Crime contre l’humanité psychique

 

crime contre l’humanité 91

CRIME CONTRE L’HUMANITE « PSYCHIQUE » 1991

Roussillon

Je n’ai guère compétence à parler du crime contre l’humanité au sens où les juristes peuvent utiliser ce terme, ce n’est pas une notion que j’utilise non plus dans ma pratique.

Cependant, il m’est arrivé récemment d’écouter une dame d’un certain âge me parler de ce qu’elle endurait ces temps derniers du fait d’une maladie physique. « J’endure le martyre » me disait-elle et elle ajouta : « c’est une souffrance inhumaine ». C’est quelqu’un que je connais suffisamment pour savoir que ses maux physiques sont souvent l’occasion d’une plainte infiltrée d’expériences psychiques incernables sur un autre mode que celui de la plainte somatique.

 

Ma participation émotionnelle à sa souffrance ne m’empêchait pas de penser, ce jour-là, que parler d’une souffrance « inhumaine » supposait en fait une définition de l’humanité et de la souffrance qui resterait dans le cadre de l’humain.

 

Plus tard, en m’interrogeant sur cet entretien et en évoquant d’autres épisodes de ma pratique, je considérais que l’idée que sa plainte supposait une définition de l' »humain » ou de « l’humanité » relevait d’une formulation trop secondarisée. Il me fallait plutôt faire appel à la notion d’un « sentiment de l’humanité » d’un sentiment de ce qui est humain et ce qui serait « hors humanité » d’un point de vue de l’éprouvé psychique.

 

Qu’un tel sentiment fut connecté à des représentations groupales et sociétales ne faisait guère de doute pour moi mais je ne pouvais considérer que le constat de l’existence de celles-ci pouvaient suffire. S’il y a un sentiment de l’humanité psychique ou de l’inhumain, il doit nécessairement être connectable à l’endoperception d’un certain type de fonctionnement psychique.

 

Voici la définition que je propose du « sentiment d’humanité psychique » : il résulte de l’endoperception d’un fonctionnement psychique qui a pu principalement s’organiser sous le primat du principe de plaisir suffisamment transformé en principe de réalité« .

 

Le sentiment d’humanité psychique relèverait donc du constat d’un plaisir suffisant à vivre – la vie offre des expériences de plaisir en quantité suffisante – s’exerçant dans une conflictualité suffisamment douce avec le principe de réalité.

 

Partant, une telle définition ouvrirait la possibilité de concevoir deux types de « crimes » contre ce sentiment d’humanité psychique.

 

Le premier concernerait des expériences qui se situeraient « au-delà du principe de plaisir », c’est-à-dire des expériences qui ne comporteraient pas de satisfaction mettant ainsi le principe de plaisir et son primat en péril.

 

Le second type concernerait une attaque contre la transformation du principe de plaisir en principe de réalité et l’organisation d’une conflictualité suffisamment douce pour que le principe de réalité ne mette pas en péril le principe de plaisir et puisse apparaître comme l’une des modalités de sa transformation.

 

 

Crime contre le primat du principe de plaisir

 

Mon expérience de psychanalyste et de psychothérapeute de sujets réputés difficiles, « limites » ou psychotiques, m’a souvent confronté à l’idée de meurtre psychique – on pense aussi au « meurtre d’âmes » évoqué par le président Schreber – ou au constat de vécu de mort psychique. De telles notions n’impliquent pas nécessairement la désignation de meurtriers ou d’intention meurtrière auxquelles le sujet aurait été soumis, bien que cela ne soit pas exclu non plus. Souvent, le « meurtre psychique » résulte de l’indifférence d’un environnement incapable de percevoir la nature des besoins psychiques du sujet et partant incapable de réaliser les adaptations indispensables ou encore l’environnement à entretenu avec le sujet, un mode de rapport qui comportait, de fait, la réalisation d’un fantasme d’annihilation ou de non-existence, ou enfin les soins proposés ou le mode de traitement auxquels le sujet a été soumis étaient tellement inadéquats que les expériences relationnelles ne comportaient pas, ou trop peu, d’élément de satisfacton.

