LE TRAVAIL PSYCHANALYTIQUE EN FACE A FACE
Roussillon
J’ai peut-être une conception particulière de la psychanalyse, mais quelque soit le dispositif dans lequel je travaille — cure type, divan fauteuil à au moins trois séances par semaine, face à face à une ou plusieurs séances, parfois moins — j’essaye de me placer dans la même disposition interne d’écoute et de travail. Je cherche à repérer à travers ce qui se développe dans la cure un processus de symbolisation à l’oeuvre au sein d’une situation que j’essaye d’aménager de telle sorte qu’un transfert puisse s’organiser, être accueilli et développé, j’interviens de la manière qui me paraît être la plus efficace pour optimiser la symbolisation possible à un moment donné. C’est cette disposition interne qui me paraît caractériser le plus sûrement le travail psychanalytique. Elle implique l’idée que la cure est le lieu du développement d’un processus qui se poursuit de séance en séance, et à partir duquel, par un chemin spécifique à chacun, subjectivation et appropriation représentative de l’histoire et de la vie pulsionnelle vont pouvoir/devoir se développer.
De ce point de vue, ainsi centré sur le processus, aucun contenu psychique ne sera a priori privilégié ni a priori exclu et de la même manière aucun type d’intervention ne sera a priori présenté ni interdit : c’est le développement du processus, ses méandres et aléas propres qui fournit la mesure de chaque chose. En ceci je me sens cependant profondément fidèle à la tradition de la psychanalyse freudienne qui ne fétichise ni un contenu psychique particulier ni un type d’interprétation singulier, mais prescrit une adaptation au «sur mesure», aux besoins de la dynamique transféro-contretransférentielle. Ce souci d’adaptation, à la hauteur duquel j’essaye de me tenir ou de me rétablir suivant ses variations contretransférentielles, m’amène à travailler de manière assez différente d’une cure à l’autre, d’un processus à un autre, sans pour autant ne plus me sentir psychanalyste. J’ai même le sentiment que c’est dans la mesure où ce qui doit rester invariant dans ma pratique sera mieux défini que mon adaptation au sur mesure sera le plus facilité. Aussi bien c’est dans une disposition interne plus que dans un dispositif particulier que je cernerai en premier la question de l’invariant dans mon travail psychanalytique.
Ceci étant, il n’est de disposition interne qui ne doive s’incarner, se matérialiser, et le travail psychanalytique requiert un cadre qui doit symboliser «en chose» le processus de symbolisation; la disposition interne doit pouvoir être étayée par un dispositif analysant. Or ici nous rencontrons un point de complexité concernant la symbolisation : tout le monde ne symbolise pas de la même manière ou encore tout le monde ne symbolise pas la symbolisation de la même manière.
Par exemple, la métaphore que S. Freud utilise pour décrire le fonctionnement de la règle fondamentale, suppose toute une série de processus psychiques qui représentent autant de préconditions de son bon fonctionnement. La métaphore, on le sait, est celle d’un train qui roule, un paysage défile alors sous les yeux du patient qui doit décrire à l’analyste sans omission ce qu’il «voit» ainsi.
Cette métaphore contient une théorie de la symbolisation qui se concrétise par la prescription d’un double transfert intrapsychique. D’une part le mouvement , c’est-à-dire le champ moteur et pulsionnel doit se transférer dans des représentations «visuelles» et ceci de manière quasi-automatique et d’autre part, les figurations représentatives «visuelles» doivent être transférées dans l’appareil de langage. En outre, le dispositif divan fauteuil étaye ce double travail de transfert intrapsychique, d’une part en restreignant la motricité (le patient est allongé) et la perception intersubjective (l’analyste est placé hors de portée du regard, le vu à partir du divan est fixe et peu stimulant).
Un tel dispositif contient une «théorie» ou une modalité spécifique de la symbolisation. Suppression des voies d’expression par le comportement moteur, l’acte, et par celle de l’expressivité visuelle directe : exclusivité de l’expressivité verbale, grâce à la transformation de l’appareil psychique en appareil de langage. Le dispositif n’est pas neutre, il induit un certain type de fonctionnement du psychisme et de la symbolisation, c’est à partir et grâce aux transformations ainsi induites que le processus de symbolisation va prendre forme.
