Actualité de D.W.W

 

 

Paradoxe de Winnicott 98 

Actualité de Winnicott. (préface au livre d’A.Clancier « le paradoxe de Winnicott ».

 Les auteurs de cette présentation de Winnicott m’ont demandé à propos de la réédition de ce livre, très prisé de tous ceux qui s’intéressent à la psychanalyse et singulièrement à ce que Winnicott a pu apporter à celle-ci, de m’interroger sur ce qu’il peut encore, près de trente ans après sa mort, apporter à la psychanalyse actuelle. Winnicott est maintenant bien connu du public français puisque la plupart de ses oeuvres sont traduites et ont connu un vif succès de publication, il est même, pour certains de ses livres « grand public », connus de ceux qui, simples parents ou éducateurs, ne sont pas des spécialistes de la psychologie ou de la connaissance du développement de l’enfant.

On pourrait penser dès lors qu’il est « bien connu », c’est à dire qu’il est compris et intégré dans le fond du savoir disponible. Tel n’est pourtant pas le cas. Non pas qu’il soit méconnu, il est, je l’ai dit, connu et reconnu. Mais il est loin d’être sûr que sa pensée, dans ce qu’elle présente de radicalement neuf dans la théorie contemporaine, ait été totalement dégagée et que son apport effectif, potentiel, ait été clarifié. Il a souvent été lu et compris comme un auteur venant ajouter quelques notions supplémentaires, certes essentielles, au corpus de la métapsychologie psychanalytique, quelques concepts fondamentaux, tel celui de transitionnel, dont on peut penser qu’ils viennent simplement augmenter, voire raffiner, notre compréhension de certains aspects obscurs du fonctionnement de la psyché humaine, mais sans changer profondément notre relation à celle-ci et à la conscience que nous en avons.

C’est là que les enjeux de sa pensée restent encore trop méconnus y compris par nombre de ceux qui s’y réfèrent, et c’est à tenter de dégager leur impact profond encore bien souvent inaperçu que je vais essayer de m’employer pour souligner non seulement leur actualité, mais leur caractère programmatique pour la recherche psychanalytique de demain.

La première traduction française de l’article fondamental que Winnicott consacre aux « objets transitionnels » s’est effectuée sous l’égide de J Lacan qui le premier a perçu l’importance pour une théorie du symbole et de la symbolisation, de ce que Winnicott avançait dans cet article. Mais, ce qui à été moins perçu d’emblée et a amené Winnicott à proposer une nouvelle version de son texte, la théorie de la symbolisation que son travail implique ne renvoie à nul ordre symbolique préétabli qu’il s’agirait d’arriver à habiter ou qu’il s’agirait de vivifier pour son compte propre. La théorie de la symbolisation inhérente aux processus transitionnels n’est pas la théorie d’un ordre ou d’un état, c’est plutôt la théorie d’un processus, la théorie d’un mouvement, pas celle d’un destin préfiguré, d’une structure préétablit, plutôt celle de l’émergence de la psyché en tant qu’elle est porteuse de vie.

Cet aspect est essentiel; Winnicott est à la recherche d’un mode de compréhension et de théorisation du monde psychique qui accompagnerait au plus près la vie psychique, le psychisme en tant qu’il est vivant, qu’il est vie, c’est à dire création et créativité. En ce sens son projet implicite place sa réflexion au coeur des efforts de l’épistémologie actuelle qui s’attache à penser le vivant, le vivant dans le processus de sa vie elle-même. Il s’agit sans doute du point ombilical de la démarche scientifique, du point limite de celle-ci, celui qui requiert d’accepter de se mouvoir dans une pensée paradoxale, celui qui requiert une extrême tolérance aux paradoxes inhérents à cette tentative.

L’un des thèmes majeurs de Winnicott est sans doute celui de l’être -Winnicott introduit la question de l’être dans la psychanalyse- aux prises avec la question de son identité, avec la question du paradoxe d’une identité qui, parce qu’elle est la question de l’identité du vivant, ne saurait être identique à elle-même, prise entre un mode de présence issue des déterminants du passé et un mode d’advenir, un potentiel à accomplir, un non encore vécu à rendre présent à soi. Le vivant est caractérisé par ce potentiel de relation avec l’inconnu de soi, avec le non advenu de soi, avec l’imprévu de l’advenir.

