L’INCRÉE ET SON INTRIGUE.
R Roussillon.
L’incréé.
D Anzieu en avait proposé l’hypothèse, à l’origine du processus créateur il y a l’activation d’une expérience subjective antérieure qui n’a pas pu être historiquement mise au présent du Moi, pas pu trouver place dans la psyché de l’époque pour s’intégrer à la trame de celle-ci. L’expérience subjective a été enfouie ou mise à la périphérie du moi, à moins qu’elle n’ait été neutralisée par un contre-investissement, elle a été ainsi mise de côté en attente d’une reprise et d’une intégration.
Cela confère au motif du processus créateur, au mobile de la création, un statut paradoxal : à la fois l’expérience a été intime, essentielle pour la subjectivité, en même temps elle est restée comme en souffrance d’inscription, elle est restée incréée au sein du moi. Non symbolisée et non subjectivée, elle a été conservée sous forme de trace perceptive, de ce fait elle garde ainsi potentiellement un caractère « actuel », et donc un certain tropisme à venir se « mêler à la conversation » du présent du sujet, pour peu que les défenses qui en interdisent l’accès présent soient amoindries ou levées.
Les raisons pour lesquelles l’expérience subjective en question est restée en latence d’inscription sont diverses, elles se rattachent à trois types de conjoncture possibles.
Il peut s’agir, en premier, de la séquelle d’une expérience traumatique, incréable du fait même de son caractère traumatique, d’une agonie primitive vécue dans une absence de possibilité de saisie, qui a laissé la psyché sidérée sur le moment, dans l’urgence d’un retrait, d’une échappée, pour survivre. Pour sa survie, le sujet a alors dû mobiliser des défenses narcissiques post-traumatiques pour tenter de neutraliser l’impact désorganisateur de l’expérience première.
Mais il peut aussi s’agir d’un moment de crise de vie, d’un moment de mutation ou de bifurcation de l’organisation psychique, qui s’est trouvé être mis en impasse du fait de l’absence des conditions propices à son dépassement et à sa symbolisation, il a précipité un vécu de rupture et la mise en œuvre de procédure de protection. La crise n’a pas pu s’organiser ni donc s’intégrer dans la trame de la subjectivité, elle représentait une menace pour l’intégrité psychique du sujet qui a dû refluer en deçà de la mutation qu’elle impliquait, ou geler les potentiels réorganisateurs qu’elle comportait.
À moins que, troisième conjoncture, plus essentiellement encore, il ne s’agisse que du réveil d’une virtualité restée lettre morte, que d’une tentative de reprise et de relance d’une potentialité restée à l’état virtuel, à l’état d’une préconception en manque de l’expérience qui lui permettrait de se réaliser, d’avenir pleinement à la subjectivité. Nous ne développons jamais l’ensemble de nos potentialités, mais certaines, plus essentielles pour notre développement psychique, restent en souffrance d’actualisation et tendent à s’accomplir si l’occasion leur en est donnée.
Mais, qu’il résulte d’une séquelle post-traumatique, d’une crise non traitée en son temps et lieu, d’un potentiel non accompli, l’incréé se présente au sujet comme un point énigmatique, comme une expérience de rencontre avec l’inconnu, l’étranger en soi, comme une menace d’intrusion interne à transformer en occasion d’accomplissement de soi. Car ce qui n’a pu avoir lieu « hante » les fonds de la psyché, revendique une place et une forme, compulsivement, et contraint la psyché à s’en défendre si elle ne peut le créer. Les traces de l’expérience non-accomplie au moi, non intégrée dans la trame de celui-ci, sont en effet activées de manière hallucinatoire si un contre-investissement permanent n’en neutralise pas l’action comme la clinique des états post-traumatiques nous l’enseigne régulièrement.
Mais, au-delà des différentes conjonctures cliniques que nous avons évoqué plus haut, le vivant ne se définit-il pas aussi essentiellement par l’existence de telles « réserves » de créations potentielles, de telles expériences virtuelles, en attente de leur accomplissement, de leur mise au présent de la subjectivité. Ne se définit-il pas essentiellement par cette « negative capability » selon le mot de Keats, par cette aptitude à donner place à l’inconnu, à l’inadvenu de soi, à ce qui reste encore étranger voire intrus, faute d’avoir pu déjà conquérir suffisamment de familiarité, en souffrance d’apprivoisement par le jeu symbolisant, par le jeu de la symbolisation et l’appropriation subjective qu’il rend possible.
