Inventer / penser un dispositif dans les situations limites et extrêmes.
Le « soin » des cliniques et pathologies de la « survivance » et des pathologies narcissiques-identitaires.
Je voudrais prolonger ces réflexions sur les dispositifs par quelques remarques complémentaires sur les difficultés spécifiques de la position clinique quand elle rencontre la question des cliniques des pathologies narcissiques-identitaires et des stratégies de survie psychique qu’elles impliquent souvent. La pratique courante des cliniciens en ce début du 21°siècle conduit en effet souvent ceux-ci à s’affronter à des problématiques cliniques qui sont très éloignées des dispositifs standards les plus classiques. La question d’une clinique psychanalytique est alors, elle aussi, poussée à sa limite et elle soulève une grande quantité de questions aussi bien quant au « dispositif », si ce terme a encore un sens ici, que dans la position clinique elle-même. Pourtant le clinicien ne peut pas reculer devant le fait qui s’impose à tout praticien engagé sur ces terrains et sur ces problématiques : si la position clinique se heurte à de nombreuses difficultés dans sa mise en place et son maintien, l’expérience montre qu’elle est néanmoins le seul recours possible. Il n’y a pas le choix : seuls les cliniciens nourris de la clinique psychanalytique disposent des pratiques et concepts nécessaires à l’approche des sujets impliqués et du mode de souffrance qui les caractérise.
Le cadre général de ma réflexion sur la position clinicienne dans les situations limites ou extrême est le concept proposé par Winnicott de « besoin du moi ». Winnicott n’a pas véritablement défini les « besoins du moi », et nous aurons à revenir plus loin en détail sur ce concept et les questions qu’il soulève, mais il me semble qu’il serait logique de définir ceux-ci, pour l’instant et avancer, comme concernant « tout ce dont le sujet a besoin pour faire le travail d’intégration et de symbolisation de son histoire vécue qui lui incombe ».
Clinique des « situations extrêmes ».
La clinique des situations extrêmes concerne moins le registre du désir, qui trouve son maximum de pertinence quand l’économie psychique est clairement organisée sous le primat du principe du plaisir, que celui du besoin qui prime quand, au-delà du principe du plaisir, le clinicien est confronté à la question des effets délétères de la pulsion de mort, de la disparition de la différence entre chose et représentation de la chose.
La première question que nous rencontrons, par exemple dans l’approche clinique des SDF ou des « ado de banlieue » ou de « quartiers » et ce n’est pas la moindre, est celle de savoir jusqu’où il est pertinent de s’affronter aux cliniques de l’extrême et des économies de survie psychique. Le clinicien rencontre la question de savoir si ce qu’il peut offrir est « supérieur » à ce que le sujet a lui-même mis en œuvre, si le remède n’est pas pire que le mal… D’une manière générale tant que les stratégies de survie « marchent bien » ou suffisamment bien, on peut constater que les sujets ne demandent rien, en tout cas ils ne demandent pas de soin psychique et, sauf exception, le clinicien n’est pas conduit à les rencontrer. Mais il existe aussi des situations où elles ne « marchent plus » et pour lesquelles le clinicien peut être conduit à intervenir malgré l’absence de demande. L’existence d’une demande, comme nous l’avons avancé, n’est pas une condition sine qua non de la rencontre clinique, et nous rencontrons de plus en plus des formes de souffrances manifestes chez des sujets qui ne peuvent organiser une demande, et qui pourtant pourraient bénéficier d’un accompagnement psychothérapique.
Mais nous ne pouvons pas non plus nous appuyer tranquillement sur l’hypothèse d’une agonie psychique sous-jacente au mode d’organisation des sujets que nous sommes conduits à rencontrer, pour décider qu’ils ont « besoin » d’un accompagnement, cela surtout si nous ne sommes pas prêts à endosser les aléas du travail psychique alors impliqué. Je me souviens d’un film de Jean Renoir, « Boudu sauvé des eaux », dans lequel un bon bourgeois sauve de la noyade suicidaire un pauvre hère, joué par M Simon, qui avait décidé d’en finir avec la vie. Le film met très bien en scène le poids de responsabilité que le sauveur contracte à l’égard du « sauvé » s’il s’agit de lui redonner goût à la vie. Il ne s’agit pas seulement d’aider les sujets à sortir les sujets de leur économie de survie, et de les accompagner conduire ensuite vers la retrouvaille avec l’éprouver des agonies sous-jacentes, et là de ne plus pouvoir assurer les soins psychiques nécessaires.
C’est donc d’abord la clinique et notre empathie avec ce qu’éprouve le sujet qui doit nous guider dans l’entreprise.
Quitte à prendre le risque de choquer, je voudrais commencer par souligner l’importance d’une attitude clinique qui se fonde sur l’écoute du sujet et la prise en compte de sa stratégie de survie, qui accepte d’apprendre du sujet comment est organisée sa stratégie de survie et quelle « logique » elle adopte.
Il me semble en effet nécessaire de commencer par rappeler que les stratégies de survie utilisées pour pallier l’impact des situations extrêmes, sont des stratégies « d’auto-cure » comme M Khan les nommait. C’est-à-dire qu’elles représentent la manière dont le sujet a cherché à se « soigner » de l’impact traumatique de la situation extrême, agonistique, qu’il a dû traverser.
N’oublions pas que, d’une certaine manière, le sujet est quand même le mieux placé pour savoir quelles « solutions » lui conviennent le mieux, il est celui qui sent le mieux « du dedans » ce qui a été vécu, quel impact cela a produit sur son économie psychique, et les limites qu’il a rencontré dans son aménagement ou son réaménagement psychique. Quand ils souhaitent une aide, et même si ce souhait n’est pas conscient, les sujets cherchent toujours à « communiquer » d’une manière ou d’une autre quel est leur besoin fondamental, mais bien sûr il ne s’agit pas nécessairement de messages conscients, ni même de messages exprimés dans le langage verbal.
Le soignant intervient dans une situation qui a son histoire, histoire qu’il ne connaît pas, qu’il va peut-être découvrir peu à peu, et dans laquelle il commence souvent à intervenir en aveugle et ceci pendant parfois assez longtemps. Quel que soit le caractère paradoxal que le comportement du sujet semble manifester, le clinicien doit être persuadé que le sujet a des « raisons » pour s’être structuré ainsi, que sa situation actuelle a un sens. Et il n’est pas dit que les raisons en question soient mauvaises ou inadaptées du point de vue de l’ensemble de la situation subjective présente et passée. Ceci signifie que notre action doit partir du principe que nous mettons à son service nos aptitudes professionnelles, et en particulier nos capacités à sentir en lui, et éventuellement au-delà de la conscience qu’il peut en avoir, le mouvement d’espoir ou la tentative de dégagement hors des impasses auxquelles il a pu être conduit.
Accepter d’abord le sujet tel qu’il est apparaît dans de telles conditions la meilleure base de départ : dans les situations extrêmes plus encore que dans n’importe quelle situation de soin psychique, aucun changement véritable ne peut s’effectuer s’il n’est précédé de cette acceptation profonde, de cette acceptation préalable. Winnicott, dans le cas Liro de la Consultation thérapeutique chez l’enfant, a pu souligner qu’aucun changement véritable ne pouvait prendre sens sans ce préalable, il faut commencer par accepter l’autre tel qu’il se présente si l’on veut que le changement mis en œuvre ne résulte pas d’une soumission passive à nos idéaux, qu’il ne soit pas fondé sur une reddition de l’être, une nouvelle forme d’aliénation. C’est là un paradoxe du changement psychique il suppose la profonde acceptation de l’état actuel.
