Symbolisation primaire

Symb primaire 13 C

COLLOQUE DU CRPPC 3-02-2012.

Pertinence du concept de symbolisation primaire.

R.Roussillon.

Les nouvelles explorations cliniques et l’extension du champ de la clinique psychanalytique qu’elles impliquent parfois, ouvrent la question de la pertinence d’une inflexion voire d’une mutation de certains de ses paradigmes. Il en va ainsi par exemple de l’insistance toujours plus grande mise sur la prise en compte de la sensorialité et même de la sensori-motricité dans nombre de problématiques cliniques et psychopathologiques, qui a conduit à interroger les conceptions en cours du travail de symbolisation pour essayer de cerner mieux les premières formes d’émergences de celles-ci.

Les cliniciens sont alors conduits à tenter de produire des concepts qui tentent de s’ajuster au mieux aux exigences auxquelles la clinique les confronte. Mais au bout d’un certain temps, et le « narcissisme des petites différences » produisant ses effets, celui qui cherche à se repérer parmi les divers apports se trouve confronté à une diversité qui provoque une menace de babélisation dans la mesure où les auteurs qui ont avancé de nouveaux concepts ne se sont pas toujours donnés la peine ni de les articuler avec ceux des autres, ni même de les inscrire dans le fond de la métapsychologie de référence : la métapsychologie freudienne.

Bien sûr ce n’est pas toujours possible et un certain nombre d’apports ne trouvent pas nécessairement dans le corpus conceptuel de Freud une place où loger leur originalité, et dans ce cas là il est bien compréhensible de proposer la création de nouveaux concepts ou de nouvelles notions. Mais dans un certain nombre de cas, le lecteur des divers travaux considérés reste avec l’impression à la fois que des auteurs différents ont proposés des appellations différentes pour décrire des processus pourtant proches ou de même famille, et qu’une place pouvait être trouvée pour leurs apports dans le corpus de base de la pensée psychanalytique.

Il me semble que c’est le cas pour ce qui concerne les formes primaires de la symbolisation et les propositions faites par divers auteurs depuis le milieu des années 70 pour affiner leur description et à leur théorisation. Mais pour qu’une place soit faite dans le corpus de la métapsychologie freudienne à leurs apports respectifs une réflexion sur certains aspects conflictuels de celle-ci s’avère être nécessaire, dans la mesure où on peut légitiment penser que ce sont ces conflits qui ont entravé leur intégration.

Afin de montrer l’intérêt et la pertinence qu’il y a à inscrire ces divers apports sous le concept générique de symbolisation primaire je suis ainsi conduit à reprendre certaines des questions qui traversent la pensée et la théorisation de Freud.

 

Le passage de la première à la seconde métapsychologie.

Pour faire sentir les enjeux de ces questions je partirais de la difficile question de ce qui contribue à contraindre Freud à passer de la première à la seconde métapsychologie (métapsychologie car la mutation va bien au delà d’une simple question de « topique » psychique).

Pour dire vite et aller à l’essentiel, la mutation conceptuelle en jeu dans ce passage est en lien direct avec un certain nombre de problèmes cliniques découverts ou formulés à propos des problématiques narcissiques et sans doute singulièrement de celle qui en est la forme archétypique : la mélancolie et ses diverses formes cliniques dans lesquelles l’identité semble être mise en difficulté autour d’un trouble dans la différenciation moi/ non moi ou moi/objet. Quand « l’ombre de l’objet tombe sur le moi » comme Freud l’avance en 1915, c’est, en effet, tout le rapport du moi à lui même qui en subit l’impact et le trouble.

Pour tenter de répondre à cet « os clinique » sur lequel bute la pratique psychanalytique, Freud en vient à proposer deux modifications majeures de son corpus théorique, l’un, le concept de contrainte ou de compulsion à la répétition, est bien connu, ou paraît bien connu, il a été beaucoup travaillé, l’autre, le dégagement de différents niveaux de symbolisation est moins manifeste et moins bien exploré.

J’écrivais que le concept de compulsion à la répétition « paraît » bien connu dans la mesure où je trouve que la plupart des auteurs qui se sont penchés sur son sens n’ont pas intégré la totalité des propositions de Freud qui le concerne. Reprenons.

En 1920 Freud souligne la présence incontestable de processus qui semblent se situer « au delà du principe du plaisir », c.-à-d. qui semblent ne pas lui être soumis. Dès lors s’ouvre la question du sens de cette répétition d’expériences « n’ayant pas entraîné de satisfaction ni sur le moment ni dans leur répétition » et diverses hypothèses vont être avancées pour tenter à la fois d’en rendre compte et en même temps de sauver ce qui peut l’être du principe fondamental du plaisir /déplaisir, dans la mesure où il couvre quand même une part importante du fonctionnement psychique.

Reprendre ici l’historique de cette question nous conduirait trop loin et surtout nous éloignerait de l’essentiel de notre propos[1], je m’en tiendrai surtout au relevé de ce qui semble être le dernier énoncé de Freud sur la question, celui qui est trop souvent oublié.

Dans les petites notes qu’il rédige lors de son exil terminal à Londres Freud revient sur la question de la répétition, il ne rappelle alors ni la pulsion de mort ni la destructivité, souvent évoquées antérieurement, il souligne par contre deux particularités des répétitions liées entre elles. D’une part il souligne que ce sont les expériences « les plus précoces » qui semblent le plus être soumises à la répétition et d’autre part il propose une hypothèse pour en rendre compte, il évoque alors la « faiblesse de la synthèse » du sujet lors de la survenue de ces expériences précoces. Il a, peu de temps avant, précisé ce qu’il fallait entendre par « expériences précoces » en soulignant, dans Construction en analyse, l’impact des expériences précédant l’apparition du langage verbal « à une époque ou l’enfant ne savait pas ou savait à peine parler ».

Freud insiste donc à la fois sur le fait que la répétition est liée à la non intégration des expériences subjectives précoces, et donc que la répétition exprime une forme de compulsion à l’intégration –et donc à la symbolisation (R.Roussillon 1991,1995), et que par ailleurs, ce qu’il a déjà souligné de diverses manières, le langage verbal apparaît comme le grand processus d’intégration psychique.

