Londres 2015 DWWinnicott

DWW LONDON NOV 2015_ENG[1] R

LONDRES NOVEMBRE 2015 

COLLOQUE DWW

R.ROUSSILLON

 

ÉMERGENCE ET CONCEPTION DU SUJET (SELF).

 

 

Je crois ne pas me tromper en pensant que D.W.Winnicott aurait souhaité que ses écrits et ses élaborations soient une base possible pour la créativité des analystes qui s’y réfèrent. Je me sens donc en plein accord avec lui en développant la manière dont je m’appuie sur certaines de ses intuitions pour développer mes propres travaux. Il y a des domaines de la clinique psychanalytique où je n’ai pas encore le sentiment d’avoir encore pu me hausser à la hauteur de son apport, mais il y en a d’autres où j’ai le sentiment que, en bénéficiant aussi de l’apport de Freud et de la psychanalyse française, j’ai pu prolonger certaines de ses propositions d’une manière qui m’a été utile dans ma pratique clinique et dans ma compréhension de certaines pathologies du narcissisme.

Les organisateurs du congrès m’ont demandé de m’attacher à la question du Self chez D.W.Winnicott. Je n’utilise pas personnellement la référence au « self » ni même à ce qui serait la traduction française la plus proche c’est à dire « le soi ». J’imagine donc que cette demande m’a été faite en raison de mes réflexions sur la question du sujet dans la clinique psychanalytique qui me paraît être le concept le plus proche en français.

Je ne ferais donc pas une présentation des textes de D.W.Winnicott concernant « le self » mais je me centrerais plutôt sur une manière de comprendre l’intérêt de D.W.Winnicott pour le self en lien avec la place qu’occupe le « ich » dans la pensée de Freud, c’est ce « ich » que je traduits par « sujet ».

 

Définition du self, le sujet (ich).

Dans ma lecture aussi bien de Freud que de D.W.Winnicott le self, le Ich ou le sujet comporte deux dimensions articulées entre elles.

D’une part le terme désigne la part de la psyché qui est à l’origine des actions des processus et des intentions qui la mettent en mouvement. Il désigne donc le promoteur de la vie psychique, son auteur, ce qui la vectorise.

D’autre part le terme désigne aussi la part de la vie psychique qui a été appropriée par les actions, processus et intentions de cet acteur interne. Il désigne donc la part de la vie psychique et de son histoire que le sujet (self) a pu faire sien, faire « soi ». Il est donc différencié du Ça qui représente des processus « sans sujet ni objet », des processus d’action exprimé « à l’infinitif » (Freud), il représente la partie du Ça qui a été transformée pour être intégrée dans la subjectivité (self).

Je pense que la contribution de D.W.Winnicott sur la question du sujet (self) dans la vie psychique tient essentiellement dans une approche qui interroge à la fois ses conditions d’émergence et ses conditions de développement.

Je développerais trois proposions sur ces conditions d’émergences et de développement.

La première concerne les conditions de l’expérience subjective du créer/trouver dans laquelle le sujet peut se « sentir être » au sens impliqué par la fameuse phrase de D.W.Winnicott : « First being, after doing or being done, but first being ».

La deuxième a trait à une expérience subjective déterminante dans l’appréhension par le sujet de sa liberté d’être et d’être « sujet » : l’expérience des conditions qui rendent possible au sujet de tolérer de s’éprouve informe (formlessness).

La troisième conditionne la possibilité pour le sujet de créer et de se saisir de la catégorie de « sujet » (self) : elle est connue comme expérience de la « survivance » et est à l’origine de l’organisation de la topique psychique et, sous ses formes plus tardives, de l’organisation interne de la topique « subjective », donc du sujet (self) elle-même.

 

Se sentir être : le créer/trouver.

Avant de se représenter comme sujet (« doing or being done ») il faut commencer par se sentir être (« first being »).  L’expérience de « se sentir être » est donc l’expérience fondatrice des sous-bassements du sujet (self).

D.W.Winnicott me semble indiquer que cette expérience doit être recherchée d’abord dans le processus en créer/trouver qu’il décrit comme le processus fondateur des soins d’une « mère suffisamment bonne » ce qui appelle un commentaire un peu approfondi sur la place de l’objet dans la pensée de D.W.Winnicott et son rôle de « miroir » du sujet (self) dans le processus de subjectivation.

