ORSPERE 1999

Orspère total 99

Libres propos sur la journée ORSPERE 1999.

                                                               R.Roussillon.

Je remercie vivement J Furtos et les organisateurs de cette rencontre de l’honneur qu’ils me font de m’offrir cette tribune pour vous faire part, librement, des réflexions qui me sont venues en cours de route de nos séances de travail. Un certain nombre d’entre elles ont déjà été formulé au fur et à mesure des débats, j’ai souhaité participer à « chaud » à ceux-ci et bien m’en a pris dans la mesure ou j’ai pu faire le constat d’un véritable travail élaboratif, qui aurait rendu souvent caduque ce que je pensais extraire de la réflexion commune. C’est d’ailleurs un fait frappant, qui signale la qualité de l’élaboration collective, que tout ce que je pensais relever au fur et à mesure, relever pour l’extraire et fourbir mon intervention de ce soir, était peu de temps après introduit et développé de manière centrale dans la discussion. Cela me complique un peu la tâche et me rend perplexe sur ce que je peux réellement apporter de plus à ce qui a déjà été travaillé. Peut-être puis-je seulement me contenter de souligner certains points qui me paraissent mériter qu’on s’y attarde plus.

En premier lieu il me semble important de reprendre ce que j’ai commencé à évoquer tout à l’heure dans le feu de la discussion concernant les rapports entre la clinique de l’anti-socialité, celle de la grande précarité, de la marge, et la psychiatrie. La clinique et les cliniques « nouvelles » ont des effets épistémologiques sur le champ qui cherche à s’en emparer Je pense que c’est une chance pour la psychiatrie de s’affronter enfin et de manière aussi résolue à la clinique de la grande précarité, à celle de ce qu’on a appelé la désaffiliation. Chance pour ceux qui, travaillant sur les marges de leur champ, sur les limites de celui-ci, trouvent de ce fait une possible redéfinition de leur objet et un renouvellement de leurs méthodes et de leurs pratiques.

Le ton des échanges m’est apparu comme significatif à cet égard, nous étions loin de l’arrogance scientifique qui sied souvent aux discussions des congrès dit « scientifiques » en la matière, là ou s’affirme souvent un savoir qui ne se soutient que de la méconnaissance de ce qu’il tient hors de son champ propre. Ici j’ai aimé l’humilité du propos, l’attitude modeste et, au combien clinique de ceux qui, sur le terrain, s’affrontent à l’inconnu des solutions, à l’impertinence des conceptuologies, à leur échec à rendre compte de ce que cette clinique propose. Je suis persuadé que les cliniques des situations-limites et des situations-extrêmes vont avoir des effets rétroactifs sur la clinique des situations courantes ou plus quotidiennes de la psychiatrie. Sortir de ce que le concept de « maladie mentale » possède de disqualifiant pour l’écoute de l’autre, de sa problématique d’identité, se mettre à l’écoute des stratégies de survie psychique, entendre de nouveau la souffrance humaine sans l’arsenal des réponses toutes faites et qui, il faut bien le dire, laissent souvent passer l’essentiel des questions identitaires de base des sujets que nous rencontrons.     Là, personne n’est en mesure de donner la leçon, il y a tout à apprendre, il y a à redécouvrir les conditions même de possibilités d’une position psy, d’une position d’écoute et de soin de la souffrance identitaire. Cette particularité s’incarne dans le déplacement géographique que les pratiques imposent. Le psy n’est plus sur le terrain bien connu des pratiques hospitalières, là ou la clinique peut cèder facilement la place à l’exercice des pouvoirs et savoirs supposés qui règnent dans le lieu, il est dans la rue, sans autre garde-fou que ce qu’il a pu intérioriser comme cadre interne d’approche de l’autre, d’apprivoisemment de l’autre, sans le confort du prêt à penser des situations établies, il est dans les « squats », là où l’autre a établit son campement précaire, son cadre nomade, son identité errante, là où les conditions de la rencontre clinique doivent être réinventées, redécouvertes.

On pourrait risquer la formule; dans le travail avec la grande précarité sociale c’est l’établissement du dispositif de soin qui condense l’essentiel du processus. Dans les lieux établis de la psychiatrie traditionnelle, le dispositif est donné, on travaille à partir du processus qui s’y développe ou échoue à s’y développer. Dans le travail aux marges du social tout le problème est précisément d’arriver à inventer, à créer un dispositif, d’arriver à construire une relation dans laquelle un dispositif peut commencer à être découvert, construit. Quand le processus vise à construire le dispositif c’est l’approche, au sens premier -corporel- du terme qui passe au premier plan, c’est l’apprivoisement de la rencontre qui est déterminant, c’est le rétablissement des conditions d’un attachement premier qui est la préoccupation essentielle. Comment rentrer en contact avec l’errance, avec le non-lieu, avec ce qui se définit à partir d’une non-inscription, d’une marge, voir d’un hors-lieu, d’une espèce de négativité de principe. Comment travailler avec ce qui est défini comme exclu, comment travailler sans immédiatement l’inclure et le perdre dans le mouvement même.

Cette question de la perte et de ses aspects insaisissables m’amène à reprendre la question de la mélancolie souvent évoquée aujourd’hui comme l’une des références cliniques fondamentales des cliniques de l’extrême. La clinique de la mélancolie réfère, c’est classique depuis Freud, avec la clinique de l’objet perdu, de l’objet perdu et non retrouvé. On a pu en raffiner l’approche en soulignant combien l’objet perdu représentait in fine le moi lui même, l’identité elle même. Le lien avec la clinique des SDF ou des désaffiliés paraît dès lors s’imposer lui-même. C’est le sujet qui est perdu et pas l’objet, c’est le sujet qui se serait perdu avec l’objet. Cependant une telle conception ne souffre t-elle pas d’une espèce de positivisme de base qui voudrait que tout cela fut acquis puis perdu. Ne faut-il pas réinterroger la clinique de la mélancolie à la lumière de ce que nous apporte la clinique de la désaffiliation, reprendre la question de la perte là où d’évidence elle s’impose de manière tellement manifeste. Au fond la question serait: que cache ce manifeste de la perte? Quel mouvement ou processus inconscient recèlent t-il dans ses plis? Quand la problématique de la perte est trop manifeste, quand elle est trop au premier plan il y a lieu de se demander ce que cette affirmation est susceptible de tenir masquée, par quoi elle est hantée inconsciemment.    Pour faire avancer cette question le mieux n’est-il pas de reprendre l’analyse que Castel nous propose de la légende, pour lui emblématique du fait de la désaffiliation, de Tristan et Iseult. Dans son analyse du texte Castel propose à moment donné une interprétation qu’il qualifie de « psychanalytique » de la trame de l’histoire, interprétation « Oedipienne », pour en souligner l’insuffisance. L’interprétation qu’il propose alors n’a de « psychanalytique » que l’allure, et même, si vous me permettez cette petite pique concernant ce qu’on fait dire à la psychanalyse pour mieux la combattre ou la disqualifier, elle a des allures de psychanalyse des années 50, celle qui est la plus superficielle et sans doute idéologique.