Mais il ouvre aussi une grande question qui est sans doute l’une des questions clés de nos recherches cliniques actuelles : quel est le devenir des expériences précédant l’apparition du langage verbal ? Et, question corollaire, à quelles conditions ces expériences peuvent-elles s’inscrire secondairement dans le langage verbal et être ainsi potentiellement intégrées après-coup.

J’avance ici une hypothèse qui va me servir d’introduction pour ouvrir l’autre grande mutation impliquée dans le « tournant de 1920 » : pour s’inscrire après coup dans les formes du langage verbal les expériences précoces doivent s’inscrire dans des formes pré ou non verbales de langage.

La question devient alors celle des conditions pour qu’une expérience précoce puisse « devenir langage » au sein des relations primitives qui relient l’infans à son environnement premier. Nous reviendrons plus loin plus en détail sur cette question cruciale, mais pour l’instant il nous faut examiner la question des niveaux de symbolisation telle qu’elle émerge en 1923.

 

La question des inscriptions et traces de l’expérience.

Pour bien comprendre ce qui fait que la seconde métapsychologie implique plusieurs niveaux de symbolisation il faut partir de la question de l’inscription et des traces de l’expérience subjective. La symbolisation ne relie pas en effet l’objet à sa représentation, elle relie des représentations ou des traces psychiques de l’objet entre elles. Et selon le nombre et le type de trace nous pouvons concevoir divers niveaux de symbolisation.

La première apparition de la question de l’enregistrement et des traces de l’expérience subjective apparaît chez Freud dans la fameuse lettre du 6 décembre 1896, dite, dans l’ancienne nomenclature, « lettre 52 ». Dans cette lettre Freud propose l’idée selon laquelle la mémoire est présente plusieurs fois et en divers types d’enregistrements. Il y a d’abord ce qu’il nomme « trace mnésique perceptive » et qu’il note TMp qui correspond à l’inscription psychique des traces de perception et à leur mise en mémoire. Il y a ensuite une trace dont Freud dit qu’elle est « conceptuelle » et qui correspond aux représentations de choses (ou représentation-chose, sous forme de chose comme dans le rêve) et qu’il inscrit dans l’inconscient. Enfin une représentation en représentation de mot préconsciente. S’il y a trois traces il y a nécessairement deux processus pour passer de l’une à l’autre, deux processus de transformation et, dans la mesure où il s’agit de trace de représentation, deux processus de production de ces traces et donc de symbolisation.

Le problème va venir du fait que dans un premier temps Freud conçoit le passage des traces mnésiques perceptives aux représentations de chose comme le simple produit d’une réduction de la quantité d’investissement. À pleine charge d’investissement l’investissement de la trace mnésique produit une « identité de perception » c.-à-d. une activation hallucinatoire. Quand la charge est restreinte, ou que le processus est cantonné dans l’espace psychique interne, comme par l’enveloppe du rêve par exemple, par contre l’activation de la trace mnésique ne produit qu’une simple représentation : la représentation de chose. Donc le premier processus n’est qu’une simple réduction de quantité, un effet du deuil de « l’identité de perception » au profit d’une simple « identité de pensée ». Le premier processus de symbolisation est donc dans cette conception « purement quantitatif ». Ce qui a embarqué une partie de la réflexion clinique du côté de la question de la réduction des quantités, – le pare excitation – et du côté de l’endurance et du masochisme quand la réduction des quantités a été pensée comme processus de liaison.

Avant d’examiner ce qui a produit une évolution dans ce premier modèle il faut souligner l’existence d’un modèle alternatif chez Freud présent dès l’origine. Dans l’espace du rêve, espace « encadré » voire « enveloppé » comme on le théorise maintenant, l’activation est hallucinatoire mais le passage des traces de l’expérience subjective – « sur lesquelles je n’avais jeté qu’un coup d’œil dans la journée » note Freud en 1895 – à la représentation onirique nécessite un « travail du rêve » qui n’est pas de l’ordre d’une réduction quantitative, le rêve n’en pas besoin car il suppose un processus hallucinatoire, mais d’un travail de transformation, de déguisement en d’autre termes d’un travail de figuration (prise en compte de la figurabilité, des exigences de la présentation psychique : la « Darstellung »), un travail de symbolisation. Pour rêver le rêve il faut effectuer un travail psychique et les aléas et échecs de la fonction onirique relèvent de l’échec ou de l’insuffisance de ce travail psychique : ce travail psychique est un travail de symbolisation « primaire », c.-à-d. d’inscription au sein du « système primaire ». Le rêve rêvé est ensuite éventuellement « raconté » il est alors transféré dans des représentations de mots : un travail d’inscription et de traduction dans le « système secondaire », donc de symbolisation « secondaire » est donc requis.

Il y a donc un double modèle chez Freud, un modèle dans lequel le seul travail psychique pendant l’état diurne, est un travail de « domptage de la pulsion », et un modèle nocturne, modèle de l’activité de rêve qui n’a pas besoin d’une pulsion domptée mais qui exige par contre un travail psychique de transformation, de transposition qualitatif et symbolique. Dans le relevé des processus de ce dernier Freud souligne quelques processus essentiels, « déplacement, condensation, surdétermination, figurabilité etc. ». Nous verrons que c’est là que le travail de théorisation va devoir être poursuivi et complété.

Le modèle « diurne » d’un processus fondé sur le domptage de la pulsion va se maintenir jusque en 1915 où l’on trouve encore Freud, dans les Essais de métapsychologie, encore aux prises avec ce qu’il nomme alors la question de « la double inscription » à se demander si les inscriptions restent dans le système dont elles sont issues et se lient entre elles, ou si elles se déplacent d’un système à l’autre.

Mais un ferment dialectique et une difficulté clinique travaillent Freud, j’ai pu faire l’hypothèse[2] que c’était là la difficulté qui allait mettre en crise la métapsychologie et conduire Freud à en penser l’évolution nécessaire : la question du deuil et de la mélancolie. La mélancolie implique en effet une forme de circularité paradoxale : pour faire le deuil de l’objet il faut pouvoir le symboliser et en conserver une représentation interne, mais pour pouvoir le symboliser il faut en avoir fait le deuil.

