Le besoin de sécurité.
R.Roussillon Août 2007.
La question de la sécurité est l’une des questions phares de nos sociétés actuelles comme les rebondissements récents de notre vie politique l’ont bien montré. Mais ce n’est pas parce que cette question est « à la mode » qu’il faudrait en conclure qu’elle est récente : c’est l’une des questions fondamentales de toute vie collective, l’un des enjeux de toute vie sociale et cela ne date pas d’hier[1].
L’homme de la rue sait très bien ce que signifie « sentiment de sécurité » ou inversement d’insécurité, et il ne confond pas celui-ci avec l’anxiété ou l’angoisse, même s’il pressent aussi qu’il doit y avoir des liens entre ces différentes formes d’affects. Cependant si l’on ouvre l’index Delrieu, qui est consacré aux thèmes et concepts freudiens, ou si l’on parcourt les vocabulaires et dictionnaires de psychanalyse, et même celui qui est consacré au « langage de Winnicott », ou même tout glossaire kleinien, on ne trouve pas d’entrée « sécurité », ni « sentiment de sécurité », ni « besoin de sécurité ». Le terme de sécurité n’appartient pas au vocabulaire de la métapsychologie psychanalytique, ce n’est pas un concept « freudien ». Une pensée clinique aussi construite et sophistiquée, que celle de la psychanalyse, une pensée clinique aussi proche des éprouvers des patients, aussi à l’écoute de leurs mouvements internes, de leurs angoisses, fait l’impasse sur la question de la sécurité, ou du moins n’en formule pas une problématique spécifique.
Un tel état de choses ne peut que surprendre et interroger. Est-ce à dire que le sentiment de sécurité ou le « besoin de sécurité » ne sont pas des notions cliniques pertinentes, que seules les formes de l’angoisse, et spécifiquement définies par leur objet de déclenchement, ont une valeur dans l’appréciation d’un tableau clinique ? Ou bien que l’on n’a pas trouvé de moyen de parler métapsychologiquement de la sécurité, et que donc la question n’est pas « psychanalytique », qu’elle doit être décomposée et seulement appréhendée à partir des motifs inconscients de ses composants plus élémentaires, que la sécurité n’est que le résultat d’un ensemble d’opération et de processus de base sur lesquelles il vaut mieux se centrer ? Je n’ai pas bien sûr de réponse à une telle question, il y a peut-être une certaine pertinence à tenter de décomposer le sentiment d’insécurité ou le besoin de sécurité en ses différents éléments de composition et de ne raisonner qu’à partir de ceux-ci, mais je ne vois pas bien pourquoi la question du besoin de sécurité ne pourrait pas s’aborder en elle-même.
Cependant si l’on se tourne maintenant vers des approches psychologiques alternatives à la psychanalyse, ou indépendantes de celle-ci, on constate par contre que le thème de la sécurité y est amplement présent et que l’existence d’un « besoin de sécurité » est assez largement reconnue dans les grilles et échelles des « besoins » de base de l’humain.
Plus proche de la psychanalyse, et sans doute moins incompatible avec elle que certains ont voulu le penser, la théorie dite de l’attachement fondée par J.Bowlby et développée ensuite par différents auteurs contemporains, reconnaît largement l’importance du besoin de sécurité, et ceci même si elle n’en développe pas, à proprement parler, une théorie. Bowlby et ses premiers successeurs, M.Main et M.Ainsworth, vont ainsi décrire des formes d’attachement en fonction de leur rapport à la question de la sécurité : attachement « sécurisé » (secure) ou non-sécurisé (insecure), dits alors ambivalents, évitants voir désorganisés, selon les tableaux cliniques manifestes.
Il y a cependant quelques psychanalystes, principalement ceux de l’école hongroise, qui ont proposé une première ébauche de théorisation utile du besoin de sécurité. I.Hermann, élève de S.Ferenczi, propose une théorie de « l’instinct filial » et du « besoin de cramponnement » précoce du petit d’homme qui n’est pas sans lien avec la question d’un besoin de sécurité, on peut d’ailleurs le présenter comme un précurseur de la théorie de l’attachement. M.Balint, de son côté, a proposé une classification des modalités de base de la personnalité selon la manière dont elle organise la question du besoin de sécurité et s’organise en fonction de la reconnaissance de celui-ci. Il définit un type, les « ocnophilles » dont l’organisation de base est spécifiquement centrée sur la recherche et le maintien d’une base de sécurité, d’un sol, qu’il oppose à ceux, alors nommés phillobates, qui se sont organisés contre ce besoin et ne cessent de chercher les situations dans lesquelles il est mis à mal. Enfin, on a souvent remarqué la filiation de la pensée de Winnicott avec celle de S.Ferenczi et de l’école hongroise, il est sans doute celui, parmi les auteurs actuellement référentiels, dont la pensée est la plus utile pour orienter une réflexion métapsychologique sur le besoin de sécurité. Winnicott propose un concept, celui de « besoin du moi », dans lequel il me paraît possible de ranger le besoin de sécurité et qui fournit une première esquisse de ce que pourrait être une théorisation psychanalytique des besoins humains. Nous reviendrons longuement plus loin sur ce concept.