Reprenons. Tout d’abord la désaffiliation de Tristan est elle objective ou subjective? Telle me semble être la première question. Objectivement Tristan ne semble guère souffrir de désaffiliation, il y a celle, d’emblée proposée par l’intendant de son père, puis celle du Roi Marc et à défaut celle d’Iseult la Blanche. Si aucune de celles-ci ne semble le satisfaire c’est peut-être que la problématique de l’affiliation ne se joue pas à un niveau objectif, et dès lors il est difficile de prétendre que Tristan « choisit » une stratégie de la désaffiliation, excepté au niveau superficiel, celui des apparences. Alors il faut se demander si les stratégies de ruptures que l’on observe dans l’histoire de Tristan concerneraient un vécu de désaffiliation subjective. X Emmanuelli soulignait tout à l’heure, à propos du stade qu’il appelait le stade trois que le sujet pouvait faire emblème de ce qu’il ne pouvait traiter. Quand on ne peut plus s’affilier, on « choisit » la désaffiliation, on choisit la rupture: plutôt couper volontairement que d’être confronté à l’échec du lien. Plutôt se montrer actif quand la rupture passive guette. Nous sommes là en face de processus de défenses identitaires-narcissiques que les psychanalystes connaissent bien pour les avoir rencontré de manière générale dans les états de souffrance narcissique. On pourrait dès lors faire l’hypothèse d’un échec de Tristan, à développer des liens d’attachements véritables et une défense contre l’incapacité à rentrer en lien, par la rupture, par la désaffiliation objective, par le retrait de filiation. Un élément que Castel ne semble pas relever dans son analyse concerne une particularité de la petite enfance de Tristan, la perte immédiate de sa mère, elle meurt à sa naissance, puis de son père, là les versions hésitent, dès avant sa naissance ou 15 ans plus tard. Sans doute y a t-il quelque artifice à traiter l’histoire de Tristan et Iseult comme un véritable récit de vie, mais dans la mesure ou le texte souligne le fait pourquoi ne pas le prendre en compte et souligner que la logique du récit nous amène à interroger les ruptures d’attachement précoce du héros, la perte de la mère. Perte? Qu’est ce que la perte d’un objet qu’on a jamais rencontré, qu’est ce que la perte d’une relation qui n’a pas pu avoir le temps d’être. Tout semble indiquer donc plutôt un échec ou une faillite de l’attachement primaire, que l’on retrouve avec fréquence dans la clinique de l’errance identitaire et de la mélancolie. Par ailleurs l’événement ne saurait être anodin, dans la mesure ou le nom du héros rappelle en permanence le deuil préalable, Tristan, le triste, celui qui fait de sa mélancolie inconsolable l’emblème de son identité, ou celui, personne ne se nomme soi même, dont on scelle dans le nom l’impossible affiliation.

Tout ceci convergerait vers l’hypothèse, paradoxale dans le contexte d’une étude sur la désaffiliation, que la désaffiliation subjective et les stratégies de désaffiliation objectives, les stratégies de ruptures d’affiliations, surviennent dans un contexte ou l’affiliation première est déjà en souffrance. Ce que l’on perd et que l’on ne peut pas retrouver, c’est ce qui n’a pas pu avoir lieu. L’objet perdu de la mélancolie est un objet qui n’a jamais été là, c’est la relation qui n’a pas pu s’établir, le lien non-construit, c’est sans doute pour cela qu’il ne peut être retrouvé, il est toujours déjà d’emblée perdu. Ensuite la question est celle de la perte des objets « tenant-lieux » de l’objet non-advenu, des objets ou fonctions qui ont remplacé, de manière prothétique, l’objet non-advenu, cette perte des objets tenant-lieu ne saurait être que secondaire, seconde, ce qui ne veut d’ailleurs pas dire pour autant qu’elle soit négligeable mais que l’insistance tenace pour ce qui la concerne, masque aussi ce qui n’a pas eut lieu.

Pour pouvoir se séparer véritablement et non rompre ou se retirer il faut commencer par avoir développé un attachement, comme toute la clinique précoce le montre d’évidence. La clinique de la perte devrait évoluer en direction de la clinique de ce qui n’a pas eut lieu, de ce qui n’a pas pu avoir lieu. Sans doute la clinique de la désaffiliation renvoit-elle en partie à la problématique des échecs de l’attachement, des échecs de la sociabilité précoce. En partie, parce qu’il n’est bien sûr pas question de ramener à un seul facteur, fut-il psychologique et précoce, la complexité de la situation clinique de l’errance. L’attachement, l’affiliation est une problématique du lien social, d’emblée social, non une clinique du lien décliné à partir des aléas de l’auto-conservation, ce n’est pas une clinique dérivée des « reconnaissances du ventre », c’est une clinique de l »impossible construction du lien. Avançons encore une hypothèse: les traumatismes actuels des sujets, ceux qui sont à l’origine du mouvement qui produit le décrochage, ne viennent-ils pas réveiller les traces précoces d’un échec de la constitution de ce lien primaire, les traces d’une défense précoce par le retrait face aux difficultés d’organisation du lien à l’objet d’attachement primaire. Là ou le futur psychotique aurait connu un lien désorganisateur, chaotique, toxique, le futur errant aurait connu lui, l’absence, au moins partielle, de liens rendant possible l’attachement primaire, ou un traumatisme dans la construction de ce lien. Les stratégies d’apprivoisement du lien que nous relevions plus haut renverraient dès lors plus à une relance des attachements primordiaux qu’à une quelconque retrouvaille avec un objet perdu. Ne tranchons pas sur ce point, la clinique montre de toute façon la multiplicité et la complexité des éléments en cause, et souligner la problématique du non-advenu n’exclu pas la coexistence d’une problématique de la perte.