La représentation est en effet alors considérée comme représentation de l’objet absent, représentation d’un objet accepté absent, d’un objet que l’on ne cherche pas à tout prix à rendre présent selon le modèle de « l’identité de perception » – hallucinatoire -, elle est « symbolisation de l’objet absent ». Tout le problème résulte d’une clinique dans laquelle l’absence de l’objet n’est pas acceptée, pas acceptable, d’une clinique dans laquelle la compulsion de répétition commence à devenir repérable et avec elle l’impasse narcissique de la mélancolie.

Et dès lors surgit la question des conditions requises pour que le sujet accepte l’absence de l’objet et accepte de s’engager dans le palliatif et la consolation de sa représentation interne. C’est là que le paradoxe apparaît. Pour accepter que l’objet soit absent, simplement absent sans que son absence de la perception ne produise un arrachement de l’être, il faut que le sujet dispose d’une représentation interne de l’objet, que l’objet reste intérieurement présent, et qu’il n’ait qu’à « décoller » la représentation interne de la perception de l’objet.

Pour sortir du paradoxe il faut alors faire l’hypothèse que la symbolisation qui rend l’absence de l’objet tolérable, n’est pas la même que celle qui est rendu possible par l’absence de l’objet. Il faut faire l’hypothèse qu’il y a un aussi mode de symbolisation qui se produit « en présence de l’objet » et non seulement en son absence, un mode de symbolisation qui symbolise le mode de présence de l’objet et le mode de rencontre qui se met en place dans cette présence. Il y a des modes de langage fondés sur la présence, qui impose la présence pour s’établir et qui sont à l’origine de modes de symbolisation fondés sur la présence, comme par exemple les modes de langage non verbaux.

Le modèle du rêve d’un travail de symbolisation primaire nocturne doit donc dès lors être complété par le modèle d’une forme de symbolisation primaire diurne et en présence de l’objet, portant sur le mode de présence de l’objet.

 

Développements post-freudiens.

C’est bien à partir si ce n’est de la mélancolie elle-même considérée comme modèle par excellence des « névroses narcissiques », du moins de la clinique des souffrances narcissiques qui lui sont apparentées, que la suite de l’histoire va s’écrire. Dans les années 70 une série d’auteurs principalement en France[3], s’affrontant tantôt à la question de la psychose ou à celle des fonctionnements dits limites, tantôt à la clinique des bébés, va proposer des concepts qui, sans nécessairement s’articuler directement et de manière délibérée aux questions que je viens de relever, vont permettre de prolonger l’exploration des formes primaires de la symbolisation. Citons les plus connus, P.Aulagnier et le concept de « pictogramme », D.Anzieu et celui de « signifiants formels », auquel T.Nathan préfère l’appellation de « contenants formels », M.Pinol-Douriez et les « proto-représentations » ou encore G Rosolato et les « signifiants de démarcation ».

Je ne peux, dans les limites de ma présentation, reprendre le détail des propositions respectives de ces divers auteurs, je me bornerai à extraire d’abord quelques caractéristiques qui me semblent leur être communes.

Ma première remarque portera sur les fait que sous des appellations diverses, et qui sont celles en cours à l’époque de leur formulation, les différents auteurs décrivent des processus de transformation ce qui inscrit leurs propositions de fait au sein d’une métapsychologie des processus psychiques. Il me paraît important de souligner qu’il s’agit de processus de transformation car les processus décrits, c’est très net chez P.Aulagnier mais c’est aussi présent chez D.Anzieu qui ont produit les travaux les plus conséquents, sont des processus de subjectivation, d’appropriation subjective : les processus décrits représentent des formes de la transformation nécessaire pour rendre possible l’appropriation subjective.

Ensuite il me semble que les processus décrits présentent tous un ancrage important dans la sensori-motricité, ils s’étayent sur le corps de la sensorialité et mettent en scène un mouvement et c’est bien ce qui leur confère la valeur d’un processus.

Enfin les divers auteurs décrivent des processus intrapsychiques ou intrasubjectifs, tout en soulignant combien ceux-ci sont dépendants de conditions d’environnement. Mais là encore l’époque de leur mise au point n’est pas ralliée à l’approche intersubjective (ou interpsychique pour ceux qui préfèrent) et la place des réponses des objets autre-sujets, si elle est notée, n’est pas fondamentalement intégrée dans la description métapsychologique.

Ces quelques remarques me semblent offrir un tremplin pour prolonger leurs apports et les inscrire plus résolument dans le corpus de la métapsychologie de Freud.

Pour cela je partirai de deux remarques de Freud.

Je tire la première des premières pages de Psychologie des masses et analyse du Moi dans lesquelles Freud aborde la question, longtemps différée dans son œuvre, de l’impact et de l’influence d’un sujet sur un autre sujet. Il avance alors que la psychologie est d’abord et d’emblée une « psychologie sociale », c’est à dire une psychologie dans laquelle, sauf en de rares occasions[4] comme celle de la situation psychanalytique, on ne peut penser le sujet humain indépendamment de sa relation avec les autres-sujets « investis » qui peuplent son environnement actuel ou historique. La psychologie clinique psychanalytique est aussi une psychologie de la rencontre, une psychologie de l’action d’un sujet sur un autre sujet, et ceci, dès, et peut être surtout à, l’origine.

La seconde est d’évocation fréquente chez Freud qui aime à reprendre la phrase de John Locke (1689) selon laquelle « rien n’est dans la pensée qui ne fut d’abord dans les sens »[5]. Freud ne cite jamais à ma connaissance le prolongement que Gottfried Leibniz a proposé en 1765[6] et dans lequel l’auteur ajoute une nuance de poids «  si ce n’est l’entendement lui même ». Ceci est dans doute lié au fait que sa position à cet égard est plus complexe. Si bien sûr Freud ne croit pas que l’entendement est « dans les sens », par contre ses réflexions de 1913[7] sur l’animisme le conduisent à penser que la saisie des processus psychiques passe, par contre, par leur projection animique dans le monde. Les processus psychiques ont aussi besoin de « passer par les sens » pour être représentables et appropriables par le sujet.

