Colloque réseau international « clinique de la création » 1-2 Avril 2011.
Le besoin de créer au cœur de la vie psychique : une problématique de l’extrême.
R.Roussillon.
Les réflexions que j’aimerais vous faire partager font partie d’un chantier de recherche que je suis en train d’explorer et qui propose de considérer, à la suite de certaines propositions de D.W.Winnicott, qu’il existe un besoin fondamental de créer au sein de la vie psychique.
Cette proposition implique qu’à côté des travaux qui concernent le processus créateur au sein de la vie psychique, je propose de réfléchir à la place de la création au cœur du processus psychique lui-même, comme l’un de ces axes essentiels et en particulier dans le processus d’intégration psychique, ou d’introjection si l’on préfère ce terme.
Principe de plaisir et intégration subjective.
Jusqu’en 1920 et l’introduction d’un Au-delà du principe du plaisir le principe fondamental qui gouverne le cours des évènements psychique est le principe du plaisir / déplaisir et la référence au sexuel qui lui est inévitablement accolé. Sous la poussée des cliniques du traumatisme et d’une manière plus générale, dans la foulée de ses premières explorations des pathologies du narcissisme, Freud va être conduit à introduire une inflexion paradigmatique d’importance à cette représentation des fondements de la vie psychique.
Les diverses questions cliniques auxquelles s’affronte alors la métapsychologie psychanalytique posent la question du sens de la « répétition d’expériences n’ayant pas entraîné de satisfaction », ni au moment de leur survenue, ni par la suite dans leur répétition compulsive. Ces expériences semblent être « au delà du principe du plaisir », elles semblent commandées par un autre impératif, encore plus fondamental que celui qui est longtemps apparu comme l’impératif essentiel de la vie psychique, comme son principe explicatif le plus probable.
L’évolution de la métapsychologie va devoir dès lors progressivement s’inscrire sous la bannière d’un nouveau paradigme qui va aussi nécessairement se dialectiser avec le principe du plaisir : celui de l’intégration subjective et de la création qui lui est consubstanciel.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser dans un survol un peu rapide de l’évolution de la pensée de Freud, en effet, celui-ci ne considère pas que les premières hypothèses qu’il avance en 1920 concernant le sens de cet « au delà du principe du plaisir », concluent le problème. Une lecture plus attentive du fil de son processus de théorisation le montre, à l’inverse, soucieux de continuer à tenter de dégager, et ceci nous allons le voir jusque dans ses derniers petits écrits de Londres, de nouvelles hypothèses explicatives des faits qui semblent faire objection au caractère fondamental du principe de plaisir.
Je ne peux reprendre ici le détail du processus qui conduit Freud à ses formulations terminales[1], cela nous entraînerait trop loin de notre propos central, j’irais donc d’emblée aux dernières propositions de Freud, celles qu’il avance dans la dernière année de sa vie lors de son exil à Londres, elles prennent de ce fait valeur testamentaire, et peuvent apparaître aux psychanalystes actuels comme le dernier mot de Freud concernant cette question.
Dans ces dernières petites notes[2], Freud revient sur la question de ce qui pousse certaines expériences à la répétition, il souligne alors de manière forte ce qu’il n’avait fait qu’effleurer antérieurement : les expériences qui tendent le plus à se répéter sont les expériences les plus précoces, il écrit « les premières expériences », et ceci, dit-il, en raison de « la faiblesse de la synthèse » du processus psychique de l’époque.
Il n’évoque donc pas la destructivité, ni la pulsion de mort mais une forme de nécessité de l’intégration psychique, de l’intégration subjective. Ce qui n’a pu s’inscrire dans la trame de la vie psychique, souvent du fait du caractère traumatique de l’expérience, se répète compulsivement pour tenter de s’intégrer dans un mode de fonctionnement qui ne lui laisse pas de place.