Accepter le sujet tel qu’il est, c’est déjà commencer à accepter la réalité, la « donne » intersubjective à partir de laquelle le travail va devoir s’effectuer, mais c’est aussi commencer à apprendre de lui ce qui peut éventuellement lui convenir. C’est le sujet et lui seul qui peut changer, nous ne pouvons au mieux que rendre un tel changement possible, que fournir les conditions grâce auxquelles il pourra éventuellement être mis en œuvre. C’est une vérité essentielle de toute position clinique : le sujet et lui seul sait ce dont il a besoin et qui guide notre action.
Mais, dans les situations limites et extrêmes, c’est encore plus vrai qu’ailleurs du fait de la grande précarité et de la détresse des sujets. Le dénuement des sujets est parfois tel que nous sommes tentés d’oublier cette vérité essentielle du champ thérapeutique et de la rencontre clinique, et de céder à l’illusion de croire que notre position socialement établie nous donne licence pour proposer « nos » solutions et nos réponses d’évidence, voire pour les imposer : elles paraissent tellement raisonnables, ne sommes nous pas compétents, « supposés savoir » ?
Il me semble qu’il y a donc lieu d’être d’abord très à l’écoute de ce que les sujets expriment et de ce qu’ils manifestent au-delà de l’absence de demande, ce qui ne signifie pas bien sûr non plus les piéger dans l’impasse de certaines de leurs « stratégies ». En revanche écouter soigneusement quelles « solutions » ils ont tenté de mettre en œuvre, écouter « comme des tentatives de solution » les différents composants de leur organisation de vie, et ceci avant toute intervention véritable de notre part, nous renseigne cliniquement beaucoup sur les « théories » du soin des sujets, elles sont généralement étroitements connectées et congruentes avec leur éprouvé traumatique.
Quand je dis « écouter », il faut bien sûr l’entendre comme une métaphore et ne pas le prendre au pied de la lettre, ici écouter signifie être attentif à tous les signes, à tous les messages verbaux et non-verbaux. Ici la position clinique me paraît être celle qui s’attache à entendre et comprendre les manifestations du sujet, ses comportements, ses actes, comme des messages riches d’informations sur les modalités du soin qui peuvent être mises en œuvre. L’idée essentielle qui doit nous guider est que le sujet tente de nous communiquer quels sont ses besoins, quelles représentations il peut se faire de ce dont il a besoin et de ce qu’il peut attendre de nous. Ici plus qu’ailleurs, et ceci même avec des sujets en grande détresse, c’est le sujet qui guide notre intervention, même s’il ne peut le faire de façon délibérée et manifeste. C’est en tout cas aux signes qui peuvent nous guider dans ce sens qu’il me semble qu’il faut rester le plus attentif.
Ce que nous apportons d’abord, c’est la possibilité donnée au sujet de ne plus être seul face à ce qu’il éprouve et a éprouvé, et c’est déjà l’un des enjeux essentiels de la rencontre clinique, l’un des enjeux déterminants de celle-ci. Ce que nous avons appelé la fonction phorique dans la situation clinique peut à présent nous éclairer. Il n’y a pas de mise en sens possible dans le préalable d’une certaine capacité à maintenir, on dit souvent maintenant à « contenir » la situation, et à lui rendre une humanité de base. Mais si cela peut paraître élémentaire quand il s’agit des besoins matériels et corporels, c’est loin d’être aussi évident quand il s’agit des besoins du moi et en particulier quand ils n’ont pas été pris en compte pendant de large plage de vie.
L’une des particularités des situations extrêmes, en effet, nous avons commencé à le souligner ailleurs, est que le sujet, a dû se « retirer » de lui-même pour survivre. Ce retrait à une conséquence, le sujet ne se sent plus ou mal, il ne se voit plus ou mal, il ne s’entend plus ou mal. L’autre est nécessaire pour qu’il puisse, grâce au « miroir[1] » que la relation au clinicien peut lui offrir, recommencer à se sentir, voir ou entendre. Mais c’est à double tranchant. Si d’un côté le clinicien peut aider le sujet à reprendre contact avec lui-même, grâce au miroir que l’accompagnement peut prodiguer, en même temps cette reprise de contact est douloureuse. Recommencer à se sentir ne va pas de soi quand ce qu’il y a à sentir est marqué par le désespoir et l’agonie, recommencer à se voir quand c’est la honte et la déchéance de soi que le miroir du visage de l’autre peut renvoyer, quand c’est à une image monstrueuse de soi que l’on risque d’être confronté. C’est d’ailleurs bien pourquoi souvent les sujets se sont aussi retirés de la vie relationnelle, la relation avec l’autre devient menaçante quand elle menace l’effort de neutralisation que la stratégie de survie a rendue nécessaire. Il faut souvent pas mal de temps et un « apprivoisement » minutieux pour que la relation et les qualités soignantes potentielles de celle-ci commencent à être tolérables. L’accompagnement soignant ne doit jamais perdre de vue ces préalables fondamentaux, il ne s’agit pas, au nom d’idéologies bien pensantes, de se jeter dans des formes d’aide qui s’avèrent être, au bout du compte, plus néfastes qu’utiles, et qui de toutes façons laissent ensuite amers ceux qui ont l’impression de s’être donné à des ingrats.
Que pouvons nous dès lors mettre en place ?
Aider le sujet à mieux aménager son économie de survie est parfois la meilleure des choses qui puisse lui arriver et ceci même si une telle option peut « choquer » notre idéal thérapeutique. Le respect et la prise en compte de notre propre limite sont des conditions sine qua non de l’engagement dans le soin. Il vaut souvent mieux prendre le parti de la modestie d’un projet que d’engager le sujet dans une entreprise que nous n’avons pas les moyens, et lui non plus, d’assurer.
Ceci étant si un sujet qui a traversé une situation extrême, est menacé dans son économie de survie, qu’il arrive au bout des possibilités que celle-ci lui permet, même si le sujet en question ne peut arriver à formuler de demande claire, il y a quand même à sérieusement se demander si nous ne pouvons pas lui venir en aide, au nom de l’humaine condition. L’état de détresse manifeste, de désespoir, est une indication de soin clinique. Cependant, il est bien clair que, si attendre la formulation claire d’une demande revient à demander l’impossible et en fait à se trouver dans une position de « non- assistance à personne en danger psychique », ce n’est pas pour autant qu’une aide clinique puisse être apportée dans n’importe quelles conditions. Là encore sans le respect de la subjectivité du sujet, aucun travail psychique véritable ne peut être entrepris.
C’est là un premier paradoxe de la situation de soin, elle doit souvent s’effectuer sans qu’il y ait de demande formelle et en même temps elle doit respecter ce qui a été sauvé du désastre de la catastrophe subjective. Donc travailler sans demande formulée, mais sans non plus dévaluer ou disqualifier les stratégies de survie mises en place par le sujet. S’iI faut travailler, comme nous l’avons fortement souligné, en fonction des « stratégies de survie » et au sein de celles-ci, dans une alliance relative avec celles-ci, le travail peut quand même viser, et, même, au bout du compte, vise à déconstruire ce que ces stratégies peuvent comporter de trop dirimant pour le sujet.
Ceci veut dire que si l’on peut penser des modalités « générales », ou, disons, « fréquentes » du soin, ici plus encore que jamais, la réponse du clinicien doit être « sur-mesure ». C’est dans cette adaptation sur-mesure que quelque chose du processus de dépersonnalisation et de désubjectivation inhérent aux situations limites et extrêmes, peut commencer à être déconstruit. Il va donc falloir souvent « bricoler », au sens que C Levi-Strauss a donné à ce terme, un dispositif de rencontre, l’inventer en fonction de la donne précise de la situation actuelle du sujet.
L’un des aspects de celle-ci concerne le choix du lieu ou du « cadre » du soin. Ceux qui ont l’expérience du travail avec les situations extrêmes, savent combien il est difficile aux sujets qui ont été confrontés à de telles situations de faire une démarche en direction des lieux de soin, et encore plus en direction des lieux de soins psychiques. Très souvent il faut aller à la rencontre des sujets, sur leur terrain[2], et apprivoiser leur terreur de l’autre et du lien.