L’utilisation de la pensée clinique issue de la psychanalyse pour prendre en compte des cliniques des « situations-limites » et « extrêmes » de la subjectivité et du sentiment identitaire, ce que j’appelle les « cliniques de la souffrance narcissique-identitaire » et autres « cliniques de la survivance psychique » montre abondamment l’intérêt et la nécessité de ne pas en rester au constat d’une absence de théorisation du besoin de sécurité, ou à une théorisation superficielle de celui-ci, et invite, à l’inverse, à tenter l’aventure d’en esquisser la trame. Elle s’étaye en cela aussi sur la clinique des états subjectifs de la première enfance qui, elle aussi, rend indispensable cet effort de théorisation. C’est ce que ma présente réflexion se propose d’entreprendre en s’appuyant tout d’abord, comme je l’ai indiqué plus haut, sur la notion proposée par Winnicott de « besoin du moi ».
Les besoins du Moi.
La référence à la notion de « besoin » a longtemps eu une relative mauvaise presse chez les psychanalystes de langue française qui préféraient considérer que seule la référence au désir et à ses formes spécifiait la psychanalyse. Cependant, il me semble que, si l’on veut élargir la compétence de la clinique psychanalytique au-delà du seul domaine de la névrose ou de la perversion, si l’on veut y puiser les repères essentiels à une approche des souffrances narcissiques-identitaires, y trouver des repères pour s’affronter à la clinique des situations limites et extrêmes de la subjectivité, il est nécessaire d’accepter de s’engager dans une réflexion psychanalytique sur la question du besoin. C’est ce que le concept de « besoin du moi » proposé par Winnicott, permet de faire, en dégageant le besoin de ses seules formes corporelles et liées à l’auto-conservation somatique.
C’est d’ailleurs l’un des constats que les situations limites et extrêmes de la subjectivité et la souffrance qu’elles produisent, contraignent le clinicien à faire : dans celles-ci les motions pulsionnelles ne se laissent pas facilement, ni de manière pertinente, penser en terme de « désirs » (A.Green), et de désir bien différencié par rapport au besoin, ou encore aux différents registres de la pulsion comme l’impulsion (D.Anzieu) par exemple.
Winnicott ne définit pas le concept qu’il propose, du moins pas formellement, il n’en donne pas de définition précise, mais, comme souvent chez lui, il en fait sentir l’heuristique par l’utilisation qu’il en propose de fait dans la clinique. Soucieux de préciser plus, maintenant, l’intérêt du concept, je proposerais de le définir comme « tout ce qui est nécessaire au moi, à un moment donné, dans une conjoncture et un contexte donné, pour qu’il puisse faire son travail de métabolisation de ses expériences subjectives ». Autrement dit si l’on accepte que la tâche centrale du moi-sujet est bien de métaboliser l’expérience subjective à laquelle il est confronté, les besoins du moi représentent ce qu’il faut lui fournir pour qu’il puisse remplir cette tâche et ainsi représenter et signifier ce à quoi il a été confronté. Une telle définition repose sur l’hypothèse selon laquelle, comme l’indique Freud en 1923, le moi-sujet est fait de représentations, qu’il est tissé de représentations et qu’il ne peut opérer son travail d’intégration psychique que sur et à partir des représentations. Cela signifie aussi, par exemple, que le processus de perception soit considéré comme un processus actif, d’organisation du percept sensoriel en une « représentation perceptive », et que la question de la « représentance pulsionnelle » est essentielle à l’introjection de la pulsion et de ses affects.
Or la mise en représentation signifiante à laquelle le moi est ainsi contraint suppose un travail du moi, et ce travail ne peut s’effectuer dans n’importe quelles conditions, il suppose que soient réunies certaines de celles-ci, ce sont ces conditions qui sont les « besoins du moi ». On voit combien, si la notion s’appuie sur le concept de « pulsion du moi » avancé par Freud dans sa première théorie des pulsions, elle va beaucoup plus loin que ce qu’il propose à l’époque, elle intègre en particulier toute la conception, plus tardive chez lui, d’une économie narcissique présentant un certain nombre de contraintes, et aussi la reconnaissance du fait que le travail de symbolisation présente des conditions.