D’autres caractéristiques du cadre vont compléter le dispositif analysant. La durée, la fréquence des séances vont réguler la force et la nature des investissements qui peuvent s’y engager et donc la nature et la force de ce qui va pouvoir s’y transférer et s’y mettre en jeu.
Au total, le développement du processus dépendra donc du rapport entre l’intensité de l’investissement transférentiel et financier que l’analysant est prêt à y engager, et de sa capacité, à ce niveau d’investissement-là, à utiliser le dispositif proposé pour optimiser son travail de subjectivation et de symbolisation. Deux préconditions apparaissent donc dans leurs rapports réciproques pour qu’un processus utilisable puisse se développer, d’une part que l’investissement induit ou proposé par le dispositif soit «jouable», c’est-à-dire corresponde à une capacité ou à un besoin de l’analysant et d’autre part, que le type de travail de symbolisation proposé soit accessible à ses capacités intrapsychiques du moment.
La question des modifications ou des aménagements du dispositif analysant se mesure à l’aune de ce double prescriptif, qu’il faut maintenant déployer dans certaines de ses particularités cliniques et de sa dialectique propre.
Dans cette première remarque concernant les variations d’intensité des enjeux transférentiels, j’ai placé en position organisatrice la qualité des auto-érotismes. Je pense personnellement, en effet, qu’un des paramètres fondamentaux de la régulation du processus analytique, dans son rapport au dispositif concerne les capacités réflexives dérivées des premiers auto-érotismes. Sans trop de simplification on peut avancer que le dispositif divan/fauteuil convient mieux quand l’analysant possède la capacité de se sentir et de s’auto-affecter de lui-même de manière suffisante — ce qui ne veut pas dire qu’il sent tout de lui ou qu’il s’affecte de tout de lui, mais qu’il en possède la capacité interne potentielle — et la capacité de se voir lui-même de manière suffisante. Alors le travail psychique interne de l’analysant ouvre à un travail intrapsychique de transformation/transfert intrapsychique suffisant pour repérer dans le processus un travail de symbolisation primaire et son articulation avec les capacités de symbolisation secondaire du langage. Dès lors on peut espérer qu’à être entendu, l’analysant puisse s’entendre lui-même et ainsi se voir et se sentir mieux. Dans le dispositif divan/fauteuil la capacité à cette dialectique réciproque, capacité de se sentir, de se voir et de s’entendre, est essentielle, elle commande le déploiement du processus, elle est impliquée, comme je le soulignais plus haut, par la règle fondamentale. Quand j’évoque les trois niveaux de capacités réflexives, j’évoque des capacités psychiques capables de s’abstraire de la motricité ou de la perception effective, c’est-à-dire des modes de relais intrapsychiques et représentatifs des épreuves de réalité et d’actualité motrices et perceptives[1]. L’un de mes patients, par exemple, ne cessait de se regarder et de chercher à me regarder dans ses lunettes utilisées comme un miroir quand il voulait contre-investir des vécus d’effraction psychique peu représentables, désorganisateurs, identifiés à la perception d’un «mauvais oeil» persécuteur qui longtemps l’avait obligé à «geler» tout processus et tout engagement véritable.
Quand ces capacités réflexives ne sont pas acquises, la symbolisation primaire est considérablement entravée, et la symbolisation secondaire tourne donc à vide quant à l’essentiel. Le besoin principal de ces analysants est alors de venir se faire sentir ou de se sentir autrement, de se faire voir ou de se voir autrement et ils ne peuvent transférer dans le langage cette demande. Ceci ne veut pas dire qu’ils ne peuvent simplement pas en articuler la demande, cela signifie que le langage s’avère impuissant à lui seul à entraîner la conviction véritable dans cette zone d’eux-mêmes, ils ont besoin d’appuis perceptifs pour remettre en jeu leurs capacités réflexives et leur travail de symbolisation primaire. C’est dans ces conjonctures intrapsychiques singulières qui, je le souligne encore, peuvent varier dans le temps et selon les conjonctures environnementales, que le travail psychanalytique en face à face peut s’avérer être une solution économique.