Pas de processus vivant, en effet, sans la rencontre avec une forme de l’inconscience, une forme de l’inconscient, de l’inconnu, mais pas de vivant non plus sans l’effort pour tenter de réduire l’action de ce point d’échappée énigmatique à soi, de reprendre ce qui de soi tout à fois s’exprime et se dérobe. Pas de vivant sans ce double mouvement : éviter l’inconnu et répéter le connu, le réévoquer, mais aussi être attiré et poussé par le différent, ne serait-ce que pour le réduire et tenter de l’englober.
Tous les humains sont ainsi potentiellement créatifs, ils ont tous, par essence, de quoi l’être, mais ils ne deviennent pas tous créateurs, pas tous créateurs reconnus comme tels.
Pour devenir créateur, créateur artistique, il ne suffit pas en effet d’abriter une expérience en souffrance d’appropriation subjective, d’être hanté par un fantôme en quête de sépulture, il faut en plus construire les conditions de sa ressaisie, nouer l’intrigue qui lui permettra de prendre place et sens pour la subjectivité. Le travail créatif suppose que le sujet accepte de s’engager dans la création de l’intrigue qui lui permettra de commencer à trouver, tel le poète épique que Freud évoque en 1921, le « ditcher », la forme grâce à laquelle il pourra raconter l’histoire de ce qui n’a pas eu lieu, de ce qui ne s’est pas inscrit dans une forme utilisable. Raconter ce qui n’a pas eu lieu, ce qui n’a pu être « produit » en soi, et l’accomplir dans et par cette mise en forme.
Mais, s’il s’agit de l’accomplir s’est sans doute que la compulsion de répétition exprime aussi une compulsion à la symbolisation, une compulsion à l’intégration, mais c’est aussi pour pouvoir oublier et faire cesser le harcèlement interne qu’exerce sur le moi ce qu’il n’a pas intégré.
Tels sont les enjeux de l’intrigue du processus créateur.
Raconter pour donner place, simple place, mais raconter pour passer à autre chose, pour pouvoir laisser et être laissé par ce qui s’est produit et exige place et statut interne. Raconter pour dater, inscrire dans le temps, dans l’histoire ce qui tendait à tenter de s’en soustraire, ce qui ne parvenait pas à s’y loger, raconter pour quitter, pour constituer le passé comme passé, pour inscrire dans le temps ce qui était maintenu hors temporalité puisque non situé dans l’expérience du moi.
Mais l’accomplissement, nous le verrons, sera paradoxal.
Pour être accomplissement symbolique il devra se trouver un spectateur à qui il s’adressera, un autre-sujet souvent inconnu, anonyme. Expérience pressentie mais inconnue, nécessairement masquée, adressée à un spectateur anonyme, lui aussi inconnu même s’il peut s’incarner dans une figure donnée, prendre la forme d’un autre singulier
Il devra aussi trouver sa langue spécifique, trouver une autre langue, une autre forme, il est contraint de créer son langage propre, son code propre comme le dit Anzieu, de découvrir, au fur et à mesure de sa production, la langue dans laquelle l’actualisation de l’incréé peut avoir lieu.
L’intrigue.
L’intrigue du processus créateur c’est le processus par lequel le sujet va faire advenir et donner forme représentative à l’énigme qui l’habite et le hante, c’est le processus par lequel le sujet va tenter de « raconter » ce qui n’a pas eu lieu, ce qui n’a pas pu avoir lieu pour lui, va tenter d’en faire l’histoire, d’en faire entendre l’histoire à plus d’un autre. C’est le processus par lequel le sujet va se dessaisir de cette part de lui en souffrance de forme, va relâcher les défenses qu’il a mis en place pour se protéger de l’envahissement interne de ce qui n’a pu trouver de statut, pour tenter de la ressaisir autrement.
L’intrigue suppose donc différents temps, elle se décompose en différents processus qui représentent les conditions de possibilité de la création, ses conditions de production.
Environnement matériel et humain.
