Modèles psychanalytiques de la souffrance psychique

Orspere souffrance 02 Final

LES MODÈLES CLINIQUES DE LA SOUFFRANCE PSYCHIQUE.

R ROUSSILLON

Nous sommes réunis pour réfléchir sur les modèles qui nous servent pour tenter de penser la question de la souffrance psychique et sur l’impact de celle-ci sur les modèles eux-mêmes. Je suis plus particulièrement chargé de présenter une réflexion sur les modèles dans la pensée et la pratique cliniques et en particulier dans les pratiques et la disposition d’esprit clinique qui s’inspirent de la psychanalyse, c’est-à-dire qui placent au centre de leur démarche la reconnaissance d’une vie psychique inconsciente. Ma réflexion rencontre d’emblée un embarras. Mon embarras premier est lié au fait de la difficulté de parler des modèles eux-mêmes sans en même temps parler du modèle qui concerne le rapport au modèle lui-même, alors que j’imagine que l’attente des auditeurs est surtout « friande » des modèles eux-mêmes. Cependant une série de préalables me semblent nécessaires à aborder concernant la « situation » théorique des modèles cliniques, préalables indispensables pour éviter la menace d’une emprise idéologique des modèles.

Les préalables épistémologiques font en fait déjà partie du modèle clinique lui-même. La clinique c’est d’abord une démarche d’approche et de construction d’un objet spécifique avant d’être une somme de résultats. Les « résultats » sans l’analyse de la démarche ne signifient pas grand-chose. Comme il est souvent rappelé en clinique : « Le but c’est le chemin ».         1– L’ÉCART THÉORICO-PRATIQUE ET SES CONSÉQUENCES.         Dans la clinique d’orientation psychanalytique ce qui est « premier » et de fondement c’est la pratique et le dispositif praticien de la rencontre clinique, la théorisation ne doit être conçu que comme une opération seconde et venant après-coup pour rendre intelligible et intégrer ce qui a pris sens d’abord dans la rencontre clinique. La théorisation et la modélisation ne doivent être conçues que comme les effets d’un processus de théorisation après-coup.      Un tel énoncé signifie que la pratique n’est jamais « l’application » d’une théorie préexistante, elle est caractérisée fondamentalement par une relation d’inconnu, par une suspension de tout « savoir préalable », sauf peut-être celui qui concerne la méthode d’exploration. C’est la pratique clinique et sa méthode qui « fonde » ce n’est pas la théorie ni le modèle. Ou plutôt c’est une relation particulière entre pratique et théorie, relation que J L Donnet a proposé d’appeler « l’écart théorico-pratique ».       En effet en réalité les choses sont complexes. La théorie est bien déjà là, d’emblée, on ne cherche ni ne trouve que ce que l’on pressent, ou que l’on peut pré-conçevoir, mais elle comporte une clause qui en suspens l’arrêt en pratique. La méthode clinique suppose en effet une disposition d’esprit interne au clinicien qui implique qu’il écoute ou, au sens large « observe », les faits cliniques « sans savoir préalable », sans préconception de ce qui va advenir, sans idée préconçue. On conçoit qu’une telle attitude, un tel « prescriptif », ne sont pas tenables sans un travail et une formation préalable. Ce qui implique la rencontre et l’élaboration d’un paradoxe : il faut une formation « préalable » qui rend le clinicien apte à « écouter sans préalable ». Une telle attitude n’est pas de l’ordre du décidable, de la conscience décidée, même si celle-ci est aussi indispensable. Elle est le fruit de la conquête et du creusement d’une forme d’attention, attention dite « flottante », qui suppose l’acquisition d’une somme de connaissance mais aussi d’une formation à une certaine attitude interne, à un certain type d’attention et attitude interne.