Contradictoirement avec ce que je viens de développer, mais toujours en direction de la manière dont ces cliniques réinterrogent la psychiatrie traditionnelle -mais cette contradiction n’est, elle aussi, qu’apparente- il faut aussi souligner l’importance des données actuelles de l’environnement précaire, ce que J Furtos a appellé les « objets sociaux », et sur lesquels il porte à juste titre l’intérêt. Les recherches menées à Lyon 2 sur les effets du chômage longue durée, en particulier celles de F Jayle, mettent en évidence le traumatisme cumulatif qui s’installe quand la quotidienneté est désorganisée par la disparition ou la détransitionnalisation des repères sociaux habituels, par la perte des objets sociaux. Notre moi nourrit et entretient son organisation au jour le jour dans et par l’ensemble des liens qu’il noue et des stimulations interrelationnelles et sociale qu’il reçoit. Nous n’avons pas une structure psychique immuable et indépendante des aléas de nos relations de tous les jours, de notre actualité perceptive et de notre présent relationnelle. Les prisonniers, mêmes en bonne santé psychique, soumis à des caissons de privation sensorielle et relationnelle ne tardent pas à se désorganiser, à délirer, ou à adopter l’attitude que B Bettelheim appelait « musulman », attitude d’extrême passivité à l’égard de tout ce qui se produit, dans ses réflexions sur les situations extrêmes de la subjectivité. Notre trame représentative, la structure de notre système de symbolisation, de notre préconscient comme certains disent, ne remplissent leur office identitaire que dans la mesure ou elles sont entretenues et confortées au quotidien, par des réseaux interpersonnels et les stimulations que ceux-ci proposent.

Cette remarque n’est pas contradictoire avec mes réflexions précédentes concernant l’importance des traumatismes primaires de l’attachement, tout au contraire. Les traumas primaires augmentent la vulnérabilité aux déprivations actuelles, elles aggravent leurs effets, les amplifient. Ce qui provoque le décrochage c’est la convergence des deux, leur cumul traumatique; la situation de désaffiliation groupale et culturelle actuelle appelle la « mémoire » des échecs primaires de l’affiliation, appelle le retour des modalités primitives de défenses contre l’échec de la construction du lien. Ce n’est pas l’un ou l’autre, c’est l’un activant l’autre, le réveillant.

Cela fait partie intégrante de l’évolution de nos conceptions concernant les processus désorganisateurs et des modalités de réorganisations post-traumatique, que de reconnaître l’existence des éléments actuels, l’existence et la spécificité des traumas sociaux, l’effet de la perte des objet sociaux, l’objectivité de leur impact sur le fonctionnement actuel du moi et de la subjectivité. Ce serait dommage que cette reconnaissance s’effectue à l’encontre de la reconnaissance de l’importance des traumas infantiles historiques, ce serait dommage que ce soit l’un ou l’autre, l’un contre l’autre là ou la pratique montre au contraire tout l’intérêt d’une intelligibilité faisant appel à des causalités en réseau. Cela nous amène à toute la question de la réminiscence, à la question de l’histoire et de la mémoire dans la problématique de la désaffiliation.

Un autre des constats cliniques que les recherches faites à Lyon 2 sur les situations limites et extrêmes mettent en effet en évidence, concerne d’ailleurs la perte du rapport au temps, à l’histoire et à la temporalité. Les sujets errants n’ont pas d’histoire, ils n’évoquent que rarement leurs souvenirs, leur trajectoire de vie, ne se situent que très peu dans le temps, comme d’ailleurs la plupart des sujets pris dans la souffrance narcissique-identitaire, ou alors ils évoquent une histoire stéréotypée, une histoire morte, rigidifiée. Partant il est bien tentant pour les travailleurs sociaux et les psy engagés dans la « relation » ou le rapport avec eux, mais la tentation est d’autant plus grande que la disparition de la référence à l’histoire vécue du sujet gagne de plus en plus la psychiatrie et même la psychiatrie institutionnelle, il est bien tentant d’oublier que les sujets errants et précaires ont une histoire, qu’ils s’inscrivent dans le temps. Bien sûr il ne s’agit peut-être pas de la première urgence face à la détresse et au dénuement que d’interroger les gens sur leur histoire. Peut-être en effet faut-il que les sujets se sentent d’abord acceptés tels qu’ils sont avant qu’on leur demande de quelle famille ils sont issus, à la manière des moeurs de la bourgeoisie bien pensante qui ne connaît les gens qu’à partir de leur généalogie. Bien sûr, ce n’est pas de cela dont je veux essayer de parler.

La temporalité et l’histoire sont des acquis tardifs de l’organisation psychique, ce sont aussi des acquis fragiles, dans la mesure même où ils font partie des élaborations les plus sophistiquées de notre appareil psychique. L’expérience montre que dans les situations traumatiques la temporalité et l’historicité sont parmi les premières fonctions à être désorganisées. Mais elles entraînent à leur suite toute une partie des acquis du travail de mentalisation et de symbolisation. Il n’est guère d’organisation psychique complexe qui puisse, en effet, se maintenir sans la temporalité et l’historicité; la représentation psychique est re-présentation, présentation seconde.

Ce n’est pas un hasard si le premier apport historique de la psychanalyse à été de souligner la confusion des temps dans la pathologie psychique, si la première mesure thérapeutique à été de tenter de restituer l’expérience traumatique à son temps propre. Pas un hasard non plus si l’un des apports essentiels de celle-ci tient toujours dans l’importance apportée à la répétition, à la contrainte de répétition. Les intervenants dans le domaine de la grande précarité auraient tort de sous estimer l’importance de ces données cliniques, à les ignorer ils s’exposent à se confronter aux effets désespérants de la répétition, et du sabotage de leurs efforts.