L’un des efforts assez essentiel de Freud a été de tenter de dégager la psychanalyse et la théorie psychanalytique de la menace que pouvait faire planer sur sa valeur épistémologique et thérapeutique l’accusation de « suggestion ». La menace a été présente d’emblée, la psychanalyse se crée en se démarquant des thérapies par suggestion, et encore en 1937 dans  Construction en analyse où elle reste présente dans l’accusation que la psychanalyse procède d’une forme de l’alternative « pile je gagne face tu perds ». Aussi bien Freud a-t-il engagé, dans un premier temps, la psychanalyse dans la théorisation de l’individu « isolé », considéré uniquement dans son fonctionnement intrapsychique, hors toute influence ou toute suggestion et le rêve lui est apparu, plus encore que le jeu ou les activités artistiques, le modèle même à partir duquel fonder la métapsychologie.

Le rêve est « narcissique » et semble échapper aux influences externes. Ce n’est que relativement tardivement dans son œuvre et dans la foulée de L’introduction du narcissisme que Freud reconnaîtra pleinement que la psychologie humaine est aussi d’emblée une « psychologie sociale » (Freud 1921). Il est alors suffisamment rassuré sur la consistance de la démarche psychanalytique, qu’il peut, sans trop de crainte, affronter la question de l’influence d’un sujet sur un autre. Mais la prise en compte du fait que l’objet de la pulsion est aussi un autre sujet avec ses désirs et mouvements propres, question sans doute jamais négligée dans la clinique concrète – cf. la question de la séduction et plus généralement celle du traumatisme et de la déception narcissique -, ne deviendra jamais chez lui un thème central de la théorisation. Pour que cette place lui soit pleinement reconnue dans la métapsychologie il aurait fallu qu’elle puisse s’articuler avec la question, essentielle dans sa métapsychologie, de l’hallucination. Or ce n’est qu’en 1937 et donc sur la fin de sa vie qu’il commence à entrevoir que l’hallucination n’exclue pas la perception et même qu’hallucination et perception peuvent aller de paires et se combiner comme dans le délire.

Dans la pensée de D.W.Winnicott et ceci d’emblée, – son premier article remarqué concerne la défense maniaque et le déni de la réalité aussi bien interne qu’externe -, la question de la place de la réalité externe et son articulation avec la réalité psychique est présente. Mais chez lui dès que posé le problème est complexifié par la reconnaissance d’un état intermédiaire qui mêle réalité psychique et réalité extérieure donc hallucination et perception. En ce sens la pensée de D.W.Winnicott s’inscrit dans l’immédiate droite ligne de l’intuition terminale de Freud (1937-38) concernant les formations qui superposent perception et hallucination. Le processus, tout à fait central nous reviendrons plus loin sur ce point essentiel, dit par D.W.Winnicott en trouvé / crée, suppose en effet que le sein « crée » – et comment si ce n’est dans un processus hallucinatoire ? – soit simultanément placé par la mère là où l’enfant le crée. Le bébé, l’infans, peut ainsi trouver au dehors, dans la perception, un objet suffisamment semblable à celui qu’il est capable de créer de manière hallucinatoire. C’est sans doute la première forme du rôle « miroir » de l’environnement premier et particulièrement de la mère dans l’émergence de la possibilité du sujet à s’éprouver à se saisir et à se concevoir comme tel.

La question clé, celle sans laquelle l’œuvre de D.W.Winnicott n’est pas concevable, est celle des conditions requises pour que l’ajustement du crée par l’enfant et de ce qu’il trouve dans la relation à la mère, soit suffisamment bon pour que le bébé ait l’illusion de créer ce qu’il trouve. C’est aussi la condition nécessaire pour que l’enfant puisse intégrer – dans son « omnipotence » première dira D.W.Winnicott – ce qu’il trouve. La formation intermédiaire qui mêle objet crée et objet trouvé, qui crée une troisième catégorie psychique – la catégorie du transitionnel -, établit ainsi un pont et une continuité entre réalité interne et réalité externe et évite ce qui apparaît à D.W.Winnicott comme le danger central du développement : la dissociation.