Ainsi S Fraiberg, clinicienne dont la démarche me paraît ici exemplaire, installe t-elle son centre de soin dans les quartiers mêmes où ses jeunes patientes résident, ainsi n’hésite-t-elle pas à aller à domicile pour proposer ce qu’elle finira par nommer « kitchen-thérapie ». Elle n’hésite pas à aller s’asseoir à même le sol sale des appartements des jeunes mères, dont les bébés sont en grand danger psychique, au même niveau et dans les mêmes conditions que ses patientes et leurs bébés. Le « partage » de la situation extrême passe parfois par là, partager les mêmes lieux, endurer pendant un certain temps les mêmes conditions de vie, l’intelligibilité est souvent à ce prix, c’est ce qui permet de « sentir » ce que les sujets sentent, de voir les choses à partir de leur point de vue, empathiquement. Ceci étant, de toute façon ce partage n’a lieu que pendant un temps relativement restreint eu égard à celui de ceux qui vivent en permanence dans cet environnement-là. Mais, là encore, ce « partage du lieu » ne peut s’effectuer sans précautions, il passe par une pratique de « l’apprivoisement progressif » de la rencontre. Par exemple avec les SDF ce n’est souvent qu’à la suite d’un lent rapproché que la rencontre clinique devient tolérable et qu’un certain « attachement » nécessaire à tout soin puisse s’envisager.
Bien sûr on ne peut exclure des moments de rencontre en « face à face », avec toute la question de l’affrontement potentiel qu’une telle position peut receler, mais dans mon expérience c’est dans la position en « côte à côte » que le clinicien devra d’abord commencer à se situer, en adossement psychique, ou encore « épaule contre épaule », à partager ensemble la même tâche, la même difficulté, voire la même détresse ou le même désespoir.
Je viens d’évoquer ce qui me paraît être l’un des points fondamentaux de la position clinique auprès des situations limites et extrêmes, elles doivent se fonder sur un « partage d’affect » (C Parat), au moins relatif et partiel sans lequel toute entreprise est inévitablement conduite à l’échec. N’oublions pas que l’une des caractéristiques des situations limites et extrêmes est précisément qu’elles ont été vécues dans un sentiment de solitude radicale, et que celui-ci est l’une des composantes essentielles de l’éprouvé d’agonie psychique. Peut-être parfois d’ailleurs est-ce la seule chose que nous puissions offrir aux sujets, cet accompagnement dans la solitude de l’éprouvé agonistique, à partager l’impuissance vécue, à accepter de partager cette impuissance voire cette douleur. Parfois cela suffit d’ailleurs à relancer les processus psychiques gelés par un trop de solitude, par une absence de partage. Le partage de l’expérience subjective ou d’une forme apparentée à celle-ci, une forme souvent heureusement atténuée, heureusement pour le clinicien, agit d’ailleurs là où le sujet a été bouté hors de l’humaine condition, car, ce qui caractérise l’expulsion hors de l’espace symbolique de la condition humaine c’est précisément d’abord l’impression que l’expérience psychique n’est pas partageable.
Une remarque s’impose à ce point, elle est essentielle ; la plupart du temps le clinicien ne peut affronter lui-même seul cette situation clinique, lui-même doit pouvoir partager son expérience affective dans ces situations de soin. Ici plus encore qu’ailleurs les groupes ou séminaires de « supervision » ou « d’intervision » collectifs sont indispensables, mais à condition qu’ils soient conduits par des cliniciens qui ont eux-mêmes une expérience de ce type de situation clinique. Sortir de la solitude de l’éprouvé, accepter les aléas de la rencontre clinique, tels me paraissent les premiers impératifs d’une position soignante en situation extrême.
Mais bien sûr il faut aussi souligner les limites du partage, nous ne pouvons pas tout partager de l’autre, à la fois parce que nous sommes impliqués d’abord en tant que professionnels, et ensuite du fait de la singularité de l’expérience subjective de chacun.
L’important pour le sujet est qu’il puisse avoir un « témoin » de son état interne, un témoin qui accrédite et qualifie ce qui s’est produit, ce qui se produit en lui. On souligne régulièrement l’importance de la fonction du tiers dans le processus de symbolisation, mais souvent sans préciser beaucoup plus quel niveau de tiercéisation est impliqué, car la fonction tierce est plurielle et les moyens d’opérer la fonction de différenciation sont multiples, et là encore doivent être mis en œuvre sur-mesure en fonction des besoins du sujet. La position du « témoin » fait partie de la fonction tierce, c’est à partir d’elle que la configuration de la scène traumatique peut commencer à être représentée. Comme je l’ai déjà souligné, il s’agit ici d’un témoin « compassionnel » comme l’écrit J D Vincent, ou « empathique » comme plus classiquement évoqué, c’est-à-dire que s’il occupe une position tierce, le témoin est aussi potentiellement un double pour le sujet. Nous creuserons cela plus avant dans le chapitre consacré au médium malléable.
Le témoin n’est pas muet, il est celui qui peut attester, quand il y en a besoin, de ce qui se produit psychiquement, celui qui peut le nommer, le qualifier.
On a compris que si le partage d’affect est si important c’est sans doute qu’il faut d’abord tenter de briser l’étau de solitude qui a pu s’établir mais, c’est aussi que sur ce fond un travail de qualification voire de mise en mot, de mise en récit va devenir possible, c’est le premier temps du travail de resubjectivation voire de resymbolisation de l’expérience extrême. Mais ici, il ne faut pas être abusé par les termes, la mise en récit ne signifie pas la création d’une œuvre littéraire.
Dans les chapitres précédents j’ai évoqué trois temps, trois processus du travail de symbolisation : le processus phorique, le processus sémaphorique et le processus métaphorique, il correspond à trois temps du processus de symbolisation : le travail de mise en signe, le travail de mise en scène, et le travail de mise en sens.
Le « travail » de mise en signe est en grande partie effectué par le sujet qui produit des symptômes de sa souffrance, des signes qui expriment celle-ci, mais ses signes ne deviennent des signifiants que pour autant qu’ils sont relevés par le clinicien, autrement ils sont « signes morts », comme on dit lettre morte. Ils doivent être entendus comme signes, comme signifiants, mais aussi comme message, comme une première forme de la manière dont le sujet commence à « narrer l’inénarrable » de la situation limite ou extrême, narration qui n’utilise pas, la plupart du temps, l’appareil de langage mais s’effectue par l’affect, l’acte, le comportement, la gestuelle, la rythmique, narration qui trouve dans le corps son vecteur et son support, son espace d’écriture privilégié.
Ces signes appellent un travail de mise en scène, c’est-à-dire un travail de contextualisation. Un signe n’est pas isolé, isolé il ne signifie rien, il ne commence à prendre sens qu’au sein d’un contexte, d’une scène « primitive », « originaire », « traumatique », peut importe le terme utilisé. Remonter du signe en direction de la scène, c’est commencer à re-présenter ce qui fut traumatique, c’est commencer à insérer le signe au sein d’un contexte, à l’insérer dans le début d’une chaîne associative, d’une chaîne narrative. Le travail de mise en sens ne peut s’ouvrir qu’à partir de ce fond. La scène, la plupart du temps n’est pas donnée, elle doit être inférée, construite ou reconstruite à partir d’un travail de connexion des signes et signifiants précédemment dégagés, elle se dégage de la nécessité de rendre intelligible la potentialité de représentance des signifiants. Et souvent il appartient au clinicien de refléter et d’organiser, sous forme d’une scène, qu’il formulera ou gardera pour lui selon les cas, voire « théâtralisera ou psychodramatisera » les différents signes qui semblent s’associer.