 

Dans d’autres cas moins extrêmes, le constat clinique conduisait plus à souligner une vascillation du sentiment interne d’humanité, un vécu d’exclusion hors de l’humanité, l’angoisse que se répète l’expérience d’être tenu « radicalement au dehors » d’une forme élémentaire de l’humain, vécu d’exil, de bannissement au bord d’une honte d’être. La menace suicidaire est alors tout le temps au rendez-vous.

 

Cliniquement, après un premier débroussaillage des défenses qui protègent le sujet d’un envahissement désorganisateur, apparaissent des « réminiscences » de vécus antérieurs souvent précoces, mais pas nécessairement dans lesquels le sujet a été soumis à une ou des « situations extrêmes« .

 

J’emprunte ce concept à B. Bettelheim qui l’a jugé au contact des conditions d’environnement physique et psychique de ceux qui ont séjourné durablement dans les camps de concentration puis l’a ensuite étendu au domaine de la psychologie individuelle à certains éprouvés relationnels sous-jacents aux formes cliniques de l’autisme.

 

Le concept qui me semble le mieux cerner les caractéristiques de l’éprouvé lié aux situations extrêmes est celui proposé par D.W. Winnicott d’agonie psychique.

 

Quand le travail psychothérapeutique le permet, la perlaboration des agonies amène à dégager certaines de leurs caractéristiques communes. Tout d’abord, il faut souligner leur intensité et l’intensité de la souffrance psychique ou physique qu’elle entraîne, que celle-ci résulte de facteurs « objectifs » ou de l’immaturité d’un moi incapable de gérer à l’époque de telles charges économiques. Cette intensité soumet le sujet à une menace de désintégration ou de désorganisation face à laquelle il se sent dans un état d’impuissance radicale et d’extrême détresse.

 

Seconde caractéristique, elles apparaissent comme étant sans fin, soit que le contexte de l’éprouvé ne permette pas d’entrevoir une limite temporelle situable, soit que la situation extrême ait atteint le sujet à un âge où la temporalité n’est pas encore suffisamment organisée pour être un recours possible. Dans l’un ou l’autre des cas, l’expérience agonistique est « hors du temps » ou hors du sentiment de temporalité.

 

Enfin, troisième caractéristique principale, elle est sans issue. Quels que soient les efforts du sujet, ses tentatives d’aménagement ou de compensation, rien ne met fin à la souffrance, rien ne la limite, rien ne permet d’entrevoir une sortie.

 

L’ensemble de ces trois caractéristiques conduit le sujet à épuiser sa capacité à espérer et l’entraîne au-delà de tout espoir, au-delà même d’un éprouvé de désespoir, c’est là ce qu’il faut comprendre par « mort psychique ».

 

Par la suite, et une fois le sujet sorti hors de la situation extrême, il ne peut élaborer ni représenter son vécu agonistique. Hors de toute temporalité, celui-ci n’est pas refoulable ni oubliable, il hante le sujet, le menace d’un retour envahissant contre lequel il devra mobiliser des défenses qui par nature bloquent le processus élaboratif (clivage du moi, maintien dans une suspension atopique, etc…) et confère à l’expérience vécue un statut fantomatique, incernable et insaisissable, déréel. Elles se comportent néanmoins comme un noyau persécutif qui ne cesse de menacer les processus de réorganisation moïque. Elles sont « au-delà de toute haine contre l’agresseur ». Non oubliables, ces expériences ne peuvent être « absentées » du sujet, conditions nécessaires à leur représentation et à leur intégration psychique. C’est sans doute une erreur que d’insister sans cesse sur le fait qu’il ne faut pas oublier les atrocités de la dernière guerre[1]. Une erreur liée à la crainte de retrouver l’indifférence de l’environnement constitutive du vécu agonistique. Il faut au contraire être capable d’oublier pour pouvoir se souvenir et élaborer, il faut être capable de lâcher l’expérience agonistique de la conscience pour la réélaborer et la re-présenter, mais pour cela il faut aussi que l’expérience actuelle vienne offrir un démenti suffisant à l’actualisation permanente des traces mnésiques de l’agonie et de la situation extrême.

