Situations extrêmes 2004

Orspere 04- extreme

LES SITUATIONS EXTREMES ET LA CLINIQUE DE LA SURVIVANCE PSYCHIQUE.

 R ROUSSILLON Oct 2004.

Introduction, préambule.

Pour contribuer à notre élaboration collective je souhaite vous présenter quelques réflexions qui commencent à profiler un modèle en cours d’élaboration concernant les situations extrêmes de la subjectivité et les stratégies de survie « psychiques » misent en place pour tenter de faire face à la menace d’annihilation psychique qu’elles comportent. C’est à partir de celles-ci qu’il me semble possible d’introduire quelques réflexions sur les « stratégies de soin » que les soignants peuvent tenter de mettre en place.

Ces réflexions s’appuient sur une série de recherches cliniques conduites pour la majeure partie d’entre elles au sein du CRPPC[1] de l’université Lyon2. Je ne peux présenter ici en détail ces différentes recherches en cours, ce n’est pas l’objet de notre rencontre, mais je veux simplement évoquer celles sur lesquelles je me fonde dans cette présentation pour faire sentir la nature et la diversité de celles-ci. Ces recherches concernent toutes des situations extrêmes de la subjectivité, c’est-à-dire des situations dans lesquelles la possibilité de continuer de se sentir « sujet » de continuer de maintenir le sentiment de son identité, et d’une identité inscrite au sein de l’humaine condition, est portée à son extrême, voire au-delà du pensable. Les différents exemples que je vais évoquer rapidement permettront de continuer de faire sentir à quels types d’expérience je me réfère.

Une première série de travaux concernent les témoignages écrits par des sujets ayant eu à subir de manière durable et significative l’expérience des camps de concentration, je pense au travail présenté lors d’un précédent congrès de l’OSPERE par A Ferrant à partir des écrits de P Levi, ou encore la thèse en voie de soutenance d’A Blucher concernant l’écriture en milieu carcéral et qui reprend dans son parcours les écrits aussi bien de Primo Levi que de G Semprun pour ne citer que les plus connus, que de sujets plus modestes, incarcérés dans des situations subjectivement extrêmes.

Mais ceux-ci, qui concernent ceux que l’on appelle actuellement des « victimes » doivent être aussi dialectisés avec les études cliniques des sujets qui sont en situation d’incarcération à la suite de délis sexuels ou de sang. Je pense ici aux travaux d’A Ciavaldini et de C Balier concernant la clinique de la criminalité et de la violence sexuelle ou non sexuelle ou encore ceux de M Ravit ou I Modolo plus spécifiquement consacrés à l’interface de ceux-ci avec la toxicomanie ou encore ceux de M Edrosa qui se penchent sur la clinique des criminels en série. Car il n’y a pas que la clinique de la victime qui confronte à la menace identitaire extrême, la clinique des « bourreaux », pour autant que l’on ne s’en tienne pas aux condamnations sociales et que l’on cherche à comprendre quelles expériences subjectives sont impliquées dans les passages à l’acte criminels, permet aussi au clinicien, qui accepte l’aventure d’un rapproché thérapeutique, de s’ouvrir aux expériences sous-jacentes aux actes criminels.

Une autre recherche concerne les amputés de Sierra Léone étudiés par I Rouby, il s’agit de sujets victimes des luttes tribales et de la guérilla, des non-combattants, des femmes, des adolescents, amputés d’une main, d’un bras, coupé à la machette collectivement et publiquement… Où encore, pour rester sur les recherches concernant le même continent, de la vingtaine de sujets exilés, étudiés par M Lussier dans sa thèse et qui n’ont pour la plupart échappé à la mort et à la torture à mort que d’un cheveu… Il faudrait évoquer encore les études concernant la grande précarité voire les SDF que V Colin ou G Charreton ou encore O Mouyon ont pu suivre cliniquement et accompagner dans leur effort de réinscription personnelle et sociale.

Ou encore les travaux de C Roos concernant l’accompagnement des personnes âgées en fin de vie ou très dégradées par les maladies dégénératives, mais à l’autre extrême de la chaîne temporelle, c’est sans doute à S Fraiberg et à ses travaux sur les bébés (1983), que je me sens le plus redevable. Son étude sur les défenses mises en place par les bébés du Michigan qu’elle étudie, soumis à des conditions relationnelles primitives extrêmes, reste pour moi une référence majeure et un guide assez sûr dans la réflexion sur les stratégies de survie. Les bébés montrent souvent à « ciel ouvert » ce qu’il faut savoir repérer avec beaucoup plus de difficulté et souvent soigneusement masqué dans la clinique des adultes.

Cette énumération, qui me permet de saluer au passage des travaux envers qui je me sens redevable, souligne la diversité des cliniques dans lesquelles une situation extrême de la subjectivité peut se rencontrer. Elle n’est bien sûr pas exhaustive, elle fait néanmoins apparaître des diversités dans la position subjective, victime ou bourreau, dans la culture d’appartenance, dans le type de situation traumatique, dans l’âge de sa survenue. Mais aussi, et ce sera l’un des enjeux de ma présentation, elle conduit à dégager un fond relativement unitaire d’expérience de ceux qui ont été conduits par la vie à rencontrer une situation extrême de la subjectivité et à traverser celle-ci pour organiser une stratégie de survie.

Si l’on cherche à essayer de configurer un modèle pour penser le caractère traumatique des situations extrêmes, une remarque épistémologique s’impose d’emblée. Comme l’énumération que nous avons faite plus haut le souligne nettement, les causes du déclenchement de la situation extrême peuvent être de natures très différentes, elles peuvent avoir un caractère collectif ou individuel très marqué par exemple, être prise dans des enjeux politiques considérables ou à l’inverse ne devoir leur particularité qu’à une psychopathologie tout à fait singulière. Néanmoins, quelle que soit la « cause » déclenchant la situation extrême, celle-ci affecte un sujet singulier, et elle l’affecte en fonction de son histoire singulière. C’est là une cause de malentendu entre les « psy » et les autres travailleurs sociaux impliqués dans l’accompagnement des sujets en question. Ces derniers ne cessent de craindre la « réduction psychiste », comme si, traiter de la souffrance psychique des sujets, signifiait un déni des causalités politiques ou sociales, comme si traiter la souffrance psychique était une manière de « psychiatriser » le problème. Une telle crainte confond les conditions d’élaboration de la souffrance avec la théorie de ses causes, oublie que même si le problème est collectif, il affecte un sujet singulier et qu’il « signifie » ou échoue à signifier ce à quoi il est ou a été confronté, en fonction des donnes de son histoire singulière. La situation traumatique, quelle que soit sa « cause » (elles sont toujours plurielles), ne peut être métabolisée que par le sujet qu’elle affecte et ceci en fonction de ses singularités psychiques.