Mais il faut souligner d’emblée que, si la communication verbale reste bien sûr la voie royale du travail de symbolisation, il faut s’attendre, comme nous l’avons indiqué à diverses reprises, à ce que les autres voies de communication de la vie psychique soient aussi particulièrement présentes. Nous avons donné une place particulière à l’affect et à son partage, l’affect est sans doute le premier moyen de communication sans doute l’un des plus « archaïques », sans donner à ce terme de sens péjoratif, mais plutôt en lui accordant ce qu’il comporte de fondement de toute communication humaine. Mais il faut aussi évoquer les systèmes de communication qui passent par l’échange d’objet, le don d’objet, le partage d’objet. Les « resto du cœur » ont bien compris cette solidarité de base, mais aussi l’importance de cette base de l’humanitaire, cette base de communication dans l’humanitaire. À travers les objets ce sont des représentations-objets qui s’échangent. Souvent aussi c’est à partir de l’acte que la communication peut s’établir, de l’acte partagé, de l’acte en voie d’inscription symbolique, de l’acte dans lequel la symbolisation cherche sa voix. Les actes aussi narrent une histoire, une histoire à entendre, voire à décrypter.
Nous l’avons souligné, par essence les traces psychiques de l’impact traumatique de la situation extrême tendent à être « réactualisées », elles tendent à se présenter de nouveau au sujet, elles sont hors temps donc potentiellement de tous les temps, de tous les présents. Contextualiser le signe, commencer à représenter la scène dans laquelle il commence à prendre sens c’est aussi commencer à rendre possible une historisation de celui-ci, commencer à l’inscrire dans une histoire, commencer à rendre possible un récit de l’impossible subjectivation, et ainsi relancer celle-ci. C’est aussi à partir de cette historisation progressive, et qui peut être très longue à pouvoir commencer à s’organiser, que le sujet peut commencer à se réhabiter et à réhabiter son temps à se réinscrire dans l’histoire. L’historisation est ce qui freine l’actualisation, c’est ce qui constitue ce qui tend à s’actualiser comme re-présentation, comme « souvenir » du passé et donc comme quelque chose qui provient d’un autre temps.
J’aimerais souligner encore deux considérations qui concernent le vécu subjectif des cliniciens engagés dans l’accompagnement des soins des limites et de l’extrême.
La première de celle-ci concerne la question de la gratitude. S’il n’y a pas d’accompagnement véritable sans « solidarité » du clinicien pour le sujet qui l’accompagne, il doit s’attendre à ce qu’il n’y ait pas, au moins pendant longtemps, de réciproque. Pas de gratitude, et pendant longtemps, et peut-être jamais. Si la gratitude vient c’est en cadeau final pour saluer que nous avons bien « survécu » nous-mêmes dans notre position de clinicien. « Survécu » car il ne faut pas s’attendre à une alliance de travail avec les sujets en situation extrême, la plupart du temps, il nous faut continuer malgré, au moins, une partie d’eux, celle qui résiste à retrouver la souffrance de l’agonie qui se masque derrière, celle qui nous constitue comme bourreau actuel de leur souffrance. La rencontre clinique est donc régulièrement menacée, voire « attaquée », annihilée, la main qui se tend est « mordue ». Survivre c’est alors entendre ces attaques comme un moyen de s’assurer de la force du lien, c’est aussi l’entendre comme moyen de nous faire « partager » ce qu’ils ont enduré, c’est enfin l’entendre comme mise à l’épreuve des motifs qui nous conduisent à proposer de l’aide. Car la menace est toujours présente, tant l’implication des cliniciens est nécessairement importante, que devienne ambiguë la question de savoir au compte de qui notre action s’effectue.
Quelques exemples de bricolage de dispositifs.
Les chapitres précédents présentaient une espèce de théorie générale des dispositifs pouvant servir à « bricoler » un cadre sur mesure selon les problématiques cliniques rencontrées. Afin de rendre les différents éléments du modèle plus explicites et lisibles et poursuivre la réflexion sur la clinique en situation limite ou extrême, j’aimerais maintenant donner quelques exemples concrets de « l’invention de dispositifs cliniques » à laquelle on peut aboutir en fonction des particularités des problématiques et tableaux cliniques narcissiques-identitaires auxquels on est confrontés.
Ces exemples sont empruntés aux travaux de recherche effectués dans le cadre de mon équipe de recherche du CRPPC de Lyon2 ou en lien avec celle-ci. Dans la plupart des cas, la situation est la suivante : un clinicien souhaite approfondir les données de sa pratique tant sur un plan théorique que sur les dispositifs les plus ad hoc pour explorer ou accompagner la clinique d’une population présentant des formes de souffrances narcissiques-identitaires. Cette dernière formulation signifiant que sous l’action des pathologies du narcissisme auxquelles les sujets étaient confrontés ceux-ci présentent une grande difficulté à se maintenir comme sujets, une menace identitaire pesant sur leur fonctionnement psychique.
La plupart du temps, le praticien, qui se réclame fondamentalement de la psychanalyse et de ses pratiques et a été formé dans ce sens, a été de fait conduit à « bricoler » un dispositif clinique pour tenter de s’ajuster aux sujets auxquels sa pratique le confrontait ou se tourne vers l’université pour penser un tel dispositif. Il souhaite réfléchir sur ce dispositif avec un cortège de questions où se mêlent l’interrogation de savoir ce qui dans la pratique relève de ses insuffisances personnelles – et dans ce cas là à la demande s’intrique aussi une demande de formation complémentaire – et ce qui est adaptation inévitable aux conditions cliniques – et l’un des enjeux de l’exploration est alors de clarifier celles-ci. La demande d’encadrement de la « recherche » – j’aime mieux le terme proposé par D.W.Winnicott « d’exploration » – concerne donc autant une recherche sur la pertinence voire l’invention d’un dispositif clinique, qu’une recherche sur les particularités des problématiques cliniques rencontrées et leur dialectique avec l’ensemble des conditions de pratique. Il s’agit la plupart du temps de travaux se déroulant sur plusieurs années et dans lesquels la nature « transitionnelle » des séminaires d’accompagnement universitaires rend très difficile de déterminer ce qui appartient précisément à tel ou tel des acteurs.
Je propose divers exemples de dispositifs inventés / bricolés dans le cadre de ces recherches doctorales ou dans le cadre des explorations au sein les séminaires du CRPPC. Ils concernent tous des tableaux cliniques qui provoquent des situations limites ou extrême des dispositifs de soin traditionnels : anorexie de l’adolescente en cours d’hospitalisation, autisme pris en charge en hôpital de jour, rencontre et accompagnement de SDF, accompagnement des mères souffrant de dépression du post partum, clinique des adolescents « de banlieue », clinique des « pré-ado » hyper violents, « compagnons thérapeutiques » en crèche. Je livre ces petites « histoires de dispositifs » au plus près des questions rencontrées et du processus de mise en place du dispositif.
Le squiggle « pâte à modeler » : à la recherche du bon médium.
Je commencerais par un exemple un peu ancien mais assez exemplaire du travail de bricolage et d’ajustement auquel le clinicien peut-être conduit. La prise en charge institutionnelle des anorexiques – la plupart du temps des jeunes filles dans la population, et tout le temps des jeunes filles adolescentes dans notre exemple – est souvent assez protocolarisée : on interdit les visites et les contacts tant qu’un certain poids n’est pas atteint, les adolescentes sont souvent confinées dans leur chambre etc.