Ces conditions, donc les besoins du moi, ne doivent pas être considérées comme des « en soi » intangibles et invariables, au contraire les besoins sont relatifs à une situation donnée à un contexte donné, sans doute aussi à un âge donné, c’est-à-dire relatifs à un certain état de développement et de disponibilité des capacités du sujet. Les besoins du moi ne sont ainsi pas les mêmes selon que l’on est un bébé au développement psychique encore très frustre et très dépendant de l’environnement humain, un enfant qui commence à pouvoir organiser et construire des scénarios fantasmatiques par lui-même, un adolescent qui peut en plus, au moins potentiellement, les mettre en acte, ou un adulte qui a appris à ordonner leur accomplissement à des projets de vie construits et organisés et ceci en large partie indépendamment de l’environnement. S’il y a toujours des conditions au travail de mise en représentation et en sens, celles-ci ne sont pas toujours les mêmes.
Elles varient aussi en fonction de ce qu’il y a à signifier. Une situation potentiellement traumatique, chargée d’une menace grave pour le sujet, une crise identitaire comme celles que chaque sujet rencontre dans toute mutation substantielle de son organisation ne présentent pas les mêmes « besoins » qu’une situation relativement banale et souvent déjà affrontée. Les situations traumatiques ne s’intègrent pas « à chaud », sur le moment, précisément parce que la psyché est tout entière occupée à juguler l’impact potentiellement désorganisateur du trauma, à tenter d’assurer sa main mise préalable sur celui-ci. C’est donc souvent après-coup, et dans des situations ne présentant plus les mêmes dangers, donc une fois le sentiment de sécurité retrouvé, que le travail de mise en sens, qui suppose toujours une forme de relâchement de l’emprise, donc une forme de « lâcher prise », pour s’effectuer, sera possible. Les besoins du moi varient donc aussi en fonction du degré de danger de la situation à métaboliser. Nous comprenons pourquoi il est difficile d’en faire une liste, il faut apprécier les situations « sur-mesure », et spécifiquement, pour évaluer les besoins qu’elles impliquent. C’est une partie importante du travail thérapeutique que d’évaluer quels besoins non reconnus et non satisfaits sont à l’origine de l’échec du travail de mise en sens, ou des particularités qu’il a été contraint de revêtir.
Cependant, avec des variations d’intensités ou de formes, on peut quand même repérer des constantes dans ce dont le moi a besoin pour métaboliser son expérience subjective. Par exemple les psychanalystes ont souligné la difficulté de métaboliser des expériences mobilisant de grandes quantités d’excitations, et si ce degré d’excitation est variable d’un sujet à un autre, s’il varie aussi en fonction de l’âge, le besoin d’une certaine forme de pare-excitation représente une relative constante tout au long de la vie. Mais, à l’inverse, si les facultés du moi ne sont pas suffisamment qualifiées et stimulées par l’environnement, on constate qu’elles ont tendance à s’atrophier et à dégénérer, comme le montre le travail sur les situations extrêmes de la subjectivité dans lesquelles c’est souvent le cas. Pour continuer un premier relevé exemplaire des besoins essentiels, le moi a aussi, par exemple, besoin de vivre dans un environnement présentant suffisamment de constantes, de lois relativement fixes, de repères, à tous les âges de la vie et même si ce qui a fonction de repère varie, là encore, d’un sujet à l’autre ou d’un âge à l’autre. Si tout est tout le temps trop mouvant, pas de travail de mise en sens possible, si tout est trop immobile non plus d’ailleurs. Avec l’idée que nous venons d’introduire d’un besoin de constance, donc, soit d’un autre en partie « prévisible », soit de situations ne présentant pas trop d’étrangeté, on commence à s’approcher du besoin de sécurité, sous la forme du besoin d’une stabilité suffisante.
Le concept de besoin du moi me semble ainsi suffisamment précisé pour passer à l’analyse des composants de ce besoin particulier qu’est le besoin de sécurité, il continuera à se clarifier chemin faisant.
Le besoin de sécurité.