On pourrait formuler ici le paradoxe du rapport au savoir en pratique comme organisant « tout ce qu’il faut savoir et avoir intégré pour pouvoir le suspendre en pratique et pouvoir, éventuellement, ainsi le re-découvrir ».La « conquête préalable » de la formation est donc de deux « ordres » différents.Elle concerne l’acquisition d’une aptitude à rencontrer et à endurer l’inconnu, une « negative capability » selon le terme de Keats repris par Bion puis Green en France, une aptitude à endurer l’indéterminé, l’informe.Ce travail passe par l’acquisition d’un « savoir » suffisamment conséquent et consistant, élargi, pour qu’il puisse être « mis entre parenthèses » selon le concept d’Husserl, qu’il puisse rendre possible une « époché » de son contenu. Ceci implique une forme de savoir qui concerne tout ce que nous interposons entre nous-même et l’autre dans la rencontre clinique, tout ce qui permet et obture cette rencontre. La formation possède alors le « creusement » d’un espace de négativité pour la rencontre d’inconnu pour enjeu essentiel.Sans ces deux pré-conditions, l’écoute flottante n’est qu’une formule, ce n’est pas une méthode de connaissance, elle n’est pas le complémentaire indispensable de l’association libre, d’une écoute centrée sur le lien qui se préfigure dans la forme même de l’association.Le « fait choisi » clinique selon l’expression de Poincaré, est alors le fruit de cette méthode en acte, c’est elle qui permet de le construire comme signifiant et pertinent « cliniquement ».

Conséquence quant à l’interprétation et l’intervention clinique.

L’interprétation, l’intervention du clinicien en pratique, apparaît alors comme nécessaire pour « communiquer » au sujet comment il est écouté et entendu, comment il est accueilli et comment ses « messages » le sont. Elle fait partie de la méthode pour développer la « relation d’inconnu » qui doit se développer dans la rencontre clinique.Mais elle comporte une autre conséquence : l’interprétation, comme le souligne Winnicott, doit être surtout formulée « pour faire connaître au sujet la limite de ce que l’on est en état de comprendre de lui ». L’interprétation, l’intervention, ne vise pas la transmission d’un « savoir » positivé, tout au contraire, elle marque la limite de ce que l’écoutant peut comprendre, elle délimite l’écart irréductible des subjectivités. C’est ainsi, de limite en délimitation, que progresse la compréhension de l’autre, dans un « rapproché progressif » des états internes de l’un et de l’autre, dans le partage d’une énigme liée à l’altérité, qui est réduite progressivement par le rapproché issu du constat des limites et des différences. L’intervention désigne alors une hypothèse de travail pour la rencontre.Ainsi se structure et se construit progressivement la « rencontre clinique ». Comme on peut le voir, elle s’organise comme un système « mouvant » qui ne peut guère progresser de manière « linéaire ». Elle se présente comme une co-construction dans laquelle, comme dans le jeu du squiggle décrit par Winnicott, chacun participe dans la mesure de ses moyens et selon sa position, à l’aventure du sens en cours.Une telle définition implique aussi que, si un savoir intervient dans la position du clinicien et dans son intervention, il est un savoir « pour attendre », une hypothèse de travail, une proposition relative, une proposition pour la rencontre. Elle va devoir être confirmée, reprise ou rejetée par le sujet. Mais ceci qui ne signifie pas qu’elle n’est pas impliquée et impliquante pour le clinicien. L’hypothèse de travail, présente dans l’intervention clinique, est une « hypothèse impliquante », elle définit et cerne un type d’implication subjective du clinicien, elle permet au sujet de situer l’écoute et la position subjective du clinicien qu’il rencontre.Le statut du dispositif clinicien doit aussi être pensé selon le même axe, c’est un dispositif « pour attendre » et pour médiatiser le rapproché clinique, pour lui donner une « arène » de déploiement, une scène de définition. L’ensemble vise à rendre possible la production de « l’insu » (J Lacan), de la relation d’inconnu (G Rosolato), en bonne position, c’est-à-dire en position de découverte, en position d’intelligibilité. Un tel prescriptif permet de profiler ce que serait la situation-type de la rencontre clinique.

2– LA PÉNÉTRATION-AGIE DE L’OBJET : l’AGIEREN.