Ce qui n’a pas été historisé, ce qui n’a pas été inscrit et représenté dans l’histoire de soi, ou ce qui a perdu le sens de cette inscription, revient ou tend à revenir dans le présent, tend à se répéter dans l’actuel, à infiltrer le présent de son ombre fantomatique. Que les sujets errants ne se présentent pas avec une histoire, avec un récit de cette histoire, avec des souvenirs, une temporalité chronologique, ne doit pas faire oublier que cette histoire les habite, qu’ils en sont le fruit, l’effet. Mais bien sûr l’histoire importante n’est pas nécessairement l’histoire dont on se souvient, celle qu’on évoque comme étant l’histoire de ce qui s’est passé. L’histoire dont je parle n’est pas l’histoire morte de l' »anamnèse », l’histoire rigide des souvenirs stéréotypés, histoire toute prête, prête à taire l’essentiel.         L’histoire dont je parle et qu’il faut garder présente à l’esprit, celle sans laquelle il n’y a pas d’affiliation possible, car comment être affilié quand on n’a plus d’histoire, comment savoir comment et à quoi on est affilié souvent secrètement, à quelles loyautées muettes on continue d’obéir, si personne n’a plus en tète la question de savoir comment et pourquoi on en est arrivé là. L’histoire dont je parle n’est pas celle de l’anamnèse, c’est l’histoire vivante de ce qui se répète encore dans le présent, c’est l’histoire de ce qui n’a pas pu avoir lieu. On répète ce qui a eut lieu au nom de ce qui n’a pas pu avoir lieu. Comment faire le deuil de ce qui n’a pas pu avoir lieu si cela n’est pas représentable, même pas représentable pour celui qui vous vient au secours ou qui tente de rentrer en contact avec vous. Comment faire si celui-ci à lui aussi oublié que vous êtes issu et produit de cette histoire là. La désafiliation, celle qui est fondamentale, celle qui est crucialement cachée dans les autres, est celle du sujet qui a perdu son histoire et même l’idée qu’il a une histoire, qu’il y a une histoire de la manière dont il en est arrivé là, l’histoire des rencontres qui n’ont pas eut lieu, l’histoire d’un attachement qui n’a pas pu se développer,     Alors bien sûr il ne s’agit pas de faire raconter aux désaffiliés leur passé ou leur histoire, il s’agit plutôt d’essayer de comprendre qu’elle histoire « raconte » ce qu’ils manifestent au monde, qu’elle histoire non-représentée hante leur vie, leurs comportements sociaux, leur errance. Quelle histoire se répète là dans leur présent, dans leur actualité douloureuse? Quelle histoire qui, à force de ne pas être entendue comme telle, prend la forme d’un destin, inéluctablement répété, inévitablement rencontré? Le destin c’est ce qui de l’histoire n’a pu être approprié subjectivement, qui faute d’être représentable comme tel, s’inscrit ou tend à s’inscrire dans le présent ou le futur de soi.    J’aimerais terminer ces quelques réflexions en évoquant un dernier point qui me paraît assez essentiel dans le contact avec les désaffiliés. Au fond un des éléments de notre socialité habituelle c’est le faux-self, faux-self relatif. L’affiliation c’est aussi cette manière « convenue » de rentrer en contact avec l’autre, c’est aussi cette permission de s’appuyer relativement tranquillement sur des conventions sociales pour ne pas trop engager notre rapport à la vérité dans la relation immédiate à l’autre. « Ça va, et toi ça va? Moi ça va, et les enfants? » Etc. Autant de transactions peu impliquantes qui ne font qu’indiquer notre participation à une socialité convenue et faite d’un ensemble de transactions toutes faites. On n’attend pas de nous la vérité, on attend un système de confirmation mutuelle de notre place dans le socius.

Quand on est confronté à la désaffiliation cette socialité de base est interrogée, ballottée, et avec elle toute une partie de notre sentiment identitaire. Le faux-self de bon aloi perd de son efficacité, de son économie, s’efface derrière une espèce de violence de base, de crudité du contact. À la fois quelque chose est appelé à l’essentiel et en même temps, du fait sans doute de l’absence de rituels d’aménagement du contact, au sein d’une grande précarité du lien. À ceci se mêle un fond de révolte, celui que M Sassolas évoquait tout à l’heure. Révolte contre un système social blessant, humiliant, excluant, ou certaines formes de soumission qui, par leur excès même, dénoncent le contrat narcissique de base de notre affiliation sociale.

D’une manière ou d’une autre nous sommes saisis au vif de notre identité, pour peu que nous cherchions à nous engager dans la rencontre. Nous sommes interrogés nécessairement sur les fondements de nos propres affiliations, de nos propres systèmes d’affiliation. Le faux-semblant social, l’hypocrisie professionnelle comme S Ferenzci l’appelle, n’est pas de mise dans ce cas là, il ne produit pas cet effet d’apprivoisement que nous cherchons à rendre possible. Il a été souvent remarqué aujourd’hui que les pratiques confrontaient alors à la question de savoir comment cesser d’être « psy » dans le contact, comment cesser d’être professionnel en mission, comment être là, en « personne », sans brûler son identité.

Le paradoxe ainsi impliqué est certainement essentiel à la possibilité même d’une pratique auprès de la clinique de la désaffiliation. Notre fonction de « miroir » de l’humanité se mesure à l’aulne de la manière dont nous pouvons tolérer cette espèce de double contrainte paradoxale, être et rester professionnel, psy, tout en ne l’étant plus au sens traditionnel du terme. Winnicott disait « comment cesser psychanalytiquement d’être psychanalyste », on pourrait ici en adapter la formule.Etre présent en personne, aller chercher le contact avec ce qui ne peut plus se formuler comme une demande mais qui comporte un appel muet et informulable, accepter l’autre tel qu’il est sans désirer le changer, lui proposer l’essentiel des besoins relationnels nécessaires à la requalification de sa subjectivité, entendre l’histoire des traumatismes « perdus » qui hantent son destin, en témoigner et les formuler quand c’est possible, partager sans militantisme désapropriateur sa révolte contre ce que la vie lui a fait, tels me semblent être les impératifs qui pèsent sur l’invention des pratiques nouvelles que la clinique de la désaffiliation recquiert.