Pour penser cette dimension de la subjectivité humaine, celle qui est au coeur de toute la souffrance identitaire-narcissique, celle qui est au coeur du manque à être qui caractérise les états-limites de la subjectivité, il a fallu réaliser cette « coupure épistémologique invisible »[1] que certains reconnaissent à la pensée ou au « style » de Winnicott. Aussi bien ce n’est pas seulement dans les concepts qu’il faut chercher son apport le plus déterminant, même si celui-ci passe aussi par les concepts, c’est peut-être d’abord et avant tout dans son « style », je dirais dans son ton, dans sa manière particulière de rendre compte de la clinique.

La lecture de Winnicott « soigne » le lecteur, elle panse l’âme, et rend possible un plus d’être, elle augmente le contact avec soi parce qu’elle rend possible, par son ton, de se connecter avec des parts de soi en attente d’être formées et reconnues. Par la transitionnalité qui se manifeste « en acte » dans son écriture Winnicott dépasse l’habituelle dissociation entre l’objet et le sujet qui accompagne les réflexions métapsychologiques courantes sur la psyché humaine, celles qui sont obligées de maintenir une distance « scientifique » avec leur objet d’analyse. C’est peut-être la raison pour laquelle d’ailleurs, la théorisation antérieure avait évité de poser comme il le fait, la question de l’être[2]; elle butait sur la question du ton recquis pour en traiter, sur l’aménagement de la distance de soi à soi.

Trop près, comme du-dedans, la militance guète et avec elle la passion de soi qui empêche de penser, trop loin, au-dehors, c’est l’objectivation et son cortège d’arrêts surmoïques qui éloignent de l’apprivoisement indispensable à l’approche des parties informes et paradoxales du sentiment d’être. Winnicott, et en ceci il accomplit dans et par son écriture ce qu’il décrit dans sa pensée, a trouvé la bonne distance « théorique » pour laisser l’être en souffrance exprimer l’essence de celle-ci, celle qui, dépassant l’opposition du dedans et du dehors, laisse être la transitionnalité. Tant dans ses cures, et le « matériel » qu’il évoque suffi à le montrer, que dans ses articles et « communications », Winnicott a su créer l’ambiance empathique seule à même d’établir le « contact » avec les processus de dissociation à l’oeuvre dans le manque à être et ses manifestations subjectives et à rendre ceux-ci formulables et appropriables.

Aussi bien Winnicott ne cherche-t-il que rarement à convaincre. S’il emporte la conviction de son lecteur, c’est plus par le parcours appropriatif interne qu’il permet, que par la force de son argumentation « scientifique ». Ceci ne veut bien évidemment pas dire qu’il manque de rigueur, mais que celle-ci est plus à rechercher dans la finesse et la subtilité avec laquelle il accompagne le processus, dans son respect des faits de la réalité psychique, dans son repérage de la pertinence de ceux-ci, plus que dans l’affirmation d’une thèse savamment exposée.

Et pourtant Winnicott n’est pas un auteur facile. Même si l’on ne trouve pas chez lui le jargon en vigueur dans les travaux métapsychologiques et qui obscurcit trop souvent le propos de l’auteur, même si l’abord de ses textes peut sembler pouvoir s’effectuer d’emblée, de plein pied. Pour bien les saisir dans leur caractère radicalement novateur, il faut disposer d’une expérience interne, d’une proximité, voire d’une sensibilité au problème des frontières de l’identité, aux expériences d’être dont il traite. On peut même être abusé par l’apparente facilité de leur style et passer « à côté » de l’invisible ligne de départage qu’ils viennent de tracer avec l’approche traditionnelle de la psyché.

Si Winnicott facilite le travail d’appropriation subjectif nécessaire à la lecture de son oeuvre, il ne le fait pas disparaître, loin s’en faut, et quoi qu’il en paraisse, celui-ci reste exigeant. En ce sens on pourrait dire que les réflexions que je propose ici représentent quelques maillons du travail que j’ai dû pour ma part entreprendre pour m’approprier son apport et insuffler à ma recherche psychanalytique personnelle actuelle le dynamisme potentiel qu’il recelait.