Sans doute peut on penser dès lors que la menace manifeste de destructivité qui semble s’attacher à la répétition, n’est que l’effet que cette quête d’intégration au sein d’un fonctionnement qui ne laisse pas de place aux contenus qu’elle réactive. Le fonctionnement psychique est potentiellement « attaqué » non en fonction d’une tendance au mal ou à la désymbolisation, mais parce qu’il tient exclu un pan de la vie psychique qui revendique une place. La destructivité n’est qu’un effet possible de ce qui apparaît alors comme une « compulsion à l’intégration ».
Une telle évolution des propositions de Freud est dans la ligne amorcée dès 1920 lorsque Freud souligne que le sexuel, l’Éros, est une force de liaison, là où Thanatos apparaît à l’inverse comme force de déliaison ou de non liaison, mais elle apporte en plus la définition d’une direction du processus de liaison psychique : l’intégration subjective. Il peut y avoir en effet liaison psychique sans intégration véritable, cette dernière comporte plus d’exigence, dans la ligne tracée par la célèbre formule de Freud de 1932 : « Wo es war soll ich werden »[3]. Ce qui n’était que du Ça non subjectivé, indéterminé, doit s’inscrire dans l’orbite du Ich, du moi-sujet, tel est le nouveau vecteur dégagé pour le cours des évènements psychiques.
Nous en sommes maintenant venus au point où je peux formuler l’hypothèse que je propose à la réflexion, elle est directement articulée au processus de subjectivation que je viens de préciser à la suite de Freud : l’intégration subjective des expériences vécues est subordonnée au fait de produire / créer en soi et pour soi, une représentation symbolique de ces expériences. Cette proposition implique un corolaire indispensable : au fur et à mesure que s’intègrent les expériences vécues, au fur et à mesure qu’elles sont crées en soi et pour soi, le sujet lui même est transformé par ce qu’il intègre, il ne cesse d’être lui-même crée et recrée dans ce processus.
L’intégration créative de l’expérience vécue modifie à son tour le sujet qui se trouve être ainsi crée et recrée. Le processus de l’appropriation subjective m’apparaît donc comme un processus nécessairement créateur, fondamentalement créateur, le besoin de création est alors inscrit au cœur du fonctionnement psychique, et le principe du plaisir n’est que secondaire à cet impératif premier.
Conditions et niveaux de l’intégration subjective.
Une fois posées les bases de ma réflexion, la question s’impose d’emblée de déterminer les conditions de l’intégration subjective et du processus créateur qu’elle implique, c.-à-d. du processus par lequel nous nous donnons les expériences subjectivement vécues que nous devons inscrire dans notre processus intégrateur. Qu’est ce qui fait qu’une expérience vécue peut s’inscrire dans la subjectivité et qu’est ce qui peut produire un échec de ce processus ?
La question est vaste et sans doute fort complexe et il n’est pas question d’explorer ici, dans les limites inévitables d’une telle présentation, l’intégralité des conditions nécessaire à l’appropriation subjective. C’est d’ailleurs une question à propos de laquelle j’ai déjà commencé à avancer certaines premières pistes de réflexion, notamment concernant la place des objets, considérés alors non comme de simples « objets pour la pulsion », mais considérés eux-mêmes comme d’autres-sujets qui présentent leurs caractéristiques propres avec lesquelles le sujet doit composer, nous reviendrons sur ce point plus loin.
Pour l’heure je me propose d’explorer d’abord une condition, qui n’est bien sûr pas sans lien avec certaines conditions d’environnement, comment pourrait-il en aller autrement ?, mais que je souhaite surtout aborder en premier lieu du point de vue du processus créateur du sujet lui même.
Il faut peut être commencer par rappeler que la question de l’intégration psychique dans la subjectivité se pose à deux niveaux distincts, le niveau disons « secondaire » en congruence avec le processus éponyme, et le niveau primaire qui correspond à l’intégration au sein et par le processus primaire.