Signifiants formels, symbolisation primaire et travail du rêve.

L’hypothèse que je propose peut alors s’énoncer ainsi : les premiers processus de transformation, donc les processus de ce que j’ai proposé de nommer dès 1991 « symbolisation primaire », doivent, pour être appropriés, à la fois s’étayer sur la sensorialité et être inscrits, reconnus et validés dans la relation avec un objet significatif de la première enfance.

Ainsi les pictogrammes et autres signifiants formels ou contenants formels doivent s’inscrire dans les premières formes d’échanges entre l’infans et son environnement premier pour s’inscrire au sein des formes de la symbolisation primaire. Ils doivent s’inscrire et participer aux formes premières de langage non verbal qui se crée progressivement entre bébé et environnement.

D.Stern (1983), décrit des séquences d’interactions entre mère et bébé dans lesquelles la mère « échoïse » de manière transmodale des mouvements du bébé il relève ainsi, sans le savoir, des formes motrices de signifiants formels.

Au sein de ce que j’ai proposé de nommer « accordage esthésique » et dans lesquels mère et bébé s’accordent autour d’une forme « en double » de sensations corporelles (le bébé fait la grimace en goûtant un peu de terre et la mère a, en écho une mimique de dégoût accompagnée d’un « bahh pas bon ») ou autour d’un mouvement moteur (par exemple d’infans tape de la main sur une surface à la suite d’un bruit de claquement entendu, la mère « échoïse ce geste en faisant avec la bouche un bruit de même rythme et de même intensité, figure transmodale du geste du bébé), s’échoïsent de simples sensations mais aussi des processus de transformations du type de ceux décrits par D.Anzieu sous le nom de signifiants formels.

Mais l’exploration clinique contemporaine invite à prolonger les propositions d’Anzieu ou d’Aulagnier en intégrant, dans les formes décrites dans l’univers intrapsychique, la place et la réponse de l’objet.

Je m’explique par un exemple.

D.Anzieu décrit un signifiant formel du type un objet s’éloigne puis revient sur lui même, ce peut être par exemple une figure au sein d’un rêve, ou encore une pure sensation corporelle, une impression. Un enfant autiste pourra « scénariser » et « raconter » un tel processus à l’aide d’une stéréotypie de la main dans laquelle celle-ci s’éloigne puis revient sur elle même vers son visage.

Si l’on fait l’hypothèse que ce processus tente de symboliser un mode de rencontre avec l’objet, un mode de présence de l’objet on peut décomposer ce mouvement de la mère manière que Freud « analyse » (1909) une mimique hystérique dans laquelle il décompose la pantomime à laquelle s’adonne sa patiente en une représentation de la gestuelle d’une femme qui tente de transmettre l’expérience d’un viol. Une partie du corps de la femme, la partie droite la main et le bras droit par exemple, « montre » le geste d’un homme qui tente d’arracher ses vêtements, (« une partie est arrachée ») tandis qu’une autre partie du corps, le bras gauche, tente de retenir les vêtements, (« une partie est conservée, protégée ») la partie gauche qui représente la femme cherchant à se défendre de l’agression.

Si l’on applique ce type de décomposition à la stéréotypie évoquée plus haut, on peut reconstruire la saynète suivante : un élan du bébé vers sa mère, la main s’éloigne vers la mère, – « un objet s’éloigne » -, mais ne rencontre pas l’objet, par exemple absent, non disponible, ou fuyant, et rebrousse chemin en route. Le signifiant formel se trouve alors inscrit au sein d’une scène qui raconte un moment d’interaction, qui « symbolise » l’histoire de l’échec de la rencontre avec l’objet maternel.

Intérêt de l’écoute de la symbolisation primaire dans le travail en clinique psychanalytique.

Il me reste, pour conclure à essayer l’expliciter l’intérêt clinique du concept de symbolisation primaire et d’explorer comment il se dialectise dans la cure avec les formes plus habituelles de travail psychanalytique.

Voici pour cela une séquence clinique tirée de la cure de psychanalyse d’un homme qui présente un trouble identitaire important et qui permet de prolonger ces premières remarques.

Mr M vient me voir à la suite de la déception de constater que le symptôme qui l’avait conduit vers l’analyse voici près de 50 ans était toujours présent et n’avait pas évolué malgré de nombreuses cures de psychothérapie et psychanalyse. Il avait consulté à l’origine en proie à des difficultés scolaires d’inhibition et de blocage dans toute situation de type « examen ». Sa pensée se bloque, il n’est plus capable alors de se concentrer, ni de faire valoir tout ce qu’il sait. Dans sa vie professionnelle il a « contourné » l’obstacle des études en devenant « inventeur » et en montant sa propre entreprise spécialisée dans tous les systèmes de connexion et de jointure. Il a vendu son entreprise et au moment de sa prise de retraite, fortune faite, il décide de voyager, d’apprendre l’Italien et c’est là, pendant les cours, qu’il « découvre » que le symptôme de départ est toujours présent.

Il vient me voir « en dernier recours » et après avoir lu mes livres (il lit beaucoup de psychanalyse). Pendant les premiers entretiens apparaît qu’il est « hors sujet », formule venue pour dire sa peur de ne pas me dire ce qu’il faut et que j’ai repris, au sens fort d’une difficulté majeure à être sujet, le « devenir sujet » apparaissant alors comme l’enjeu central de la cure.

Les traitements psy ayant été nombreux et peu fructueux à ce qu’il m’a dit, je lui ai d’abord proposé « un traitement à l’essai » de quelques mois en face à face, pour explorer ma possibilité de lui apporter quelque chose. Puis au bout de deux mois après avoir fait le point avec lui et au constat, qu’à la différence des traitements antérieurs, « ici ça marche », nous engageons une cure d’une puis deux puis trois et quatre séances par semaine au fur et à mesure que j’ai des horaires qui se libèrent.

