Roussillon R. – Errance identitaire
L’errance identitaire
R Roussillon.
Pour ouvrir cette après-midi consacrée aux réflexions concernant la souffrance psychique qui accompagne l’exclusion sociale il me semble nécessaire de rappeler certains points qui permettent de mettre en perspective les analyses qui vont suivre.
Faut-il d’abord souligner que s’intéresser aux aspects psychiques de l’exclusion n’implique aucun déni des autres aspects de celle-ci. Il ne s’agit pas, en effet, de chercher à ramener la souffrance à une psychogenèse qui s’accompagnerait d’un refus de prendre en compte la pluralité des facteurs qui concourent à former la réalité sociale de l’exclusion. Il s’agit d’essayer de penser les particularités psychiques provoquées par l’exclusion et ses différentes formes et le type d’effets « identitaires-narcissiques » que celle -ci engendre, de produire des « modèles » d’intelligibilité des processus qui se mettent alors en place et contribuent au blocage de la situation ou à sa coloration psychique particulière.
Quelles que soient les causes de l’exclusion, qu’elles soient « internes » ou « externes », individuelles ou sociales, qu’elles impliquent le mélange d’une série de causalités cumulatives ou soient pensées à partir d’une causalité nettement dominante, leurs effets marquent leur impact sur la subjectivité de celui qui s’y trouve confronté. Ainsi y a t-il toujours une souffrance psychique et une menace narcissique-identitaire impliquée, donc une composante psychique inévitable qu’il faut prendre en compte dans l’analyse de la conjoncture de l’exclusion. Un traitement de la question qui ne considérait que les aspects « matériels » ou « sociaux » de celle-ci devra s’attendre à de sérieuses difficultés, tout comme il serait illusoire de considérer que seules les mesures de nature relationnelles ou « psychologiques » pourraient à elles seules suffire à faire avancer de manière notable le problème. Le mépris de la composante psychologique et des aspects psychiquement réactionnels de l’exclusion ne peut aboutir qu’a des formes de révolte ou de sabotage conscient ou inconscient, parfois manifeste souvent plus implicite mais non moins efficace.
Aborder la question de la souffrance psychique liée à l’exclusion ne signifie donc pas réduire à la dimension psychologique l’intégralité de la question mais plutôt souligner l’inévitabilité de celle-ci. Cela ne signifie donc pas non plus qu’une prise en charge psychothérapeutique soit toujours nécessaire ni indiquée, la dimension psychique infiltre tous les modes d’intervention et concerne tous ceux qui prétendent intervenir dans l’élaboration de la difficulté. Les réflexions qui suivent concernent donc la contribution des « psy » à la compréhension de l’exclusion mais elles visent à éclairer des processus qui sont à l’œuvre tout autant dans l’ensemble des actions sociales, politiques, économiques du problème que dans les prises en charges spécifiquement « psy ».
Ceci étant dit peut-on avancer les linéaments d’un modèle d’intelligibilité des composantes psychiques de la souffrance liée à l’exclusion?
Pour faire avancer cette question qui sera au centre de notre après-midi de réflexion, il me semble nécessaire de rappeler quelques données fondamentales que la recherche psychanalytique propose à cet égard et qui permettent de comprendre pourquoi le problème se pose à un niveau identitaire.
Le processus de socialisation résulte autant de la nécessité de gérer collectivement les mouvements pulsionnels de chacun que de l’état de détresse de celui qui s’y trouve tôt confronté. La conjoncture qui nous réunit aujourd’hui m’invite à mettre particulièrement l’accent sur l’état de détresse qui se trouve aux fondements du social.
L’état de détresse est celui de qui se trouve être confronté à des montées de tensions internes (issues de différents « besoins » fondamentaux qui ne sont pas que des besoins physiologiques mais aussi des « besoins du moi ») qu’il ne peut gérer à l’aide de ses seules ressources internes. C’est un état sans recours interne, sans représentation et sans issue dans ses formes premières et fondamentales. C’est l’état de celui qui se trouve contraint, par la reconnaissance de ses propres limites, à faire appel à l’autre, à chercher auprès de l’autre un recours à l’impasse dans laquelle il se trouve. L’état de détresse induit ainsi un état de manque qui « ouvre » à la relation à l’autre et à l’inévitable dépendance qui l’accompagne.