L’intégration « secondaire » de l’expérience est la plus connue et la plus travaillée, pour certain elle est même la seule. Elle repose sur les « logiques de la secondarité », celles qui se déduisent du processus secondaire. Ce niveau de l’intégration psychique suppose un ancrage dans la temporalité, la rencontre avec la limite et d’une manière générale l’inscription au sein d’une logique du « non tout, non tout de suite, non tout seul, non tout ensemble, non tout en un … ». L’organisation temporelle de l’ensemble de représentations psychiques secondarisées rend possible une organisation scénarisée de l’expérience subjective et une organisation narrative est ainsi rendue envisageable. Enfin l’intégration secondaire de l’expérience vécue suppose une intégration « primaire », et que celle-ci ne fasse pas problème.
Ce n’est pas sur ce niveau de l’intégration psychique que se porte surtout ma réflexion présente, comme je viens de l’écrire c’est la plus décrite et la mieux connue et je ne l’évoquais que pour mémoire et mieux situer la question de l’intégration primaire, elle intervient dans le processus créateur mais elle n’est pas essentielle au processus lui-même.
Ma réflexion portera plutôt donc sur les conditions de l’intégration primaire de l’expérience vécue, bien moins explorées et modélisées.
Elle obéit à des lois qui ne sont pas celles du processus secondaire ou du système secondaire, mais plutôt celles qui régissent la catégorie d’expériences qui relève de ce que l’on peut nommer « l’archaïque » ce sont celles qui sont impliquées dans les cliniques de l’extrême.
Ces logiques ne sont pas de même nature que celles que nous avons évoquées à propos du processus secondaire, on peut même dire que, sans être formellement en contradiction, elles présentent certains processus en opposition manifeste avec les logiques de l’intégration secondaire. C’est bien d’ailleurs la nécessité de conjoindre et faire tenir ensemble des logiques processuelles différentes qui contraint la psyché à devenir tolérante aux paradoxes comme D.W.Winnicott l’a fortement souligné. Leur exploration et la description des processus qui les organisent sont cependant absolument nécessaires pour explorer par exemple la place du processus créatif dans les diverses situations archaïque, extrêmes ou traumatiques, souvent sous jacentes au processus créateur comme D.Anzieu a pu l’avancer[4].
Dans des travaux antérieurs j’ai déjà commencé à explorer certaines des conditions qui président au processus d’intégration créatrice primaire.
Pour rappeler rapidement les principaux apports de mes réflexions antérieures, je partirais d’une formulation que j’ai repris de Freud qui propose une expression que je trouve très parlante, celle de « matière première psychique », pour décrire la forme première de l’enregistrement de l’expérience subjective, celle sur laquelle va porter le travail psychique.
« La matière première psychique » est à la fois énigmatique et hypercomplexe, elle est en effet multi pulsionnelle, multi sensuelle voire sensori-motrice, elle mêle part de soi et part de l’objet, en un tout composite qui appelle un travail de médiatisation et de discrimination, mais elle est en plus largement inconsciente.
En effet elle n’est pas susceptible de « devenir consciente » (Freud 1920, 1923) sous cette forme première et elle reste avec un statut inconscient ou non conscient tant qu’elle n’a pas été transformée par le travail d’inscription subjective lié au processus de symbolisation.
Mais pour être transformée et symbolisée elle doit être « logée » dans des médiums perceptifs grâce auxquels elle pourra prendre forme matérialisable[5] et être ainsi, grâce à ce transfert, symbolisable. Cependant pour pouvoir se loger dans un médium perceptif, pour que son activation hallucinatoire rencontre une perception suffisamment analogue et « accueillante », en « trouvé/crée, il est nécessaire que celui-ci soit suffisamment informe ou plastique et malléable.
Enfin le processus de transfert et de médiation que nous venons de décrire ne contribue à l’appropriation subjective et à l’impératif de création qui le commande que s’il est vécu comme suffisamment libre (indéterminé) et sous la dépendance du sujet. Le droit au non choix est un préalable nécessaire à tout choix véritable et créatif, être « contraint de choisir » ne prendra sens que dans un temps second, comme impératif interne et libre, quand la liberté du choix aura été préalablement conquise.