C’est donc au sein de cette situation de rencontre « analysante » que l’objet va être rencontré et « construit ». Une hypothèse forte de la pensée clinique est d’avancer que, non seulement l’objet va être « re-présenté », va finir par être re-présenté, mais qu’il va aussi être rencontré « en acte », qu’il va se « présenter » dans la rencontre. C’est le sens de la théorie du transfert, transfert en Allemand se dit « agieren », c’est-à-dire ce qui s’agit, ce qui se met en acte. L’inconscient, l’inconnu, l’insu, la négativité à l’œuvre, donc « l’objet de recherche », l’objet de la pratique, va être « actualisé » dans la rencontre clinique.Cette « pénétration » de l’objet, et « par » l’objet, sur l’arène de la rencontre est une nécessité pour sa connaissance et son intelligibilité. L’objet (de connaissance, « pour » la connaissance) ne peut-être seulement « évoqué », il doit être là « en acte », actualisé, mis en scène, « présenté » dans la rencontre, nécessairement. On peut même dire que c’est ce qui le définit comme objet « pour » la clinique. Il « pénètre » en acte dans la relation, il s’actualise, il infiltre toute la démarche. Et c’est à partir de cette actualisation qu’il va pouvoir devenir pensable, qu’il va devenir un « objet » à explorer et connaître.

Je propose de considérer que la « pénétration agie » de l’objet, selon un autre terme de J L Donnet, un des principaux penseurs français de la situation analysante, l’agieren, est triple et doit être entendu aux trois niveaux où elle est impliquée, et ceci de manière différentielle. La « pénétration agie » s’effectue donc :

Au niveau de la vie psychique et affective du clinicien, ce qui implique un travail concernant ce qu’on appelle l’analyse du contre-transfert.Au niveau du dispositif de rencontre clinique, le transfert s’effectue aussi sur le cadre, elle implique alors une réflexion sur l’organisation même du dispositif.Enfin la « pénétration agie » s’effectue au niveau de la pensée et du processus de théorisation eux-mêmes, elle implique alors aussi une « clinique de la théorie ».

Comme nous allons le voir en détail ces trois niveaux sont dans un rapport d’interdépendance. La « pénétration agie de l’objet » implique le clinicien qui doit s’organiser en fonction de son impact affectif sur lui, il s’organise en fonction d’un dispositif, mais celui-ci s’organise aussi en rapport avec la pénétration agie elle-même. À côté donc de la réponse affective du clinicien, il y a une réponse « par » le dispositif, à l’aide du dispositif, qui apparaît donc ici dans sa fonction contre-transférentielle, comme forme de réponse au transfert. Mais les théories et modèles de pensées de la clinique témoignent aussi de l’impact de leur objet, de la pénétration agie de celui-ci. Les théories et modèles « cliniques » contiennent aussi des traces de la forme et de l’impact de l’objet de rencontre clinique, c’est pourquoi une partie de l’analyse contre-transférentielle doit engager une « clinique de la théorie », c’est-à-dire un effort pour dégager comment l’objet infiltre la théorie, et tenter de dégager aussi la théorisation de cet impact.Reprenons ceci plus en détail.

La « pénétration agie » au niveau de la vie psychique et affective du clinicien.

C’est le niveau le plus classiquement repéré. Le clinicien offre sa capacité d’accueil psychique à l’inconnu de l’autre, à l’énigme de ce qui est en souffrance chez lui, il offre sa « negative capability », c’est-à-dire qu’il offre une partie de son fonctionnement psychique comme « matière malléable », comme matière à modeler par le processus inconscient de l’autre. Le rapproché clinique progressif, quand il peut avoir lieu, va alors rendre possible une « utilisation psychique » du clinicien. Que ce soit de manière délibérée (identification dite projective) même si inconsciente, ou moins décidée (identification narcissique de base ou empathie inévitable du clinicien) et « de fait », l’affect ou le point de blessure de la psyché va être « transféré » au clinicien, transporté dans la psyché du clinicien, qui va être amené à le « partager » qu’il le veuille ou non.On peut ici évoquer l’empathie du clinicien ou encore des formes d’identifications narcissiques inconscientes « en double » ou encore les formes dites de l’identification narcissique.Pas d’intelligibilité véritable sans ce « partage » accepté du point de blessure de la psyché du « patient ». On peut dire que c’est le premier enjeu de la rencontre clinique, celui à partir duquel la question de l’intelligibilité va commencer à pouvoir se poser. Mais il faut parfois attendre longtemps avant que ne s’actualise et ne transfère cet enjeu. Il peut y avoir un temps préalable dans lequel seront mises à l’épreuve et testées les propriétés spécifiques de la rencontre clinique et du clinicien qui la garantie. Des défenses « contre » le transfert peuvent se mettre en place à côté des défenses qui opèrent au sein du transfert.Toute la question va alors être de savoir comment le clinicien va pouvoir « endurer » ce partage affectif, comment il va pouvoir, et à quel prix, maintenir sa « solidarité narcissique » avec le sujet. La question se pose particulièrement quand il s’agit « d’affects extrêmes » comme on peut les rencontrer dans les souffrances narcissiques-identitaires qui concernent particulièrement notre réflexion.Et comment, à quel prix, le clinicien pourra ensuite se dégager de l’emprise des affects de l’autre pour pouvoir les penser ?