Il apparaît très vite comme d’une grande intelligence, très inventif, les séances et son associativité sont accompagnées d’une certaine hypomanie, il parle très vite, fait beaucoup de « coq à l’âne », part souvent (et me « noie ») dans de minutieuses et interminables descriptions des problèmes de « jonction » sur lesquels il s’est spécialisé, des machines nécessaires pour faires ces jointures, de sa stratégie de « récup » pour pas payer cher ni le matériau nécessaire ni les machines-outils dont il a besoin. Il a consacré sa vie à inventer des moyens de « faire tenir ensemble » des objets, des objets de toute sorte et au moindre coût. (Je mettrais du temps à comprendre que ces évocations représentent « sa solution » au caractère rigide de son environnement premier et aux ruptures de lien qui ont égrenées son histoire précoce).

Pendant tout un temps de la cure, en face à face, il a parlé « dans le vide », persuadé que je ne comprenais rien, voire que je n’écoutais pas, en congruence avec le courant de son expérience relationnelle historique marquée par un sentiment d’échec de la rencontre avec l’autre. Il a l’impression de me « perdre » au sein de son flot associatif, d’être « hors sujet », ce qui se laisse alors entendre en lien avec un certain mode de fonctionnement « en faux self ».

Comme il fait l’expérience répétée pendant des mois de mon effort pour ajuster mon écoute à sa quête associative, petit à petit cette impression se modifie, il commence à avoir le sentiment de ma présence et d’une rencontre avec moi pendant les séances.

Voici une séquence au retour de vacances où le travail des signifiants formels et le travail avec les signifiants formels sont rendus sensibles par le processus analytique.

Il commence la séance en évoquant la représentation d’un bébé dans son berceau qui entend sa mère venir voir s’il dort, sans se montrer, en restant à l’arrière du berceau, le bébé qui ne dort pas se tord dans tous les sens pour essayer de la voir (il mime la scène).

Puis, après un temps, « Il a fait des rêves qui montrent qu’il va mieux.

Rêve1. Il y a deux moitiés qui se rejoignent. (premier signifiant formel). Il commente : « d’habitude ça ne se rejoint pas chez lui ». « Ça c’est bien, ça montre qu’il va mieux, d’ailleurs il le sent bien et c’est pour ça qu’il veut continuer. Ça s’éclaircit en lui. Au fond de lui c’est comme un marais aux eaux qui stagnent avec des bulles de méthane coincées au fond. Là les bulles se décoincent et elles éclatent à la surface et ça soulage (autre signifiant formel : une bulle remonte à la surface et éclate), ça n’est pas agréable mais ça soulage, c’est agréable que ça soulage. Ses intestins vont mieux aussi, là aussi les gaz (il rit d’un rire gras), les gaz pfuit … (il mime en touchant son ventre, en se prenant le ventre avec les deux mains). Non ça va mieux les gaz sortent ça fait moins mal ça soulage ».

Il a fait un autre rêve.

Rêve 2. « Il y a comme une luge, deux parties s’emboîtent ( autre signifiant formel) et ça fait comme une luge, il monte sur la luge et glisse. Mais au bout d’un certain temps, il arrête la luge et il peut remonter, revenir en arrière.

Là ça montre aussi qu’il va mieux autrement, avant, le bébé glisse (il montre qu’il glisse des bras) et ça ne s’arrête pas, jamais, là il a pu remonter, revenir en arrière, ça c’est un signe.

Divers signifiants formels sont présents dans cette séquence.

« Deux parties se rejoignent », du premier rêve, est un signifiant formel même si c’est un signifiant formel « positif » et qu’Anzieu a surtout décrit des signifiants formels qui accompagnent les mouvements pathologiques. C’est un signifiant formel de « symbolisation primaire », une forme rêvée de la rencontre, du « mettre ensemble » du sumbolon des grecs. Les processus de la symbolisation, comme nous l’avons évoqué plus haut, peuvent aussi être représentés sous forme de signifiants formels. Mais on notera ici que la scénarisation dans le rêve est minimum, il n’y a pas de sujet ni d’objet, seulement un mouvement une action. J’avais en tête pendant cette séance, qu’il s’agissait bien sûr d’une séance de retour après les vacances, et que d’une certaine façon le rêve mettait aussi en scène « notre retrouvaille » : « deux moitiés se rejoignent ».

Puis une impression corporelle est évoquée en association et traduite dans un autre signifiant formel : « une bulle remonte à la surface et éclate ». Il est repris dans l’onomatopée « pfuit » qui met en scène dans le langage verbal le mouvement de l’impression corporelle. C’est un signifiant formel « d’abréaction », de décharge, lié à l’éprouvé de satisfaction, mais aussi la mise en forme d’un retour d’expériences subjectives « coincées » dans les fonds de la psyché et qui remontent à la surface psychique dans un processus auto-représentatif du processus psychique de « retour du refoulé ou du clivé » et qui viennent « se mêler à la conversation » (Freud 1994) et complexifier progressivement le travail de construction psychique en cours. Ce qui va être plus manifeste dans le second rêve.

Dans le second rêve deux signifiants formels sont présents, il y a « deux planches s’assemblent » qui est de même forme que celui du premier rêve, et « ça glisse ». Mais le rêve combine les deux signifiants formels, ajoute un sujet, et la présence d’un sujet rend possible un contrôle de la « glisse » du signifiant formel et du processus qu’il met en forme, la construction et la complexification psychique se poursuit.

Le premier rêve et le premier signifiant formel, le premier processus formel, appelle un travail de scénarisation pour faire apparaître qu’il « raconte » qu’une rencontre, fruit du travail accompli avec moi pendant les mois qui ont précédé le rêve, est maintenant possible. En introduisant, selon la méthode de construction proposée plus haut, sujet et objet, j’aurais pu dire si j’en avais senti le besoin : « maintenant vous pouvez me rencontrer et nous pouvons nous rejoindre et nous retrouver au retour des vacances ». J’aurais pu « scénariser » le signifiant formel, le contextualiser et ainsi l’inscrire au sein d’une représentation, d’un scénario, de « retrouvailles possibles après l’absence ». Mais je n’ai pas senti le besoin d’une telle intervention, et d’ailleurs je n’en aurais pas eu le temps si j’en avais senti le besoin, car arrive aussitôt le second rêve qui complexifie la scène.