Le processus du trouvé / crée doit en effet pouvoir opérer dans les deux sens : l’enfant doit trouver ce qu’il est capable de créer et il doit être capable de créer ce qu’il trouve, ce qui suppose un environnement aménagé, un environnement qui ne le place pas devant un échec à pouvoir intégrer ce qu’il trouve. C’est la définition même du traumatisme de la mise en échec de la créativité : être confronté à une situation que l’on ne peut intégrer, une situation « en soi » dont on ne peut faire un « pour soi ». L’échec du processus aura pour conséquence une augmentation de la destructivité dont l’intensité apparaît alors comme réactionnelle au caractère traumatique de l’échec. D.W.Winnicott croisera le fer à ce propos avec le concept d’envie primaire proposé par M Klein, pour lui à la différence de celle-ci, l’envie et les attaques envieuses sont réactionnelles aux traumatismes précoces et en lien direct avec l’échec des processus d’intégration dont ils témoignent et donc avec un environnement maternant inadéquat.

Dans la pensée de D.W.Winnicott la mise en place du processus en crée / trouvé est d’abord rendue possible grâce à l’adaptation parfaite – et ceci grâce à une forme fondamentale d’empathie maternelle primaire : « la préoccupation maternelle primaire » – de la mère. Puis progressivement un écart entre le crée et le trouvé devient tolérable dans la mesure où le jeune enfant va être capable de faire le travail nécessaire pour réduire cet écart et maintenir quand même l’illusion créative. Il sera alors en mesure de créer ce qu’il trouve, ceci pour autant que ce qu’il trouve soit quand même suffisamment adapté. Le trouvé / crée se maintient donc tout au long du processus de développement, grâce à l’adaptation de la mère d’abord puis grâce au travail psychique du sujet quand il en est ensuite capable.

Avant de m’engager dans une tentative pour penser pas à pas le processus sous jacent à l’activité créative j’aimerais faire deux remarques introductives de cette question.

 

Deux remarques complémentaires : l’hallucination, le médium malléable.

Ma première remarque portera sur la question de l’hallucination dans son rapport avec le sexuel et la créativité. J’ai posé plus haut la question de la nature du processus par lequel le « sein «  est crée, nous reviendrons plus loin sur la complexité de ce que ce processus engage dans la théorisation, mais je voudrais souligner dès maintenant qu’au sein de la pensée psychanalytique « traditionnelle » ce processus n’est intelligible que rapporté à l’hallucination. C’est bien pourquoi l’articulation de la question de la créativité au sexuel est tellement essentielle. La réalisation hallucinatoire du désir, que je crois à l’œuvre dans le processus du « crée » décrit par D.W.Winnicott, est un processus typique de la pulsion et de la vie pulsionnelle : sexuel et créativité vont de paire à l’origine, le sexuel est au fondement de la créativité et la créativité exprime l’action du sexuel quand il trouve matière à s’accomplir au service du Moi-sujet (self).

Le problème théorique vient de ce que dans un premier temps le processus hallucinatoire a été décrit d’abord par Freud – en lien avec le modèle du rêve -comme lié à un narcissisme et un autoérotisme « sans objet », comme un processus qui se met en place quand l’objet est absent et pour tenter de pallier son absence. Or le processus hallucinatoire, cela ressort des dernières propositions de Freud et semble assez largement confirmé par l’avancée actuelle des neurosciences, a lieu dans tous les cas de poussée de tension pulsionnelle, il est sans doute « automatique » et liée au fonctionnement même du fond de la psyché humaine, à ses élans.

Quand par hallucination le processus trouve l’objet qu’il crée il produit une illusion d’autosatisfaction tout à fait essentielle dans la construction du narcissisme et du processus de subjectivation, le sujet (self) est celui qui crée et qui produit les conditions de sa satisfaction.