C’est d’ailleurs bien l’un des résultats de notre expérience clinique et de nos recherches sur les situations extrêmes : elles présentent une série de caractéristiques que l’on retrouve dans la plupart des cas, quelles que soient les « causes » externes. On peut ici rappeler ce que le biologiste F Varela avait démontré pour le fonctionnement du vivant et l’auto-poëse : la loi de fonctionnement du vivant est de transformer tout ce à quoi il est confronté dans une « matière » spécifique à son métabolisme et qu’il peut donc traiter en fonction de celui-ci.

Les situations extrêmes de la subjectivité.

Ce préambule méthodologique et épistémologique étant terminé il nous faut passer maintenant à la description clinique des caractéristiques des situations extrêmes de la subjectivité.

1-Les situations extrêmes ne sont pas seulement des situations de vécus d’impuissance et de détresse. Elles sont cela, mais elles sont plus que cela.

Les situations de détresse et d’impuissance sont des situations que tout à chacun peut rencontrer et même va rencontrer dans sa vie. L’impuissance et la détresse sont inévitables, elles font partie de la vie, elles sont une composante essentielle de celle-ci, avec laquelle nous avons dû nous construire. On a pu avancer qu’une large partie de notre imaginaire et de notre vie psychique, prenait naissance à partir du constat de notre impuissance, et de la limite que celle-ci nous fait rencontrer. Détresse et impuissance sont nécessaires à notre développement psychique leur reconnaissance en est même la précondition.

Les situations extrêmes confrontent à des affects qui vont bien au-delà de l’impuissance et de la détresse, qui présentent des formes « dégénérées » de celles-ci, voire « déshumanisées ».

On évoque souvent en premier la présence de la souffrance psychique, sur laquelle nombre des travaux de l’ORSPERE se sont centré ces dernières années. Le concept de souffrance psychique est le concept le plus souvent utilisé, mais la souffrance désigne un affect qui possède un sens, elle appartient à l’humaine condition, les situations extrêmes confrontent à un affect qu’il vaudrait mieux définir comme « douleur aiguë », douleur corporelle parfois, mais surtout douleur psychique, douleur sans « sens » acceptable, douleur déshumanisante.

Un autre affect doit aussi être évoqué du fait de sa fréquence et de son amalgame avec la douleur, c’est celui de la terreur, de l’effroi comme Freud aimait à le qualifier. Bion a proposé de souligner le caractère désorganisateur de cette terreur en soulignant qu’elle est « sans nom ». Je veux ajouter à ces premiers repères cliniques une donnée qui me paraît essentielle dans la coloration affective particulière des situations extrêmes, douleur et/ou terreur durent un temps tel que la notion du temps lui-même se perd, elles se présentent alors à la subjectivité comme des expériences « sans fin » sans limite. Nous verrons plus loin à quoi la psyché va alors être réduite pour tenter de « survivre » à ces affects extrêmes.

2-La pulsion et la vie psychique s’organisent non seulement à partir de l’affect, du représentant–affect de la pulsion, mais aussi des représentations psychiques. L’une des caractéristiques fondamentales des situations extrêmes, l’une de celles qui produisent l’impact traumatique le plus important, est le fait qu’elles sont irreprésentables, voire insignifiables. Une douleur psychique, elle devient alors « simple » souffrance, qui possède un sens, qui est prise dans un univers symbolique, peut-être endurée et supportée, elle ne devient désorganisatrice que si elle s’accompagne d’une disparition du sens, de « tout » sens, de tout sens acceptable. Les situations extrêmes ne sont pas « pensables », elles ne sont pas « prévisibles », elles n’ont pas de « logique » intégrable, c’est en ceci qu’elles tentent à produire des affects de douleur ou de terreur « purs », si l’on peut s’exprimer ainsi. Les situations extrêmes se donnent comme telles, sans écart possible entre la chose et sa représentation, ce qui est une assez bonne définition de l’effet de la pulsion de mort.

3-Quand la transformation ou la symbolisation d’une situation de déplaisir n’est pas possible, une « solution » habituellement mise en œuvre par la psyché, quand elle est menacée de désorganisation, une solution qui préserve et exprime le principe de plaisir-déplaisir, est la fuite ou l’évacuation de la situation traumatique. La fuite motrice, la fuite effective, l’évacuation hors du champ perceptif. Dans les situations extrêmes de la subjectivité, la fuite n’est pas possible, on ne s’évade pas des camps, on ne peut quitter les bras d’une mère toxique, on n’échappe pas aux tortures. La situation est sans recours, la révolte est vaine, il n’y a pas d’objet de recours externe concevable, la situation produit un vécu d’impasse subjective.

L’impasse désorganise les repères habituels du monde de la conflictualité, sa figure majeure est celle de la paradoxalité, plus on essaye d’échapper et de fuir, plus la situation se noue et se resserre, plus elle s’aggrave. C’est ce vécu d’impasse qui contribue à donner l’impression d’une situation insensée. La perte du primat de l’organisation de la psyché et de la vie sous le primat du principe de plaisir, s’accompagne aussi de la perte des logiques du choix, elle fait rentrer dans les « logiques de la contrainte », dans les logiques de la compulsion, dans celles de la répétition. C’est aussi pourquoi la perte de la conflictualité psychique fait basculer dans le monde du paradoxe, dans le monde de la double, triple ou multiple contrainte, qui épuise toute possibilité de se sentir satisfait ou satisfaisant.

4-S’installe alors petit à petit un état de désespoir absolu, de perte de toute forme d’espoir lié à la rupture du « contrat narcissique » (P Aulagnier) qui relie de manière implicite le sujet au reste de l’humanité, qui « l’inscrit » dans l’humaine condition. Lors d’un colloque organisé ici même par Marcel Colin sur la notion de « crime contre l’humanité », j’avais proposé l’idée de la définition d’une humanité psychique et d’un « crime contre l’humanité psychique », d’un crime qui tue l’humanité, l’humanité en soi mais aussi le sens de l’humain même. Il faut malheureusement ajouter que l’inhumain est dans l’humain, qu’il fait partie de l’humain, de la nature humaine, même s’il est « contre-nature », même s’il en est le négatif radical.

5- La «mort » de l’humanité ne produit pas seulement une perte de la dignité humaine, comme cela est souvent relevé, même si elle s’inscrit dans la même ligne des atteintes narcissiques, au-delà de la honte elle produit une forme de déréliction qui boute le sujet qui y est confronté hors de l’humaine condition. Il est alors pris dans un sentiment de solitude inexorable, jeté hors de la communauté humaine, hors de l’ordre symbolique qui l’organise et la fonde. Évoquer la honte n’est alors qu’une approximation grossière de ce que le sujet menacé d’annihilation peut éprouver. Ou alors il faudrait évoquer des formes de hontes extrêmes de « honte à mourir », des formes de honte dans laquelle celle-ci a perdu sa valeur de signal d’alarme, dans laquelle la confusion du sujet est telle qu’il n’a plus qu’à disparaître et mourir.