Je voudrais maintenant proposer un complément à ces premiers repères : pour que l’intégration subjective primaire puisse se produire, pour que le sujet puisse créer en lui une représentation symbolique de celle-ci, il est nécessaire que le processus primaire (et ses composants sensori-moteurs et affectifs) puisse (ou aie pu) aller à son terme, c.-à-d. que l’expérience subjective aie pu être vécue jusqu’au bout, jusqu’à son accomplissement.
Quand ce processus ne parvient pas à s’accomplir il reste sans limite, sans fin, et tend compulsivement à se répéter. Un tel impératif propose donc une condition paradoxale aux nécessités repérées dans l’intégration secondaire qui, elle, suppose limite et restriction. Pour que l’intégration secondaire puisse intégrer celles-ci il est nécessaire que l’intégration primaire, elle, puisse s’être accomplie jusqu’à son terme et celle-ci suppose que l’expérience ait pu être vécue et endurée jusqu’à son aboutissement.
Quelques jalons chez Freud.
Cette proposition constitue une forme de fil rouge dans le processus de théorisation de Freud. Afin de l’expliciter dans ces diverses formes je vais évoquer quelques jalons de son mouvement dans les premiers travaux de Freud qui en délimitent le champ, sur un mode pointilliste qui ne vise pas à l’exhaustivité mais tend plutôt à en esquisser la trame.
Cela commence dès les années 1880 et ce qui est sans doute le premier temps de l’invention de la pratique psychanalytique quand, dans les « Études sur l’Hystérie » (1895), alors que Freud ne cessait de l’interrompre en multipliant ses questions, Freud « consent » à laisser sa patiente Emmy « lui laisser dire jusqu’au bout ce qu’elle a à dire », comme elle lui demande. Freud en déduit un principe selon lequel ce qui est en souffrance dans la vie psychique, et qui va rester réminiscent ou reviviscent, est ce qui n’a pu aller à son terme, ce qui n’a pu s’accomplir : c’est le modèle de l’abréaction cathartique.
Le rêve (1900) qui peut représenter sans doute le mieux, à l’époque, le processus psychique de transformation primaire de la « matière première psychique », est aussi celui d’un processus « qui va à son terme », jusqu’à la présentation (darstellung) hallucinatoire, jusqu’à l’accomplissement en « identité de perception ». C’est le modèle même du processus d’intégration primaire, peut-être même le modèle même de l’activité créatrice du sujet.
Quand il se penche, dans la foulée des Études sur l’hystérie et de celles des névroses de transfert, sur les causes de ce qu’il nomme alors « névroses actuelles » (1895) et en particulier sur les conjonctures traumatiques qui en sont à l’origine, Freud évoque une sexualité « non accomplie », une sexualité qui ne va pas à son terme (coït interruptus ou reservatus) ou qui n’atteint pas son objet (onanisme), donc un processus qui reste inachevé[6].
En 1913 à propos de « L’intérêt de la psychanalyse » pour les autres disciplines des sciences humaines, Freud en vient à se pencher sur les diverses formes du langage humain, à côté du langage verbal il évoque le langage du rêve et d’autres formes d’expressivité de la vie d’âme. Il avance alors qu’un des ressorts des pathologies extrêmes de l’identité, celle de la démence, celle de la psychose, renvoient sans doute, là encore, à un « processus inachevé ». C’est bien l’inachèvement du processus de « devenir langage » qui à la fois explique la présentation pathologique de l’expressivité symptomatique, mais aussi la difficulté d’en dégager le sens.
