation présente dans le processus du jeu, il peut ainsi potentiellement « décoller » représentation interne de l’objet et perception de celui-ci, ceci pour autant que l’objet présent le permette. Nous reviendrons plus loin sur la question de la survivance de l’objet aux processus psychiques de l’enfant, c’est la question clé de ce que D.W.Winnicott appelle dans Jeu et réalité « l’utilisation ou l’usage de l’objet », mais il nous faut dire ici quelques mots de ce que signifie « survivre » dans le contexte de la solitude en présence de l’objet.
Tout d’abord, cela résulte de notre paragraphe précédent, l’objet doit permettre que l’expérience puisse avoir lieu, c.-à-d. qu’il doit permettre que l’infans puisse avoir des temps « informes », sans intervenir ni désinvestir ceux-ci. Il doit permettre ensuite que le jeu puisse se dérouler en sa présence, là encore sans intervenir ni désinvestir le jeu : par exemple l’objet, la mère, lit un magasine ou « tricote » selon un exemple célèbre de D.W.Winnicott. Il se livre à une activité en lien avec son propre « féminin » mais sans passion, sans totalement quitter l’attention portée à l’enfant mais sans non plus être absorbé par celle-ci.
Survivance de l’objet et dialectique créativité / destructivité.
Je viens d’évoquer la question de la « survivance » de l’objet, elle commande la vaste question de l’articulation créativité/ destructivité chez D.W.Winnicott, et toute théorie de la créativité doit s’articuler avec une conception de la place de la destructivité. Chez D.W.Winnicott cette dernière question est au centre du processus de désillusionnement lui-même au cœur de la reconnaissance aussi bien de la dépendance que de l’amour.
À partir du moment où l’objet est crée / trouvé l’infans vit une expérience d’illusion primaire qui s’inscrit au cœur du narcissisme des origines, il a l’illusion que l’objet qu’il à en fait « trouvé » au dehors est le fruit de sa création interne. Cette illusion est féconde dans la mesure où l’illusion de création contribue à la construction d’un noyau de confiance en soi qui se superpose à la confiance dans la vie et le monde, mais elle repose sur une illusion qui doit être progressivement dépassée sans que la capacité d’illusion ne soit détruite. Chez D.W.Winnicott ce processus passe par une expérience particulière pour laquelle, par analogie avec l’expérience du crée / trouvé, j’ai proposé le nom d’expérience du détruit / trouvé, ou encore du « détruit / perdu / trouvé ».
Nous l’avons dit la parfaite adaptation de l’environnement maternant des début de la vie ne dure pas et cette adaptation, si elle doit restée globalement « suffisamment bonne », va devoir progressivement laisser la place à un ajustement plus approximatif qui connaît nécessairement et inévitablement des ratés.
Quand ceux-ci se produisent l’infans vit une expérience d’échec qui met à mal sa capacité d’illusion créative, il a l’impression qu’il a détruit celle-ci ce qui lui fait vivre une forme de désespoir mêlé à une rage impuissante : une expérience de destructivité. Le devenir de cette expérience dépend de la « réponse » de l’environnement maternant à la rage destructrice exprimée par le nourrisson. C’est là que le concept de « survivance de l’objet » proposé par D.W.Winnicott dans le chapitre sur « l’utilisation de l’objet » prend tout son sens. L’objet doit « survivre » à l’expression de la destructivité, c.-à-d., précise D.W.Winnicott, ne pas exercer de « représailles » ni sous la forme de rétorsion active, ni sous forme de retrait affectif. J’ajouterais une caractéristique qui me semble implicite à la pensée de D.W.Winnicott car il n’évoque que des propriétés négatives, l’objet doit se montrer vivant, c.-à-d. créatif. Survivre ne signifie pas ne pas atteint ou affecté par ce que le bébé communique de sa détresse et de sa rage impuissante, survivre signifie maintenir ou rétablir le lien qui existait antérieurement.
Si l’objet « survit » alors l’enfant fait l’expérience que ce qu’il croyait avoir détruit ne l’a pas été, il découvre alors que l’objet échappe à sa toute puissance, qu’il résiste à celle-ci, il découvre que l’objet est un autre-sujet dont le mode de présence, les désirs et mouvements internes ne sont pas sous sa dépendance même s’ils sont en lien avec lui. Si l’objet s’est comporté comme un « miroir » des états internes du bébé, il peut aussi échapper à cette relation « en double ».
C’est ici l’occasion d’une remarque sur la « découverte de l’objet ». Tous les travaux actuels portant sur la première enfance s’accordent à considérer que le nourrisson perçoit très tôt l’existence séparée de sa mère et des personnes de son environnement premier, à proprement parlé il n’y a pas de « stade préobjectal » comme cela a été avancé à une certaine époque. Le problème n’est pas un problème de « perception » mais un problème de « conception », c’est une chose de percevoir l’objet comme séparé, c’est autre chose que de le concevoir comme un « autre-sujet » c.-à-d. comme possédant désirs éprouvés et mouvement propres. L’enjeu de l’expérience de survivance de l’objet n’est pas, ne peut pas être car cela n’aurait aucun sens, un enjeu de perception de l’objet, c’est un enjeu de conception. L’expérience permet de découvrir que l’objet est extérieur, mais extérieur au sujet, ce que je propose de nommer pour souligner cet aspect un autre-sujet. Pour mieux dire encore sans doute car les deux vont ensemble et se produisent dans le même mouvement, concevoir l’objet comme autre-sujet c’est aussi concevoir la question du sujet, et donc se concevoir comme sujet. Sujet et autre-sujet se fondent ainsi sans doute dans le même mouvement, c’est la catégorie « sujet de », ce que les neuroscientifiques nomment «l’agent », qui est ainsi issue de l’expérience.