La situation extrême produit ainsi une espèce « d’état d’exception » paradoxal, elle jette le sujet « hors la loi » de l’humaine condition, nous verrons plus loin quelques conséquences de cette désocialisation dans la position anti-sociale par laquelle certains sujets chercheront à trouver leur stratégie de survie.

 

Les stratégies de survie : pour une clinique de la survivance psychique.

Il nous faut donc en venir maintenant aux stratégies mises en place par les sujets ayant rencontrées des situations extrêmes pour « survivre » à celles-ci.

On meurt souvent des situations extrêmes, il ne faut pas hésiter à le rappeler, on meurt prématurément, on meurt du développement de maladies somatiques, on se suicide, on meurt de la perte de vie, de l’effondrement de l’élan vital.   La « résilience », bien à la mode ces derniers temps, ne se produit que si des conditions particulières sont remplies et elle n’est pas si fréquente quand la situation subjective a atteint les extrémités que nous avons évoquées, et souvent quand elle opère, elle ne fait que reporter l’échéance, le moment ou la survie ne peut plus être maintenue.

En tout cas, comme nous avons commencé à l’indiquer, même si la mort somatique n’est pas au rendez-vous, même si on survit, on risque de mourir « psychiquement » des situations extrêmes, ou s’engager dans une « agonie psychique » une « lutte » (agon) contre la mort psychique. On ne gagne pas contre une situation extrême, mais on peut « survivre psychiquement », mettre en œuvre des stratégies pour « survivre », ce qui n’est plus vivre, mais n’est pas non plus mourir.

J’ai essayé de formuler la défense « paradoxale » qui caractérise les stratégies de survie : le sujet se retire de lui-même, il se retire de son expérience subjective, il se quitte, se coupe de lui-même. Certains animaux, pris au piège, sont capables de couper le membre par lequel ils sont retenus ; ils peuvent nous permettre de nous représenter le processus en cause. Se couper d’une partie pour sauver le tout, détruire une partie de soi, renoncer à soi pour sauver soi, une partie de soi. Bien sûr ce processus peut-être apparenté à ce que d’une manière générale on appelle l’acceptation de la castration dans le vocabulaire de la psychanalyse traditionnelle. Mais là il faut s’entendre sur le sens des mots. La castration concerne le renoncement à un objet de désir, à une source de plaisir, elle ne menace pas l’autoconservation, son enjeu est l’objet du désir, singulièrement celui que l’on nomme œdipien. La castration ne concerne d’ailleurs pas un renoncement au désir lui-même, mais un renoncement à l’une ou autre de ses formes de manifestation ou d’expression, un renoncement à certains objets ou certains processus de réalisation du désir, à certaines des modalités de réalisation.

La coupure dont il est question dans les situations extrêmes n’est pas de ce niveau, elle ne concerne pas un renoncement à une forme particulière de réalisation de désir, elle concerne la nécessité de se couper d’une expérience subjective centrale, de se couper de soi-même, de ne plus sentir, de ne plus « se » sentir, de neutraliser en soi tout ce qui se connecte avec la zone de douleur ou de terreur insupportable. C’est de soi dont on se coupe, et c’est là le paradoxe, se couper de soi pour survivre, ne plus se sentir pour ne pas succomber à ce que l’on sentirait de soi, se retirer de soi de l’affectation de soi, se « tuer » pour survivre.

Au sens le plus fort du terme, le sujet se « clive », il se coupe et coupe les liens qui pourraient le relier à l’expérience extrême. C’est alors la mort d’une certaine économie psychique fondée sur le primat du principe de plaisir. Ici la prise en compte de la réalité n’aboutit pas à une transformation du principe du plaisir en principe de réalité, mais à un renoncement radical à la « logique » du principe du plaisir au profit d’un principe de survie, plus fondamental sans doute. Les « logiques de la survie » l’emportent sur les logiques du plaisir, une antinomie paradoxale peut-être ainsi conduite à s’organiser entre plaisir et réalité, antinomie dans laquelle l’un des deux termes doit céder le pas. S Ferenczi a pu nommer auto-tomie ce processus, il est sans doute le premier parmi les psychanalystes à s’être penché de près sur les « logiques » post-traumatiques, avec Freud naturellement.

Quand la fuite motrice n’est pas possible le sujet peut encore tenter un processus de fuite interne, de fuite intrapsychique, il se retire au fond de lui-même, il détruit les voies d’atteinte, il pratique une politique de la désertification interne, une politique du « soi blanc », blanchit par retrait, par destruction, dans une espèce de « politique de la terre brûlée » intrapsychique.

À la limite cette stratégie de survie est légitime et efficace, et d’ailleurs il n’y a pas le choix pour « survivre ». Le problème commence à apparaître ensuite, quand la situation extrême est terminée et qu’il s’agit de continuer de vivre. Le problème est le suivant : quand la situation extrême a cessé, il reste à traiter les traces qu’elle a laissées chez le sujet et les traces que les défenses extrêmes mises en œuvre ont elles-mêmes laissées dans la psyché.

Le problème provient alors des traces internes laissées par la situation extrême, et de la compulsion à la répétition à laquelle elles vont être soumises. C’est là l’un des apports les plus essentiels de la clinique psychanalytique, un des apports incontournables pour l’approche des sujets en état post-traumatique, que l’hypothèse d’un « au-delà du principe du plaisir » selon lequel les traces des expériences d’agonie vont tendre à être réactivées, hallucinées.

Autrement dit quand la situation extrême a cessé au-dehors, le sujet n’en a pas fini pour autant avec elle, elle « revient » de l’intérieur, elle hante le sujet, elle est réactivée par la contrainte de répétition. C’est là le problème clinique essentiel auquel les soignants sont confrontés, le trauma revient de l’intérieur et le sujet doit mettre en œuvre des solutions pour tenter de juguler le retour interne de ce dont il s’est clivé et qui tend toujours à faire retour.

Un trait clinique remarquable est que le sujet ne peut traiter seul l’impact traumatique de la situation extrême, il doit passer par un autre-sujet et l’empathie de cet autre-sujet pour métaboliser cette expérience. C’est là le « secret » de la résilience, les sujets résilients sont ceux qui ont pu rencontrer un autre-sujet capable de les accompagner dans l’exploration et l’éprouver de ce qu’ils n’ont pu supporter de sentir eux-mêmes pendant la situation extrême. Nous verrons que c’est là que la question de la position soignante trouve son maximum de pertinence.

Mais il faut aussi évoquer des conditions extrinsèques au traumatisme lui-même, il faut aussi évoquer le « terrain » sur lequel celui-ci se produit. Tous les sujets sont affectés par les situations extrêmes, même s’ils ne le sont pas tous de la même façon. Mais le devenir de la métabolisation de celle-ci dépend de différents facteurs qu’il faut rapidement évoquer dans la mesure où ils conditionnent en partie les solutions et tentatives d’issues mises en œuvre.