La désorganisation ou l’insuffisance d’organisation des auto-érotismes et des capacités réflexives transitionnelles dérivées a toute une série d’effets sur le fonctionnement psychique qui a contrario permettrait de mieux saisir l’intérêt du face à face. L’auto-érotisme constitué combine la capacité à entretenir un commerce interne avec les représentations d’objets (et au-delà avec l’objet représenté) et simultanément avec soi-même, il ouvre à la question de la conflictualité et de l’ambivalence, de la mesure des effets, sur l’objet absent ou présent, de l’appropriation représentative primaire des qualités ou particularités de l’objet. La toute-puissance de l’activité représentative reste nécessairement relativement modérée, sa question fournit la trame du déploiement de l’épreuve de réalité psychique autour de l’écart mesuré/se mesurant entre le jeu interne avec la représentation d’objet et l’objet lui-même. La désorganisation de ces formations intermédiaires place l’analysant dans un dilemme crutial : ou bien renoncer à représenter l’objet à l’intérieur et maintenir la relation externe à l’objet ou bien représenter l’objet mais au sein d’une activité représentative vécue comme tellement destructrice et agissante pour soi ou pour l’objet, que la relation avec celui-ci en serait engloutit.
Dès lors, les «solutions» intrapsychiques vont tendre à geler le processus et/ou à le rendre très difficile d’accès à l’analyse. Clivage, retournement en son contraire, retournement contre soi vont se mettre en acte intrapsychique ou intersubjectif à travers des comportements soustraits au processus psychanalytique car difficilement «absentables». A l’état modéré de tels processus restent «contenables» dans le dispositif divan fauteuil, ils peuvent même être le signe qu’une zone traumatique est appelée dans le transfert mais parfois leur intensité est telle qu’ils débordent le champ de la cure et désorganisent le rapport du sujet à son environnement social actuel ou menacent tellement de le faire que l’analysant, contraint à des mesures extrêmes, préfère geler ou désinvestir le processus en cours.
C’est dans ces cas où le face à face psychanalytique me paraît être particulièrement pertinent, dans la mesure où il offre un surcroît d’appui perceptif à la secondarité grâce à la protection duquel une certaine reprise d’activité psychique va être rendue possible. Paradoxalement, l’objet perceptivement présent peut, grâce aux possibilités de vérification «objective», être plus facilement absenté s’il s’avère rester support neutre et bienveillant. Il est alors loisible à l’analysant de vérifier quand il le souhaite l’impact de son activité psychique sur l’objet et ainsi de modérer en partie ses craintes. De proche en proche peut ainsi commencer à se construire une relation dans laquelle représentation d’objet et objet ne seront plus mis en antagonisme, peut commencer à s’ouvrir ainsi la question de l’origine ou des causes sous-jacentes aux craintes fantasmatiques : une épreuve d’actualité fondée sur la perception peut commencer à s’opérer.
La seconde fonction de l’étayage prescriptif proposé par le face à face psychanalytique concerne la relance de la fonction réflexive. Une fois l’activité psychique dégelée et simultanément se pose la question de la relance des capacités à se sentir et à se voir, à travers une activité destinée à se faire sentir et à se faire voir plus encore qu’à se faire entendre. Le face à face, s’i l’on prend soin de conserver une attitude contre transférentielle ad hoc, offre la possibilité d’intensifier la fonction «miroir» de la relation. Celle-ci n’est bien sûr jamais absente de l’analyse, c’est à partir de la manière dont on est entendu que l’on s’entend soi-même, mais dans le face à face s’ajoute, de manière plus directe, la perception concrète de la manière dont on est vu ou senti par l’autre. Le dispositif divan fauteuil par sa structure même réalise une relative «époché» de ces questions et permet ainsi une certaine économie contretransférentielle. C’est précisément cette économie qui est reprochée au dispositif par les analysants dont il est en question, ils se sentent privés des repères intersubjectifs dont ils ont besoin pour leur régulation interne. Le face à face ne permet plus de réaliser cette époché dans les mêmes conditions, toute une activité corporelle perceptive trahit les mouvements contretransférentiels, l’épreuve de vérité, quelles que soient les capacités d’être seul sous le regard de l’autre, de l’analyste, y reçoit une nouvelle dimension.