La difficulté pour les cliniciens est de parvenir à se « glisser » dans les contraintes de ces protocoles et à proposer une pratique clinique dans un ensemble souvent gouverné par les approches plus « comportementales » pour reprendre le terme le plus utilisé même s’il est bien approximatif. Une difficulté supplémentaire peut provenir de l’écart qui peut souvent être constaté entre la « philosophie » implicite aux soins médicaux et comportementaux – il s’agit que l’adolescente reprenne un poids qui éloigne les menaces que l’anorexie grave fait peser sur l’autoconservation, et ceci parfois « à n’importe quel prix » du point de vue de la subjectivité – et celle qui est implicite aux soins d’une clinique psychanalytique pour laquelle ce qui est au premier plan est le travail de symbolisation et de subjectivation.
Une conséquence de l’approche clinique concerne en particulier la relance de la communication affective de la jeune fille la plupart du temps « gelée » au seul bénéfice de l’intellect et de la cognition, cet objectif pouvant rentrer en conflit avec le protocole comportemental mis en place pendant la prise en charge institutionnelle. Or d’un autre point de vue, on ne peut parfois pas attendre que le traitement clinique porte ses fruits – ce qui peut prendre un certain temps – du fait des menaces graves qui pèsent sur la santé de l’anorexique et qui peuvent conduire à la mort ou à des séquelles irréversibles, ce qui rend nécessaire le complément d’autres modes de prise en charge et la mise en œuvre des « protocoles de soin ». Il faut ajouter en outre que si l’intégralité du soin repose sur le seul clinicien, l’angoisse que la menace létale fait peser sur celui-ci est souvent telle qu’elle peut paralyser le travail : les situations d’urgences peuvent être antinomiques avec le timing propre de l’élaboration clinique.
Je ne veux pas rentrer plus dans le détail de la mise en œuvre des « plans de soin » globaux qui sont ainsi rendus nécessaire par l’ensemble des contraintes cliniques qui pèsent sur la situation, mes remarques antérieures n’étant destinées qu’à tenter de faire sentir la complexité du problème auquel le clinicien – mais aussi les autres soignants impliqués – est confronté.
J’en viens à la question du dispositif clinique sur lequel nous avons eu à nous pencher lors d’une recherche sur le dispositif de soin mis en place avec certaines jeunes filles anorexiques. Nous étions parvenus avec l’une d’entre elle – appelons là « Mira »[3] – à l’hypothèse qu’il était de peu de pertinence de se centrer plus avant sur son rapport à la nourriture ce qui ne faisait que fixer un peu plus Mira dans son symptôme. L’anorexie nous apparaissait plutôt comme un mode général de rapport au monde aussi bien relationnel que pulsionnel. Mira restreignait toute forme d’échange pulsionnellement engagé, elle « anorexisait » ses relations affectives et tout ce qui pouvait en mobiliser la survenue. Nous avions aussi fait l’hypothèse – à la lumière des différentes données cliniques dont nous disposions en fonction de son anamnèse et du matériel glané lors des entretiens individuels et familiaux – que si Mira menait cette lutte contre le moindre de ses élans pulsionnels c’était à la fois en raison de l’intensité potentielle de ceux-ci – qui aurait déchaîné des accès passionnels – et en raison de la faiblesse de ses capacités de transformations et de métabolisation de ses expériences affectives et émotionnelles. L’idée était alors de tenter de mettre au travail, le plus vite possible car le temps pressait, la question des processus de transformation de Mira et de mettre au point un dispositif « focalisé » sur ceux-ci.
La clinicienne qui était engagée concrètement dans le soin de Mira, avait commencé par tenter de mettre en œuvre différents types de dispositifs de rencontre clinique avec Mira. D’abord centré sur l’échange verbal en face à face, mais Mira était capable de soutenir pendant des heures des conversations purement intellectuelles et philosophiques sans que le moindre affect n’émerge, puis en utilisant le dessin sans plus d’accroche véritable. Comme Mira s’abritait devant le fait « qu’elle ne savait pas dessiner », la clinicienne lui avait alors proposé un squiggle, mais celui-ci était vite devenu purement « formel » et « esthétique ». Cependant dans ces différentes tentatives avait pu être communiqué à Mira un souhait d’ajustement à ses besoins et capacités. La clinicienne la « cherchait » et cherchait à établir un contact vrai avec elle au-delà des formes très socialisées – mais en faux self – auxquelles Mira était rompue.
Cependant, de proche en proche, la recherche d’un dispositif ad hoc, profilait un processus qui finit par conduire la clinicienne à mettre en œuvre un dispositif original représentant une forme d’Aufhebung (de relève) de celui-ci. Comme j’ai pu le souligner plus haut, dans nombre des situations limites et extrêmes le processus essentiel est celui de la recherche de l’invention et de la mise en œuvre du dispositif lui-même. L’essentiel du processus de la rencontre clinique est celui de la création du « non processus », pour reprendre les termes de Bleger. La clinicienne eu alors l’idée de reprendre mes développements sur le médium malléable en lien avec les processus de transformation et de symbolisation qu’elle combina aux hypothèses issues de l’œuvre de D.W.Winnicott et de mes développements sur ceux-ci, sur le modèle du squiggle comme modèle prototypique de l’intervention clinicienne : elle inventa le « squiggle pâte à modeler »[4].
Elle proposait ainsi à Mira une boule de pâte à modeler en lui demandant de laisser ses mains « associer » librement sur celle-ci. Elle-même assise côte à côte – après avoir essayé différentes positions, face à face, de trois quart etc. – disposait d’une boule de pâte semblable qu’elle commençait à malaxer, en étayage et en « modèle ». La « conversation clinique » portait alors sur ce qui se déroulait au niveau des mains, sur les impressions, les sensations, les émois, puis les formes et les échanges de formes entre la clinicienne et Mira que le moment « squiggle » était amorcé.
Il fallu encore ajuster la matière même de la pâte elle-même. La première pâte utilisée était celle que l’on trouve dans les grandes surfaces, elle était constituée de petits bâtonnets de pâte d’une couleur incertaine et qui ne tardaient pas à produire une espèce d’amalgame maronnasse – fécal sans doute pour Mira – qui provoquait un blocage chez Mira. La seconde pâte utilisée provenait des magasins de jouets modernes, les bâtonnets étaient un peu « fluo » et Mira ne tarda pas à considérer « qu’ils collaient » trop. La solution – mais comme on l’imagine il a fallu chercher et Mira connaissait cette recherche – fut enfin trouver dans une « pâte plume » d’un blanc légèrement cassé et d’une qualité de matière tout à fait adaptée, ni trop dure ni trop collante, peu salissable, toujours d’emblée prête à l’usage.
Mon objectif n’est pas de relater l’histoire du cas lui-même et il me suffit de dire ici que ce dispositif permis l’enclenchement et la relance d’un processus se symbolisation grâce au développement une forme de transfert des processus psychiques sur le médium et ses propriétés sensori-motrices. Ce qui m’importe est le processus d’invention du dispositif et nous avions fini par trouver/créer un médium suffisamment « attracteur » pour Mira pour qu’elle accepte de venir y « loger » la problématique de ses processus de transformations psychiques, pour qu’elle accepte d’y déployer les traumas et résistances actuels et historiques.
J’ai écrit « trouvé/crée « en parlant du processus qui a aboutit au dispositif, c’est un point important qui appelle commentaires. Bien sûr l’invention du dispositif est en partie le fruit d’un travail de théorisation des processus en souffrance chez Mira et des formes primaires de symbolisation qu’il s’agissait de relancer. Sans la théorie de la symbolisation primaire qui sous tend la conception du Médium Malléable rien sans doute n’aurait été possible. Mais le processus aboutissant à l’idée même de « squiggle pâte à modeler » dans ses différentes étapes et points d’achoppements, est autant le fruit de la sagacité de la clinicienne – soutenue par le dispositif de recherche universitaire – que des modes de présence voire de résistance de Mira. Le dispositif est ainsi co-construit, il dépend autant du sujet que du clinicien et de sa pensée clinique personnelle. Mais, comme souvent dans les processus de soins cliniques, « le but c’est le chemin », et la pertinence du dispositif clinique terminal n’est sans doute pas séparable du processus de co-construction lui-même. Il a fallu l’effet de conviction spécifiquement transmis à Mira par l’authentique quête par la praticienne du dispositif le plus ajusté à ses besoins et ce qu’elle lui transmettait ainsi de sa disposition d’esprit. Le premier Médium Malléable c’est sans doute le clinicien et le dispositif n’est rien sans position clinique comme l’apprennent à leurs dépens ceux qui se lancent dans l’aventure thérapeutique sans formation clinique véritable. Nous reviendrons ultérieurement sur certaines de ces questions. Venons en à un autre exemple de « bricolage » de dispositif.