Une première nécessité dès lors est d’inscrire l’originalité des thèses de Winnicott dans le fil de la tradition de la psychanalyse Freudienne. Ce n’est pas là ramener le nouveau, et ce qui est peut-être en rupture, à l’ancien et au déjà bien connu, c’est plutôt tenter de saisir en quoi le nouveau poursuit et transforme pour le vivifier ce qui est déjà acquit. Winnicott en ce sens peut-être considéré comme l’un de ceux qui ont su faire fructifier ce qui n’était resté que potentialité dans le tournant de 1920 de la métapsychologie de Freud. Si l’on a pu avancer en effet que son oeuvre était un long commentaire de la note de Freud des Deux principes du fonctionnement mental de 1911, c’est plutôt en réalité dans la seconde métapsychologie de Freud et comme un développement de celle-ci qu’elle prend en fait tout son sens. Cette métapsychologie infléchie en effet la théorie de la pratique du travail psychanalytique de la simple prise de conscience en direction de l’appropriation subjective intégrative; ce que la célèbre phrase de 1932 de Freud -« Wo Es var soll ich werden »[3]– formule clairement. L’oeuvre de Winnicott, pour autant qu’on accepte de la lire dans son mouvement d’extraction progressive de ce qui la meut, est centrée sur l’appropriation subjective, sur ses conditions internes et externes de possibilités. S’il choisit le biais de la question de l’être pour l’aborder c’est sans doute parce que c’est sa manière propre de s’approprier la psychanalyse.

Nous l’avons dit Winnicott ne se contente pas de dire, il accomplit dans sa manière propre, dans son style d’être et d’écrire ce qu’il dit. S’il pense que chaque être doit « créer » le monde qu’il trouve dans son environnement, s’il pense que c’est ainsi que l’on s’approprie le monde et qu’ainsi on s’y rend présent et créatif, il applique de fait ce même précepte à sa propre manière d’habiter la psychanalyse. Winnicott n’applique pas la psychanalyse aux troubles limites de l’identité et du narcissisme, il ne l’applique pas comme on dit en mathématique qu’on « applique » une formule, il transforme la psychanalyse pour qu’elle s’applique aussi aux troubles de l’identité et à ce que ceux-ci comportent de questions essentielles pour chacun. Et ceci parce pour s’approprier la psychanalyse il la transforme, la réinvente, pour s’attacher à ce qui le tient.

En ceci comme celle de Freud, l’oeuvre de Winnicott est un exemple fort de la démarche psychanalytique qui ne se conçoit que par sa redécouverte, sa réinvention par chacun pour son propre compte et dans chaque nouvelle cure. Comme pour celle de Freud, l’oeuvre de Winnicott doit être lue comme un « play », comme un jeu exploratoire qui ne découvre et clarifie qu’au fil du temps, qu’aux détours de ses propres développements, ce qui l’animait en silence depuis le début. Il faut pouvoir lire Winnicott rétroactivement, partir de ce à quoi il aboutit pour bien comprendre ce qui était en jeu, encore informe à l’origine et qui n’a pris son sens que progressivement et au fil des aléas de son parcours.

Cependant ce travail d’appropriation subjective, ce travail de réinvention de la psychanalyse, lorsqu’il quitte l’intimité du divan ou du fauteuil pour s’exposer dans les groupes et institutions de la psychanalyse, rencontre la résistance des idées en place, des « savoirs » déjà là, acquits, et menacés de devenir des savoirs établis, des « savoirs préalables » menacés d’idéologie. Il n’y a pas de création véritable qui ne se heurte à cette question, qui ne confronte le créateur potentiel à sa « capacité d’être seul en face du groupe », c’est à dire à pouvoir s’opposer le cas échéant à son groupe d’étayage.

L’être, le « vrai-self », celui qui subjectivement recèle la part identitaire de soi, se mesure là dans cette capacité à affronter le groupe établit au nom de ce que la proposition nouvelle contient de vérité. Dans un contexte majoritairement Kliennien qui postule la subjectivité comme toujours déjà là d’emblée, qui estompe la part de l’objet, de l’environnement et de la réalité externe dans le développement psychique, il fallu a Winnicott un certain courage, une certaine capacité à « s’avancer seul en face du groupe » pour soutenir tranquillement « qu’un bébé ça n’existe pas », pas indépendamment d’un environnement qui le soutient, pas indépendamment d’un objet et d’une réalité externe qui lui permet d’exister subjectivement, qui se laisse « utiliser » pour qu’il puisse exister dans sa subjectivité.