Il faut donc différencier deux temps, deux mouvements.Celui dans lequel le clinicien se prête au jeu du transfert.Celui dans lequel il s’en dégage pour le penser.La « pensée clinique » n’est possible que dans ce double mouvement, qu’issue de ce double mouvement.

 

Pénétration agie au niveau du dispositif de travail du clinicien.

Le dispositif du clinicien, quelle que soit sa pratique, doit comporter un certain nombre de caractéristiques nécessaires à la mise en œuvre de la position clinique, c’est-à-dire pour permettre que la pénétration agie puisse être « dégagée ».Il doit être organisé comme un attracteur du transfert. C’est-à-dire qu’il doit comporter un espace « en négatif » qui attire l’investissement et le transfert des enjeux inconscients du sujet, qui lui permet d’engager ceux-ci.Mais il doit aussi être organisé comme un « condensateur » du transfert, c’est-à-dire comme une espèce de « chaudron » qui collecte les enjeux intrapsychiques et intersubjectifs qui y sont engagés.Tout cela étant destiné à rendre le processus transférentiel sensible et repérable comme tel, en ce sens le dispositif est un « révélateur » du transfert, au sens où l’on parle d’un révélateur en photographie.

Enfin le dispositif doit aussi pourvoir servir de « médiateur » du partage et de l’analyse du moment transférentiel. Pour cela il doit aussi modérer les formes d’expression passionnelle, les contenir pour les rendre analysables.S’il y a donc aussi une « pénétration agie » qui s’opère au sein du dispositif, celui-ci va potentiellement devoir être aménagé en fonction de la problématique essentielle de l’enjeu transférentiel fondamental du sujet. On a donc pu décrire (J Bleger) comment les différents dispositifs de soin étaient modifiés par le type de problématique clinique à laquelle ils sont confrontés, et construits en fonction de celui-ci. Le dispositif clinique est nécessairement transformé à la fois par la pénétration agie de l’objet et par les nécessités qui s’imposent à lui, il doit s’adapter, s’aménager, pour que ses fonctions d’attracteur, de condensateur, de révélateur et de médiateur puissent être mises en œuvre. Mais ceci n’est possible que s’il est, s’il n’est que, l’expression « matérialisée » d’une disposition d’esprit interne d’un « cadre interne » qui en commande les formes d’application.

La « pénétration agie » dans la théorie et ses paradigmes essentiels : plaisir, souffrance et répétition.   C’est à ce niveau que nous allons retrouver la question de la souffrance psychique au cœur de notre réflexion.

Deux paradigmes principaux se sont succédé et combinés dans les modèles théoriques prévalents de la métapsychologie psychanalytique et de la théorie de la psyché que propose la psychanalyse. Le premier s’organise autour du primat du principe de plaisir-déplaisir, le second se situe « au-delà du principe du plaisir » et trouve dans la contrainte à la répétition et la question de la souffrance psychique ses axes essentiels de développements. Le paradigme prend ici le sens de ce qui est considéré comme l’organisateur de la fonction de la psyché, comme son vecteur.

Le paradigme du principe du plaisir dans le modèle métapsychologique

implique toute une série de « solidarités théoriques » et d’énoncés implicites solidaires. J’en évoque quelques-uns.

En premier lieu, c’est l’effet direct de la reconnaissance d’un « principe de plaisir », la psyché tend vers le plaisir qui s’exprime sous la forme de désirs.

En corollaire le déplaisir, qui est évité autant que possible, prend surtout la forme de la frustration des désirs et de la vie pulsionnelle. Les désirs non satisfaits sont alors « refoulés » et soustraits à la conscience, ils tentent de se réaliser malgré tout et expriment leur action inconsciente par le biais de symptômes.