Le résultat produit par la réussite du processus en crée/trouvé correspond à ce que Freud appelle une illusion : le bébé éprouve l’illusion d’une autosatisfaction, d’une création, il se « sent être » grâce à cette illusion « réussie » à l’aide de l’action de la mère. La mère permet donc au bébé de transformer le processus hallucinatoire « automatique » en cas de montée de tension pulsionnelle en une illusion subjective qui s’accompagne de plaisir grâce auquel il peut s’inscrire dans le vécu subjectif. Ce n’est pas encore une « conception » c’est un éprouvé, une « sensation subjective » mais elle forme le socle de la future capacité du sujet (self) de se concevoir et de se penser créateur de sa capacité de satisfaction.

Quand l’objet halluciné ne trouve pas l’objet ainsi « crée » l’expérience vécue est à l’origine de l’autoérotisme pour autant qu’il y ait eu suffisamment d’expériences antérieures d’illusion créative et que celles-ci aient laissé suffisamment de traces pour être conservées « en mémoire » et activées de manière suffisamment « réalistes » pour produire une forme d’illusion consolatrice. Mais l’autoérotisme, Freud ne cessera de le rappeler, restera à jamais insatisfaisant, il est de consolation.

La conception d’une hallucination provoquée par l’absence de l’objet est encore souvent présente dans nombre de travaux psychanalytiques actuels dans lesquels le travail psychique se fonde sur l’absence ou la représentation de l’objet absent. Une telle conception repose sur l’opposition percevoir ou halluciner qui elle même suppose que le processus perceptif soit un processus relativement passif et non pas hautement organisé comme tous les travaux actuels en neurosciences ne cessent de le montrer. Il suppose que la réalité se « donne » et non pas qu’elle soit construite comme catégorie psychique et progressivement enrichie par l’expérience. Il confond le moment où le processus de symbolisation se manifeste avec celui où il se crée, il confond le second temps du processus avec son tout.

L’hallucination est la représentation perceptive de l’objet attendu, désiré, espéré elle doit pouvoir se loger dans la perception actuelle, pour se « réaliser » et s’accomplir, donc trouver une perception suffisamment analogue dans le présent du sujet pour y prendre place. Le « sumbolon » est ce « mettre ensemble » premier, cette première réunion d’un processus interne et d’une « localité » externe. Si la rencontre n’est pas au rendez vous, n’est pas suffisamment au rendez vous, elle produit un état de déception narcissique primaire et un sentiment de détresse qui, s’il se prolonge, est à l’origine des angoisses agonistiques et de la destructivité réactionnelle dont D.W.Winnicott fera le pivot central des processus pathologiques, ce n’est que plus tard et une fois les expériences d’accomplissement suffisamment accumulée qu’elle rendra possible l’autoérotisme[1].

Ma seconde remarque concerne la question du rôle et de la place de l’objet dans la mise en place et le maintient du processus en trouvé / crée.

Dans nombre de ses premiers écrits D.W.Winnicott s’était surtout centré sur les soins maternels le « holding le handling et l’object presenting » principalement, et la manière dont ces différents composants des soins maternels contribuaient au bon développement psychique du bébé et du jeune enfant. On pouvait déjà pressentir à travers ce qu’il pouvait en dire, qu’au delà des soins corporels à proprement parler, D.W.Winnicott cherchait déjà à cerner l’investissement et l’accordage de la mère aux besoins du Moi du tout petit et donc à l’émergence et à la construction de sa subjectivité. C’est bien sûr, aux âges précoces de la vie, à travers le corps et la sensorialité voire la sensori-motricité que la communication primitive s’établit et on peut faire le crédit à D.W.Winnicott d’avoir été sensible à cette dimension à travers ses différentes études des conditions premières de la relation. Mais c’est quand il avance le rôle de miroir du visage maternel qu’il fait un pas décisif dans la théorisation du sens général de la communication primitive et de sa place dans l’émergence de la capacité du sujet (self) à se saisir de lui-même et de ce qu’il produit.

L’hypothèse de D.W.Winnicott est que la fonction du visage maternel et de ce qu’il exprime en lien avec l’enfant, est de refléter à celui-ci ses propres états internes ou, pour le moins des messages sur ceux-ci. À la lecture du chapitre de D.W.Winnicott sur la fonction du visage maternel, il apparaît clairement que si le visage est sans doute une pièce centrale du rôle de « miroir » qu’il reconnaît alors à la mère, c’est tout le mode de présence de la mère qui tient lieu de miroir pour lui. C’est là une variante du processus en trouvé / crée, l’enfant doit « se » voir dans le visage et le mode de présence corporel de la mère et à partir de là il doit « se sentir », mais c’est une variante qui donne l’une des clés du processus lui-même.