En ceci l’exemple de Winnicott est toujours d’actualité, il est d’actualité comme exemple, comme modèle d’une psychanalyse qui poursuit sa route malgré son établissement en sociétés savantes, malgré son institutionnalisation, malgré ses propres avancées antérieures, d’une psychanalyse en redécouverte perpétuelle d’elle-même, d’une psychanalyse qui ne risque pas de mourir de son propre succès parce qu’elle est en interrogation permanente sur ses fondements.

Introduire la question de l’être en psychanalyse, la question de l’identité subjective, à partir de la question de l’appropriation subjective, de ce que Winnicott appelle la créativité, et de ses conditions de possibilités aussi bien interne qu’externe, c’est en effet retrouver une question, sans doute là d’emblée dans l’histoire de la psychanalyse, pour la rouvrir et avec elle la question des fondements de la psychanalyse aussi bien que celle des fondements de la psyché.

La conception d’une psyché qui progresse par « prise de conscience » ou refoulement de celle-ci, suppose un monde interne représenté, représentable, d’emblée représenté ou représentable, un monde inconscient gouverné par le fantasme. Elle suppose un sujet toujours là présent, dès l’origine, pour représenter ce à quoi il est confronté, un sujet « maître » en sa demeure, à l’inconscience près, omnipotent potentiellement pour ce qui l’habite et le meut. Dans cette perpective la seule question qui se pose est celle de la conscience que le sujet peut avoir de ce qui se produit en lui, ou plutôt de ce qu’il produit inconsciemment en lui. L’accent porte sur la conscience, sur la mise en conscience, c’est à dire sur la secondarisation des processus primaires considérés quant-à eux comme un mode de conservation des processus de représentations infantiles. Sur ce fond la prise de conscience du caractère infantile et passé des mouvements inconsciemment conservés et maintenus rend alors possible le dépassement et le deuil de ces accomplissements perturbateur de l’actualité du sujet. Telle est, grossièrement résumé, la logique basale de la psychanalyse.

Ce que la clinique des souffrances narcissiques révèle, ce que la clinique moderne met en évidence, commence à mettre de plus en plus en évidence, c’est que cette conception du fonctionnement psychique n’est qu’un cas particulier et particulièrement heureux de celui-ci. En d’autres termes la théorie de l’omnipotence représentative de la psyché, de sa capacité à tout représenter de ce qui l’habite et la met en mouvement, est une illusion liée au désir de maîtrise narcissique de la psyché, à son désir que rien de ce qui se produit en elle ne lui échappe. Tout ce qui est doit être fantasme, représentation, effet de la subjectivité propre : la psyché et la théorie de la psyché a concédé l’inconscient elle n’a pas cédé sur son projet d’emprise.

On ne comprend rien à la théorie de la transitionnalité et à ce qu’elle implique, si l’on n’introduit pas un écart entre ce qui se met en acte dans la psyché et ce qu’elle est en mesure de représenter et s’approprier, si l’on reste pris dans l’illusion que tout ce qui est dans le « sac » de la psyché, tout ce qui est à l’intérieur, relève du moi-sujet, relève de la subjectivité[4]. L’activité représentative inconsciente ne va pas de soi, elle résulte d’un travail psychique, d’un processus psychique, elle est une production de la psyché qui ne peut se dérouler que si certaines conditions intrinsèques et extrinsèques sont réunies. La psyché n’est pas toute puissante dans son processus représentatif, même dans les aspects inconscients de celui-ci, elle n’est pas d’emblée autonome, elle dépend de conditions d’environnement.