 

J’ai souvent remarqué que cliniquement, quand la mélancolie ne dominait pas l’éprouvé du sujet « qui s’en est sorti », la « solution » psychique était celle du masochisme. Celui-ci est ressenti comme honteux, son intelligibilité semble échapper, au-delà de la tentative de liaison par la co-excitation libidinale caractéristique de la compréhension psychanalytique des mouvements masochistes, jusqu’à ce qu’on s’avise que ce qui paraît être semblable à une compulsion de répétition comporte en fait l’espoir que soit enfin démenti dans l’actuel – et dans le transfert – et dans une autre « situation extrême », les caractéristiques de l’agonie antérieure. Toute la difficulté clinique étant ici celle de savoir jusqu’où ces sujets ont besoin d’aller pour acquérir la conviction que l’agonie première ne va pas se répéter et qu’elle peut donc être oubliée et traitée comme une réminiscence d’un temps antérieur.

 

Ces caractéristiques se retrouvent chez les sujets soumis à différents modes de torture physique ou psychique et expliquent l’attachement paradoxal de la victime à son bourreau, celui-ci n’est pas oubliable, pas absentable, et la relation à celui-ci n’est pas représentable sans démenti de sa permanente actualité. Le démenti ne peut venir que du bourreau lui-même ou de sa figure transférée.

 

 

Crime contre la réalité psychique

 

En nous intéressant aux conditions de la représentation de cette première modalité de crimes contre l’humanité psychique, nous avons déjà commencé à la quitter et à nous aventurer dans la seconde forme de « crime » que j’avais proposée de différencier : le crime contre l’organisation du principe de plaisir en principe de réalité.

 

Ici le crime ne porte pas sur le fait de soumettre le sujet à une situation « au-delà du principe du plaisir », il porte sur les conditions d’appropriation et d’élaboration de la satisfaction. L’attaque porte sur les conditions de transformation du principe du plaisir en principe de réalité, c’est-à-dire sur les modalités de la secondarisation et les besoins du moi spécifique qu’elle requiert. Là encore, il peut s’agir d’atteintes délibérées qui se présentent comme des « meurtres » plus ou moins partiels du moi ou de mouvements qui n’ont pas cette intention première mais qui, de fait, impliquent une telle attaque destructrice.

 

Les façons d’atteindre et d’entraver les processus élaboratifs et appropriatifs du moi sont multiples et il est hors de question d’en produire ici un relevé exhaustif. Je dois me contenter d’effectuer certains prélèvements indicatifs au sein de l’ensemble qu’ils constituent.

 

La transformation du principe de plaisir en principe de réalité passe, c’est une chose bien connue, par la médiation de la perception sensorielle. Ainsi, dans certains systèmes de « lavage de cerveau » procède-t-on à des « déprivations » sensorielles qui ont pour effet d’induire des désorganisations topiques pouvant aller jusqu’à la production d’états confusionnels hallucinatoires.

 

Mais la perception sensorielle n’est pas un « en soi », elle doit être investie libidinalement pour remplir efficacement son office régulateur et cet investissement libidinal passe par la confirmation issue des objets rencontrés. Il suffit que les objets investis ne confirment pas la réalité perceptive, ou au contraire disconfirment ou disqualifient cette réalité, pour que les aspects régulateurs des indices de perception soient en grande partie sidérés. Dès lors, le travail du moi est privé de la fiabilité de ses repères indispensables.

 

Ce qui concerne l’activité perceptive exogène vaut tout autant.pour l’activité perceptive endogène, pour l’auto-perception de soi, des affects des sensations et d’une manière générale de tous les indices et représentations à partir desquels s’effectue le travail du moi.