 

        

Début de la discussion :

Jean Furtos : j’ai bien aimé le début et la fin et j’étais vraiment ennuyé avec cette histoire, les gens déshistorisés. J’ai bien aimé le commencement avec cet encouragement à nous dire que ce l’on fait, ça va profiter à la psychiatrie, à d’autres et il est vrai, en ce qui me concerne, je suis meilleur thérapeute depuis que je suis dans ce domaine. Et avec les malades normaux comme tout à l’heure on disait. J’ai gagné en compréhension notamment par rapport à la destructivité, au refus etc. je ne suis plus le même et donc c’est mieux. Alors, une phrase géniale aussi, c’est l’instauration même du dispositif qui est le processus. Il faudrait rajouter le processus de lutte créative contre la perte mélancolique ou potentiellement mélancolique. Plus on perd, plus on ose tenir debout en créant.Alors quand tu as parlé de personnes qui ont perdu leur histoire, finalement,   je me rappelle d’une dame que l’on avait interviewé avec Christian; elle était à ATD Quart Monde, elle était passée par des choses terribles, elles nous a parlé des heures de son histoire qu’elle avait reconstitué grâce à ATD quart monde, elle était passée par la psy. Pour elle, ça avait marché. Mais pour beaucoup de personnes que l’on rencontre justement, on pourrait dire, c’est l’histoire impossible. Parce que je pense à cet homme qui un jour avait un métier, une femme, des enfants. Il rentre chez lui et voit sa femme avec un autre homme, il sort sans un mot, il prend sa voiture, il accélère sur le champignon tant qu’il avait de l’essence. Il s’arrête là et il commence son errance. Et je crois quelques années après, il est venu divorcer et puis c’est tout, il est reparti. Cet homme là, a perdu son histoire à partir d’une scène intolérable. Je ne sais pas ce qui s’est passé quand il était petit mais ce qu’il y a de sûr, c’est que beaucoup de cas qu’on me présente, par exemple dans les CHRS, ce sont des gens qui peuvent dire une ou deux choses de leur histoire stéréotype à laquelle ils se raccrochent et puis si on veut y toucher…, alors tu disais les conditions d’une historisation, d’accord, c’est tout le problème. Je sais par exemple une collaboratrice (qui devait venir) a une manière de faire le génogramme des gens qui est peut-être intéressant de prendre l’histoire sans y toucher tout en y touchant. Mais justement, si on écoute trop, a priori, il y a une sorte de retour du clivé, c’est encore pire. Alors si tu pouvais parler un peu sur les conditions de possibilité d’historisation dans ces cas à la limite justement où il flippe en dehors, une sorte de retournement des histoires ? Par contre, ce qui m’a parlé, c’est l’aidant qu’il soit social ou psy, qui porte ce que l’autre ne peut pas porter . Alors est-ce que c’est à nous de porter notre histoire encore plus et notre révolte encore plus? Révolte par rapport à ce que l’on a connu, par rapport à nos institutions? Progresser sur notre histoire : j’ai connu un analyste dont j’ai oublié le nom qui disait “ Avec les schizophrènes, on doit parler de nous ”. Quand, il dit ça, ça me fait penser à mon père, je ne sais pas à qui il faut le dire mais en tout cas bon. Ca me parle de dire que si nous progressons nous-mêmes, les gens que nous aidons, progresserons. Mais alors, c’était peut être une des conditions d’historisation mais si tu avais des choses à dire avec ces gens qui ne sont pas en analyse qui ne peuvent même pas rencontrer un psy plus de deux ou trois fois, ils s’arrêtent, ils ne veulent pas, ils ne peuvent pas. Ils ont peut être raison, parce que s’ils parlaient ça s’effondrerait encore plus. C’est là où je t’attends.

René Roussillon : C’est vrai que les mots disent vrai. Je crois que je suis très sensible au fait que les patients sont en droit de rencontrer les soignants qui sont aptes, ou préparer à les admettre ou les accueillir tels qu’ils sont, là ici et maintenant, sans se préoccuper de savoir d’où ils viennent. Celà constitue le devoir fondamental d’humanité ou quelque chose comme ça et ça me paraît important. On a beaucoup insisté, dans les deux expériences qui ont été évoquées tout à l’heure, sur les conditions de cette rencontre, de cet accueil, de cette invitation. Il me semble que ce qui est important, c’est qu’une fois celle-ci instaurée et mise en place, il y ait une préoccupation dans la psyché des intervenants, qu’il y ait quelque chose qui rappelle, qu’il y a un temps, une histoire, que les gens que nous rencontrons, même les SDF, ne sont pas venus là n’importe quand, n’importe comment. Il ne s’agit pas nécessairement pour leur dire “ Et votre papa ? Et votre maman ? Et quand vous étiez petit ? etc. ”. Mais je crois que c’est indispensable à notre possibilité d’intelligibilité de la relation avec eux, que nous ayons en tête la question de la temporalité. Je crois que c’est une des choses qui permet de durer. C’est une des choses qui permet de ne pas sombrer dans le désespoir, dans l’impression d’une répétition infinie, parce que, on ne l’a pas dit mais ça vaut le coup de le dire quand même, ce n’est pas en six mois que ces histoires là peuvent être pensées, c’est en années, c’est en dix ans que le travail de réaffiliation peut être envisagé. Et bien sûr la grande difficulté, c’est tenir tout ce temps là. Moi, je pense que la possibilité pour nous de référer, au moins à l’intérieur de nous, quelque chose de leur histoire, est quelque chose de tout à fait essentiel pour nous permettre de durer.

Xavier Emmanuelli : Je voulais simplement rappeler que les gens que l’on rencontre, ils ont rencontrer par petit morceau, l’assistant social, le médecin, le psychiatre tout au long de leur carrière d’exclu, si j’ose m’exprimer ainsi. Il vous raconte une histoire, stéréotypée souvent, “ j’ai perdu ma femme, mes enfants dans un accident de voiture ”, un stéréotype des temps modernes, repris dans les journaux quand on veut parler des SDF. Il vous raconte cette histoire stéréotypée pour boucher leur trou de mémoire. Mais le deuxième piège, puisque l’on est institution, il vous raconte une histoire qu’ils imaginent que vous aimeriez entendre dans le cadrage institutionnel que l’on représente et donc s’est biaisé à deux niveaux :

-le premier, par le stéréotype qui se répète et qu’ils ont entendu et qu’ils se repassent de bouche à oreille, qu’ils ont entendu dans les salles d’attente de médecin ou d’assistante sociale. –      Le deuxième est une espèce de manipulation pour séduire, pour vous séduire, pour attirer l’attention et vous raconter une histoire biaisée.