En 1915, quand dans les « Essais de métapsychologie » Freud se penche sur le « cours des évènements psychiques » et cherche à modéliser le processus psychique il souligne encore l’importance pour un processus d’aller à son terme. Mais déjà en 1914, quand il s’arrête sur le processus enclenché par la cure de psychanalyse il écrit pour préciser celui-ci :
« Mais en somme une fois amorcé le processus va droit son chemin, (…) ; l’homme le plus fort, capable de créer un enfant tout entier, ne saurait produire dans l’organisme féminin, une tête un bras ou une jambe seulement … (S.Freud, Le début du traitement, 1914, p 89).
Ces diverses évocations suffisent pour faire sentir que, si Freud a beaucoup insisté sur la castration, la limite, le renoncement au tout, à l’identité de perception hallucinatoire, ces prescriptifs ne concernent que l’organisation de la secondarité, ils ne valent que sur fond de l’hypothèse de la satisfaction préalable, première. On ne peut renoncer qu’à ce qu’on a eu, ce qu’on n’a pas reçu d’essentiel on n’a de cesse que de le faire advenir.
Aller à son terme ?
Mais dès lors la question se pose de ce que veut dire un processus ou une expérience psychique « qui va à son terme », la question se pose des conditions requises pour qu’un processus s’accomplisse, qu’une expérience pulsionnelle s’introjecte ainsi.
On a souvent superposé expérience de plaisir et expérience de satisfaction comme si la décharge pulsionnelle signifiait la satisfaction dans tous les cas, comme si tout plaisir produisait nécessairement la satisfaction. L’expérience clinique, et en particulier celle des souffrances narcissiques-identitaires, montre à l’évidence qu’il n’en est rien. Au delà de cette singularité clinique, une bonne partie de l’expérience psychanalytique plaide pour remettre en question cette équivalence manifestement trop rapide. Freud lui même ne soulignait-il pas à propos du masochisme (1924) que ce qui est plaisir pour un système peut être déplaisir pour un autre.
En fait plaisir et satisfaction jouent sur des plans décalés. La satisfaction est une expérience du moi-sujet, le plaisir lui ne concerne que la décharge pulsionnelle, il n’implique pas la qualité de l’éprouver de l’expérience subjective elle-même. L’angoisse et la plupart des affects de déplaisir peuvent s’accompagner aussi d’un « plaisir » de décharge pulsionnel. L’éprouvé de satisfaction suppose que le moi-sujet accepte pleinement le plaisir, c.-à-d. qu’il l’introjecte en son sein.
Bien sûr une première donnée est celle de la présence de l’objet. Dans l’article que nous avons cité plus haut à propos des « névroses actuelles » mais aussi dans l’Esquisse de 1895, Freud souligne que le « signal de décharge », d’accomplissement pulsionnel, ne doit pas être donné en l’absence de l’objet, faute de quoi la psyché serait soumise au paradoxe d’un « plaisir sans satisfaction » qui serait traumatique. Mais la seule présence de l’objet ne suffit pas, tout dépend aussi de son mode de présence, il faut que celui-ci, selon les termes de Freud de l’époque soit « en position favorable ».
Ce que Freud pressent aussi en 1895 à travers cette formule polysémique est que la satisfaction n’est pas un éprouvé purement « narcissique », elle suppose une participation de l’objet, du plaisir de l’objet, d’un échange avec l’objet. Quand la décharge a lieu « sans l’objet » (onanisme dit Freud en 1895), ou en « dehors de l’objet » (coït reservatus et interruptus en 1895) le plaisir de la décharge ne provoque pas de satisfaction mais une forme de malaise.
Toutes les recherches et explorations actuelles sur les conditions premières de la satisfaction mettent l’accent sur l’importance du « partage » de l’affect de plaisir dans l’éprouvé de celle-ci, et l’éprouvé de satisfaction, sur l’importance du reflet du plaisir de l’objet, par le plaisir de l’objet ainsi considéré pleinement comme autre-sujet et pas seulement comme « objet pour la pulsion ».