On peut considérer que l’âge et le degré de structuration de l’appareil psychique est un premier facteur important. Il est clair que moins l’appareil psychique du sujet est développé, moins il est organisé et plus la situation extrême va avoir des effets dévastateurs. Ainsi les bébés que décrivent S Fraiberg ou J Hopkins sont ils gravement et durablement désorganisés par les conditions extrêmes que leur impose leur mère. Néanmoins si la situation extrême ne dure pas trop et que l’environnement pathogène se modifie, les bébés montrent en même temps des moyens importants de récupération et de plasticité. L’essentiel est que la situation extrême ne dure pas trop et que le bébé ne commence pas à se structurer exclusivement en fonction de celle-ci.

Pour les enfants d’un âge plus avancé, l’impact de la situation extrême va en partie aussi dépendre de la durée de celle-ci, des circonstances particulières de son advenue mais aussi de la qualité de l’organisation psychique à laquelle l’enfant était déjà parvenu. Ceci vaut en particulier pour ce qui concerne les capacités de récupération de l’enfant quand la situation pathogène prend fin. S’il intervient sur un fond déjà fragilisé par des conditions de développement difficiles, l’effet de la situation extrême peut être profondément et durablement désorganisateur. Dans tous les cas le sujet ne sort pas indemne de l’épreuve identitaire qu’il traverse, dans tous les cas il met en œuvre des défenses pour ne pas succomber à celle-ci, mais les facultés de récupération quand la situation extrême cesse, vont dépendre en dernière analyse, en plus bien sûr de l’aide qu’un environnement soignant va pouvoir apporter, de la durée effective de la situation traumatique et du « bagage » psychique que possédait le sujet au moment de sa survenue. Si celui-ci souvent ne l’aide guère pendant la durée de la menace identitaire, par contre il peut s’avérer déterminant au moment où celle-ci cesse d’exercer sa menace.

Les stratégies que nous allons étudier maintenant concerne les sujets qui, après avoir traversé une situation extrême de manière durable, n’ont pu revenir à une économie de « vie » mais ont développé des stratégies de survie.

Évoquons rapidement la première stratégie mise en place. Elle consiste à se replacer soi-même dans une situation extrême, à se structurer autour de la survie dans les situations extrêmes. Les « galériens volontaires » comme G Swec les a nommés en sont un bon exemple, le sujet se replace sans cesse dans une situation analogue à la situation extrême, une situation qui « rappelle » perceptivement la situation extrême, mais que le sujet « décide » et dans laquelle il peut développer et affiner des « techniques » de survie et d’aménagement. On peut aussi penser que certains corps militaires offrent de telles perspectives comme souvent les films, qui mettent en scène ce type de héros, le laissent facilement transparaître. La « traumatophillie » décrite dès les années 1920 par K Abraham relève aussi de ce procédé : se remettre dans la situation traumatique, moins pour l’élaborer, ce qui n’est pas tout le temps possible et pas possible seul, que pour la maîtriser ou tenter de la maîtriser rétroactivement.

Mais la plupart du temps, cette stratégie n’est pas mise en place d’emblée. Je pense que la première tentative, la première ligne de défense organisée quand les traces de l’impact de la situation extrême font retour, est une tentative de neutralisation de l’activation de ces traces.

Bien sûr la première forme de neutralisation est l’évitement de tout ce qui peut activer ou évoquer la situation traumatique et ce qui se rattache à elle, elle peut prendre l’allure d’une phobie. Mais souvent l’ampleur de l’activation traumatique est telle que la phobie ne peut rester localisée, ce qui est une condition de son efficacité, elle s’étend et menace de nouveau les conditions de vie.

C’est pourquoi la neutralisation par l’évitement comportemental est doublée ou adossée à la mise en œuvre de stratégie de neutralisation « énergétique » et affective. Différentes métaphores de celles-ci se retrouvent dans les descriptions cliniques de Freud et de ceux qui se sont penchés sur ces questions. La « pétrification » du monde interne telle qu’évoquée dans la « Gradiva », ou celle du « gel » évoquée dans « Vue d’ensemble sur les névroses de transfert » en sont les formes les plus fréquentes. Mais j’ai récemment été confronté à une forme qui se laissait penser en terme de « lyophilisation » par retrait en quelque sorte de « l’eau » qui donne la vie psychique, par « déshydratation » affective intrapsychique. L’anorexie peut parfois accompagner cette dessiccation psychique.

Quelle que soit la métaphore qui rend le mieux compte de la forme clinique de la neutralisation mise en place, c’est cette dernière qui est la plus déterminante, la vie pulsionnelle est gelée par le gel affectif, par la répression, voire la décomposition des affects. Entre le sujet et le monde extérieur une espèce de système pare-excitation est interposée, une membrane qui, comme Freud le formule en 1920, « se dépouille des qualités du vivant ». Il va sans dire que cette neutralisation s’accompagne d’un désengagement de la vie affective et relationnelle, d’une perte d’empathie pour l’autre ou et de compassion pour soi. D’une manière ou d’une autre, ces sujets s’organisent en marge du socius ou sur ses bords, dans la mesure où la vie sociale et relationnelle suppose un minimum d’engagement affectif et d’acceptation de l’interdépendance. Conséquence là aussi inévitable, si les affects sont neutralisés et non-éprouvés, toute la dimension du « partage d’affect » qui constitue l’un des grands systèmes de communication sociale tend à être absentée de la vie psychique ou, là encore, activement neutralisée. Je pense que c’est alors le registre de l’acte et de l’action sur l’autre qui vient prendre la place du partage. Le sujet communique par des actes ce qu’il ne peut communiquer par expression de ses affects gelés, il fait vivre à l’autre, par des mises en acte, ce qu’il ne peut se laisser vivre ou revivre. Là encore cette particularité à un impact important sur la relation soignante dans la mesure où c’est souvent à partir des « passages par l’acte » tout autant que des « passages à l’acte » que des pans entier de la vie psychique non intégrées sont introduits dans la relation. La décomposition ou la répression des affects fait perdre la boussole relationnelle essentielle qu’est l’affect, et le sujet est « perdu » dans les relations, il ne sait comment se comporter et tend là encore à se retirer ou à ne conserver que le « minimum » vital de lien. L’investissement des objets inanimés (A Ferrant) qui procurent certaines sensations auto-sensuelles ou de certains animaux, dans lesquels des pans du sujet vont venir se réfugier, prend alors le relais de l’investissement des autres-sujets : ils sont moins dangereux, ils préservent plus l’équilibre narcissique du sujet.