Le second rêve reprend la réunion des deux parties, mais construit, à l’aide d’un autre signifiant formel, une scène plus complexe où le sujet apparaît. « Ça glisse » met en scène une menace de chute interminable (« avant ça ne s’arrêtait pas »), chute liée à la séparation, au vécu d’abandon, de laisser tomber, ou plus exactement de laisser glisser, selon un schème fréquent chez lui, mais arrêtée en route par le fait qu’un sujet « prend les commandes », s’accroche, et cesse de « laisser glisser » contrairement à ce qui se produisait habituellement. Un processus réflexif émerge alors et forme une boucle de retour, de reprise.

Reprenons la suite de la séquence.

« Il y a aussi un autre rêve mais là il sait pas comment l’interpréter.

Il faut arriver à relier ensemble des fils torsadés mais coupés (il mime la torsade du fil et montre que les torsades du premier sont décalées par rapport à celles de l’autre moitié du fils, décalé d’un quart), il accepte d’essayer de le faire. (Je suspecte un autre signifiant formel mais je ne comprends pas lequel).

Il fait alors les commentaires suivant : « on peut pas relier des fils comme ça (il montre le décalage d’un quart avec les mains à plat) à cause de la torsade (il montre la torsade avec un geste des mains) il faut relier brin par brin. Il faut enlever la torsade, aplatir (il montre tout cela du geste, il « enlève » la torsade, « aplatît » le fil et mime la superposition des deux fils aplatis qu’il juxtapose »). On peut pas les relier en tout cas de manière rentable, ça coute trop cher, pour mon atelier-taudis de l’époque », (et il part dans des explications techniques complexes sur les outils, les machines nécessaires, cela dure pas mal de temps et je suis un peu perdu).

Je pense à la torsade qu’il me montre et je fais le lien avec ce qu’il m’a montré du bébé au début de la séance où il avait mimé un bébé dans son berceau qui se tord pour essayer d’apercevoir sa mère rentrée subrepticement dans la pièce par derrière. Je lui dis alors (avec un certain mime aussi) que les bébés se tournent vers la source d’investissement. Comme les tournesols qui suivent le soleil. Alors ils peuvent se tordre pour rester en contact avec la mère, faire une torsade. Mais le lien est difficile quand la torsion est trop grande et ça peut rompre. (Donc je tente de déplier le signifiant formel en faisant apparaître un sujet et la réponse de l’objet). Ici le signifiant formel impliqué serait alors moins celui de la rencontre que celui de la rupture, de la « casse » (« ça se tord et ça casse »), il est implicite à sa description et c’est moi qui l’introduit comme expérience historique en le contextualisant et le scénarisant. On peut aussi souligner que le processus de remise en lien – le défi du rêve – ne peut s’effectuer que « brin par brin », partie par partie. Ce qui annonce aussi ce qu’il met « au programme » des séances à venir après le retour des vacances. Si « ça s’est rejoint » ça ne se rejoint que partiellement et le travail n’est pas terminé.

L’intérêt d’une telle séquence est qu’elle permet d’articuler les signifiants formels et le travail du rêve, qu’elle permet d’inscrire l’exploration clinique des signifiants formels au sein d’un travail psychanalytique plus traditionnel et déjà bien balisé.

Dans l’exemple que je viens de donner le point de départ est l’émergence d’un signifiant formel et le travail du rêve ou, à défaut le travail du clinicien, va être de construire une scène autour du signifiant formel, mettant en rapport un sujet et un objet au sein d’un contexte, et susceptible de s’inscrire dans une forme narrative adressée et signifiante.

Il est parfois nécessaire d’effectuer le travail inverse et d’extraire au sein d’une chaîne associative le signifiant formel qui l’organise en sous main. Je me souviens d’un texte dans lequel S.Leclaire met en évidence chez son patient la présence de ce qu’il appelle « la lettre », sous la forme du signifiant verbal « pordjelli » qu’il retrouve dans diverses chaînes associatives de son patient. Dans la cure d’une jeune femme, et au sein d’une conjoncture transférentielle marquée par un vécu de déception répétée dans diverses situations de « main tendue » vers l’autre, sans réponse satisfaisante, c’est l’émergence du processus formel « une main se tend vers un objet qui se retire » qui apparu comme la meilleure mise en forme de la séquence clinique engagée.

Je reprends le fil rouge de la cure de Mr M évoquée plus haut, pour explorer un autre aspect de la symbolisation primaire. La présentation des séances du début de l’année, a portée sur une écoute de la symbolisation primaire à l’œuvre en particulier à partir des signifiants formels apparaissant dans les rêves et associations du patient

Je présenterais maintenant un autre matériel clinique centré cette fois sur un autre aspect de la symbolisation primaire : une forme singulière du médium malléable considéré comme la représentation-chose (donc une forme de symbolisation primaire) du processus de symbolisation. Pour bien permettre de comprendre le type de travail effectué et l’articulation de la prise en compte de la symbolisation primaire et son articulation avec le travail psychanalytique plus classique je suis obligé de contextualiser la séquence clinique que je souhaite évoquer.

Les dernières séances avant celles que je vais évoquer ont été marquées par de nombreuses associations du patient sur sa manière de se nourrir et en particulier le fait qu’il mange beaucoup et qu’il se sent toujours obligé de tout finir quitte à s’en rendre malade et mettre beaucoup de temps pour digérer : en particulier il mange des salades entières d’une forme de chicorée « amère » très forte et qu’il trouve chez un agriculteur qui lui « réserve ».

Ces habitudes alimentaires ont été mises progressivement en lien avec les repas « amers » de son enfance et l’attitude de son père. Celui-ci était souvent un peu éméché et piquait d’importantes colères à table, parfois contre la nourriture (trop chiche car la mère tentait de faire des économies du fait qu’une partie importante de la paye du père – ingénieur- passait dans l’achat de son matériel privé pour son atelier d’inventeur) mais aussi contre les Allemands (contexte infantile de la dernière guerre mondiale) voire contre plus ou moins tout le monde y compris les enfants qui sont à table. Reproches contre les enfants sans contenus précis (car ils sont de toute façon terrorisés par leur père, voire par leur mère et qu’ils n’ont pas la parole à table) « à la cantonade », reproches « planant » au dessus de leurs têtes.