Ceci m’amène au dernier point que je souhaitais souligner; Depuis les analyses que S. Ferenczi consacra à cette question, il est clair que l’«hypocrisie professionnelle» n’est pas de bonne stratégie psychanalytique et qu’elle contribue à maintenir, mensonge, clivage et deni chez l’analysant, en répétant des processus traumatiques.
Aux questions scabreuses de nos analysants dont nous ne sommes pas en mesure de dégager les implications transférentielles, nous préférons souvent répondre par le silence prudent ou des formulations suspensives qui nous paraissent mieux préserver que toute autre les potentialités transitionnelles du processus en cours. Même si cela n’est pas toujours pleinement satisfaisant, nous nous consolons en nous disant que le déploiement transférentiel est ainsi préservé et que l’avenir nous permettra de mieux comprendre : nous gagnons du temps, le temps pour comprendre. La position arrière, la limitation de l’échange aux seuls contacts verbaux, nous facilitent alors le travail suspensif. Le face à face ne nous offre pas une telle facilité, nos réponses contretransférentielles, posturales, visuelles, motrices ne sont pas aussi suspensives, souvent, que nous ne le voudrions et trahissent nos mouvements contretransférentiels. C’est d’ailleurs la raison que S. Freud avançait pour privilégier la position arrière de l’analyste. En d’autres termes, le face à face ouvre plus que tout autre à ce que j’appellerais la question de «l’épreuve de contretransfert», c’est-à-dire la question de notre réponse effective affective au transfert au-delà de toute profession technique de neutralité bienveillante. Il est bien rare et bien difficile à notre corps de mentir, de dénier ou même de cacher nos états internes sans en laisser des traces, comme là encore S. Freud l’avait tôt remarqué. C’est d’ailleurs ainsi que très tôt aussi, une large partie du contre-Oedipe s’est transmis à l’enfant; mimiques, gestes machinaux, modification de posture, détournement du regard, «transmettent» des modes de rapport aux «choses» psychiques qui viennent étayer ou au contraire démentir les dires. Nous l’avons dit, l’une des indications spécifiques du travail psychanalytique en face à face concerne des analysants chez qui la conviction acquise par/dans le langage n’est pas suffisante. Ces patients ont besoin que la situation permette de dire «en corps», en «signes corporels» ce que le langage s’avère être insuffisant à signifier vraiment pour eux, quelque soit nos efforts pour atteindre la formulation vraie, la plus adaptée.
Ceci a deux conséquences. D’une part, cette particularité oblige à un travail du contretransfert beaucoup plus drastique, il nous oblige à accroître notre propre capacité à nous sentir nous-même à travers nos postures et notre gestualité et à nous voir nous-même, c’est-à-dire à être plus vigilant à ce que nous montrons de nos mouvements psychiques mal intégrés. Ceci nous revient du dehors à partir des réponses transférentielles de nos analysants, à ce qui de nous s’est exprimé malgré nous ou à notre insu. D’autre part, s’ouvre la question de la manière dont nous allons laisser notre corps et son expressivité accompagner, étayer, souligner nos interventions et nos interprétations, dont en d’autres termes, notre corporéité perçue va être un interprétant de la situation. La question de la manière dont nous pouvons utiliser psychanalytiquement cette fonction interprétative de la présence corporelle, question que nous ouvrons mais qui ne peut que s’ouvrir et demeure fort complexe, est sans doute l’une des grandes questions du travail psychanalytique en face à face. Je ne suis personnellement pas loin de penser qu’elle recquiert une analyse et une formation spécifique dans laquelle les effets schizoïdes, paranoïdes ou dépressifs de notre propre rapport à notre expressivité corporelle devraient être placés au centre de l’interrogation.
[1] Cf. R. ROUSSILLON – R Fr 4a — Arc 5.