À un premier niveau, on peut commencer par remarquer que l’un des composants de base de celui-ci est relatif aux états du corps et aux conditions du corps à corps primitif. À ce niveau, le besoin de sécurité s’incarne dans l’éprouvé d’une stabilité du « sol » sur lequel on s’appuie, des bras qui portent et contiennent. En ce sens l’inverse de la sécurité sera alors représenté par la menace de chute, sans doute la plus exemplaire de l’insécurité corporelle. C’est ce qui a conduit Winnicott, et à sa suite tous les spécialistes de la première enfance, a souligner l’importance du « holding » et des différentes modalités du portage dans la relation primitive. Et ce n’est pas un hasard si la langue a métaphorisé l’insécurité affective à partir des différentes formes de la menace d’être « laissé tomber ».
Être tenu, porté, mais aussi retenu et contenu dans des bras maternels ou, plus tard, dans une forme qui en même temps donne un lieu, une niche, une place, un « cadre » qui situe et étaye l’émergence du sentiment identitaire, me semble être la première forme corporelle de la sécurité. En proposant une notion très proche de celle-ci et sans doute étroitement articulée à elle, Freud a aussi indiqué (1927-1929) un autre besoin de base et une angoisse associée, en repérant un état qui n’a pas eu autant de retentissement que celui de l’évocation de la hilflosiskeit (l’état de détresse), mais qui me semble receler aussi une grande pertinence clinique complémentaire :la zwangslosiskeit. Zwang c’est la contrainte, mais la forme composé zwangslosiskeit donne l’idée d’une forme particulière d’état, celui de celui qui est sans détermination, sans vecteur, et donc sans lieu, sans place, de celui qui est errant, et donc aussi sans sens. Hilflosiskeit et zwangslosiskeit me semblent former ainsi un couple de concepts complémentaires qui cernent les deux faces de la menace de la perte corporelle de la sécurité de base, et partant servent de formes métaphorisantes aux versions plus abstraites de la sécurité. Ainsi aussi la menace d’être tenu « en dehors de », au-dehors d’un lieu physique, les bras maternels, le giron, d’en être exclu, puis, par métaphorisation, hors d’un lieu symbolique, d’être mis en « exil » du lien, du groupe, de la société… affecte aussi le sentiment de sécurité de base.
Mais la base de sécurité, le « sol stable » sur lesquels elle s’appuie et qu’il s’agit de trouver ou de retrouver, concerne aussi, et ceci d’emblée, d’autres aspects de la relation précoce au corps à corps. Ainsi, par exemple, tout ce qui, dans la rencontre et le contact premier du corps maternel, rend les situations suffisamment « prévisibles », contribue au sentiment de sécurité, tout ce qui va du côté de la ‘ constance », de la « conjonction d’éléments constants » (W.R.Bion) rend prévisibles les situations et le contact et permet une anticipation de ceux-ci. La constance permet de commencer à dégager des régularités d’une situation ou d’une relation, d’un rapport, qui sont les premières formes de repères à l’origine du dégagement des lois, de la Loi, en particulier la constance des rythmes. Inversement la brusquerie corporelle, l’inconstance affective, l’imprévisibilité des gestes ou des réactions affectives, l’alternance brusque de celles-ci, vont précipiter le sentiment d’une chute et laisser le sujet en proie à une insécurité de base. Ils vont mobiliser des mesures que R.Prat a joliment nommées « parachutes » et qui correspondent aux processus décrits, à la suite d’E.Bick, comme adhésivité, ou encore en reprenant la métaphore, mais qui parfois débouche sur un comportement moteur, proposée par I.Hermann d’un « cramponnement ».
C’est bien d’ailleurs l’observation des mesures « parachutes », des cramponnements, et autres processus de pare-désinvestissement (P.Aulagnier) -si c’est au niveau de l’investissement que se manifeste la menace de lâchage-, qui renseigne sur le lien entre besoin de sécurité et type de « portage ».