Le modèle d’une activité représentative omnipotente s’étayait sur le rêve. Indépendant de tout objet externe, narcissiquement protégé de l’influence des objets le rêve pouvait soutenir l’illusion d’une capacité représentative autonome et ne dépendant que des mouvements propres du sujet, donc auto-engendrée. L’exploration des zones non représentées de la psyché suppose un modèle différent, celui du jeu, complémentaire du premier mais qui laisse apparaître ce que la symbolisation doit aux objets. Le jeu, fut-il play, ne peut se dérouler sans le support perceptivo-moteur des objets externes inanimés, il ne peut se dérouler sans un minimum d’apport des objets animés, sans le respect de son exercice et ce que celui-ci suppose comme « contrat » narcissique, fut-il contrat de non intervention. On ne peut jouer seul, d’emblée seul, il faut au moins être deux à l’origine, au moins être deux plus une règle du jeu même si celle-ci n’est pas explicite et reste « muette ». Même si le jeu garde une valeur narcissique importante, celle-ci est subordonnée à la présence d’un environnement facilitateur, un environnement qui soutient et « maintient » la possibilité du jeu.

Winnicott tire deux conséquences de cet état de choses.

La première, qui contient un premier point essentiel de la théorie de la transitionnalité, est que, si l’activité représentative ne va pas de soi, si la représentation psychique n’est pas l’effet immédiat d’une simple rétention énergétique comme Freud a pu le penser dans un premier temps, alors elle résulte d’une première forme de travail psychique, d’une première forme d’appropriation subjective. La pensée de Winnicott implique un écart entre l’expérience et sa représentation, entre l’inscription première de l’expérience vécue et sa symbolisation représentative. Cet écart est essentiel, il introduit l’espace d’un temps supplémentaire du travail psychique d’appropriation, il introduit la question de l’appropriation elle-même, celle de son processus, celle de la nécessité d’une symbolisation « primaire » de l’expérience. C’est dans l’échec de ce premier temps de l’introjection de l’expérience vécue[5] qu’il faut rechercher l’origine des expériences sous-jacentes aux pathologies du narcissisme, aux pathologies du manque à être. Winnicott, et c’est là un des premiers aspects de la « coupure épistémologique invisible » qu’il introduit, fait gagner un temps dans l’analyse du processus d’appropriation subjective, il fait gagner le temps nécessaire pour pouvoir penser l’échec de la symbolisation primaire, mais il fait gagner aussi le temps nécessaire à son analyse, le temps qui rend possible cette analyse.

Cet écart rend pensable de différencier la symbolisation résultant du deuil de l’objet, de sa « perte », de celle, préalable, grâce à laquelle le deuil de l’objet est possible. C’était là en effet l’impasse, le paradoxe dans laquelle la théorie de la représentation risquait d’être enfermée : pour symboliser il faut faire le deuil de l’objet, mais pour faire le deuil de l’objet il faut symboliser l’objet. En gagnant le temps d’un processus et donc en permettant de différencier deux temps, deux moments dans le processus de symbolisation Winnicott permet de penser le paradoxe et de sortir de l’impasse de la clinique du deuil.

La seconde conséquence, le second point essentiel de la théorie de la transitionnalité, concerne les caractéristiques principales de ce mode de symbolisation premier. Il prend sa source dans le jeu, le jeu effectivement joué, il se déroule entre dedans et dehors, mêle l’hallucination interne aux propriétés matérielles des objets, mêle le « crée » intérieur au « trouvé » externe. Cette première forme de symbolisation ne se conçoit que dans cette intrication étroite qui estompe la différence entre réalité interne et réalité externe. Ce qui veut dire qu’elle peut échouer, soit du fait du sujet soit de celui des objets, qu’elle n’est pas une donne automatique de l’expérience subjective, elle est conditionnelle et conditionnée particulièrement aux particularités de l’environnement. L’activité de représentation et de symbolisation « primaire » est une activité intersubjective qui est subordonnée à certaines conditions de fonctionnement de l’intersubjectivité[6].

         Ce premier constat introduit toute la recherche pratique actuelle sur la fonction symboligène ou désymbolisante des relations intersubjectives. Il sous-tend tous les travaux sur le jeu, sur les différents types de jeux, le cadre et les médiums qu’ils utilisent, il infléchit une large partie de la recherche sur les dispositifs thérapeutiques « sur-mesure » mis au point pour traiter des formes spécifiques des pathologies identitaires-narcissiques. Il infiltre toute la réflexion sur l’action psychique de ce qui n’a pas été historiquement représenté et sur les moyens de reprendre dans l’actuel le travail de symbolisation à l’époque entravé.