Apprivoisement du lien et relance de l’attachement.
L’une des populations concernée par la question des situations limites et extrêmes de la clinique et celle qui concerne les sujets désocialisés tels les SDF voire certains adolescents dits « de banlieue » ou encore « des quartiers ». L’une des difficultés concerne en particulier l’établissement du lien clinique et même souvent le préalable du lien lui-même. Les sujets concernés n’acceptent pas facilement de se rendre sur les lieux de soins prévus pour leur accueil, ils se sentent très vite menacés par toute relation qu’ils ne maîtrisent pas et par toute forme de dépendance qui risquerait de s’y installer. Etre reçu dans un bureau et s’y tenir pour un entretien ou toute forme d’échange qui pourrait y ressembler leur est vite intolérable, de même que toute situation de face à face est menaçante. Il faut donc inventer des dispositifs de rencontre clinique qui tiennent compte de toutes ces contraintes, on est aidé en cela par le fait que de toute façon les dispositifs inadéquats sont vite vidés de leur substance. Là encore l’établissement d’un dispositif est souvent l’enjeu même de la rencontre.
Les SDF ont souvent élu « domicile » sur un coin particulier de l’espace public, bout de trottoir, grille de métro, banc, lieu sous les ponts quand ceux-ci s’y prêtent etc. À Lyon il y a aussi des grottes dans la colline de la Croix Rousse qui peuvent servir de lieu de refuge ou d’abri. Il faut différencier les lieux qui ont un caractère « privé » et ceci même pour les SDF et ceux qui ont un caractère public, ceux où ils font la manche par exemple. Les réflexions qui suivent concernent surtout « l’approche » voire « l’accroche » en lieu public.
Diverses recherches ont été conduites à Lyon2 auprès de ces populations et les réflexions qui suivent sont tangentielles à ces différents travaux.
En travaillant avec M Berger (1981) à la construction d’un dispositif de consultations pour des familles en situation de grande précarité et chez lesquelles les formes d’attachement « sécurisé » n’avaient pu se mettre en place, j’avais proposé qu’il fallait commencer par mettre en œuvre une stratégie « d’apprivoisement ». J’avais alors trouvé le modèle de celles-ci dans le Petit Prince de Saint Exupéry et la « stratégie d’apprivoisement » que le renard proposait au petit prince, il me semblait qu’elle proposait un mode possible de relance des processus d’attachement premier. Dans l’ouvrage, le renard propose au petit prince de s’asseoir tout d’abord un peu loin du renard et progressivement de se rapprocher chaque jour. C’est une telle stratégie qui s’est avérée être la plus efficace pour nouer un lien avec les SDF.
Il faut d’abord repérer le lieu public où le sujet se tient le plus régulièrement. Puis mettre en place « l’apprivoisement » progressif en passant chaque jour « à domicile » sur ce lieu là. Les premiers contacts doivent être très brefs et peu engagés : il suffit de se présenter et de dire simplement bonjour, mais en se mettant « à même niveau », la rencontre ne peut se concevoir « de haut ». On peut agrémenter progressivement la conversation à l’aide d’une remarque sur le temps ou la saison, voire petit à petit s’enquérir du fait de savoir si temps ou saison ne présentent pas de trop grosses difficultés au sujet. Quand on ne peut pas passer dire bonjour et saluer, un petit mot pour avertir « naturellement » du fait est nécessaire. Si on travaille en équipe quelqu’un de l’équipe peut alors passer pour saluer à votre place. Progressivement le temps passé à échanger peut augmenter et peuvent être introduits dans la conversation quelques éléments plus engagés personnellement. Il est souvent nécessaire en effet que le clinicien soit présent « en personne » et accepte d’évoquer quelque trait plus personnalisé de lui-même, sans toutefois entrer dans la moindre confidence « intime ».
Quand le lien est établi et consolidé – ce qui peut prendre plusieurs mois – le clinicien peut alors inviter le SDF à venir prendre un repas chaud à l’hôtel social ou dans un lieu d’hébergement et un temps de « conversation déambulatoire » peut même être envisagé. L’un de nos jeunes cliniciens a ainsi noué un lien thérapeutique très important dans la relance des processus d’attachement, en étant « accompagné » jusqu’à l’hôtel social par un SDF, qui refusait alors d’y pénétrer, et en « raccompagnant » à son tour celui-ci jusqu’à son lieu etc. Peu à peu s’est ainsi inventé un dispositif clinique fondé sur des aller/retours d’accompagnement. « Mes pensées dorment lorsque je les assieds » aimait à dire Montaigne, il semble que pour nombre de ces sujets en grande précarité, le mouvement et singulièrement la marche aide à l’expression de soi, la marche « côte à côte ». La pensée comme Freud l’a souvent souligné est une motricité intériorisée, une action motrice interne, mais avant que cette intériorisation soit possible – et on sait qu’elle n’est pas là d’emblée chez les enfants qui ont besoin d’un accompagnement moteur de leur processus de pensée et de représentation – il y a parfois un long chemin à parcourir à travers des formes intermédiaires qui mêlent pensées et motricité.
Depuis que j’ai proposé et répandu l’idée de dispositifs en « côte à côte », j’ai reçu de nombreux témoignages des diverses formes d’intérêt de ce dispositif relationnel. Des amis m’ont même fait remarquer que dans leur couple les échanges les plus importantes avaient lieu le matin et le soir, pendant le trajet dans la voiture les conduisant sur leur lieu de travail, alors donc qu’ils étaient assis « côte à côte ». Le « côte à côte », l’adossement épaule contre épaule est donc aussi une des grandes postures de l’étayage, on marche dans la même direction, vers le même lieu, l’attention est conjointe, la posture dit « nous sommes ensemble », et elle ne présente pas les mêmes menaces d’intrusion potentielle que le « face à face ». Dans les relations avec les petits enfants, à partir du moment où ils savent marcher, la position « en côte à côte » est sans doute la position la plus fréquente. C’est aussi la position des amoureux quand ils marchent « main dans la main » en regardant dans la même direction …
Dans le travail avec les adolescents de banlieue ou des quartiers nous avons trouvé les mêmes caractéristiques, évitement de l’immobilité, du face à face, nécessité que la rencontre clinique s’effectue « à domicile », sur les lieux habituels du sujet. Les cliniciens ne sont pas rompus aux dispositifs « à domicile », ils préfèrent s’assurer de l’existence d’une demande en proposant aux sujets de venir sur leur terrain, dans leurs bureaux, leur centre de soins. Mais une telle démarche, à mettre en œuvre toutes les fois que possible bien entendu, ne convient pas pour les sujets en grande précarité identitaire. Ceux-ci sont souvent terrorisés lorsqu’ils sont en dehors de leur lieu habituel et « apprivoisé » – que l’on pense aux adolescents des quartiers qui ne peuvent venir « en ville » qu’en bande, une partie importante du visage cachée sous une capuche – et les lieux étrangers ne leur offre pas la sécurité de base nécessaire à l’expression de soi, aucun travail clinique n’est possible dans ces conditions dans lesquelles seules les réactions à l’environnement menaçant se laissent observer.