 

Les chercheurs du groupe de Palo Alto ont relevé d’autres modes relationnels qui ont pour effet, si ce n’est pour fonction, d’entraver, voire d’interdire le travail élaboratif de la psyché.

 

Même si je ne suis guère en accord avec le type de théorisation qu’ils en proposent, je trouve suffisamment pertinentes leurs observations cliniques pour en rappeler ici l’essentiel.

 

Nous venons de décrire, à propos de la perception, certaines modalités de la disqualification, d’autres concernent plus globalement la non-reconnaissance du droit du sujet à penser ou à communiquer quoi que ce soit de lui-même et ses éprouvés. Elle a pour effet global d’entraîner des mouvements d’hallucination négative de soi ou de partir de soi.

 

La mystification est un mode de communication qui a pour effet de brouiller les catégories de pensées en utilisant certaines similitudes apparentes entre elles, elles rendent ainsi confus celui qui y est soumis et ne sait plus au sein de quel « cadre » interne situer l’interaction.[2]

 

Pour finir, j’aimerais évoquer certaines modalités de communication dites paradoxales. En voici un exemple construit en séance par l’une de mes patientes pour tenter de me faire comprendre et vivre ce à quoi elle s’est sentie historiquement confrontée. Cela se présente comme une variante du thème du film « Le choix de Sophie ».

 

Une mère, pour se sauver et sauver l’un de ses enfants, doit accepter de sacrifier l’autre. La situation est difficile, extrême mais jouable, car il s’agit pour le moi d’accepter de sacrifier une partie, certes essentielle, pour sauver le tout ou le reste. Un travail du moi est envisageable, même s’il se déroule dans une conflictualité serrée qui entraîne des enjeux identitaires; un certain quantum de satisfaction peut être envisagé – un enfant et le sujet seront sauvés -, et va dans le sens de l’auto-conservation et donc du principe de réalité.

 

Voici la variante envisagée par ma patiente. Le geôlier demande le sacrifice de l’un des enfants. La mère, au prix d’un travail douloureux, accepte de sacrifier l’un d’eux. Alors le geôlier choisit l’autre. Les enfants assistent à la totalité de la scène.

 

Tout le travail adaptatif de la mère à la situation extrême à laquelle elle est confrontée est d’un coup retourné contre elle. L’enfant que la mère a choisi de préserver devra mourir, celui qu’elle a choisi de sacrifier vivra. La situation comporte toujours potentiellement une certaine dose de satisfaction – la mère et un enfant seront sauvés – mais celle-ci devient inintégrable, le travail du moi pour tenter de s’en accommoder est d’un coup anéanti par retournement. Que faire pour cette mère de cet enfant qu’elle a dû « tuer » psychiquement pour sauver l’autre. Comment cet enfant survivant pourra-t-il survivre psychiquement au choix de sa mère ?

 

L’effort « réaliste » de la mère pour s’adapter au dilemme auquel elle est soumise ne peut plus, dès lors, que prendre la forme d’une pure expression d’un principe de plaisir sans borne.

 

C’est sur ce point que je terminerai. Dans ce second type de crime contre l’humanité psychique, tout se passe comme si plus l’effort du moi pour tenter de prendre en compte les données objectives de la réalité de l’environnement est grand et plus il se retrouve paradoxalement confronté au seul primat du principe de plaisir primaire. Tout effort du moi, tout travail du moi se retourne inexorablement en son contraire. Le bon devient mauvais, l’amour se fait haine, dehors et dedans s’inversent et se permutent jusqu’à décourager ou sidérer tout travail de pensée et de liaison au seul profit de la passion meurtrière.

 

[1] Cf. Cl. Janin, « Les souvenirs appropriés », remémorations, auto-érotisme, prise de.conscience. Revue Française de Psychanalyse, 1990, n° 4.

[2] Ainsi, par exemple, un fils dit à sa mère face à un comportement infantilisant, mais maman je ne suis plus un enfant. Et la mère de répondre « tu seras toujours mon enfant ».