L’insistance classiquement mise sur les processus projectifs soulignait que l’enfant trouvait ce qu’il créait projectivement, D.W.Winnicott souligne l’importance complémentaire des processus « retour » par lesquels l’enfant intériorise le reflet qu’il perçoit de lui dans la réponse des premiers objets à ses propres mouvements et états. D.W.Winnicott apporte là une contribution fondamentale à la théorie du narcissisme et de la naissance de la manière dont le sujet (self) se saisit de lui-même en en décrivant le vecteur intersubjectif essentiel. L’enfant se voit comme il est vu, il se « crée » comme il est vu, se sent comme il est senti, réfléchi par l’environnement maternant, il s’identifie à ce qui lui est reflété de lui-même.

Il me paraît nécessaire de faire le lien ici avec ce que M.Milner a pu décrire à propos du médium malléable (pliable medium). Il est d’ailleurs sans doute assez difficile de savoir précisément ce que l’un doit à l’autre tant ils sont ici proches dans la conception du rôle primaire de l’environnement maternant.

M.Milner souligne le rôle essentiel dans l’émergence du processus de symbolisation non seulement de l’illusion mais pour l’organisation de celle-ci, de la rencontre avec un objet suffisamment  Médium Malléable (pliable medium), c.-à-d. avec un objet capable de se laisser transformer au grès des besoins du processus créatif de l’enfant. C’est bien grâce à cette plasticité suffisante que l’environnement maternant peut remplir son rôle « miroir », c’est bien en se rendant malléable aux états et mouvements internes du bébé qu’il peut ajuster le reflet qui accrédite cette fonction narcissique.

Nous sommes maintenant en mesure de tenter de donner une description métapsychologique du processus de la créativité c.-à-d. de suivre, étape par étape, les différents moments et problèmes qui se posent dans sa mise en place et ses développements.

 

Analyse métapsychologique du processus de l’activité créative.

D.W.Winnicott origine le début du processus dans l’hypothèse du « premier repas théorique » et des premières traces de satisfaction. À la lueur de ce que l’on sait maintenant des compétences innées du bébé on peut penser qu’avant même ce premier repas théorique qu’il naît avec une certaine préconception – selon le terme de W.R.Bion – des objets et rencontres qui lui sont nécessaires pour son développement. Il a donc une forme d’attente d’emblée présente à l’égard de l’environnement premier. Mais cette préconception n’est que « potentielle » et son activation hallucinatoire – sa manière de commencer à  se « présenter » ce qu’il attend – doit rencontrer un objet suffisamment proche de l’attendu pour que le processus en trouvé / crée premier se mette en place. Si l’expérience est suffisamment satisfaisante, le potentiel prendra une première forme en fonction de ce qu’il aura trouvé. Il faut ici supposer une certaine plasticité de la préconception et qu’elle peut s’ajuster à ce que la mère propose si c’est suffisamment proche de son besoin, c.-à-dire si elle est « suffisamment bonne ». On peut aussi penser que si, à l’origine, l’adaptation de l’environnement maternel doit être très important, au fur et à mesure que les expériences se renouvellent et que le bébé se développe il peut tolérer une adaptation moins bonne et faire le travail pour rendre possible la superposition d’une réponse « suffisamment bonne » avec son attente. Le processus présente donc un certain « jeu » même s’il est limité, une certaine « exigence de travail psychique » pour les deux protagonistes.

L’une des particularités de ce mode premier de relation est qu’il est « impitoyable » selon la formule de D.W.Winnicott, c.-à-d. que son bon déroulement suppose que le bébé ne devrait pas avoir à prendre en compte les particularités de l’état de sa mère.