Et donc c’est extrêmement difficile par ce qu’on représente. En tant qu’individu, on a peu de chance de rencontrer les gens dans l’errance. On a peu de chance à moins d’être un allumé complet et de passer sa vie sur ces lieux là et on ne peut le faire qu’en tant que professionnel. Et donc, comment surmonter ces deux pièges? J’entends ce que vous dites parce que parfois l’histoire se présente comme ça. Alors le réflexe c’est de dire, c’est l’histoire, les dés sont pipés, c’est une histoire de séduction et du coup d’oublier.

  1. Roussillon

Moi, je propose un repère qui peut être intéressant : c’est l’histoire importante. Ce n’est pas l’histoire qu’il raconte, c’est l’histoire de ce qui ne s’est pas passé. C’est à dire, on appelait ce matin une anthropologie du négatif. Moi je crois que c’est effectivement bien quelque chose comme ça qui est là. Cette forme de la négativité et c’est ça le paradoxe. Il répète ce qu’il ne s’est pas passé. Des jeunes types répètent souvent l’enfance somptueuse qu’ils ont eue. La mère impeccable et la petite maison d’enfance et quand on fait l’enquête un peu poussée on s’aperçoit que c’est absolument l’inverse de ce qu’ils racontent. Donc, il faut l’apercevoir en négatif en somme.

Christian Laval : Ce que vous dites, ça me fait penser à l’identité narrative. Parce qu’il y a un problème d’identité que vous couplez avec un problème d’histoire. Moi, je me pose la question s’il ne s’agit pas plutôt d’un problème de narration. C’est à dire on sait très bien, où l’on peut penser en tout cas que l’histoire c’est quelque chose qui devient crédible je dirais du point de vue du social, à partir du moment où elle est authentifiée par le collectif, sous le regard d’un autre. Si personne ne parle d’histoire traumatique ça finit par ne plus exister. Donc, ça ne fait plus partie de l’histoire. Il me semble que dans ce que vous dites, enfin, moi je le comprend comme ça, il y a quelque chose qui est plus de l’ordre d’une histoire reconstituée qui fait narration crédible pour la personne et pour l’écoutant, l’aidant qui fait que l’on va finir par se mettre d’accord sur une négociation qui fait réaffiliation à un moment donné, une négociation d’une histoire possible. Et on sait très bien que quand chacun on refait notre histoire, on la refait en fonction des enjeux du moments présent. Ce que je voulais savoir, c’est est-ce que vous pouvez dire des choses sur cette distinction entre narration et histoire?

René Roussillon : Oui, C’est un enjeu crucial du 21ième siècle cette question là . Je pense que croire que quand il n’y a pas de narration d’histoire, ce qui s’est passé fini par ne plus exister, cette abolition de l’histoire est quelque chose qu’on voit effectivement beaucoup fleurir, cela pose problème. Ce que l’on n’a pas symbolisé, ce n’est pas que ça n’existe plus, c’est que ça revient sous une autre forme, dans le comportement, dans les passages à l’acte, dans le « destin » ou dans les impasses du quotidien. La narration a comme intérêt alors de donner des représentations donc de rendre éventuellement transformable cette histoire, alors que l’histoire que l’on ,’a pas pu constituer en histoire,, l’histoire dont on se clive, revient traumatiquement, en acte, mais elle revient. Ce n’est pas qu’elle n’existe plus. Au contraire. Elle se met à exister de tous les côtés. Donc je fais bien la différence entre l’histoire de ce qui s’est passé et qui a laissé des traces et la capacité d’un sujet éventuellement de reprendre ces traces pour les représenter, pour les narrer, pour les subjectiver. Quand on arrive à subjectiver les choses, tout va mieux. C’est pour ça que j’insiste sur l’histoire de ce qui ne s’est pas passé. C’est un paradoxe. Ca c’est passé, ça a laissé des traces et en même temps rien du sujet n’a pu s’emparer de ce qui se passait pour pouvoir raconter. Ils ne peuvent pas raconter parce que ce n’est pas représenté. C’est comme si à la fois c’était advenu, que ça avait laissé des traces dévastatrices partout, en même temps comme ça n’avait pas eut lieu, comme si c’était errant dans la psyché. Personnellement je pense que ça serait dommageable d’identifier l’histoire avec simplement ce qui est narrable.

Sylvie Zucca, psychanalyste.

Sur cette question de la narration, je vais en parler un tout petit peu demain et sur cette question que vous posez d’emblée se pose la question du soin un petit peu même si c’est un cas particulier. Les gens que l’on reçoit au SAMU Social par exemple ou qui sont reçus ailleurs, c’est une institution où l’on ne sait pas très bien, c’est un autre type d’institution. Alors, les gens qu’on va voir, ils ont déjà rencontré pleins de gens, ils s’imaginaient pouvoir faire le tri entre un espèce de discours qui serait décodé entre le discours social et ce qui permet d’avoir ou d’être entendu, qui fait que, de ce qui aurait pu être un discours du sujet il y a très longtemps, c’est une autre histoire extrêmement complexe, longue. Et est-ce qu’elle peut imaginer employer le mot ré-affiliation ? Je n’en suis pas sûr. C’est donc pour dire à quel point la question de la modalité de la rencontre puisque là aussi, ça des vécus, la conception de qu’est-ce que c’est que la demande, le cadre, les rendez-vous, à quel point cette question là est fondamentale et difficile.