L’idée de gel ou de pétrification souligne aussi la lutte contre le temps et la temporalité qui se met en place. Il s’agit d’arrêter le temps, d’arrêter son écoulement, d’être hors du temps, comme le sont les traces traumatiques non intégrées, l’idée d’une suspension du temps est sans doute la plus proche du constat clinique, mais A Green a pu évoquer une forme de « temps mort ». Comme on peut le voir les stratégies de survie sont toujours fondées sur le sacrifice de l’un ou l’autre des grands processus de la vie psychique, sacrifice de la pulsion, sacrifice de la temporalité, sacrifice de la vie affective de l’éprouver. M Edrosa a retrouvé chez les grands criminels cette « position sacrificielle » comme elle la nome, dans laquelle tout ou partie du sujet est sacrifié sur l’autel de la survie.

L’idéal est bien sûr que le sacrifice soit le plus limité et localisé possible, qu’il n’envahisse pas l’intégralité de la vie psychique ou relationnelle, l’étayage de cette « localisation » sera d’ailleurs souvent la première des entreprises thérapeutiques à mettre en œuvre.

 

Le « soin » des cliniques et pathologies de la survivance.

J’aimerais terminer ces réflexions par quelques remarques sur les difficultés spécifiques de la position soignante quand elle rencontre la question des cliniques de la survie psychique, telles qu’elle se dégage des travaux évoqués dans mon introduction. Le cadre général de ma réflexion sur la position soignante et en particulier dans les situations limites ou extrême est le concept proposé par Winnicott de « besoin du moi ». Winnicott n’a pas véritablement défini les « besoins du moi », mais il me semble qu’il serait logique de définir ceux-ci comme concernant « tout le dont le sujet a besoin pour faire le travail d’intégration et de symbolisation de son histoire vécue ». Comme on le remarque d’emblée, la clinique des situations extrêmes concerne moins le registre du désir, qui trouve son maximum de pertinence quand l’économie psychique est clairement organisée sous le primat du principe du plaisir, que celui du besoin qui prime quand, au-delà du principe du plaisir, le clinicien est confronté à la question des effets délétères de la pulsion de mort, de la disparition de la différence entre chose et représentation de la chose.

La première question que nous rencontrons, et ce n’est pas la moindre, est celle de savoir jusqu’où il est pertinent de s’affronter aux cliniques de la survie psychique, et dans le même mouvement, de savoir si ce que nous pouvons offrir est supérieur à ce que le sujet a lui-même mis en œuvre, que le remède n’est pas pire que le mal. D’une manière générale tant que les stratégies de survie « marchent bien » ou suffisamment bien, on peut constater que les sujets ne demandent rien, en tout cas ils ne demandent pas de soin psychique. L’existence d’une demande n’est pas une condition sine qua non du soin psychique, nous rencontrons de plus en plus des formes de souffrances manifestes chez des sujets qui ne peuvent organiser une demande, et qui pourtant pourraient grandement bénéficier d’un accompagnement psychothérapique.

Mais nous ne pouvons pas non plus nous appuyer tranquillement sur l’hypothèse d’une agonie psychique sous-jacente au mode d’organisation des sujets que nous sommes conduits à rencontrer, pour décider qu’ils ont « besoin » d’un accompagnement, cela surtout si nous ne sommes pas prêt à endosser les aléas du travail psychique alors impliqué. Je me souviens d’un film de Jean Renoir, « Boudu sauvé des eaux », dans lequel un bon bourgeois sauve de la noyade suicidaire un pauvre erre, M Simon, qui a décidé d’en finir avec la vie. Le film met très bien en scène le poids de responsabilité que le sauveur contracte à l’égard du « sauvé » s’il s’agit de lui redonner goût à la vie. Il ne s’agit pas seulement d’aider les sujets à sortir de leur économie de survie, et de les accompagner ensuite vers la retrouvaille avec l’éprouver des agonies sous-jacentes, et là de ne plus pouvoir assurer les soins psychiques nécessaires.

C’est donc d’abord la clinique et notre empathie de ce qu’éprouve le sujet qui doit nous guider dans l’entreprise.

Quitte à prendre le risque de choquer, je voudrais commencer par souligner l’importance d’une attitude clinique qui se fonde sur l’écoute du sujet et la prise en compte de sa stratégie de survie, qui accepte d’apprendre du sujet comment est organisée sa stratégie de survie et quelle « logique » elle adopte.

Il me semble en effet nécessaire de commencer par rappeler que les stratégies de survie utilisées pour pallier l’impact des situations extrêmes, sont des stratégies « d’auto-cure » comme M Khan les nommait. C’est-à-dire quelles représentent la manière dont il a cherché à se « soigner » de l’impact traumatique de la situation extrême qu’il a dû traverser.

N’oublions pas que, d’une certaine manière, le sujet est quand même le mieux placé pour savoir quelles « solutions » lui conviennent le mieux, il est celui qui sent le mieux « du dedans » ce qui a été vécu, quel impact cela a produit sur son économie psychique, et les limites qu’il a rencontré dans son aménagement ou son réaménagement psychique. Quand ils souhaitent une aide, et même si ce souhait n’est pas conscient, les sujets cherchent toujours à « communiquer » d’une manière ou d’une autre quel est leur besoin fondamental, mais bien sûr il ne s’agit pas de messages conscient, ni même de message exprimé dans le langage verbal.

Le soignant intervient dans une situation qui a son histoire, histoire qu’il ne connaît pas qu’il va peut-être découvrir petit à petit, mais dans laquelle il commence à intervenir en aveugle et ceci pendant parfois assez longtemps. Quel que soit le caractère paradoxal que le comportement du sujet semble manifester, le soignant doit être persuadé que le sujet a des raisons pour s’être structuré ainsi. Et il n’est pas dit que les raisons en question soient mauvaises ou inadaptées, du point de vue de l’ensemble de la situation subjective présente et passée. Ceci signifie que notre action doit partir du principe que nous mettons au service du sujet nos aptitudes professionnelles, et en particulier nos capacités à sentir en lui, et éventuellement au delà de la conscience qu’il peut en avoir, le mouvement d’espoir ou la tentative de dégagement en dehors des impasses auxquelles il a pu être conduit.

Accepter d’abord le sujet tel qu’il est, apparaît dans de telles conditions la meilleure base de départ, dans les situations extrêmes plus encore que dans n’importe quelle situation de soin psychique, aucun changement véritable ne peut s’effectuer s’il n’est précédé de cette acceptation profonde, de cette acceptation préalable. Winnicott a pu souligner qu’aucun changement véritable ne pouvait prendre sens sans ce préalable, il faut commencer par accepter l’autre tel qu’il se présente si l’on veut que le changement mis en œuvre ne résulte pas d’une soumission passive à nos idéaux, qu’il ne soit pas fondé sur une reddition de l’être, une nouvelle forme d’aliénation.

Accepter le sujet tel qu’il est c’est déjà commencer à accepter la réalité, la « donne » intersubjective à partir de laquelle le travail va devoir s’effectuer, mais c’est aussi commencer à apprendre du patient ce qui peut éventuellement lui convenir. C’est le sujet et lui seul qui peut changer, nous ne pouvons au mieux que rendre un tel changement possible, que fournir les conditions grâce auxquelles il pourra éventuellement être mis en œuvre. C’est une vérité essentielle de toute position de soin psychique, que celle selon laquelle c’est le sujet et lui seul qui sait ce dont il a besoin et qui guide notre action.