L’état de détresse transformé en état de manque est ainsi l’état psychique subjectif qui préside à la socialisation. Pour se maintenir et se structurer psychiquement, il suppose une « réponse » de l’autre, une réponse sociale qui modifie en partie le manque et le rend plus supportable, lui propose une série de représentation et un certain nombre de convention relationnelle, des devoirs et des droits. L’attente de cette « réponse », la promesse de cette réponse, forme la base du « contrat narcissique » qui fonde le contrat groupal, le contrat social ou le contrat de socialisation; c’est un contrat d’inclusion. Par sa réponse à l’appel issu de l’état de manque, le groupe social constitue une appartenance et fixe les conditions intersubjectives de cette appartenance, il fixe aussi l’étendue du contrat narcissique, les domaines où il peut s’exercer et exercer son emprise, ceux aussi sur lesquels il ne comporte aucune clause. L’identité de chacun, issue de la reconnaissance et de l’appartenance ainsi impliquée, va être construite sur ce fond.
Si la famille médiatise l’instauration de ce contrat narcissique ( c’est l’organisation de l’Œdipe) elle n’est là que le relais spécifique, particulier, du groupe social, que sa forme déléguée au plus près du sujet, elle ne possède sa fonction identitaire que sur le fond de cette délégation sociétale, et pour autant qu’elle en transmette les règles de fondements, qu’elle incarne le contrat narcissique sociétal. Elle doit aussi progressivement laisser le sujet définir son identité par rapport à l’ensemble social plus vaste qui le constitue et l’identifie, l’intègre. L’identité de chacun s’étaye donc sur le processus de symbolisation ainsi progressivement défini et qui comporte l’ensemble des « promesses » de réponses que le contrat narcissique conditionne.
Il arrive que le fonctionnement concret des réponses familiales ou groupales fasse défaut au sujet. Lorsque la réponse fait trop défaut à l’état de manque, ou fait trop longtemps défaut, celui-ci se désorganise, dégénère. À la place d’un état de manque, qui contient l’espoir d’une réponse suffisamment adaptée, commence à s’établir un état de désespoir qui, s’il dure trop, menace l’organisation même de l’identité, ses fondements, en tout cas l’identité fondée sur le contrat narcissique de base, et les bases de la symbolisation qu’il détermine.
C’est ce à quoi nous sommes confrontés dans certaines « situations extrêmes » (B Bettelheim) qui provoquent des formes de détresse qui ne peuvent plus s’organiser dans un rapport au manque et à l’autre, qui ont désespéré de tout recours, et tendent à être à l’origine de vécu de mort identitaire (vécus d’agonies primitives décrits par Winnicott). Ces situations extrêmes peuvent être rencontrées dans la première enfance, elles sont à l’origine d’un état psychotique ou d’une « tendance anti-sociale », mais elles peuvent aussi, dans certaines conditions, être rencontrées, ou réactivées, plus tardivement dans les situations d’exclusion sociale. Le vécu d’exclusion identitaire commence à apparaître en effet quand les « réponses » prévues dans le contrat narcissique (conscient et inconscient) ne se produisent plus, quand le contrat narcissique passé avec le groupe se trouve ainsi être « dénoncé » par l’absence des réponses attendues, ou que les exigences liées à l’appartenance apparaissent inassumables au sujet. Si la situation se prolonge au-delà d’un certain seuil, différent pour chacun en fonction de son histoire singulière, le sentiment d’appartenance est menacé et avec lui les assises du sentiment identitaire lui-même.
L’état de manque s’exacerbe, devient intolérable, dégénère en un état de souffrance psychique, et ce d’autant plus que, simultanément, les capacités de tolérance sur lesquelles se fondent le travail de mise en sens psychique et de représentation s’amenuise dans la même mesure. À l’état de souffrance s’ajoutent des mouvements de désymbolisation, de désignification de la situation : celle-ci perd progressivement tout sens, vire à la production d’un sentiment d’absurdité puis de désespoir.
S’installe alors un état de type « agonistique » qui envahi le sentiment de soi, les assises identitaires, qui désorganise le fonctionnement du narcissisme et de l’estime de soi. La réaction la plus commune, et sans doute aussi la plus saine, à cette désorganisation progressive est la montée d’une réaction de rage impuissante et/ou de violence.
Mais celles-ci ne sont tolérables et « élaboratrices » que pour autant qu’elles puissent trouver un « objet » adéquat, cernable, et susceptible de produire un certain changement dans les données de la situation inductrice de l’état de souffrance. Ce n’est que rarement le cas dans les situations d’exclusion sociale ou précisément manque le « répondant » nécessaire, et ou l’exclusion présente un caractère diffus, incernable. Mieux dans une majorité de cas, la réaction de rage ou de violence tend à renforcer le processus d’exclusion, elle produit une boucle de rétroaction négative qui renforce le processus. Elle provoque une rétorsion de la part de l’environnement ainsi interpellé qui accentue le sentiment d’impasse du sujet.
Le tableau est ainsi campé pour saisir l’enclenchement de l’errance identitaire. L’état d' »agonie psychique », état de souffrance identitaire, sans représentation, sans issue interne, sans possibilité de dégagement, menace le sujet d’un état de « mort psychique ».