Roussillon : Juste trente secondes par rapport à ce que l’on disait ce matin. De quel mode de retour s’agit-il ? Il s’agit du retour à quoi ? Donc la ré-affiliation pose le problème de savoir à quoi on se ré-affilie ? Moi, je serais tenté de proposer le paradoxe que c’est peut être le retour à quelque chose qui n’a jamais pu exister, ce qui évite de s’empêtrer trop dans le fait de savoir si on y revient vraiment, si on revient vraiment à la même chose…

Jean Furtos : Pour moi, le SAMU social, c’est une institution non psychiatrique. Si on prend l’hypothèse que le traumatisme c’est ce qui n’est jamais advenu au moi, même, sous forme de représentation jouable, figurable, narrative… enfin bon comme un luxe nécessaire : alors si on prend l’hypothèse que le transfert est universel, alors à ce moment là on peut peut-être suggérer l’hypothèse que c’est dans le travail au sein d’une filière qu’on peut retrouver ce qui n’est pas advenu. Moi quand on présente des situations difficiles, donc là, dans le CHRS où tu travailles, on commence toujours par “ Il est arrivé parce qu’il n’avait pas de logement ”. Son âge, il est né quand… Bon, ça ne sert pas à grand chose de dire son âge, il est né quand parce que c’est d’une pauvreté, on ne peut pas y toucher. L’hypothèse serait peut-être qu’on a à voir d’une manière qui soit relativement simple, ce qui dans un programme, parce que toutes les institutions ont un programme, des objectifs, ce qui ne se passe pas avec les médiations considérées. Alors, peut être, je ne sais pas, on fait un projet d’envoyer quelqu’un loger dans un foyer, ou ensuite un studio, perso. Et puis on s’aperçoit que ça bloque toujours à certains moments. Alors est-ce que l’on ne pourrait dire qu’on est en face de quelque chose qui n’arrive pas advenir et que le travail du médiatif, il est là. C’est à dire que si on reconnaît comme intéressant ce qui n’advient pas, peut-être on va pouvoir passer à autre chose ensuite. C’est à dire dans le transfert institutionnel, est-ce que l’on aurait pas la piste de voir, non pas ce qui réussit, mais ce qui ne réussit pas et alors comment se qu’en faire après ? Comme orientation, je ne sais pas ce que tu en penses ?

Roussillon: J’ai besoin d’y réfléchir… Je me dis quand même que le problème du négatif, sa difficulté, c’est que le négatifif est insaisissable, du moins directement. Ce qui n’a pas eu lieu, comment est-ce que ça n’a pas eu lieu ? Donc, on voit bien la difficulté. Mais on sent bien, par exemple, qu’au travers de toutes les demandes matérielles qui sont faites ou pas, ou qui ne sont plus faites, mais qui sont là potentiellement, ou ces offres que l’on fait… on sent bien que ce n’est pas ça le fond du problème. Et on sent bien qu’il s’agit de quelque chose d’autre. Mais en même temps, ce quelque chose d’autre, il n’est pas atteignable indépendamment des aspects matériels qui se présentent. Donc, tu dis il faut entendre ce qui échoue, je dis oui mais il faut pouvoir aussi entendre que ce qui passe par les objets perceptifs, médiateurs, concrets, manipulables. Non pas parce qu’il s’agit de ces objets là, mais parce qu’à travers ces objets là, quelque chose de cet incernable là peut commencer à se metaphoriser un peu, à prendre forme, ou à prendre un statut intersubjectif. C’est à dire que ces objets sociaux, dont tu parles avec une grande pertinence, je crois qu’il est important aussi de les entendre comme semblables et non semblables à eux-mêmes ; et en tant que non semblables à eux-mêmes, ils sont déjà porteurs ce qui ne s’est pas passé. Alors, oui, c’est un programme qui au fond ouvre aussi notre écoute créative.

Xavier Emmanuelli : Une remarque socio-politique pour dire que pour la première fois, on a un effet de masque. C’est à dire qu’il y a beaucoup, beaucoup de gens dans cette situation. J’en témoigne, on a des statistiques sur Paris. Et qu’il n’y a pas de dispositifs en face qui permettraient de faire ce travail. C’est une question ouverte, une question de société. Il faudra trouver, je sais qu’il n’y a pas de procédure automatique pour en revenir, mais il faudra vraiment réfléchir à la question car il y a une pression par la massification du problème.

Sylvie Zucca : Je crois que ça explique un peu mieux ce que j’essaie de faire passer tout à l’heure sur la spécificité du type de situations auxquelles on est confronté au SAMU social du tout venant de la grande, grande, grande détresse et des exclus de toutes ces institutions et qui arrive dans ce qui est une institution mais qui n’est pas forcément pour les cas qui nous concerne ici, qui touche quand même la question de la psychiatrie où il y a de la désaffiliation. On se retrouve parfois dans des situations absolument impossibles face auxquelles l’institution sociale n’a pas même les outils d’une institution même si les outils de l’institution psychiatrique doivent être réintérrogés par rapport à ce genre de situations. Et la question que je me suis posé, il y a très peu de temps face à une situation particulière, c’est que la limite de cette institution qui accueille cet espèce de débordement de gens qui arrivent de plus en plus par flux, c’est “ Est-ce qu’il faut accueillir tout le monde sous prétexte qu’il faut accueillir à tout prix sans mettre parfois de la loi, des règles quand il y a des débordements psychiatriques, psychiques ou médico-légaux à la limite du médico-légal que l’on voit à peine venir. C’est pour ça que je disais la question du cadre de l’institution même est à proposer par rapport à un type d’exclus que l’on reçoit qui ne sont pas forcément les mêmes selon la place que l’on occupe dans les différentes institutions. La grande, grande exclusion, ca pose encore une autre question, je crois gravissime. On a vu 20.000 personnes différentes l’année dernière sur Paris. Ce n’est pas une centaine, c’est 20.000. Roussillon : j’étais en train de penser “ Tout système thérapeutique confondu, le seul facteur constant que l’on peut remarquer comme facteur soignant, c’est l’investissement du soignant ”. Et là d’un seul coup, on voit, 20.000 personnes, l’investissement! Parce que c’est du temps, la quantité psychique d’investissement…

Minard : 160 heures pour un cas disait Jean-Pierre Martin.

Jean-Pierre Martin : Oui, il y a une autre question qui me vient à l’esprit puisque l’on est là un petit peu à vider son sac aussi, c’est que, tout ça est supportable parce que l’on se met quand même dans une position d’identité soignante même quand on est invité. Ca ne nous aide pas à mieux supporter le soir quand on rentre les diatribes, les gars dans le métro. C’est toujours agaçant, c’est toujours aussi pénible à gérer. Ce sont des moments qu’on peut construire.