Encore une fois ne nous méprenons pas sur le sens de mon développement, les dispositifs cliniques que je prends comme exemple ne sont pas le tout de l’intervention clinique, ils n’en sont que la condition de possibilité. Mais dans l’exploration clinique des situations limites et extrêmes de la subjectivation que nous avons pris comme exemple, l’invention du dispositif clinique représente le préalable indispensable à toute clinique, celui sans lequel aucun processus utilisable n’est possible.
« Pack psychodrame » avec un enfant hyper-violent.
Le troisième exemple est tiré d’une collaboration de recherche clinique mise en place avec M Berger à propos de la prise en charge d’enfants « hyper violents ». La question clinique posée était la suivante. Un pré-adolescent avait abouti dans le service de M Berger à la suite d’un long périple dans lequel il s’était fait exclure de tous les établissements (près d’une dizaine) dans lesquels il avait été placé parce qu’il cassait tout sur son passage et était incontrôlable. C’était le service de « dernier recours ».
Le problème était que la situation d’exclusion menaçait de se répéter dans ce service car les équipes de soin, malgré leur grande compétence, ne tardèrent pas à être débordées par la violence du jeune garçon. C’est au moment où la question de l’attacher sur son lit émergea comme seule solution, que la question d’un dispositif spécifique fut posée de manière cruciale et que l’équipe demanda à me rencontrer. L’hyper agitation était telle qu’aucune approche clinique n’était envisageable, il fallait parvenir à immobiliser l’enfant – mais il pesait quand même, malgré son jeune âge, un poids conséquent, et l’immobiliser n’était pas chose facile à mettre en œuvre -. Plutôt que l’attacher sur le lit, ce qui ne connotait pas une attitude « soignante », nous aboutîmes à l’idée d’une forme d’enveloppement, inspiré des packs, mais sans l’ensemble des protocoles du pack. Il était allongé et enveloppé de manière suffisamment serrée dans un linge à température ambiante qui le contenait complètement.
Nous pensions, au vu des données cliniques que nous avions de lui et de son histoire, qu’une partie de sa violence et de l’angoisse qu’elle masquait était liée à une faillite des relations primaires « en double » et qu’il fallait tenter de lui fournir une occasion de relancer les processus ainsi arrêtés. L’idée fut alors de placer un clinicien allongé près de lui, lui-même sommairement enveloppé, et dans une posture « en double ». Le dispositif mobilisait trois personnes et les séances pouvaient durer jusqu’à une heure et demi, elles étaient répétées trois fois par semaine. Le clinicien allongé « en double » près de lui, essayait, de manière aussi empathique que possible, de formuler voire de théâtralisé, tel le moi auxiliaire du psychodrame, ce qu’il sentait en lien avec ce qu’il supposait que le pré-adolescent sentait lui-même. Les deux autres cliniciens « régulaient » la situation d’ensemble sur le moment et les séances étaient ensuite régulièrement supervisées par M Berger ou moi-même. Il s’agissait de longues séances de supervision dans lesquelles les cliniciens engagés et celui qui était en position de superviseur, essayaient de suivre et de reconstituer au pas à pas des séances les éprouvés archaïques qui semblaient être les siens, puis d’imaginer les formes « psychodramatisées » d’intervention possible.
Les séances de « pack » durèrent plusieurs mois, peu à peu l’enfant, quand il sentait monter une crise de violence, demanda de lui-même les séances de pack pour apaiser l’angoisse qu’il sentait monter en lui – angoisse d’éclatement la plupart du temps -. Au bout de six mois M Berger pu entamer des séances de psychothérapie individuelle selon le modèle de « récits alternés » – une forme de récit « squiggle » dans lequel une histoire est construite à deux, chacun proposant un fragment du récit que l’autre complétait, en alternance -. Les crises d’hyper violence s’estompèrent de plus en plus et la prise en charge clinique plus traditionnelle relaya alors complètement les moments de « pack ».
« Compagnon thérapeutique » avec les enfants autistes.
En suivant les différents travaux cliniques que les stagiaires psychologues produisaient à partir des rencontres cliniques possibles sur leurs lieux de stage, nous avions remarqué que, dans un nombre significatif de cas, ils étaient conduits à mettre spontanément en œuvre un type de dispositif de type « compagnon thérapeutique ». Il s’agissait de la mise en place progressive d’un type d’accompagnement dans lequel, pendant deux à trois heures trois fois par semaine, le stagiaire psychologue était présent auprès d’un sujet et lui était « consacré », c.-à-d. qu’il était entièrement disponible pour lui et finissait par développer un certain mode de présence dont nous avons petit à petit dégagé et théorisé les traits les plus pertinent.
Le dispositif « compagnon thérapeutique » a été développé et relativement formalisé dans les interventions en crèche, lorsque les éducateurs en charge du petit enfant signalaient à la clinicienne référente une possible évolution psychotique ou autistique de celui-ci ou en tout cas un important malaise relationnel. Mais il a été aussi spontanément « inventé » et utilisé par des stagiaires dans bien d’autres situations, avec des enfants principalement – et singulièrement des enfants réputés psychotiques ou autistes – mais il est arrivé qu’il soit aussi instauré avec des adultes « très régressés » en cours d’hospitalisation.
La première difficulté de l’établissement de ce type de rencontre clinique est d’être investi par l’enfant ou le sujet à accompagner. Il ne suffit pas en effet de se décréter comme « compagnon thérapeutique » pour en être un, pas plus qu’il ne suffit d’instaurer une situation analytique pour qu’elle soit, analysante. Il faut qu’un transfert de la fonction symbolisante et réflexive potentielle s’effectue au sein de ce lieu ou de la relation. L’un des points essentiels est donc la mise en place de ce que j’ai appelé dans le chapitre précédent « un attracteur » du transfert, c.-à-d. un élément du dispositif qui « amorce » le processus transférentiel, qui le « séduise ».
Dans un certain nombre de cas, en particulier quand les processus « autistiques » ne sont pas trop intenses ou implantés, le seul fait d’être là, à disposition, pendant trois séances de deux à trois heures par semaine, et de se situer en « moi auxiliaire » avec le sujet suffit à cet effet d’amorçage du rapport transférentiel. Mais il arrive que les processus autistiques soient déjà tellement en place que la simple présence régulière ne suffise pas et qu’il faille déployer un mode relationnel (qui est aussi un véritable dispositif de rencontre comme nous allons le voir) spécifique. Nous sommes là au cœur de la question de l’approche clinique de l’autisme et du problème de conception du problème de la communication humaine qu’elle pose.
Nous avons évoqué plus haut que quand règne la précarité identitaire le dispositif devait être « à domicile ». Il est clair que pour les autistes hébergés ou placés en centre de soin le « domicile » est le centre lui-même, mais il est non moins clair que le propre des processus autistiques est que précisément cela n’est pas un « domicile » et que le repli et le refus du contact la plupart du temps mis en place par le sujet le montre d’évidence. Son « domicile » est son monde interne, et se rendre à domicile c’est tenter de rentrer en contact avec celui-ci. Nous avons fait l’hypothèse que la majeure partie des échecs dans la mise en place de dispositifs de soin des autistes, tenait à ce que le traitement visait à amener l’autiste dans « notre » monde et notre système de communication, quand en plus cela ne se raffinait pas de l’enjeu de lui faire admettre les différents systèmes de différences qui structurent celui-ci.
Dès lors la mise en place d’un dispositif relationnel devait se fonder sur une autre hypothèse de rencontre. Dans la logique de mes propositions concernant la mise en place de la relation « homosensuelle en double » première, l’idée a donc été de proposer de tenter de relancer un mode de communication « homosensuel en double » (ou homosensoriel « en double ») avec les sujets autistisés. C’était là la manière de se rendre « à domicile » avec eux, entrer dans leur langage et non tenter de les amener dans le nôtre, ou plutôt parvenir à les amener dans le nôtre parce que nous avons établis le contact avec le leur et que nous sommes d’abord rentré dans le leur.