Il y a plusieurs manières de comprendre cette singularité de la relation première. Une première hypothèse de compréhension est de considérer que le bébé est dans un état « anobjectal » c.-à-d. qu’il ne reconnaît pas la présence d’un objet extérieur, il serait alors « impitoyable » par méconnaissance de l’objet. Je ne suis pas sûr que ce soit là l’interprétation juste de la position de D.W.Winnicott, elle ne cadre pas avec le terme d’impitoyable. Je pencherais plutôt pour considérer que le besoin du bébé est de rencontrer un environnement « médium malléable » (pliable medium) qui s’adapte à son besoin, qu’il naît avec une telle préconception, celle d’un objet capable d’effacer (de « sacrifier ») ses désirs et ses états propres et que, d’une certaine manière, c’est là une particularité du « sein » premier pour lui, une particularité de la créativité réverbérée par le sein premier. Rencontre plutôt avec un objet qui « désire » être utilisé de manière impitoyable, qui « désire » s’ajuster aux besoins du bébé. Ceci n’est sans doute pas sans rapport avec ce que D.W.Winnicott appelle le « féminin pur » et qu’on pourrait peut être penser comme une propriété commune au féminin et au « maternel ».

Nous avons évoqué plus haut la conception du « pliable medium » de M.Milner, conception d’un objet capable de prendre toutes les formes parce qu’il n’en a aucune. On peut sans doute faire aussi ici un lien avec « l’objet régulateur de soi » de D.Stern et « l’objet transformationnel » de C.Bollas.

J’ai le sentiment que la « logique » de la pensée de D.W.Winnicott trouve dans l’idée que le sein premier doit être « malléable » son complément indispensable.

Inversement l’identification première, celle qui fonde le sentiment d’être, celle que Freud repère autour de la forme « je suis le sein », instaure chez le bébé un espace de créativité fondé sur introjection de cette propriété de la rencontre première avec l’objet, avec le « féminin pur » de l’objet, son féminin pur ou son « maternel pur ». Créativité potentielle première, féminin, plasticité malléable des réponses, se conjuguent et s’articulent alors dans l’expérience et l’éprouvé d’être.

 

L’informe et la créativité.

Je viens de proposer un pont entre diverses propositions de D.W.Winnicott, il me semble qu’il est autorisé par la conception qu’il avance  de l’importance de l’éprouvé de moments « informes » (formlessness) dans la relation première avec l’environnement maternant. Cette expérience me semble aussi essentielle dans la capacité du sujet à se sentir être (first being).

L’expérience du sein trouvé / crée n’est en effet pas le tout de l’émergence de la créativité, c’est son point de départ quasi biologiquement programmé si l’on admet mon hypothèse d’une préconception innée du sein ajusté / s’ajustant aux attentes du bébé. La créativité véritable suppose que cette expérience première soit ressaisie par le sujet (self), qu’il en fasse non plus une expérience quasi automatique mais une expérience sous son contrôle, une expérience appropriée, librement appropriée.

En 1920 Freud souligne que la première urgence de la psyché est de s’assurer le contrôle de ce qu’elle éprouve, elle doit « dompter » son expérience selon la métaphore que Freud utilise le plus souvent. Il souligne aussi que le sujet (self) doit se « présenter » l’expérience ainsi « domptée » pour pouvoir se l’approprier véritablement. En France Green a fortement souligné que « le temps où ça se passe » n’est pas « le temps où cela se signifie ».

D.W.Winnicott apporte un complément et une contribution essentielle à la métapsychologie du processus de reprise intégrative de l’expérience subjective en soulignant la nécessité devant laquelle se trouve être l’infans d’expérimenter des états informes. Ceux-ci représentent les moments pendant lesquels le bébé, sans contrainte ni interne ni externe, – il n’a pas faim, n’est pas fatigué, n’est pas sous la menace d’un besoin interne, ni sous la pression d’une exigence externe en provenance de l’environnement -, peut se laisser être et laisser revenir en lui les traces des expériences antérieures importantes à intégrer. Les états informes dont il s’agit ne sont pas des états de perte de forme, des états désorganisés, des états de chaos, ce sont plutôt des états de réceptivité à ce qui se présente, de ce qui fait retour dans cet état de relâchement interne, ils supposent un environnement maternant « contenant » et « portant ».  Cet état informe c’est la partie « medium malléable » de la subjectivité du bébé.