Le primat du principe du plaisir suppose aussi que le sujet a le choix, mais que celui-ci ne peut s’exprimer que si les désirs refoulés sont ramenés à la conscience. Donc l’écoute clinique va être centrée sur les fantasmes qui sont des représentations psychiques qui expriment la réalisation des désirs et le primat du principe du plaisir.Ce paradigme a été dominant dans la première partie de la théorisation métapsychologique. Il a été petit à petit mis en échec par la problématique des pathologies du narcissisme et du coup a été complété par un autre paradigme celui de la « contrainte de répétition ».Le paradigme de la contrainte de répétition et de la souffrance psychique s’est imposé sous la pression d’un certain nombre d’impasses cliniques. Il se présente moins comme un opposé au premier que comme un complément à celui-ci, comme une espèce de méta-règle qui en précise l’usage. Cependant l’introduction de ce paradigme nouveau infléchi la théorisation et le modèle théorique.Il implique la reconnaissance d’états de la psyché où un « au-delà du principe du plaisir » va devoir être dégagé et modélisé. Des états où s’exerce une « contrainte » à la répétition qui ne tient pas compte du quantum de plaisir ou de déplaisir de l’expérience qui est répétée. Ce sont des états de type « traumatique » dans lesquels l’expérience subjective n’a pas pu être subjectivée, appropriée et intégrée.La contrainte dépasse alors la logique du choix, le déplaisir n’est plus évitable, il s’impose « au-delà » du plaisir et du déplaisir, et la psyché n’a eu d’autres ressources que de tenter de l’évacuer. Cependant cette évacuation ne saurait être définitive et la psyché est menacée du retour de l’expérience subjective traumatique : c’est ce qu’exprime l’idée d’une contrainte à la répétition. La psyché est contrainte de répéter sous une forme ou une autre, ce qu’elle n’a pu intégrer.Dans ces états cliniques, le déplaisir ne concerne plus seulement la frustration des désirs, mais d’autres formes de déplaisir qui engagent le narcissisme du sujet, son investissement de lui-même ou de partie de lui-même comme par exemple dans la terreur ou la déception. Le déplaisir renvoie alors aux formes de la souffrance psychique, aux formes de la détresse, aux formes de la blessure narcissique, et la psyché va s’organiser contre les éprouvés de souffrance, contre leur « composition » psychique. La psyché ne va plus s’organiser pour ne plus avoir simplement à vivre des frustrations, mais elle va s’organiser pour ne pas éprouver des formes de souffrances « extrêmes » qui sont alors impliquées.La psyché va s’organiser pour tenter de se couper des affects de souffrance et de ce qui peut les provoquer, elle va tendre à désinvestir les mouvements, investissements et processus qui peuvent conduire à celle-ci. Où encore les affects de déplaisir et de souffrance vont être « décomposés », « démantelés » ou encore réprimés et contre-investis. L’enjeu est de ne plus ‘ souffrir » les affects inintégrables, de ne plus les éprouver.Dans la foulée de ce premier infléchissement paradigmatique, dans lequel à la question du plaisir vient se mêler et se dialectiser la question de l’évacuation du déplaisir, de la souffrance, sa décomposition, une autre mutation paradigmatique commence à se profiler, elle concerne la place de l’autre, de l’objet dans la théorisation. À l’importance essentielle du repérage de la pulsion selon le premier paradigme s’ajoute et se dialectise celle de l’objet, celle de l’autre-sujet à qui la pulsion est adressée.

L’analyse de la souffrance et de la détresse met en effet en évidence que l’une de ses caractéristiques essentielle, l’une de ses composantes essentielles dans le sentiment d’impasse qui les accompagnent, est l’éprouvé de solitude radicale, l’absence de partage des éprouvés et affects.