Ce travail d’extériorisation, de « présentation », suppose un processus interne de déprise, le créateur potentiel va devoir relâcher les défenses qu’il a mis en place contre l’expérience à symboliser du fait de la menace que le caractère énigmatique de celle-ci lui confère. Pas de processus créateur sans ce mouvement de lâcher prise, grâce auquel le sujet va pouvoir laisser revenir à la surface psychique ce qu’il avait enfoui et maintenu hors soi, sans ce mouvement pour réinvestir ce qu’il avait neutralisé de soi.
Pas de processus créateur sans l’acceptation de l’existence d’un point d’énigme interne, d’un point d’inspiration et d’aspiration de la création, sans l’acceptation d’un point d’inconnu interne qui revendique place et forme. Pas de processus créateur sans une forme « d’amour » pour ce qui n’a pas encore pris forme.
Mais le relâchement des défenses ne peut être envisagé sans une suffisante sécurité dans la mesure où il s’accompagne d’une vulnérabilité importante. Il s’agit en effet d’accepter de s’affronter à l’inconnu, et dans le même mouvement de retrouver, au moins en partie, les affects et états internes chargés de déplaisir qui ont accompagné l’expérience incréée. En effet si la neutralisation première de l’expérience a été nécessaire, s’il a fallu au créateur se retirer de son expérience subjective, c’est aussi du fait des états subjectifs et affects souvent extrêmes produits en lui par l’expérience, affects extrêmes accompagnés d’impuissance de détresse, de solitude.
Il lui faudra donc souvent commencer par établir la base de sécurité, par construire l’environnement spécifique pour accueillir l’entreprise. Les créateurs ont besoin d’un lieu pour accueillir leur travail de production, il leur faut trouver l’environnement matériel, le lieu qui va permettre de donner forme à leur création, il leur faut construire ce lieu, le trouvé-créé, trouver et créer le lieu spécifique qui peut « envelopper », entourer l’espace créatif.
Mais il faut aussi trouver l’environnement humain qui va étayer et soutenir le créateur, trouver le spectateur du processus créateur, ce qui ne veut pas dire le spectateur de la création elle-même. Le créateur a souvent besoin, en effet, qu’un autre-sujet assiste et l’assiste dans sa création, il a besoin d’un sujet d’arrière-fond, d’un « objet d’environnement ». La création confronte nécessairement à une forme de solitude, personne d’autre que le sujet lui-même ne peut faire le travail. Mais cette forme de solitude n’est tolérable que si un autre, au moins virtuel, souvent effectif, est là pour assister à sa traversée interne, pour l’assister dans cette aventure à travers l’inconnu et l’innommé de soi. La solitude du créateur est une solitude face à l’énigme de ce qui le meut mais elle est souvent solitude « en présence d’un autre ».
D Anzieu a tôt insisté sur la nécessité de la présence, discrète, au point d’être souvent muette, inconditionnelle, d’un personnage témoin et accompagnant du processus créateur. L’expérience originaire, l’expérience-source, avait été vécue dans la solitude, sa ressaisie créatrice doit à la fois laisser le créateur suffisamment seul, elle est semblable, mais en présence d’un, d’une, autre, elle est suffisamment différente. Un témoin la partage et en accompagne les affres, un témoin d’arrière-plan, qui doit rester objet d’arrière-fond, qui doit assurer le fond humain du processus créateur. Ce témoin n’est pas nécessairement un « connaisseur », il peut ne rien comprendre à l’entreprise en cours, et même ne rien goûter de celle-ci, il n’est pas là pour ça, il est là pour attester du processus créateur, pour en assurer l’environnement quand ce n’est pas la simple intendance. Il est là pour garantir le narcissisme battu en brèche par les aléas de la création, pour pallier les effondrements de l’estime de soi éventuels, liés au retour des affects extrêmes de la situation originaire.
Le choix du médium.
La scène du processus créateur mise en place, il s’agit ensuite de « présenter », de s’enhardir à rendre perceptible, « matérialisable » ce qui est en quête de forme, d’accepter de l’aliéner à une matière pour se le donner, de prendre le risque d’une capture par ce qui est censé en révéler le pourtour, en arrêter l’errance interne. C’est aussi prendre le risque de l’échec, le risque que l’inconnu énigmatique qui harcèle le moi, échappe de nouveau, ne soit pas présent au rendez vous que l’artiste lui a fixé avec le médium choisi.