Si le premier temps noté par Freud est un temps de « domptage » de l’expérience et des motions pulsionnelles qui l’ont investis, ce temps de « main mise » sur l’expérience n’est que le préalable du processus d’appropriation, il n’en est que la condition. Il faut encore que le sujet (self), relâchant son contrôle sur l’expérience vécue, se « présente » de nouveau à lui-même ce à quoi il a été antérieurement confronté pour se le « donner » et se l’approprier plus pleinement. Ce temps second est celui de la remise en jeu de l’expérience, il est celui de l’émergence de la symbolisation par les processus de retours réflexifs qu’il met en œuvre. Mais ce temps n’est possible que si le bébé dispose d’un espace d’accueil, un espace de réceptivité pour l’expérience antérieure, pour toutes les expériences antérieures, c.-à-d. un espace qui présente suffisamment peu de forme pour les accueillir potentiellement toutes.

Cet espace « informe » résulte de l’aperception des capacités de l’adaptation plastique de l’environnement maternant, résulte de la rencontre entre le besoin du bébé de trouver un environnement adaptable « surmesure » à ses besoins et mouvements et la rencontre avec un environnement suffisamment « plastique » et « malléable ». C’est bien pourquoi si,à l’origine, l’adaptation de l’environnement maternant doit être quasi parfaite, il est indispensable que le bébé fasse aussi l’expérience d’un environnement non d’emblée « parfait » mais qui montre une « tension », un effort, vers l’adaptation et l’ajustement. L’expérience de l’effort d’adaptation de l’environnement maternant et aussi important, si ce n’est plus, que le résultat lui-même, en tout cas plus qu’une adaptation d’emblée « magiquement accordée » au bébé, il est important pour forger l’expérience qu’une transformation est possible, qu’il est possible de créer progressivement un environnement adapté. Il est donc décisif dans les fondements de l’espoir, D.W.Winnicott le souligne à diverses reprises, un environnement « magique » n’a plus grande valeur au bout d’un certain degré de développement. Il n’y a pas d’antinomie entre ce qu’il propose et la notion tellement importante chez Freud de « travail psychique », simplement chez D.W.Winnicott, le « travail psychique » est un « travail du jeu ».

Mais ce travail suppose de nouveau un environnement ajusté / s’ajustant, il suppose de nouveau une empathie maternelle à l’évolution du besoin psychique de l’infans.

 

Survivance de l’objet et dialectique créativité / destructivité.

Je viens d’évoquer la question de la « survivance » de l’objet, elle commande la vaste question de l’articulation créativité/ destructivité chez D.W.Winnicott dans l’émergence du sujet (self), et toute théorie de la créativité doit s’articuler avec une conception de la place de la destructivité. Chez D.W.Winnicott cette dernière question est au centre du processus de désillusionnement lui-même au cœur de la reconnaissance aussi bien de la dépendance que de l’amour.

À partir du moment où l’objet est crée / trouvé l’infans vit une expérience d’illusion primaire qui s’inscrit au cœur du narcissisme des origines, il a l’illusion que l’objet qu’il à en fait « trouvé » au dehors est le fruit de sa création interne. Cette illusion est féconde dans la mesure où l’illusion de création contribue à la construction d’un noyau de confiance en soi qui se superpose à la confiance dans la vie et le monde, mais elle repose sur une illusion qui doit être progressivement dépassée sans que la capacité d’illusion ne soit détruite. Chez D.W.Winnicott ce processus passe par une expérience particulière pour laquelle, par analogie avec l’expérience du crée / trouvé, j’ai proposé le nom d’expérience du détruit / trouvé, ou encore du « détruit / perdu / trouvé ».

Nous l’avons dit la parfaite adaptation de l’environnement maternant des début de la vie ne dure pas et cette adaptation, si elle doit restée globalement « suffisamment bonne », va devoir progressivement laisser la place à un ajustement plus approximatif qui connaît nécessairement et inévitablement des ratés.