Mais, dans les situations extrêmes, c’est encore plus vrai qu’ailleurs du fait de la grande précarité et de la détresse des sujets. Le dénuement des sujets est parfois tel que nous sommes tentés d’oublier cette vérité essentielle du champ thérapeutique et de la relation d’aide, et de céder à l’illusion de croire que notre position socialement établie nous donne licence pour proposer « nos » solutions et nos réponses d’évidence, voire pour les imposer : elles paraissent tellement raisonnables, ne sommes nous pas compétents, « supposés savoir ».

Il me semble qu’il y a donc lieu d’être d’abord très à l’écoute de ce que les sujets expriment et demandent, de ce qu’ils manifestent, ce qui ne signifie pas bien sûr non plus les piéger dans l’impasse de certaines de leurs « stratégies ». Par contre écouter soigneusement quelles « solutions » ils ont tenté de mettre en œuvre, écouter « comme des tentatives de solution » les différents composants de leur organisation de vie, et ceci avant toute intervention véritable de notre part nous renseigne cliniquement beaucoup sur les « théories » du soin des sujets, elles sont généralement étroitement connectées et congruentes avec leur éprouvé traumatique. Quand je dis « écouter », il faut bien sûr l’entendre comme une métaphore et ne pas le prendre au pied de la lettre, ici écouter signifie être attentif à tous les signes, à tous les messages verbaux et non-verbaux. Entendre les manifestations du sujet, ses comportements, ses actes, comme des messages riches d’informations sur les modalités du soin qui peuvent être mises en œuvre. L’idée essentielle qui doit nous guider est que le sujet tente de nous communiquer quels sont ses besoins, quelles représentations il peut se faire de ce dont il a besoin et de ce qu’il peut attendre de nous. Ici plus qu’ailleurs, et ceci même avec des sujets en grande détresse, c’est le sujet qui guide notre intervention, même s’il ne peut le faire de façon délibérée et manifeste. C’est en tout cas aux signes qui peuvent nous guider dans ce sens qu’il me semble qu’il faut rester le plus attentif.

Ce que nous apportons d’abord, c’est la possibilité donnée au sujet de ne plus être seul face à ce qu’il éprouve et a éprouvé, et cette question est déjà l’un des enjeux essentiels de la rencontre clinique, l’un des enjeux déterminants de celle-ci. C’est ici à ce que nous avons appelé la fonction phorique dans l’espace de soin qu’il nous faut nous référer. Il n’y a pas de mise en sens possible dans le préalable d’une certaine capacité à maintenir, on dit souvent maintenant à « contenir » la situation, à lui rendre une humanité de base. Mais si cela peut paraître élémentaire quand il s’agit des besoins matériels et corporels, c’est loin d’être aussi évident quand il s’agit des besoins du moi.

L’une des particularités des situations extrêmes, en effet, nous avons commencé à le souligner est que le sujet, à dû se « retirer » de lui-même pour survivre. Ce retrait à une conséquence, le sujet ne se sent plus ou mal, il ne se voit plus ou mal, il ne s’entend plus ou mal. L’autre est nécessaire pour qu’il puisse, grâce au « miroir » que la relation à l’autre peut lui offrir, recommencer à se sentir, voir ou entendre. Mais c’est à double tranchant. Si d’un côté le soignant peut aider le sujet à reprendre contact avec lui-même, grâce au miroir que l’accompagnement peut prodiguer, en même temps cette reprise de contact est douloureuse. Recommencer à se sentir ne va pas de soi quand ce qu’il y a à sentir est marqué par le désespoir et l’agonie, recommencer à se voir quand c’est la honte et la déchéance de soi que le miroir du visage de l’autre peut renvoyer, quand c’est à une image monstrueuse de soi que l’on risque d’être confronté. C’est d’ailleurs bien pourquoi souvent les sujets se sont aussi retirer de la vie relationnelle, la relation avec l’autre devient menaçante quand elle menace l’effort de neutralisation que la stratégie de survie à rendue nécessaire. Il faut souvent pas mal de temps et un « apprivoisement » minutieux pour que la relation et les qualités soignantes potentielle de celle-ci commencent à être tolérable. L’accompagnement soignant ne doit jamais perdre de vue ces préalables fondamentaux, il ne s’agit pas, au nom d’idéologies bien pensantes, de se jeter dans des formes d’aide qui s’avèrent être, au bout du compte, plus néfastes qu’utiles, et qui de toutes façons laissent ensuite amers ceux qui ont l’impression de s’être donné à des ingrats.

Que pouvons nous dès lors mettre en place ?

Aider le sujet à mieux aménager son économie de survie est parfois la meilleure des choses qui puisse lui arriver et ceci même si une telle option peut « choquer » notre idéal thérapeutique. Le respect et la prise en compte de notre propre limite sont des conditions sine qua non de l’engagement dans le soin. Il vaut souvent mieux prendre le parti de la modestie d’un projet que d’engager le sujet dans une entreprise que nous n’avons pas les moyens, et lui non plus, d’assurer.

Ceci étant si un sujet qui a traversé une situation extrême, est menacé dans son économie de survie, qui arrive au bout des possibilités que celle-ci lui permet, même si le sujet en question ne peut arriver à formuler de demande claire, il y a quand même à sérieusement se demander si nous ne pouvons pas lui venir en aide, au nom de l’humaine condition. L’état de détresse manifeste, de désespoir, est quand même une indication de soin. Cependant, il est bien clair que, si attendre la formulation claire d’une demande revient à demander l’impossible et en fait à se trouver dans une position de « non-assistance à personne en danger psychique », ce n’est pas pour autant qu’une aide puisse être apportée dans n’importe quelles conditions. Là encore sans le respect de la subjectivité du sujet, aucun travail psychique véritable ne peut être entrepris.

C’est là un premier paradoxe de la situation de soin, elle doit souvent s’effectuer sans qu’il y ait de demande formelle et en même temps elle doit respecter ce qui a été sauvé du désastre de la catastrophe subjective. Donc travailler sans demande formulée, mais sans non plus dévaluer ou disqualifier les stratégies de survie mises en place. S’il faut travailler, comme nous l’avons fortement souligné, en fonction des « stratégies de survie », au sein de celles-ci, et dans une alliance relative avec celles-ci, le travail peut quand même viser, au bout du compte, à déconstruire ce que ces stratégies peuvent comporter de trop dirimant pour le sujet.