Un autre aspect de la constance est la continuité. Les travaux des dernières années concernant les formes premières de la subjectivité et de son émergence mettent l’accent sur la pertinence d’une hypothèse qui modifie la conception psychanalytique traditionnelle des états premiers de celle-ci. À la conception d’un moment premier marqué par un état dit « anobjectal » tend à se substituer celle d’une « nébuleuse subjective première » (M.David). L’idée d’un état premier de la subjectivité marqué par une incapacité à percevoir l’objet à l’extérieur, a cédée la place à une vision plus complexe des premiers états émergents de celle-ci dans laquelle l’infan traverse des états assez différents selon la fatigue ou l’urgence de ses besoins. Ainsi on a pu montrer qu’un bébé était très tôt capable d’entre en contact mimo-gesto-postural avec sa mère quand il n’était pas fatigué ni en proie à une exigence liée à un mal être interne, comme le besoin de nourriture. Mais cette capacité demande beaucoup d’efforts au petit d’homme, et plus il est petit et immature et plus ceux-ci sont coûteux et ne peuvent donc être maintenus longtemps. En conséquence l’infan vit tantôt des moments où il perçoit l’autre et d’autres où, à l’inverse, son attention est tellement mobilisée par ses besoins internes, qu’il ne peut maintenir cette perception. Tout cela provoque une série d’états différents les uns des autres, une discontinuité des états internes, c’est ce qui a conduit à l’idée d’une « nébuleuse subjective » ou d’une subjectivité faite de « noyaux agglutinés » (J.Bleger). Une des grandes questions alors posée à la subjectivité naissante et au sentiment d’identité sur lequel elle s’étaye, est alors celle du « rassemblement » de ces états subjectifs épars, du lien et de la synthèse entre ces différents états. Et donc celle des expériences qui étayent ce rassemblement ou, à l’inverse, en rendent plus difficile la mise en œuvre. Dès lors, tout ce qui va dans le sens du maintien de la continuité doit donc alors être salué comme facilitant le travail de synthèse en question, et donc contribue à asseoir l’identité et la sécurité de base, inversement toute variation obligeant à des « solutions de continuité » compliquera le processus et sera vécue comme menaçante pour celle-ci.
On pourrait encore sans doute raffiner cette analyse des composants du sentiment de sécurité premier, mais ce relevé est suffisant pour l’heure, il me suffit en tout cas pour avancer que, dans un premier temps, mais sans doute en sous-main dans toute l’évolution postérieure, c’est d’abord dans un langage à expression corporelle que se régule le besoin de sécurité et la crainte de lâchage qui l’accompagne. C’est d’abord dans des « messages » utilisant le corps comme vecteur de transmission que la relation, et la sécurité qu’elle confère, s’évaluent. La question du besoin de sécurité, même lorsqu’elle se sera affranchie de ses formes corporelles originelles, restera marquée de ce fond premier.
Le besoin de sécurité et l’objet.
Mais si c’est dans le corps à corps originel que prennent naissance les premières formes de « messages » et « signifiants » qui incarnent la sécurité, c’est bien sûr parce que le corps à corps traduit des états d’esprit autant de l’objet que du sujet. La communication primitive, selon le terme de J.MacDougall, passe par le corps, mais elle témoigne de l’état de l’échange interpsychique, de l’entre je, qui est déterminant. À travers la communication corporelle et mimo-gesto-posturale qui précède l’émergence de l’appareil à langage verbal, l’infan entre en lien avec la manière dont la psyché de l’objet le « porte » et avec les différentes représentations que l’objet lui transmet de lui-même. Porté comme « un sac de patates », l’infan se sentira semblable à un tel sac ou se révoltera contre une telle représentation de lui, porté comme un objet fragile et menacé il se sentira tel, porté comme un sujet en devenir, qui a sa propre part dans ce qui se passe, il commencera aussi à se sentir comme un sujet à considérer etc. Les « soins » corporels premier transmettent au sujet une image de lui, une première forme de représentation à la fois de ce qu’il est pour l’objet et donc, dans la mesure où l’objet premier est la mesure de toute chose à cette époque, de ce qu’il est aussi pour lui. L’enjeu de la communication primitive, considéré du point de vue du besoin de sécurité premier, n’est donc pas seulement le type d’expérience sensori-motrice d’appui qu’il rend possible, c’est aussi qu’il contribue à permettre que se constituent les premières proto-représentations de soi, de soi pour l’autre et de soi pour soi, donc les fondements de ce que l’on appelle le narcissisme.
En réalité c’est toute la trame de la relation première, mais en cela elle n’est que le prototype des relations futures, qui est ainsi organisée. La disponibilité de l’objet, son attention, sa sensibilité, sa capacité à s’ajuster[2] aux besoins du bébé …, c’est-à-dire toutes les propriétés dont j’ai pu montrer qu’elles participaient à la construction d’un objet « médium malléable » vont ainsi, par le biais de cette double fonction – elles rendent possible certaines expériences subjectives et intersubjectives, elles reflètent à l’infan une image de lui -, contribuer à structurer une représentation de soi et une représentation de soi avec l’objet investi, significatif.