J’avancerais donc qu’un processus qui va à son terme est un processus qui, parti d’un élan en direction de l’objet, rencontre celui-ci, « en position favorable », c.-à-d. d’un objet disponible, accueillant pour le mouvement du sujet, lui réfléchissant en écho, en partage son propre plaisir, ou mieux encore sa propre satisfaction. Dans les termes de D.W.Winnicott une telle expérience provoque une forme « d’orgasme du Moi », d’affect de jubilation, qui me semble signaler le processus d’introjection véritable, le processus de reconnaissance nécessaire à l’introjection.
L’affect de jubilation, décrit par Lacan à propos du « stade du miroir » me paraît être, en effet, au delà de la description première de Lacan l’affect même de la reconnaissance et du processus de réflexivité qui la vectorise.
C’est l’affect qui signale l’assomption, c.-à-d. la création en soi et pour soi, du processus engagé dans la rencontre avec un objet autre-sujet.
L’échec de l’intégration créative primaire et sa reprise.
Ce processus échoue quand l’absence ou indisponibilité de l’objet dure trop (pendant un temps X + Y+ Z dira D.W.Winnicott [7]), ou que l’objet n’est pas en position favorable, qu’il repousse l’élan premier du sujet où ne lui donne pas prise. Un objet inatteignable, ou insaisissable, un objet qui se dérobe, qu’il soit imprévisible, ou chaotique, inconstant, ou encore indifférent, insensible, un objet sur lequel l’élan du sujet glisse sans accroche ni écho, un objet terrifié par l’expression pulsionnelle, phobique du touché voire de la rencontre, un objet « non malléable » non « plastique », non transformable font échec à l’accomplissement de l’élan.
Le mouvement du sujet ne peut aller à son terme et le processus d’intégration créatif s’arrêt aussi en route, il ne trouve pas sa fin, reste inachevé. À la place de la jubilation intégrative attendue c’est la déception qui est alors au rendez vous, la déception et la souffrance voire la douleur qui peuvent l’accompagner, qui souvent l’accompagne.
Si l’enjeu premier du mouvement du sujet est un enjeu identitaire, un enjeu qui recèle une valeur narcissique primaire importante il est alors soumis aux logiques primaires, il est « sans fin » dans tous les sens du terme, il n’a pas trouvé sa fin, il est sans limite. La déception n’entraîne pas renoncement et deuil, elle provoque une forme d’enkystement narcissique à l’origine d’une compulsion à la répétition, ou de la mise en œuvre de défenses contre la contrainte de répétition (pétrification, gel, immobilisation et les diverses formes de contre-investissement que la psyché peut mettre en œuvre pour lutter contre la réactivation du processus inachevé).
Heureusement quand les conditions postérieures sont suffisamment favorables la compulsion à la répétition peut alors prendre la forme d’une compulsion à l’intégration, d’une compulsion à la création intégrative.
Mais quand l’expérience première est précoce, quand elle relève d’expériences narcissiques primaires, l’intégration postérieure est toujours assez difficile à mettre en œuvre, les conditions favorables sont plus difficiles à trouver.
Il faut trouver un lieu et une forme où l’archaïque peut trouver matière à se mettre en forme et à s’accomplir, trouver une matière qui rappelle suffisamment les conditions de l’expérience première pour que le transfert de celle-ci soit envisageable, mais se montre suffisamment malléable néanmoins pour qu’une nouvelle issue puisse trouver une voie d’accomplissement.
Il faut donc que la vie offre l’arène d’une telle expérience, la vie ou les espaces de soin. La métanoïa proposée par les élèves de D.W.Winnicott, (R.Laing, Esterson, J.Berke[8]) ou l’expérience de M.Milner[9], sont fondées sur le présupposé suivant lequel la pathologie résulte d’un processus non accompli et qu’il s’agit de fournir au sujet l’environnement qui lui permet, maintenant, de conduire à son terme l’expérience en souffrance d’intégration subjective dont l’entrave mine leur vie.