Ceci veut dire que si l’on peut penser des modalités « générales », ou, disons, « fréquentes » du soin, ici plus encore que jamais, la réponse du soignant doit être « sur-mesure ». C’est déjà dans cette adaptation sur-mesure que quelque chose du processus de dépersonnalisation et de désubjectivation inhérent aux situations extrêmes, peut commencer à être déconstruit. Il va donc falloir souvent « bricoler », au sens que C Levi-Strauss a donné à ce terme, un dispositif de rencontre, l’inventer en fonction de la donne précise de la situation actuelle sur sujet.

L’un des aspects de celle-ci concerne le choix du lieu ou du « cadre » du soin. Ceux qui ont l’expérience du travail avec les situations extrêmes, savent combien il est difficile aux sujets qui ont été confrontés à de telles situations de faire une démarche en direction des lieux de soin, et encore plus en direction des lieux de soins psychiques.

Très souvent il faut aller à la rencontre des sujets, sur leur terrain, aller sur le terrain et apprivoiser la terreur de l’autre et du lien.

Ainsi S Fraiberg, dont la démarche me paraît ici exemplaire, installe t-elle son centre de soin dans les quartiers mêmes où ses jeunes patientes résident, ainsi n’hésite-t-elle pas à aller à domicile pour proposer ce qu’elle finira par nommer « kitchen-thérapie ». Elle n’hésite pas à aller s’asseoir à même le sol sale des appartements des jeunes mères, dont les bébés sont en grand danger psychique, au même niveau et dans les mêmes conditions que ses patientes et leurs bébés. Le « partage » de la situation extrême passe parfois par là, partager les mêmes lieux, endurer pendant un certain temps les mêmes conditions de vie, l’intelligibilité est souvent à ce prix, c’est ce qui permet de « sentir » ce que les sujets sentent, de voir les choses à partir de leur point de vue, empathiquement.

Ceci étant, de toute façon ce partage n’a lieu que pendant un temps relativement restreint eu égard à celui de ceux qui vivent en permanence dans cet environnement-là. Mais, là encore, ce « partage du lieu » ne peut s’effectuer sans précautions, il passe par une pratique de « l’apprivoisement progressif » de la rencontre. Par exemple avec les SDF ce n’est souvent qu’à la suite d’un lent rapproché que la rencontre clinique devient tolérable, comme G Charreton ou O Mouyon ont pu le montrer, et qu’un certain « attachement » nécessaire à tout soin puisse s’envisager.

Bien sûr on ne peut exclure des moments de rencontre en « face à face », avec toute la question de l’affrontement potentiel qu’une telle position peut receler, mais, dans mon expérience, c’est dans la position en « côte à côte » que le clinicien devra d’abord commencer à se situer, en adossement psychique, ou encore « épaule contre épaule », à partager ensemble la même difficulté, voire la même détresse ou le même désespoir.

Je viens d’évoquer ce qui me paraît être l’un des points fondamentaux de la position soignante auprès des situations extrêmes, elles ne peuvent se fonder que sur un « partage d’affect » (C Parat), au moins relatif et partiel sans lequel toute entreprise est inévitablement conduite à l’échec. N’oublions pas que l’une des caractéristiques des situations extrêmes est précisément qu’elles ont été vécues dans un sentiment de solitude radicale, et que celui-ci est l’une des composantes essentielles de l’éprouver d’agonie psychique. Peut-être parfois d’ailleurs est ce la seule chose que nous puissions offrir aux sujets, cet accompagnement dans la solitude de l’éprouver agonistique, à partager l’impuissance vécue, à accepter de partager cette impuissance voire cette douleur. Parfois cela suffit d’ailleurs à relancer les processus psychiques gelés par un trop de solitude, par une absence de partage. Le partage de l’expérience subjective ou d’une forme apparentée à celle-ci, une forme souvent heureusement atténuée, heureusement pour le soignant clinicien, agit d’ailleurs là où le sujet a été bouté hors de l’humaine condition, car, ce qui caractérise l’expulsion hors du symbolique humain c’est précisément d’abord l’impression que l’expérience psychique n’est pas partageable.

Une remarque s’impose en ce point, elle est essentielle ; le clinicien ne peut affronter lui-même seul cette situation clinique, lui-même doit pouvoir partager son expérience affective dans ces situations de soin. Ici plus encore qu’ailleurs les groupes de « supervision » ou « d’intervision » collectifs sont indispensables, mais à condition qu’ils soient conduits par des superviseurs qui ont eux-mêmes une expérience de ce type de situation clinique. Sortir de la solitude de l’éprouver, accepter les aléas de la rencontre clinique, tels me paraissent les premiers impératifs d’une position soignante en situation extrême.

Mais bien sûr il faut aussi souligner les limites du partage, nous ne pouvons pas tout partager de l’autre, à la fois parce que nous sommes impliqués d’abord en tant que professionnels, et ensuite du fait de la singularité de l’expérience subjective de chacun.

Mais souvent l’important pour le sujet est qu’il puisse avoir un « témoin » de son état interne, un témoin qui accrédite et qualifie ce qui s’est produit, ce qui se produit en lui. On souligne souvent l’importance de la fonction du tiers dans le processus de symbolisation, mais souvent sans préciser beaucoup plus quel niveau de tiercéisation est impliqué, car la fonction tierce est plurielle et les moyens d’opérer la fonction de différenciation sont multiples, et là encore doivent être mis en œuvre sur-mesure en fonction des besoins du sujet. La position du « témoin » fait partie de la fonction tierce, c’est à partir d’elle que la configuration de la scène traumatique peut commencer à être représentée. Comme je l’ai déjà souligné, il s’agit ici d’un témoin « compassionnel » comme le dit J D Vincent, ou « empathique » comme plus classiquement évoqué en psychanalyse, c’est-à-dire que s’il occupe une position tierce, le témoin est aussi potentiellement un double pour le sujet.

Le témoin n’est pas muet, il est celui qui peut attester, quand il y en a besoin, de ce qui se produit psychiquement, celui qui peut le nommer, le qualifier.

On a compris que si le partage d’affect est si important c’est sans doute qu’il faut d’abord tenter de briser l’étau de solitude qui a pu s’établir mais, c’est aussi que sur ce fond un travail de qualification voire de mise en mot, de mise en récit va devenir possible, c’est le premier temps du travail de resubjectivation voire de resymbolisation de l’expérience extrême. Mais ici, il ne faut pas être abusé par les termes, la mise en récit ne signifie pas la création d’une œuvre littéraire.

Dans le modèle avec lequel nous travaillons les questions de la symbolisation dans mon équipe de recherche, nous distinguons trois temps, trois processus du travail de symbolisation : le processus phorique, le processus sémaphorique et le processus métaphorique. Je ne peux bien sûr reprendre ici tout le travail conceptuel qui nous a conduit à ce modèle. Pour dire vite il correspond à trois temps du processus de symbolisation : le travail de mise en signe, le travail de mise en scène, et le travail de mise en sens.