Ces différentes qualités de l’objet n’ont pas toutes le même poids, elles n’opèrent pas toutes au même niveau. Si l’objet est suffisamment ajusté quand il est psychiquement présent, ce qui sera alors déterminant sera de le rendre psychiquement présent, et la disponibilité interne de l’objet deviendra un enjeu central du besoin de sécurité. Mais par contre si, l’objet est intrusif, inadapté dans ses réponses de base aux besoins du bébé, le sentiment de sécurité passera par exemple par un évitement actif du contact avec l’objet et le développement de systèmes de cramponnement substitutifs. Ou encore ce qui sera déterminant sera de pouvoir peser sur l’objet, le transformer pour le rendre plus présent ou plus adéquat. C.Bollas a proposé de nommer « objet transformationnel » la représentation que l’infan commence à organiser, vers huit mois, pour représenter son expérience d’un objet qui s’ajuste aux besoins, et l’expérience de pouvoir ajuster l’objet à ses besoins. Quand le sentiment de sécurité passe par l’objet, l’objet disponible et ajusté, alors la sécurité passe par tout ce qui peut peser sur l’objet pour le rendre tel. Quand cette action sur l’objet, cette capacité à transformer l’objet est acquise, il commence à s’étayer sur le fait d’avoir une certaine forme de prise sur les choses, il sera menacé quand le bébé se sentira impuissant à peser sur les évènements.
On saisit mieux pourquoi le besoin de sécurité n’est pas facile à définir en fonction de paramètres précis et spécifiques, les différents cas de figure que je viens d’évoquer soulignent combien le sentiment de sécurité et le besoin qui lui correspond est relatif au contexte de la relation avec l’objet « care giver » et son mode d’investissement. Ce que les théoriciens de l’attachement ont pu appeler « attachement sécurisé » est la résultante d’un mode de relation dans lequel l’objet est suffisamment adéquat dans ses ajustements et suffisamment disponible. Les autres formes d’attachement – qui correspondent quand même à près de 40% des cas – correspondent à la nécessité d’aménagements particuliers du besoin de sécurité pour l’infan, voire à l’échec, pour l’attachement paradoxal dit « désorganisé », à trouver un aménagement fiable pour celui-ci.
Le besoin de sécurité et la communication.
Petit à petit telle mimique, telle posture ou telle gestuelle va se charger d’une valeur signifiante, elles vont prendre une valeur qui n’est plus directement l’expression de l’interaction (interplay) première elle-même, elles vont en devenir le signifiant, le signe. Ainsi se constitue entre mère et bébé, ou entre l’infan et les personnes significatives de son entourage, une première forme de langage proto-symbolique. Langage car non seulement il s’agit de manifestations signifiantes, mais que ces signifiants sont partagés comme tels, qu’ils commencent à s’organiser en une forme de langage ce qui signifie une capacité de développement et des capacités de métaphorisation première. Tel signe, né dans tel contexte, peut alors être extrait de celui-ci pour désigner des rapports analogiques repérés dans un autre contexte. Le signe peut commencer à être décollé de la situation dans laquelle il a été crée, commencer à se décoller de l’ensemble sensori-moteur dont il provient, pour être transféré dans un autre contexte où il peut exprimer un besoin ou une relation semblable.
Mais surtout il commence à pouvoir exprimer le besoin fondamental de l’infan de faire reconnaître ses états internes par l’objet significatif et référentiel. M.Dornes (2003) dans une revue et une synthèse de la question insiste à juste titre sur l’aspect fondamental du besoin de faire reconnaître ses états internes par l’objet premier. Il étaye ainsi du poids expérimental ce que certains psychanalystes avaient déjà bien pressenti et avancé concernant le besoin de « partage », en particulier dans la vie affective. Mais, si la remarque est d’intérêt fondamental, la chose demande à être bien comprise. Certes on peut voir dans cette nécessité l’expression du caractère d’emblée social de la vie psychique et expressive de l’infan. Mais il me semble qu’il faut aussi relier cette nécessité à des enjeux intrapsychiques qui ne sont pas sans lien avec le besoin de sécurité qui nous occupe.
Nous avons souligné plus haut l’importance, dans la régulation du sentiment de sécurité interne, que l’enfant se dote, ou qu’il rencontre, des repères qui lui permettent de maintenir ou de rétablir des régularités suffisantes. Winnicott a pu souligner que l’un des aspects de la fonction « miroir » de la mère était de refléter à l’infan les affects de celui-ci. Il faut sans doute préciser aussi que le repérage précis par l’infan de ce qui se produit en lui, dans la mesure où la réalité psychique qui l’affecte est d’emblée complexe, est loin d’être facile et univoque. S’il a besoin de faire reconnaître ses propres états internes par l’objet c’est autant par soucis de partage social que pour obtenir des informations en provenance de l’objet sur ce qui l’affecte et le sens que cela prend dans le contexte, ou obtenir confirmation de ce qu’il sent. Autrement dit la reconnaissance par l’objet de ses états internes fait intégralement partie de la structuration de son système de repère et donc est une pièce importante de la régulation de son sentiment interne de sécurité.