Dans ce contexte, l’attitude du patient était globalement une forme d’évitement, il se concentrait sur la nourriture et mangeait, mangeait beaucoup, finissait les plats en tentant ainsi de se détourner de la scène des violences verbales paternelles qui se déroulaient à table. Forme de tentative désespérée pour métaboliser « l’amère » de la situation, pour tenter de la digérer fut-ce au détriment de son appareil digestif.

La question des colères du père et de son attitude en réaction a donc été au centre des dernières séances. Voici le verbatim des séances.

« Il a repensé à ce qui a été dit en séance par rapport aux colères de son père, il est d’accord il a plein de souvenirs des colères de son père qui lui sont revenus, toujours à table …

Il a aussi pensé à de nombreux liens entre ce qu’il fait ou a fait et ce que faisait son père, dans les activités professionnelles, il allait dans son atelier, il n’avait pas le droit de faire, mais il regardait son père faire ses expériences (le père aussi tentait d’inventer des systèmes techniques).

Progressivement au cours de la séance il se met en colère contre lui-même pour les diverses inventions qu’il s’est fait voler : il évoque en détail une invention d’un système de blocage pour des tuyaux de gaz ( cf. les problèmes digestifs évoqués plus haut !). Il suffisait d’une torsion du tuyau pour qu’il se bloque, mais aussi pour le débloquer (il explique tout ça en détail et en particulier comment il n’avait pas pensé à souligner dans le brevet déposé, qu’il ne pouvait pas y avoir de torsion sur plusieurs mètres – (je ne comprends pas tout car il mêle à ses explications des invectives contre lui, des gestes, passe très vite d’une idée à une autre, je suis pris par des associations sur la torsion et le tuyau-boyau en lien avec ses problèmes de digestion).

Mais surtout il est en colère contre lui à cause d’une nouvelle qu’il vient d’apprendre concernant un brevet qu’il a déposé voici dix huit mois (avant donc le début de la reprise d’analyse avec moi). Là encore il rentre dans des explications compliquées dans lesquelles je finis par comprendre qu’il a rendu un brevet incomplet, en particulier il n’a pas fait valoir que le système qu’il a inventé possède la propriété de se replier (double système de tréfilage et de toronnage  d’après ce que je comprends) et de ce qui permet de s’en servir pour le cerclage.

Il a fait valoir le faible poids du produit qu’il a inventé (plus de cinq fois moins lourd, les qualités de résistances de celui-ci etc.). Mais toutes ces qualités n’ont de sens que parce qu’on peut le replier et s’en servir pour cercler des tuyaux et faire tenir des pièces entre elles. Il avait écris cela au crayon mais il a oublié de l’inscrire dans la forme définitive. Je donne ces détails volontairement pour faire sentir le climat particulier des séances et comment le matériel « primaire » vient dans le contexte, toujours mêlé à du matériel plutôt plus habituel, par exemple ici le lien avec l’interdit paternel d’aller dans l’atelier.

Les agents suisses du service des brevets lui ont fait remarquer cet oubli et ont posé plein de questions. Son avocat lui a dit qu’il fallait refaire un brevet (il m’explique pourquoi la nécessité d’un avocat pour ce genre d’affaire) mais ça coûtait 2700 euros et lui s’est dit que les réponses aux questions suffiraient, pour faire des économies, l’avocat lui avait bien dit, mais il n’a pas écouté. Ce qui compte c’est ce qu’il y a dans la rédaction du brevet, et le sien, sans les précisions, est déclaré « non pertinent » et donc il a été publié et tout le monde peut en profiter, et il suffit que quelqu’un pense à le replier pour que son invention lui soit volée.

La question de sa créativité est donc au centre de la séance et avec elle comment le « trouvé » exproprie le créé.

Il est dans une très violente colère contre lui, se demande pourquoi il s’acharne sur cette invention qu’il a fait voilà au moins 20 ans. J’éprouve le besoin sans trop savoir pourquoi de « sauver » son invention. J’explore la manière dont il peut sauver les choses, comme le brevet n’a été publié que depuis trois semaines et qu’il a la possibilité de déposer un nouveau brevet dès demain (c’est la date de dépôt qui fait autorité) il lui suffit d’envoyer la version corrigée de son brevet pour qu’il récupère le coup. Il se met en colère contre moi, « pour quelqu’un comme vous c’est possible mais moi le branquignole … » et la colère se retourne de nouveau contre lui.

RR. Vous êtes en colère contre vous comme votre père pouvait l’être.

Mon intervention le calme en partie. Il reprend le fait qu’il avait écrit au crayon la partie qui concernait le fait qu’on pouvait replier le type de produit métallique (acier inox tréfilé et toronné) qu’il avait conçu. Pourquoi il a oublié cela ?

RR Vous avez parlé des colères de votre père au début de la séance, vous semblez être en colère contre vous comme il était en colère contre vous, peut être parce que cette question de se plier était difficile pour vous, face aux colères de votre père vous deviez aussi vous plier, mais en même temps vous deviez avoir une envie de révolte en vous.

« Alors ça c’est génial … oui ça doit être ça, c’est ça … lui il s’est toujours plié, plié à tout, oui la révolte ça doit être ça ».

La séance est terminée, en sortant il me dit sur le pas de la porte « Lacan aurait dit : ça fait mille euros ». (Allusion au fait que, selon lui Lacan faisait payer un prix différent selon la qualité de la séance).

En sortant de la séance, je me demande pourquoi je tenais tant à protéger son invention. Il me revient à la pensée que pendant qu’il expliquait son invention je regardais ses mains et je me suis dit qu’il jouait, que c’était son jeu ses inventions et les modifications qu’il faisait subir au métal pour le rendre pliable.

Et j’ai alors compris, donc après la séance, ce que je n’avais pas encore pu me dire mais qui était sous jacent à mon désir de sauver son invention, pas simplement son jeu, mais la capacité qu’il avait eu de transformer un environnement rigide en environnement « pliable » c’est à dire « malléable ». Faire subir à un objet les pliures qu’il avait dû lui même subir et ainsi en triompher, transformer un environnement premier rigide et non utilisable en un environnement malléable et utilisable pour construire du lien.