- W.Winnicott donne ici une indication tout à fait fondamentale quand il souligne qu’après avoir traversé l’expérience de « l’objet qui survit » à la rage destructrice, l’enfant est alors capable d’une série de nouvelles opérations subjectives. Il peut faire la différence, note D.W.Winnicott, entre le fait de détruire l’objet dans le fantasme et la destruction effective et donc se saisir du fait qu’il peut être sujet d’un mouvement interne différencié de son effet externe. Ce sont donc bien des catégories conceptuelles qui peuvent ainsi commencer à être construites et peuvent donner sens aux perceptions, à la sensorialité et même à la pulsionnalité.
Autre conséquence d’importance en effet notée par D.W.Winnicott, l’émergence de l’amour à proprement parlé, la séquence qu’il décrit mérite d’être citée dans son intégralité :
« Hé l’objet, je t’ai détruit. « Je t’aime ». Tu comptes pour moi parce que tu survis à ma destruction de toi. Puisque je t’aime je te détruis tout le temps dans mon fantasme (inconscient). Ici s’inaugure le fantasme chez l’individu ».
Comme on peut le constater c’est toute l’organisation topique du sujet qui dépend de la suffisamment bonne traversée de l’expérience du détruit / Perdu / (re)trouvé.
Cette expérience va aussi modifier singulièrement la question de la créativité et ceci sur plusieurs points. Tout d’abord la créativité première était « automate » au sens où elle n’était portée par aucun sujet reconnu comme tel, elle était éprouvée mais sur un fond d’illusion. À Partir du moment où émergent le sujet et l’autre-sujet, la créativité devient « volontaire », elle va pouvoir être portée par des motions pulsionnelles « subjectivées » et la question de l’introjection du processus créatif va pouvoir se déployer.
Créativité et création.
Créativité n’est pas création, la créativité est une potentialité, la création une réalisation, la créativité suppose une aptitude à la création, elle suppose que cette aptitude soit étayée par un environnement facilitateur la création suppose une mise en œuvre d’un processus de création qui suppose un Moi organisé et s’organisant dans la mobilisation des motions pulsionnelles nécessaires à l’entreprise.
Il ne faudrait pas penser pour autant que la création s’affranchie totalement de l’environnement, il est et restera indispensable au sujet encore pendant toute une partie du développement de l’introjection et de l’organisation pulsionnelle. Cependant entre créativité et création D.W.Winnicott introduit des formes intermédiaires qu’il faut évoquer pour finir. Il y a en effet deux domaines où la créativité débouche sur une forme de création, le rêve et le jeu.
Dans la mesure où le rêve donne forme « matérialisée » par le processus hallucinatoire aux processus psychiques, la créativité et le processus d’appropriation subjective qu’elle porte potentiellement, trouve une forme d’actualisation dans sa mise en œuvre. Il y a un « travail du rêve » comme Freud l’a toujours souligné et c’est bien un véritable « travail » de création qui suppose la mise en œuvre d’un ensemble de processus qui sont ceux de la symbolisation primaire. Le rêve fait passé de la matière brute de ce que Freud nomme « la matière première psychique », au scénario et à la valeur « poétique » et « rhétorique » du rêve (entendue au sens large) qui relèvent d’une construction relativement organisée susceptible d’être narrée à un autre-sujet et produisant des effets sur celui-ci. Le rêve agit, il agit sur le rêveur, mais il agit aussi sur celui à qui il s’adresse : c’est pourquoi D.W.Winnicott le place du côté de la réalité.
Mais le jeu aussi donne à la créativité potentielle une forme de réalisation dans la mesure où il est joué, mis en scène, « matérialisé » dans les objeux utilisés, ceci pour autant que le sujet y engage aussi le projet de mise en forme d’un pan de sa « matière première psychique » en mal de symbolisation et d’intégration.
Ainsi trois scènes de la créativité se profilent-elles dans l’œuvre de D.W.Winnicott, il y a d’abord l’enjeu de créativité dans la relation avec les« objets devenant autres-sujets », elle dépend beaucoup des réponses des objets impliqués et commande sans doute la qualité des deux autres, il y a ensuite la scène du jeu« seul en présence de l’objet » qui commence à s’affranchir du poids de la réponse de l’objet pour autant que celui-ci respecte suffisamment le processus du jeu, il y a enfin la scène du rêve qui s’affranchie complétement dans sa construction des objets-autres-sujets mais dont l’ombilic appelle néanmoins qu’il puisse être réintroduit dans la relation avec un autre.
[1] Je ne parle pas ici des formes de l’auto-sensualité qui elles peuvent se mettre en place d’emblée pour pallier les premières absences de l’objet ou de la satisfaction.