Je proposerais encore une hypothèse complémentaire. Les psychanalystes ont insisté sur la nécessité devant laquelle se trouvait l’appareil psychique, en cas de poussée d’excitation pulsionnelle, de trouver un moyen de décharger celle-ci et d’abaisser le niveau de tension intrapsychique. Aussi bien l’hypothèse que propose Freud concernant les angoisses premières de perte d’objet tend-elle à se rapporter, in fine, à la nécessité de la régulation de l’excitation pulsionnelle. La présence de l’objet donneur de soin permet de « décharger » les excitations menaçantes, son absence, sa perte potentielle, prive de cette possibilité et donc menace l’appareil psychique d’une surcharge qui met en péril son organisation. C’est là un point de débat entre les tenants de la théorie psychanalytique classique et les tenants de la « variante » attachement de celle-ci, cette dernière contestant la pertinence de l’interprétation en raison du seul besoin de décharge pulsionnelle. On se souvient des expériences de Harlow concernant les singes rhésus et le choix que son expérience propose : mère nourricière mais « fil de fer », ou mère « fourrure ». La difficulté essentielle de ce débat, qui fait que je ne suis pas sûr qu’il soit fondé, tient dans la question de la définition de ce que l’on appelle « décharge » pulsionnelle. Si l’on peut facilement imaginer que, quand il s’agit de la faim par exemple, la « décharge » pulsionnelle passe par l’accomplissement du désir-besoin de manger, dès qu’il s’agit des choses de la vie affective la question de la décharge se complexifie singulièrement.
Pour faire avancer cette question, et avec une série d’arguments que je ne peux reprendre ici, j’ai proposé l’idée que la pulsion avait aussi une valeur « messagère », qui me semble impliquée dans toute la théorie de la représentance pulsionnelle que Freud nous a léguée. Ceci implique qu’une certaine forme de « décharge » de la motion pulsionnelle se produit quand l’affect qu’elle mobilise est reconnu par l’objet à qui elle s’adresse. J’ai toujours été frappé du fait que les petits-enfants se calment souvent quasi instantanément dès que leur affect, qui s’exprimait pourtant de manière fort bruyante quelques instants avant, est nommé et ainsi reconnu et accepté par l’objet significatif à qui il s’adresse. Comme si cette reconnaissance valait pour « décharge », comme si l’enjeu de l’expression pulsionnelle était d’être reconnu, et ainsi d’une certaine manière « partagé » de matière compassionnelle. Ou du moins comme s’il pouvait se satisfaire de ce mode particulier de « décharge ». Sans doute la possibilité de mieux repérer ce qu’il vit, que j’évoquais plus haut, contribue t-elle à cet apaisement mais je ne suis pas sûr que cela suffise. Si mon hypothèse trouve d’autres formes de confirmation, cela voudrait dire que le sentiment de sécurité est le résultat de la libre disposition d’un mode de décharge des excitations, de l’un des modes de décharge, en ayant présent à l’esprit qu’il y en a plusieurs, dont ceux qui passent par les systèmes d’échange et de communication.
Ainsi l’enjeu des formes de la communication primitive est-il étroitement dialectisé avec la question de la reconnaissance des états internes, et celle-ci avec la question du sentiment de sécurité.
T.G.R Bower propose une remarque qui donne force à une telle hypothèse. Il remarque que l’angoisse de séparation d’avec la mère, si souvent vive chez les enfants de moins de trois ans, même quand ils vont bien, se produit aussi au départ du jumeau quand il y en a un, mais aussi de tout enfant d’un âge proche si l’enfant a été élevé avec celui-ci et s’il est ainsi un partenaire régulier et privilégié de jeu. Il remarque qu’avec un jumeau, mais aussi avec tout enfant proche par l’âge et élevé en commun avec lui, l’enfant a aussi construit un système de communication privilégié mais idiosyncrasique et relatif aux spécificités de la relation. L’angoisse de la séparation serait ainsi, selon lui, en lien avec la perte du partenaire privilégié de communication et d’échange, et la menace de ne pas retrouver cette communication particulière avec les étrangers. À l’appui de sa thèse T.G.R.Bower souligne que l’angoisse de séparation, au départ de la mère ou du partenaire privilégié de communication, cède ou diminue de manière souvent spectaculaire dès que l’enfant dispose d’un langage verbal qui n’est plus dépendant des « conventions » intersubjectives idiosyncrasique qui se sont établies au sein de la famille. La possibilité d’échanger et de se faire comprendre de « tout étranger de même langue », la possibilité d’accéder à une forme de langage transférable, universel, assure une forme de base de sécurité.