Le « travail » de mise en signe est en grande partie effectué par le sujet qui produit des symptômes de sa souffrance, des signes qui expriment celle-ci, mais ses signes ne deviennent des signifiants que pour autant qu’ils sont relevés par le clinicien, autrement ils sont « signes morts », comme on dit lettre morte, ils ne sont au plus qu’indices. Ils doivent être entendus comme signes, comme signifiants, mais aussi comme message, comme une première forme de la manière dont le sujet commence à « narrer l’inénarrable » de la situation extrême, narration qui n’utilise pas, la plupart du temps, l’appareil de langage mais s’effectue par l’affect, l’acte, le comportement, la gestuelle, la rythmique, narration qui trouve dans le corps son vecteur et son support, son espace d’écriture.

Ces signes appellent un travail de mise en scène, c’est-à-dire un travail de contextualisation. Un signe n’est pas isolé, isolé il ne signifie rien, il ne commence à prendre sens qu’au sein d’un contexte, d’une scène « primitive », « originaire », « traumatique », peut importe le terme utilisé. Remonter du signe en direction de la scène, c’est commencer à re-présenter ce qui fut traumatique, c’est commencer à insérer le signe au sein d’un contexte, à l’insérer dans le début d’une chaîne associative, d’une chaîne narrative. Le travail de mise en sens ne peut s’ouvrir qu’à partir de ce fond. La scène, la plupart du temps n’est pas donnée, elle doit être construite ou reconstruite à partir d’un travail de connexion des signes et signifiants précédemment dégagés, elle se dégage de la nécessité de rendre intelligible la potentialité de représentance des signifiants. Et souvent il appartient au soignant de refléter et d’organiser, sous forme d’une scène, qu’il formulera ou gardera pour lui selon les cas, les différents signes qui semblent s’associer.

Si la communication verbale reste bien sûre la voie royale du travail de symbolisation, il faut s’attendre, comme nous l’avons indiqué plus haut, à ce que les autres voies de communication de la vie psychique soient aussi particulièrement présentes. Nous avons donné une place particulière à l’affect et à son partage, l’affect est sans doute le premier moyen de communication sans doute le plus « archaïque », sans donner à ce terme de sens péjoratif, mais plutôt en lui accordant ce qu’il comporte de fondement de toute communication humaine. Mais il faut aussi évoquer les systèmes de communication qui passent par l’échange d’objet, le don d’objet, le partage d’objet. Les « resto du cœur » ont bien compris cette solidarité de base, mais aussi l’importance de cette base de l’humanitaire, cette base de communication dans l’humanitaire. À travers les objets c’est des représentations-objets qui s’échangent. Souvent aussi c’est à partir de l’acte que la communication peut s’établir, de l’acte partagé, de l’acte en voie d’inscription symbolique, de l’acte dans lequel la symbolisation cherche sa voix. Les actes aussi narrent une histoire, une histoire à entendre, voire à décrypter.

Nous l’avons souligné, par essence les traces psychiques de l’impact traumatique de la situation extrême tendent à être « réactualisées », elles tendent à se présenter de nouveau au sujet, elles sont hors temps donc potentiellement de tous les temps, de tous les présents. Contextualiser le signe, commencer à représenter la scène dans laquelle il commence à prendre sens c’est aussi commencer à rendre possible une historisation de celui-ci, commencer à l’inscrire dans une histoire, commencer à rendre possible un récit de l’impossible subjectivation, et ainsi de relancer celle-ci. C’est aussi à partir de cette historisation progressive, et qui peut être très longue à pouvoir commencer à s’organiser, que le sujet peut commencer à se réhabiter et à réhabiter son temps à se réinscrire dans l’histoire. L’historisation est ce qui freine l’actualisation, c’est ce qui constitue ce qui tend à s’actualiser comme re-présentation, comme « souvenir » du passé et donc comme quelque chose qui provient d’un autre temps.

J’aimerais terminer sur deux considérations qui concernent le vécu subjectif des soignants et des soignants cliniciens engagés dans l’accompagnement des soins de l’extrême.

La première de celle-ci concerne la question de la gratitude. S’il n’y a pas d’accompagnement véritable sans « solidarité » du clinicien pour le sujet qui l’accompagne, il doit s’attendre à ce qu’il n’y ait pas, au moins pendant longtemps, de réciproque. Pas de gratitude, pas de gratitude pendant longtemps, et peut-être jamais. Si la gratitude vient c’est en cadeau final pour saluer que nous avons bien « survécus » nous-mêmes dans notre position de soignant. « Survécu » car il ne faut pas s’attendre à une alliance de travail avec les sujets en situation extrême, la plupart du temps, il nous faut continuer malgré, au moins, une partie d’eux, celle qui résiste à retrouver la souffrance de l’agonie qui se masque derrière, celle qui nous constitue comme bourreau actuel de leur souffrance. Les « soins » sont donc régulièrement menacés, voire « attaqués », annihilés, la main qui se tend est « mordue ». Survivre c’est alors entendre ces attaques comme un moyen de s’assurer de la force du lien, c’est aussi l’entendre comme moyen de nous faire « partager » ce qu’ils ont enduré, c’est enfin l’entendre comme mise à l’épreuve des motifs qui nous conduisent à proposer de l’aide.

Car, et c’est le dernier point que j’aborderais pour finir, la menace est toujours présente, tant l’implication des soignants et cliniciens est nécessairement importante, que devienne ambiguë la question de savoir au compte de qui notre action s’effectue. Sommes nous « militants » d’une action politique, à travailler au nom d’une idéologie particulière ? Sommes nous « bénévoles » à travailler au nom de motifs personnels cachés, à venir traiter notre propre zone traumatique à travers le soin apporter à celle des autres, à maintenir notre équilibre narcissique personnel à partir la défaillance de celui des autres ?

L’action sociale auprès des sujets en situation extrême ne peut peut-être pas se passer de militants et de bénévoles, de fait et pour des raisons économiques, par ailleurs nous avons tous, et toujours, des motivations inconscientes à nous engager dans ce qui prend parfois la forme d’un véritable « apostolat ». Cela est inévitable, mais il me semble non moins essentiel que ceux qui s’engagent dans l’accompagnement psychique des situations extrêmes restent au contact de véritables professionnels du soin, professionnels ayant reçu une formation spécifique à l’accompagnement en situation extrême, et qu’ils puissent bénéficier des recherches et élaborations que seule celles-ci peuvent donner. « L’amour ne suffit pas » comme l’écrivait si joliment B Bettelheim, et même si la spontanéité est indispensable, elle suppose, pour être libérée efficacement, que nous gardions le contact avec ce qui en nous s’apparente le plus aux éprouvés spécifiques des situations extrêmes, la souffrance, la détresse liée aux limites de l’humaine condition, et nous puissions utiliser celui-ci comme le point de départ pour penser l’impensable de la déréliction des vécus d’agonie.

 

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[1] Centre de Recherche de Psychopathologie et Psychologie Clinique Université Lyon2, et en particulier Équipe de recherche sur le processus de séparation-différenciation que je dirige.