À situation extrême, solution extrême, le sujet n’a d’autre recours, pour « survivre », que de se couper de lui-même, que de s’extraire de la partie de lui ainsi menacée. Pour « survivre » paradoxalement il doit s’abandonner lui-même, se retirer de lui, s’exclure à son tour de lui-même. On peut identifier ce processus à une forme d’identification à l’agresseur, mais la particularité clinique la plus saisissante est cette manière dont le sujet se déchire, est déchiré par la situation, qui évoque le processus de clivage « au » moi ; entendu comme un processus par lequel le sujet se retire de lui-même dans son déchirement. Il se place ainsi au-delà de la souffrance, au-delà du manque, au-delà du principe de présence à soi, qu’il n’éprouve plus puisqu’il s’est retiré de lui-même et des parties de lui affectées par l’expérience agonistique.
Cependant le processus ne s’arrête pas là, il serait encore réversible et l’on pourrait penser qu’une fois l’expérience traumatique terminée, les choses vont rentrer dans l’ordre antérieur. Le processus psychique que nous venons de décrire est une procédure de crise, une solution à la crise agonistique. C’est une solution liée à l’acmé de la situation extrême.
On conçoit que si celle-ci se prolonge, si les conditions internes et externes qui ont présidé à sa mise en place perdurent, le sujet se restructure selon cette modalité extrême. Mais, si la situation traumatique cesse on n’en a pas fini pour autant avec ses effets. Il reste à traiter l’effet sur la subjectivité du fait d’avoir « dû » avoir recours à cette procédure de survie qui laisse des traces même après sa disparition actuelle.
Le vécu agonistique tend en effet à être hallucinatoirement réactivé tant qu’il n’a pas reçu de statut psychique convenable. Tant qu’il n’a pas reçu de statut topiquement situable, qu’il n’a pas été symbolisé, il est soumis à une espèce de compulsion de répétition, de réactivation automatique.
Le processus le plus dirimant est celui par lequel le sujet, pour se protéger de cette compulsion de répétition, en vient à s’organiser contre le retour et la réintégration de la partie de lui dont il s’est ainsi séparé et clivé. La psyché qui a été soumise à une telle procédure de « survie » psychique est, en effet, en permanence menacée d’un retour traumatique de l’expérience agonistique tant que celle-ci n’a pas été symbolisée et subjectivement appropriée. Elle va ainsi souvent donc devoir s’organiser contre cette menace qu’elle va tenter de lier ou de neutraliser d’une manière ou d’une autre. Donc, non seulement le sujet à du s’exclure de lui-même, mais en plus il lutte activement contre la réintégration de ce qu’il a exclu de son identité. S’il ne parvient pas à trouver une solution durable à cette menace, si les moyens à mettre en œuvre sont trop coûteux trop amputant pour les « bénéfices » qu’ils proposent, il peut aussi se solidariser avec la partie exclue de lui-même, se placer ainsi dans une position d’errance, sans manque, sans assignation, sans appartenance, s’organiser contre toute appartenance ou toute assignation.
Ceci est d’une extrême importance thérapeutique, car dès lors non seulement il faut « soigner » le sujet de l’exclusion qu’il a endurée, mais en plus il faut le « soigner » des séquelles psychiques liées à l’exclusion et à ses conséquences identitaire-narcissiques. Réintégrer l’exclu ne suffit pas, il faut en plus se préoccuper des traces laissées par l’exclusion et des réactions psychiques engendrées par celle-ci. Ceci signifie en particulier accepter d’être confrontés à certaines formes « d’ingratitudes » réactionnelles à l’état traumatique de l’exclusion. Il faut aussi soigner le sujet exclu de sa réaction à l’exclusion, des défenses qu’il a mis en place pour faire pièce à l’agonie psychique produite par l’exclusion, des « solutions » qu’il a dû inventer pour se protéger d’une désorganisation plus profonde.
Les travailleurs sociaux et les « psy » qui s’occupent des sujets ayant vécu un tel trauma psychique savent bien alors la difficulté qu’il y a alors à endurer les « réactions thérapeutiques négatives » de ceux-ci les réactions de violences ou de « sabotage » qui peuvent alors se manifester, ils oublient trop souvent l’inévitabilité de telles attitudes réactionnelles à l’état de souffrance psychique réactivé par la déconstruction du clivage antérieur. « Survivre » à ces attaques, les intégrer dans le processus en cours, tels restent sans doute les plus sûrs remparts contre le désespoir qui risque de gagner à son tour ceux qui se tiennent dans ces zones extrêmes de la souffrance identitaire-narcissique.