Du même coup s’éclaire aussi la fonction « oubliée » de cette invention : maintenir le lien, et le lien avec son père « rigide » (éducation à coup de « il faut » « on ne doit pas «  etc.) c’est-à-dire aussi avec un aspect de la fonction symbolisante (cf. le début de séance et ses remarques sur les nombreux liens qu’il a fait entre ses activités et celles de son père).

Et enfin j’ai eu idée que ses évocations répétées et nombreuses à ses inventions représentaient « sa solution » historique et qu’il transférait ainsi celle-ci dans les séances d’analyse pour que sa « solution » soit reconnue mais aussi dépassée par une autre « solution » ce que la suite des séances confirma assez largement.

J’ai repris un peu en détail cette séquence pour faire sentir l’intérêt d’entendre un matériel clinique, autrement quasi inaudible d’un point de vue psychanalytique, à partir de la question de la symbolisation primaire en jeu dans le cours de la séance. Les premières séquences cliniques que j’ai commencé par évoquer portaient sur l’émergence des signifiants formels dans les séances et dans les rêves, elle porte sur le travail de construction progressif des scénarii représentatifs à partir d’une représentation d’action ou de mouvement « sans sujet ni objet » progressivement entendue comme une forme narrative de « schèmes d’être avec » (D.Stern 1983) comme la manière dont le sujet raconte son expérience de rencontre primaire avec l’objet.

La seconde séquence est plus centrée sur un aspect des formes primaires de symbolisation celui de la transformation, de la transformation par le jeu sensori-moteur. C’est là une autre face du processus de symbolisation primaire qui n’est plus seulement centré sur une forme proto narrative de l’histoire écoulée mais sur la transformation de la donne historique en une forme utilisable par le sujet pour « devenir sujet » et s’approprier son histoire propre. Entre les deux nous avons souligné aussi l’importance dans les formes primaires de symbolisation d’une auto-représentation des processus psychiques et en particulier des processus psychiques de transformation, ce qui confère son caractère essentiel à l’hypothèse de Freud concernant le sens de l’animisme premier. À ce niveau il est probable que symbolisation primaire et processus de subjectivation vont de paires et sont essentiel au processus de « devenir sujet » du petit enfant puis de tout sujet par la suite.

Je soutiens depuis 1983 (repris en 1991) que la symbolisation et les processus de transformations psychiques qu’elle suppose reposent sur la représentation-chose d’un objet Médium Malléable, dérivée de la rencontre avec un environnement maternel suffisamment adaptable et transformable pour s’ajuster aux besoins psychiques du nouveau-né. Quand l’environnement premier se montre rigide, peu adaptable, qu’il tend plutôt à plier le bébé à ses impératifs propres plutôt que de s’adapter à ses besoins, donc quand la relation première tend à inverser les données nécessaires, la symbolisation primaire est en difficulté. L’effort du sujet, pour « devenir sujet », va donc être de tenter « à tout prix » de rendre « malléable » cet environnement rigide. C’est ce que, par exemple, le travail de sculpture rend manifeste : partir d’une matière dure et la transformer jusqu’à ce qu’elle puisse accueillir une représentation. Mais c’est surement aussi un enjeu repérable dans diverses formes de bricolage utilisant des matières solides et rigides pour s’accomplir. Dans tout travail créateur on doit pouvoir repérer ce processus à l’œuvre, peut-être même qu’il signale ce qui caractérise le travail créateur qui se heurte toujours, quand il est consistant, à une forme de résistance de la matière à transformer. Un pont doit donc pouvoir être établi aussi entre le travail de symbolisation primaire et la question de la créativité et de la création.

Pour conclure je soulignerai que la symbolisation primaire est le processus qui fait passer de « la matière première » de l’expérience, la trace mnésique perceptive – la motion pulsionnelle, ou encore le représentant psychique de la pulsion selon Freud – qui porte la trace sensori motrice de l’impact de la rencontre du sujet avec un objet encore mal différencié, mal identifié, qui mêle part du sujet et part de l’objet, à une possibilité de scénarisation susceptible de « devenir langage », susceptible d’être narrée à un autre sujet, d’être ainsi partagée et reconnue par un autre sujet pour devenir ainsi intégrable dans la subjectivité. Mais un tel processus s’il peut au bout d’un certain temps devenir autonome ne peut s’accomplir dans les premiers temps que s’il y a un « déjà-sujet » là pour partager et reconnaître le processus en cours. Mr M a dû compulsivement tenter de modifier l’environnement rigide de ses débuts, dans la méconnaissance des enjeux de cette « passion » de sa vie, jusqu’à ce que l’analyse le place en position de pouvoir s’approprier plus pleinement le sens de ce qui a représenté la grande aventure de sa vie.

 

 

[1] Sur ces questions et pour cet historique cf. R.Roussillon 1995.       « La Métapsychologie des processus et la transitionnalité » Rapport au 55ème congrès des psychanalystes de langue française, Revue. Française. Psychanalyse. 1995 LIX n° spécial congrès pp.1351-1519 et 1705-1718, et 2001. Le plaisir et la répétition. Dunod, Paris, et encore 2007. Manuel de psychologie clinique et psychopathologie Masson-Elsevier.

 

 

[2] Cf.R.Roussillon, (2012), Fonctions des métaphores biologiques, Libres cahiers pour la psychanalyse, N°26, pp 59-83, IN PRESS.

 

[3] Mais dans les pays anglo-saxons on peut aussi signaler les travaux de W.R.Bion et D.W.Winnicott puis plus tard de Bollas.

[4] La cure de psychanalyse tend à structurer une situation de ce type, c’est du moins ce que l’on veut croire à l’époque, en 1921, mais c’est le champ du cygne, car très vite la question de la télépathie (1924) et du rêve de complaisance (1923) vont battre en crèche ce dernier bastion de résistance.

[5] John Locke (1689) Essai sur l’entendement humain, Livres III-IV et textes annexes, Vrin, « Bibliothèque des Textes Philosophiques – Poche », 2006.

 

[6] G.Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain (1703, 1re édition en 1765).

 

[7] S.Freud (1913), « Totem et tabou« , trad. M. Weber, Paris, Gallimard, 1993.