L’une des caractéristiques des affects extrêmes, du caractère passionnel des affects extrêmes est l’absence d’autre, l’absence de partage avec l’autre. C’est le solipsisme narcissique. Nous retrouvons là l’un des points de « pénétration agie » de l’objet dans la théorie, l’un des points où la théorie se structure à l’image et selon les processus de l’objet sur lequel elle porte.En effet, une partie de la théorisation contribue au maintien du solipsisme qui caractérise l’impasse des souffrances narcissiques, en particulier quand elle contribue à n’envisager le sujet «  seul », seul dans un débat qui le laisse aux prises avec son plaisir ou ses répétitions sans penser la place de l’autre dans ceux-ci. La théorie « oublie » que l’éprouvé le plus extrême peut être partagé, doit être partagé pour devenir intégrable, qu’il cherche à être « communiqué », « transmis » à l’autre pour être partagé.

La pulsion, surtout pensée dans une logique de la décharge ou de l’évitement, « découvre » qu’elle est aussi « sociale », qu’elle est « messagère » et peut-être même essentiellement à l’origine, qu’elle est facteur de lien et de liaison pour autant qu’un autre-sujet s’y prête, qu’elle est « objectalisante », quelle est en quête d’objet. Le processus d’évacuation « appelle » un autre, l’invoque, le provoque, et ceci même quand tout porte à croire qu’elle se détourne de tout autre, qu’elle se défie de tout autre.

Son « rebours » narcissique et son impasse ne sont que le signe d’un désespoir de l’autre, d’un désespoir de trouver dans l’autre un autre soi-même, un « double » de soi, un autre semblable, une « solidarité » et un partage de l’éprouvé.Dès lors le plaisir n’est plus simplement « décharge » d’excitation, il apparaît aussi comme prenant sens dans une dialectique de l’échange et du partage, dès lors la souffrance n’est plus seulement un « en soi » qui laisse le sujet seul avec lui-même, mais qu’elle résulte aussi de la solitude historique de l’éprouvé de l’absence d’un autre pour être « partagée ».À la logique du plaisir, à la logique de la souffrance vient donc s’ajouter une autre « logique » qui est celle du message et de la transmission, du partage. Et la psyché ne peut plus seulement être entendue d’un seul point de vue, que dans une seule logique, elle dialectise sans cesse les différents paradigmes, les combinent et les intriquent.Nous aboutissons ainsi actuellement, dans nos modèles cliniques, à une complexification paradigmatique qui dialectise sans cesse « logique » solipsiste et logique « sociale », qui tend même à penser la conflictualité inhérente à cette opposition.La « logique » narcissique du solipsisme était maintenue par le dispositif et un pan entier de la théorisation qui témoignait du maintien de la pénétration agie de l’éprouvé primaire de solitude à l’origine de la souffrance narcissique. La déconstruction des aspects « solipsistes » du dispositif et de la théorie ouvre la question d’autres conceptions de la pulsion et de la vie pulsionnelle, elle est amenée à « dénarcissiser » la théorie, à réintroduire dans celle-ci la place de l’objet, la place de l’autre, la place de sa réponse aux éprouvés du sujet, la place de l’effet de son type de réponse sur l’éprouvé du sujet lui-même. L’affect, la souffrance ne peut plus dès lors être simplement pensée comme celle d’un sujet indépendamment de tout autre, en absolu. La réponse de l’autre, la manière dont elle reflète et partage l’affect, apparaît comme une composante essentielle de celui-ci, comme ce qui la transforme en simple signal de souffrance ou, à l’inverse la fait dégénérer en souffrance-passion, en souffrance déshumanisante et en impasse.Dès lors il reste à penser la psychopathologie du sujet non plus seulement en fonction des enjeux de sa seule psyché mais de l’entendre aussi en fonction de l’histoire de ses rencontres et de l’échec de celles -ci, en fonction des réponses historiques intériorisées de la part de ses objets investis.Petit à petit la méthode et ce qui organise le dispositif de rencontre commencent à être pensé dans leurs incidences sur la théorie et le modèle. La théorie « assume » la part de l’autre, elle assume la part de la subjectivité et de l’intersubjectivité là où, prise elle-même dans le narcissisme, elle ne considérait que le sujet seul. Elle interroge comment la rencontre actuelle menace de répéter l’échec historique de la rencontre et du partage avec l’autre, et comment la théorie menace de verrouiller la rencontre actuelle faute de penser l’histoire des rencontres ratées, elle interroge comment, à l’aide de quel dispositif, aménager l’espace d’une rencontre permettant de penser, pour les dépasser, les impasses de cette histoire.