Roussillon : L’autre grande question qu’il faudrait se poser, c’est peut-être le même problème que celui du traitement de la psychose par certains côtés, concerne le fait de se spécialiser. Je pense personnellement que si un soignant ou un psychothérapeute se spécialise dans le traitement de la psychose, il perd quelque chose du traitement de la psychose. Il faut en faire suffisamment mais si l’on fait que ça, il y a des choses qui se perdent dans la qualité du soin. Je ne sais pas si ce n’est pas la même chose pour la confrontation avec la grande précarité. C’est à dire qu’est-ce qui se passe à la longue, dans nos appareils pour penser, pour symboliser, pour vivre, du fait de la confrontation permanente avec la grande détresse? Est-ce que c’est tenable et à quel prix ?

Eric Piel : J’ai l’impression qu’il nous balance 20.000 comme ça, et on prend ça dans la gueule et on se dit “ Mais on est tout seul en face ! ”. Peut-être qu’il n’y a pas assez de monde en face ! Ca c’est sûr. Mais pas que des psy et que la société, elle a effectivement…, il y a un problème de réponse de la société donc un problème aussi politique, quand même. Depuis ce matin, j’ai l’impression que le mot n’arrive pas à sortir. C’est un problème de société aussi ça! S’il y a une massification comme ça en ce moment, il y a bien un problème politique.

Minard : Il y a un exemple historique comme ça de massification qui me parle toujours : c’est quelque chose qui est rapportée par John Steinbeck en tant que journaliste, c’était l’histoire du Deus ball aux Etats-Unis, du nuage de poussière dans les années 20 ou 30 où une partie des terres du middle West à subi une sécheresse terrible. Alors les agriculteurs, les petits propriétaires terriens ont survécu un an, deux ans, trois ans… et puis arrive une très grosse tempête qui a entraîner en l’air, à travers les Etats-Unis tous l’humus de ces terres là. C’était ce fameux nuage de poussière. Et ils se sont retrouvés tous du jour au lendemain, propriétaires de terres stériles de fermes inutiles mais aussi avec des femmes, des enfants et des camionnettes. Et ils sont tous partis vers la Californie et John Steinbeck décrit très remarquablement la dégradation sociale de ces anciens petits propriétaires terriens, agriculteurs, mais aussi leur détérioration psychique. Entre autres dans les camps de concentration qui leur avaient été faits en Californie quand ils essayaient de survivre de manière saisonnière en allant ramasser les fruits dans les vergers de riches propriétaires Californiens; il décrit de manière très fine la survenue de quelque chose de l’ordre de la mélancolie chez des gens qui n’étaient pas obligatoirement mélancoliques. Et tous, ils sont passés. Il y a eu là vraiment un effet de masse. Alors, il décrit ça très astucieusement avec les gens qui arrivent encore avec la camionnette qui marche, dans le camp avec les gosses, le père, les derniers arrivants vont de fabriquer des feuillets mais les premiers arrivants, ceux qui sont là depuis des mois, où ils sont ? Les derniers arrivants, dès qu’un gosse est malade, il essaie d’avoir un comprimé d’Aspirine, trouver un médecin. Les premiers arrivants laissent crever leurs enfant là où il est et ne l’enterrent même pas ou développent une agressivité au point que certains de ces camps étaient gardés par des soldats américains. C’est vrai qu’on ne peut pas oublier ces effets de massification et le nombre aujourd’hui dont parlait Xavier, il n’est pas lié comme ça au hasard. En même temps, c’est vrai que la figure où par association apparaissait le plus fortement à travers ton discours c’était celle d’Œdipe. L’histoire d’Œdipe, je me disais mais après tout c’est vraiment l’image même du clodo, du désaffilié, de l’exclu de l’errant, ce type de la DDASS qui a foutu le cas un jour parce qu’il ratait sa psychanalyse à cause d’une interprétation souvent érutiésiat, parce qu’on lui a dit que son histoire ne serait pas aussi rectiligne qu’il n’y paraissait et puis qu’il fout le camp et qu’il commence à faire des conneries… Et où après avoir fait un essai de réinsertion professionnelle, brusquement parce que son histoire lui apparaît, narrait d’une autre manière, elle lui arrive dans la gueule comme ça d’un seul coup et bien tout se dégrade, il perd tout du jour au lendemain (son toit, sa femme, ses gosses, la vue) et il se casse. Il devient à nouveau pour la deuxième fois vagabond à la recherche d’un CHRS accompagné par un psychologue. Ca me paraissait une bonne image !

Roussillon : Ce n’était pas très facile et c’était vraiment une autre perspective. J’ai évoqué tout à l’heure parmi les causalités, des causalités de deux types : la période historique et la pragmatique actuelle qui est extrêmement importante. Vous prenez un sujet en bonne santé, bien foutu, etc. vous le mettez dans une cabine de désafférentation sensorielle, au bout de quinze jours, il délire. Et quelque soit la qualité de son organisation psychique. L’actuel c’est essentiel. Sur cette dimension il y a moyen de travailler au plan collectif, seulement il se trouve que, même si vous êtes 20.000 et c’est important de dire “ Et bien on est 20.000, il y a peut être quelque chose de politique ”. Même si vous êtes 20.000, pour chacun de ces 20.000 il y a aussi quelque chose de l’élaboration qui passera par l’histoire personnelle si on veut permettre à chacun de redevenir pleinement sujet. Une remarque sur Œdipe, par exemple, la menace qui pése sur son destin lui est révelée par un clochard qui lui raconte, un soir de beuverie qu’il va coucher avec sa mère et qu’il va tuer son père. Oedipe part sur la route pour tenter d’éviter son destin, il devient errant, et en même temps plus il fuit pour tenter d’éviter l’oracle, plus il va l’accomplir. Or Oedipe était le fruit d’une beuverie de son père et sa mère. Il y a des choses comme ça qui hantent l’histoire d’Oedipe, c’est quelque chose qui enivre.

Jean Furtos : On remercie René et tout le monde.