Je dois dire que je trouve les hypothèses de Bower assez intéressantes et qu’elles me semblent mériter des développements cliniques. Ainsi il se développe aussi des formes d’attachement à la fratrie, du moins quand certaines conditions sont remplies, le partage de jeux commun, de longues séquences d’échange créent aussi les conditions d’un attachement, ce qui veut pas dire, car les choses méritent d’être soigneusement distinguées, et ceci même si elles ont aussi à être rapprochées, d’un amour.
J’ai eu à me pencher sur plusieurs cas d’analysants présentant des attaques de panique et d’une manière générale une importante anxiété de base, relevant de ce que l’on pourrait encore appeler « névrose d’angoisse ». Les interprétations formulées dans les termes d’une angoisse de castration ou de ses précurseurs ont donné des résultats assez décevants. Par contre toutes les fois que j’ai pu rapporter le déclenchement des angoisses paniques à des situations dans laquelle était grande la privation de possibilité de communication et d’échange, cela a produit une générativité associative très concluante. Souvent la suite de l’analyse a pu mettre en évidence des failles importantes dans la communication primitive avec les premiers objets, soit du fait d’une indisponibilité endémique chez ceux-ci, soit que, pour une raison ou une autre, ils se montraient « bouchés », sans espace d’accueil, sans « giron psychique » dans lesquels venir loger ce qui de soi était en quête de reconnaissance. Ainsi un pont peut-il être lancé entre les formes premières du besoin de sécurité que nous avons évoqué plus haut, et les formes plus tardives de celui-ci.
Les patients psychotiques que l’on croise parfois dans les rues ou dans la traversé des grands espaces, parlent souvent à haute voix, ils entretiennent un dialogue imaginaire avec un personnage significatif absent mais qu’ils rendent ainsi proche. Les autres se parlent intérieurement bien sûr. Il est frappant de constater que quand, dans les situations sociales où se produit une certaine montée d’angoisse, les sujets cherchent « des témoins » à qui dire, des « nebenmench » comme Freud les appelait, des autres hommes « voisins ». La peur de l’étranger cède alors la place devant l’urgence de l’échange pour rétablir le sentiment de sécurité interne.
Pour finir j’évoquerais que, dans l’article qu’il consacre en 1921 à l’analyse des identifications et à la naissance de la vie sociale, Freud souligne la présence d’un double réseau identificatoire dans la structuration du socius et des groupes. L’identification princeps s’effectue dans la relation avec l’objet, ici celui qu’il appelle le leader : « l’objet est mis à la place de l’idéal du moi » dit-il alors. Mais sur la base de l’utilisation de ce processus commun, les « frères » du groupe, les pairs, trouvent la base d’une identification latérale qui contribue à la structuration du groupe, et qui peut même, par la suite, suppléer aux failles du mécanisme principal. Être exclu d’un groupe, d’une société, c’est être privé de cette sécurité que confère le « contrat narcissique groupal » issu des interidentifications ainsi tramées, et l’on sait combien il est difficile de survivre psychiquement quand on est ainsi en exil du giron du contrat narcissique de base.
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[1] Certains amis sociologues et juristes se sont « amusés » à relire et reprendre les discours du « ministre de l’intérieur » des années 1830 et à superposer les thèmes et inquiétudes de ceux-ci sur la sécurité dans les villes et les faubourgs de l’époque avec ceux de nos actuels gouvernants, pour montrer la très grande constance des thèmes dits « sécuritaires ». Les mêmes inquiétudes, les mêmes préoccupations, parfois mêmes exprimés dans les mêmes termes, se retrouvent à un siècle et demi de distance. De même que l’idée que l’insécurité est en train d’augmenter, démonstration à l’appui. La « cour des miracles » d’E.Zola était déjà une zone de non droit…
[2] Dans des conditions habituelles, on admet actuellement que, au moins 60 % des interactions premières entre mère et bébé sont des interactions d’ajustement réciproques, dans lesquelles bébé et mère se « cherchent » et cherchent à s’ajuster l’un à l’autre, à la fois pour trouver un modus vivendi valable pour les deux et pour établir les bases des systèmes de communication.