Quand ceux-ci se produisent l’infans vit une expérience d’échec qui met à mal sa capacité d’illusion créative, il a l’impression qu’il a détruit celle-ci ce qui lui fait vivre une forme de désespoir mêlé à une rage impuissante : une expérience de destructivité. Le devenir de cette expérience dépend de la « réponse » de l’environnement maternant à la rage destructrice exprimée par le nourrisson. C’est là que le concept de « survivance de l’objet » proposé par D.W.Winnicott dans le chapitre sur « l’utilisation de l’objet » prend tout son sens. L’objet doit « survivre » à l’expression de la destructivité, c.-à-d., précise D.W.Winnicott, ne pas exercer de « représailles » ni sous la forme de rétorsion active, ni sous forme de retrait affectif. J’ajouterais une caractéristique qui me semble implicite à la pensée de D.W.Winnicott car il n’évoque que des propriétés négatives, l’objet doit se montrer vivant, c.-à-d. créatif. Survivre ne signifie pas ne être atteint ou affecté par ce que le bébé communique de sa détresse et de sa rage impuissante, survivre signifie maintenir ou rétablir le lien qui existait antérieurement.

Si l’objet « survit » alors l’enfant fait l’expérience que ce qu’il croyait avoir détruit ne l’a pas été, il découvre alors que l’objet échappe à sa toute puissance, qu’il résiste à celle-ci, il découvre que l’objet est un autre-sujet (another self) dont le mode de présence, les désirs et mouvements internes ne sont pas sous sa dépendance même s’ils sont en lien avec lui. Si l’objet s’est comporté comme un « miroir » des états internes du bébé, il peut aussi échapper en partie à cette relation « en double », être différent.

C’est ici l’occasion d’une remarque sur la « découverte de l’objet ». Tous les travaux actuels portant sur la première enfance s’accordent à considérer que le nourrisson perçoit très tôt l’existence séparée de sa mère et des personnes de son environnement premier, à proprement parlé il n’y a pas de « stade préobjectal » comme cela a été avancé à une certaine époque. Le problème n’est pas un problème de « perception » mais un problème de « conception », c’est une chose de percevoir l’objet comme séparé, c’est autre chose que de le concevoir comme un « autre-sujet » c.-à-d. comme possédant désirs éprouvés et mouvement propres. L’enjeu de l’expérience de survivance de l’objet n’est pas, ne peut pas être car cela n’aurait aucun sens, un enjeu de perception de l’objet, c’est un enjeu de conception. L’expérience permet de découvrir que l’objet est extérieur, mais extérieur au sujet, ce que je propose de nommer pour souligner cet aspect un autre-sujet. Pour mieux dire encore sans doute car les deux vont ensemble et se produisent dans le même mouvement, concevoir l’objet comme autre-sujet c’est aussi concevoir la question du sujet, et donc se concevoir comme sujet. Sujet (self) et autre-sujet (another self) se découvrent ainsi sans doute dans le même mouvement, c’est la catégorie « sujet de », ce que les neuroscientifiques nomment «l’agent », qui est ainsi issue de l’expérience.

 

D.W.Winnicott donne ici une indication tout à fait fondamentale quand il souligne qu’après avoir traversé l’expérience de « l’objet qui survit » à la rage destructrice, l’enfant est alors capable d’une série de nouvelles opérations subjectives. Il peut faire la différence, note D.W.Winnicott, entre le fait de détruire l’objet dans le fantasme et la destruction effective et donc se saisir du fait qu’il peut être sujet d’un mouvement interne différencié de son effet externe. Ce sont donc bien des catégories conceptuelles qui peuvent ainsi commencer à être construites et peuvent donner sens aux perceptions, à la sensorialité et même à la pulsionnalité.

Autre conséquence d’importance en effet notée par D.W.Winnicott, l’émergence de l’amour à proprement parlé, la séquence qu’il décrit mérite d’être citée dans son intégralité :

« Hé l’objet, je t’ai détruit. « Je t’aime ». Tu comptes pour moi parce que tu survis à ma destruction de toi. Puisque je t’aime je te détruis tout le temps dans mon fantasme (inconscient). Ici s’inaugure le fantasme chez l’individu ».

Comme on peut le constater c’est toute l’organisation topique du sujet (self) qui dépend de la suffisamment bonne traversée de l’expérience du détruit / Perdu / (re)trouvé.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Je ne parle pas ici des formes de l’auto-sensualité qui elles peuvent se mettre en place d’emblée pour pallier les premières absences de l’objet ou de la satisfaction.