Car le passage par la perception est inévitable, il commande le choix du médium du processus créateur, le choix de la scène de la production artistique, le choix des techniques à mettre en œuvre. Le processus pour faire advenir l’incréé suppose un temps d’actualisation perceptive, qui révèle en quoi l’incréé comporte la préforme, le pressentiment, la préconception d’une forme ou d’un type de forme. Il contient et définit un attracteur formel pour la création à venir, il est déjà création, il l’est de plus en plus dans les créations modernes qui inventent souvent des médiums spécifiques.
Mais même si son enjeu est celui d’une libération, la création n’est pas libre, elle ne conquiert sa liberté que pour autant qu’elle accepte de se soumettre aux contraintes de son objet, qui sont celles de l’expérience subjective qui la sous-tend, celles des modes de sensorialité et de sensualité qui la trament tout autant que celle des représentations que le travail de création pourra lui donner.
Le « choix » du médium est donc prédéterminé par les données sensorielles de l’incréé, le choix du langage dans lequel la création va tenter de « raconter » l’histoire pour la faire advenir est, en large partie, conditionné par les particularités de l’expérience subjective à transférer pour la mettre en forme. Nous l’avons dit il n’est pas extérieur à l’expérience de ressaisie, il en est le premier temps, le premier geste.
Il doit y avoir, en effet, une homologie de forme sensorielle entre l’expérience subjective et ce dans quoi elle tente de se donner. On ne transfère pas l’expérience antérieure d’un objet qui se dérobe dans celle d’un objet stable, il faut du floue, il faut que la matière choisie produise une impression sensorielle similaire, qu’elle « parle » par sa matérialité même, et ceci avant toute mise en forme représentative.
Il n’y a pas de création véritable sans un « déguisement » suffisant de l’expérience subjective source du processus créateur, sans un travail de métaphorisation de celle-ci, un travail de dérivation, mais le déguisement concerne le travail de représentation, pas la matière avec laquelle celle-ci est produite, pas les modes de la sensorialité qu’elle convoque. Ou plutôt s’il y a un jeu sur le mode sensoriel, si une expérience auditive originaire peut être transférée dans une modalité tactile, une modalité tactile dans une matière visuelle, les lois de la transmodalité qu’implique un tel transfert doivent être, seront, respectées.
Au bout du compte ce que transmettra le visuel de la matière, si elle appelle le regard, ce sera quand même l’impression auditive ou tactile première si celles –ci sont déterminantes. Ici l’œil « touche », il peut toucher, il doit savoir « entendre » plus encore que montrer s’il le faut, ou plutôt il doit montrer qu’il touche ou entend, que son ressort essentiel est là. Car la main peut aussi « montrer » si c’est nécessaire, la main peut « parler » s’il le faut, elle peut faire entendre le cri que la bouche ne peut prononcer, le murmure devenu inaudible à force de n’avoir pas été entendu.
La mise en scène et en forme.
Une fois le choix du médium et de son traitement effectué, une fois décidée son utilisation et dans un mouvement qui entrecroise déjà étroitement ce choix et l’anticipation de la forme future qu’il implique, le travail de représentation commence. Là encore que la scène soit fixe ou qu’elle se dote d’un mouvement, d’un processus, elle « raconte », tente de transmettre, de faire partager un état subjectif, de le transférer dans la mise en scène de l’œuvre.
Sans doute le créateur ne sait-il pas encore ce qu’il veut créer, ce qu’il va créer. C’est une erreur de penser que le créateur est maître de sa création, il est le jouet de ce qu’il crée tout autant qu’il cherche à en jouer, il est habité, possédé par ce qu’il produit, par ce qui se produit en lui, par lui. Sans l’acceptation de cette passivité, voire de cette passivation, pas de création véritable, ce n’est pas dans l’inspiration créatrice que la maîtrise peut prendre place c’est dans la réalisation technique de l’œuvre, dans son accomplissement.