Mais l’existence d’une incomplétude du travail de symbolisation primaire, celle qui en quelque sorte mesure la différence entre le ça et le moi, mesure ce qui du ça ne peut devenir du moi, introduit aussi une réflexion nécessaire sur les formes de l’inconscient. Freud l’avait fortement pressentit en 1923, on ne peut plus dire l’inconscient car il y en a plus d’un, car il y a plusieurs manières d’être « inconscient ».

Il y a, c’est classique maintenant, l’inconscient fonctionnel; le préconscient, celui qui résulte d’une fonctionnalité de « l’organe » de la conscience qui ne doit pas être submergé par un trop d’informations actuelles et doit donc « mettre de côté » un certain nombre de contenus psychiques néanmoins susceptibles de redevenir conscients.

Il y a ensuite l’inconscient au sens du refoulé, plus difficile d’accès : son analyse et sa prise de conscience sont l’objet de la psychanalyse Freudienne.

Mais il y a maintenant aussi, dans le ça ou en regard topique de celui-ci, des formes d’inconscient dissocié, clivé, une manière d’être inconscient et inapproprié, une manière d’être et de ne pas être dans la psyché[7]. Il y a le « trouvé » non « crée », le « créable » non « trouvé », ce qui a et n’a pas eut lieu, ce qui reste potentiellement présent sans être accompli, ce qui a été vécu et non symbolisé, ce qui hante les alcôves de la psyché, errant, en quête d’une forme, en quête de représentation, en quête même d’une simple capacité de présence. Il y a l’inconscient au sens du potentiel. Il y a la souffrance liée à ce qui n’a pu avoir lieu, peut-être comme tardivement Freud en avait eu l’intuition[8], la culpabilité liée à ce qui ne s’est pas accompli. On imagine les perspectives ainsi ouvertes, on pressent aussi combien Winnicott a influencé tous les travaux actuels sur le négatif et la négativité.

Car dans cet espace potentiel il y a le pire et le meilleur.

Le pire ce sont les « agonies primitives », les expériences catastrophiques, les vécus de mort psychique et autres formes d’angoisses extrêmes qui ont tellement menacé l’être que celui-ci a dû, pour survivre à leur impact, se dissocier, se retirer de lui-même, se couper de lui-même et de ses expériences essentielles et ainsi de toute possibilité de représenter ce à quoi il était confronté. Les agonies sont sous-jacentes aux formes cliniques de la négativité ou du négativisme, elles alimentent d’une source inépuisable la destructivité, les formes d’anti-socialité et la culpabilité primaire qui leur est associée, elles appauvrissent le moi et le développement personnel de toute l’énergie nécessaire à tenter de les juguler ou de modérer leur impact.

On peut d’ailleurs profiter de l’occasion, au passage, pour montrer l’intérêt métapsychologique et clinique des conceptions de Winnicott qui, là encore, permet de repousser d’un cran la limite de l’interprétation psychanalytique. Les hypothèses de travail que je viens de souligner concernant la destructivité et la culpabilité primaire éclairent ces grandes questions actuelles mais aussi, le fait à ma connaissance n’a pas été souligné, permettent de rétablir une conception de l’inconscient là ou celle-ci était menacée. En effet dans toute une série de théories passées et actuelles de la violence ou de la destructivité celles-ci apparaissent comme leur propre ultime substrat. La destructivité exprimerait la tendance pulsionnelle de la destructivité, la violence exprimerait une tendance fondamentale de la psyché, une tendance basique, première. Violence et destructivité sont alors semblables à elles-mêmes, pures expressions de leur fondamentalité, elles n’ont plus d’inconscient, plus de contenu latent, elles sont l’ultima ratio de leur manifestation. Elles exprimeraient donc la forme accomplie d’un principe de plaisir qui à lui seul expliquerait leur domination.