La création artistique peut seule, bien souvent, comme l’expérience de M.Milner le montre, offrir une telle conjoncture. En ouvrant la scène d’une réalisation et d’un accomplissement dans et par la représentation la création artistique offre les conditions pour que, l’âge adulte venu, des expériences archaïques puissent trouver un moyen d’aller à leur terme, que le sujet puisse parvenir à trouver la forme et la réalisation qui lui permettra d’éprouver la conviction de cet accomplissement.
Encore faut-il que le sujet ait pu puiser dans le reste de son expérience de vie, la force de renoncer à ce que le processus aille à son terme sous sa forme première, de faire le deuil d’une réalisation sur le modèle de l’identité de perception initiale. La force d’accepter qu’une réalisation symbolique, en simple représentation, en « identité de pensée » selon les termes de Freud, puisse suffire à la satisfaction.
Mais la menace du retour de l’échec premier reste présente si un solide relai n’est pas trouvé dans « l’encadrement » secondaire du processus créateur, s’il n’a pas été suffisamment acquis, ce qui implique des conditions internes et externes.
Condition interne, il faut que le processus de sublimation, processus par lequel la représentation devient un véritable but pulsionnel, soit suffisamment assuré, et pour cela qu’il soit inscrit dans une économie de partage affectif, que l’expérience première en échec en lien avec l’échec du partage avec les premiers objets, trouve dans sa reprise artistique une occasion de ressaisie « partagée ».
Et donc, condition « externe », cela suppose aussi un certain type de réponse ou de réaction du « public », ou du moins d’au moins un certain public, un public « minimum », celui qui est déterminant pour le sujet.
La symbolisation ne devient un processus solitaire que si elle est précédée d’une expérience suffisante de « partage symbolique et symbolisant », sans cela elle reste fragile, elle dépend des réactions actuelles du « public » et des « répondants » présents.
Pour finir j’aimerais souligner que si la création est au cœur du fonctionnement de la psyché, elle fonctionne alors de manière non visible, silencieuse, non manifeste, elle est au fil de l’eau, égosyntonique au processus même d’intégration subjectif.
Elle donc difficile a repérer et à analyser.
Les artistes et ce que la création artistique, ce qu’il y a de création dans le processus créateur des artistes, et surtout ceux qui sont possédés par le besoin de créer, nous apprennent combien le besoin de créer est essentiel au fonctionnement psychique. En créant les conditions d’une création matérialisée, visible, palpable, ils nous permettent de construire les conditions d’une approche et d’une exploration possible du besoin fondamental de créer de ces processus et de ses sources archaïques et extrêmes.
[1] Pour une étude plus détaillée cf. R.Roussillon, 1995, La métapsychologie des processus, Revue Française de psychanalyse, N° Spécial congrès, et 2001, Le plaisir et la répétition, Dunod.
[2] Que l’on trouve traduites en français dans Résultats idées, problèmes T II. PUF.
[3] Ou plus justement encore en intégrant les analyses de J-L.Donnet « Wo es und uberich waren soll ich werden ».
[4] Cf. D.Anzieu (1981), Le corps de l’œuvre, Paris, Gallimard.
[5] « Rien n’est dans la pensée qui ne fut d’abord dans les sens », mais il en va de même non de la pensée elle même, mais de sa représentation et de son appropriation subjective.
[6] Mais déjà dans l’Esquisse (1895) Freud souligne le caractère traumatique d’un « signal de décharge » qui provoquerait celle-ci hors de la présence de l’objet, hors de l’objet, dans l’absence de celui-ci, ou dans un mode de présence qui ne serait pas « en position favorable » selon ses termes.
[7] Pour un développement de ce point cf. R.Roussillon, 1999, Agonie, clivage et symbolisation, PUF, Paris.
[8] Cf. M.Barnes, (1973) Voyage à travers la folie, trad Française (1976) Seuil, Paris.
[9] M.Milner (1969), Les mains du Dieu vivant, trad Française, 1974, Gallimard, Paris.