Le créateur est le premier spectateur de sa propre création, qu’il découvre au fur et à mesure qu’il la produit et lui donne forme. C’est en ce sens que la forme ne préexiste pas à la production, qu’il n’y a pas une forme interne première à traduire secondairement dans une forme perceptible. Sans doute y a-t-il une préconception du produit fini, une attente de l’effet perceptif final, de l’effet subjectif désiré, mais latitude est donnée au processus de production lui-même, aux aléas de sa mise en œuvre, nécessairement. Les repentirs ne sont que de détails, ne sont là que pour infléchir le jet premier, le geste premier, ils supposent cette prise dans la forme première, ils nuancent, ne donnent pas l’orientation majeure, sa forme.
L’Ombilic et l’échappée.
Nous l’avons dit pas de création sans déguisement de l’expérience source, « l’art est travail d’effacement du travail de l’art » a-t-on pu dire, il est aussi effacement du travail de l’artiste, du travail de production, il est aussi effacement de sa source première, de son inspiration première. C’est aussi ainsi qu’il transmet de l’énigme, qu’il fait partager quelque chose de l’expérience énigmatique originaire. Les artistes ont leurs secrets, leurs secrets de fabrique tout autant que leurs secrets d’inspiration, quelque chose reste et se transmet du secret de l’origine, de ce qui est secret dans l’origine du processus créateur, dans ce qui fait le succès de la création.
Car il ne faut pas croire que la réalisation de l’œuvre épuise la douleur de l’incréé premier, elle lui donne forme, ou plutôt elle l’enveloppe d’une forme, permet de mieux la saisir, de la cerner, elle l’apprivoise, elle ne l’épuise pas, n’en épuise pas le point énigmatique. La création échoue toujours dans la mise en forme et la transmission de l’incréé premier, elle s’en approche, l’apprivoise. C’est en ceci qu’elle est toujours inachevée, toujours à reprendre, autrement.
Pas plus que les analyses que les critiques pourront en produire, quand elle sera terminée et exposée, n’épuisent le ressort de la création, son secret, pas plus la production de l’œuvre n’en épuise la source. Le moment même de la production contient un ombilic, un point d’échappée, la « production créatrice » est aussi production d’un impensé, d’un point impensable. Ce qui nous conduit à notre dernier point.
Le spectateur et le partage.
On ne peut terminer, en effet, ce parcours des moments de l’intrigue sans évoquer le devenir de la production sur le spectateur. L’œuvre n’est pas terminée, achevée, sans cette exposition publique, sans l’exigence de partage esthétique et émotionnel qu’elle comporte. Tous les créateurs redoutent ce moment, non pas tant sans doute seulement pour le risque qu’elle comporte, celui, toujours présent, qu’elle ne reçoive pas un bon accueil du public, qu’elle ne soit pas « compris » par celui-ci.
Ces risques sont là, mais ils doivent être interprétés en fonction des enjeux fondamentaux du processus, et ceux-ci ne peuvent être simplement réduits à l’idée d’un succès populaire, d’un succès public. Où plutôt une partie de celui-ci est subordonnée au succès d’une autre entreprise, celle de faire du spectateur le dépositaire de ce qui n’a pas pu trouver statut représentatif chez le sujet, ce que nous avons nommé l’incréé, et de ce que l’œuvre n’a pu suffire à représenter de cette source originaire.
C’est en effet dans le spectateur que ce qui reste non représenté de l’incréé premier, l’ombilic, trouve son réceptacle privilégié, son dépositaire voire son « négatif » comme on dit en photographie. C’est chez le spectateur qu’il faut chercher la trace de ce qui n’a pu se produire et est pourtant là appelé par le contour de l’œuvre, à la fois contenu et non révélé, là encore comme on dit en photographie, de ce qui reste en négatif dans la production exposée, transmise.
C’est alors que la fonction de cet autre anonyme qui accompagne la pensée de toute création, autre anonyme appelé et redouté, se précise, il est celui sur qui la création doit agir pour transmettre l’incréé, il est celui chez qui est déposé l’espoir d’un partage de ce qui n’a pas encore de lieu en soi même si la création lui a donné forme sensible, de qui est secrètement attendu le reflet du moment de soi qui n’avait pu trouvé place dans l’expérience primitive.
On s’en doute le risque reste toujours là que ce rendez-vous là ne soit manqué, ne soit une autre fois manqué, tout autant sans doute qu’il ne soit réussit et qu’il ne menace ainsi de capturer le ressort du processus créateur.