Ainsi donc le dispositif d’amorçage du lien se présente de la manière suivante : le clinicien se place délibérément « en double » et « en côte à côte » avec le sujet, et ceci de manière plus ou moins ludique mais sans « sur jouer ». Supposons, par exemple que l’enfant « explore » les jeux de vapeurs d’eaux sur une vitre refroidie par l’hiver, et tente de former des nuages de buées sur celle-ci. Alors le clinicien se place à côté de lui et commence à « jouer » à produire aussi des nuages de buée semblables. Ceci jusqu’à ce que l’enfant repère le manège. Petit à petit ce qui était comportement autistisé chez le sujet va se charger d’une première valeur « exploratoire » de l’intentionnalité de l’autre, il va commencer à vérifier que le clinicien est « en double esthésique » et que cette posture est systématique et « intentionnelle ».
Une amorce de communication apparaît alors si on prend garde de ne pas faire de la posture « en double » un système persécutoire et qu’un certain caractère ludique peut être maintenu. Celui-ci passe assez souvent par le fait que l’imitation « en double » s’effectue de manière amodale et souvent psychodramatisée ou théâtralisée. Par exemple si le sujet jette ou fait tomber un objet, le clinicien pourra « bruiter » la chute, comme on le fait avec les tout petits, en la « doublant » avec un « badaboum » sonore, ou une autre onomatopée de même calibre. Si le sujet se fait mal, un « ouille » du clinicien peut accompagner la douleur ressentie etc.
L’enjeu de cette position « en double » n’est pas, on s’en doute, de « caricaturer » le sujet mais de permettre que ce qui était « comportement » autistisé chez lui, c.-à-d. sans adresse repérable, commence à prendre valeur de « message » et d’amorce de communication. Et l’expérience montre que c’est bien ce qui se produit, car progressivement une forme de « sensation » partagée peut souvent s’établir ainsi et prendre valeur d’un échange de langage rudimentaire. Plus tard, mais sur le fond de ce partage premier, le clinicien pourra commencer à nommer verbalement la sensation impliquée, ou les intentions supposées de l’enfant.
On remarquera que les interventions du clinicien, si elles sont bien une forme « d’interprétation » de ce que vit le sujet – mais au sens ou un musicien « interprète » une partition -, ne comportent pas d’interprétation au sens habituel du terme, c.-à-d. d’assignation d’un sens. L’essentiel est que la position « en double esthésique » transmette l’idée d’un « partage esthésique » et que celui-ci devienne le fond d’un mode de communication et d’échange, entre sujet et clinicien, des états ressentis par le sujet. Il s’agit bien d’un « dispositif » clinique particulier même s’il repose sur un mode de « réponse » du clinicien, dans la mesure où la « réponse en double esthésique » forme un cadre pour la rencontre, une espèce de fond transférentiel de la relation. Si, comme j’ai pu en proposer l’hypothèse, la fonction première de l’objet primaire est la fonction « réflexive », alors le cadre relationnel de la relation « en double esthésique » devient le lieu du transfert de cette fonction primaire.
C’est à partir de ce fond que le processus thérapeutique peut ensuite progressivement être amorcé voire retrouver des paramètres disons « plus classiques ».
Dispositif de « recherche » et d’intervention avec les DPP[5] Le dernier dispositif que je souhaite évoquer est d’une nature un peu différente dans la mesure où sa nécessité a surgi de la rencontre d’un dispositif de recherche avec la préoccupation clinique.
La recherche portait sur la dépression du post-partum (DPP) de la mère (environ 15% de la population) et son effets sur le développement des bébés. Elle se déroulait en lien avec des maternités qui « signalaient » à la clinicienne les situations dans lesquelles une menace de DPP semblait se manifester. Si la DPP maternelle se confirmait et bien sûr avec l’accord des mères une série de protocoles de recherche était alors mis en œuvre – échelle de Prague, de Brazelton, film vidéo de certaines interactions etc. -. La recherche se prolongeait ensuite « à domicile » par des visites régulières pendant lesquelles étaient réalisés de petits films des interactions mère/bébés. C’est à partir de ce moment là et au fur et à mesure que les effets de la dépression maternelle sur le bébé était de plus en plus manifeste que la question de l’intervention clinique commença à se poser de manière cruciale.
Il devenait en effet de plus en plus intenable de continuer « d’observer » certains états de détresse et certains mécanismes de retrait chez le bébé sans tenter quelque chose d’un point de vue clinique ce qui ne surprendra, bien sûr, aucun clinicien. La difficulté était de tenter de maintenir quand même les protocoles de recherche voire de tenter de les utiliser aussi pour l’intervention clinique. L’idée fut alors d’ajouter au dispositif de recherche un « temps » supplémentaire pendant lequel clinicienne et mère visionnaient ensemble le film qui venait d’être tourné.
La DPP se manifeste par une grande difficulté chez les mères à être attentive aux signes discrets des bébés pour tenter d’établir une communication et un échange avec leur environnement humain. Les mères très souvent ne « voient » pas ou ne sentent pas ces signes et passent à côté des tentatives de proto-narration présentes dans la gestuelle les mimiques ou postures des bébés. La communication précoce, essentiellement pré-verbale, est ainsi fortement perturbée par l’absence de soutient de la part de la mère et l’absence de réponse de celle-ci aux tentatives d’échanges des bébés. Malgré une certaine ténacité chez ceux-ci, leurs efforts finissent progressivement par se désespérer et se raréfier, les élans diminuent d’intensité et de fréquence, deviennent moins nets et donc moins repérables, de plus en plus « furtifs » ce qui produit un véritable cercle vicieux avec des mères qui ont déjà de la peine à les prendre en compte.
Quand le film était visionné de concert avec la mère, en « côte à côte » donc et dans un mouvement d’attention conjointe des deux femmes, la clinicienne, avec beaucoup d’habileté et de tact, attirait l’attention de la mère sur les « signes discrets » du bébé et ses tentatives de communication passés inaperçus de la mère. La sensibilité de la mère aux manifestations de son bébé était ainsi soutenue et développée et progressivement ses « réponses » à celles-ci commencèrent à être aussi plus fréquentes. Un effet relativement inattendu du dispositif se révéla au constat que l’augmentation de la sensibilité et des réponses maternelles aux tentatives de communication du bébé avait aussi des effets sur la dépression maternelle. Je me suis d’ailleurs demandé à cet égard si la dépression maternelle n’était pas entretenue aussi par l’échec des communications précoces de la mère avec son bébé.
[1] Bien sûr quand j’évoque la fonction « miroir » du clinicien, il ne faut pas entendre « miroir » en un sens spéculaire, dans la position clinicienne le miroir est « transmodal » il est « au mode près », il tend à être l’un des opérateurs de la fonction réflexive.
[2] Ceci est à entendre au sens propre mais aussi au sens figuré, par exemple avec les enfants autistes « aller à domicile » c’est d’abord apprendre leur langage et ne pas chercher d’emblée à les faire entre dans notre langage, et pour cela partager « en double » leurs mimiques, gestuelles, sensations pour leur permettre de « devenir langage » partagé et ouvrir ainsi des espaces de symbolisation. Cf. mon développement plus loin dans le chapitre.
[3] Cas présenté avec les déguisements nécessaires à l’anonymat bien sûr.
[4] Cf. Françoise Richard. Le Squiggle pâte à modèle : Quand il nous faut mettre la main à la pâte de la symbolisation, Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 1999 vol.47, n°9 pp. 398-402.
[5] Marie-Aimée Hays. Le temps du bébé : soutien de l’accordage primaire et prévention de la dépression maternelle précoce du post-partum. Devenir, volume 16, numéro 1, 2004, pp. 17-44.