L’interprétation que Winnicott en donne permet au contraire de penser que violence et destructivité négativiste ne sont pas un effet de structure derrière lequel il n’y aurait rien à chercher à comprendre, mais seulement à transformer ou à réprimer, mais plutôt que leur manifestation clinique contient un contenu latent, différent, interprétable à partir de ce qui n’a pas pu être intégré de l’expérience subjective historique, à partir de l’échec de la représentation des agonies primitives. Violence et destructivité retrouvent un écart dans le rapport à elles-mêmes, elles retrouvent un inconscient qui rompt l’identité à elles-mêmes et l’impasse dans laquelle celle-ci les enfermait, elles deviennent dynamiquement interprétables.

Là encore l’importance d’une telle conception pour toute la clinique actuelle de la limite et de l’extrême est considérable, l’hypothèse de Winnicott rend possible une clinique et une pratique des situations « limites » ou « extrêmes » de la clinique.

Enfin, pour reprendre et finir avec cette question, les agonies hantent la vie du sujet quand elles cherchent aussi à faire reconnaître leurs traces, quand elles cherchent à infiltrer de celles-ci le présent de l’expérience d’être, quand elles cherchent à se rendre présentes au moi pour se faire représenter par celui-ci. Le pire c’est ce qui a eut lieu mais n’arrive pas à faire reconnaître sa présence fantomatique dans le tréfonds de soi.

Le meilleur, mais on pressent que le meilleur ici peut facilement tourner au pire s’il ne reste que potentiel non advenu à l’être, ce sont les potentialités créatives qui n’ont pu trouver matière à se faire reconnaître, c’est ce que A Green a récemment appelé « la réserve de l’incréable ». Le meilleur c’est ce qui aurait pu se développer pour enrichir le mode d’être, les capacités créatives du sujet, s’il s’était passé dans l’environnement quelque chose qui avait rendu possible sa prise en compte. Comme l’écrit très judicieusement Winnicott « il ne s’est rien passé là où il aurait pu utilement se passer quelque chose ». Les potentialités d’être non advenues restent « en souffrance » dans la psyché, comme l’on dit d’une lettre qui n’a point atteint son destinataire qu’elle est « en souffrance ». Le meilleur qui peut tourner au pire c’est ce qui n’a pas reçu d’échos de l’environnement, qui n’a pas été investis par les objets référentiels, et qui a été petit à petit délaissé, sans disparaître pour autant, à force de n’être ni senti, ni vu, ni entendu par le miroir primaire de soi, et qui, depuis lors, reste silencieusement tapi hors-moi, en attente, dans l’oubli de soi.

Le meilleur qui tourne au pire c’est ce qui n’est pas utilisable de soi parce qu’il n’a pas rencontré d’objet « utilisable » pour lui, pas rencontré d’environnement facilitateur. C’est ici toute la question de la carence des besoins du moi et des effets de celle-ci qui se trouve impliquée. Winnicott renouvelle cette question d’une manière qui est loin d’avoir déjà porté tous ses fruits. Avec le concept de « besoins du moi » Winnicott a profondément transformé la conception psychanalytique du besoin pour l’introduire dans une conception élargie du traumatisme.

Winnicott ne définit jamais clairement ce qu’il entend par « besoins du moi », il ne liste pas ceux-ci, préférant laisser ouvertes ces précisions. En cherchant à extraire de la conception qu’il nous en propose la quintessence de ceux-ci, on pourrait néanmoins avancer que les besoins du moi représentent ce dont le moi a besoin pour faire son travail d’appropriation subjective des expériences vécues qui trament son histoire. Les besoins du moi varient donc en fonction de l’age et de ce que le moi doit métaboliser pour pouvoir se l’approprier.

Le concept de « besoins du moi » apparaît ainsi comme un concept fondamental du travail psychothérapeutique moderne, comme le concept qui permet de régler l’organisation du dispositif-symbolisant qui va être proposé au sujet, comme le concept qui permet de penser les paramètres de l’intervention adéquate à la relance des processus de symbolisation qui est requise pour le changement thérapeutique. Il accompagne une conception du travail thérapeutique centrée sur l’optimisation des capacités de symbolisation du patient, il modifie profondément le sens du travail interprétatif.

Celui-ci, en effet, ne peut plus être compris comme la tentative de formulation par l’analyste ou le thérapeute du « fantasme inconscient » du patient, comme si l’analyste « savait » mieux que l’analysant ce qui habite celui-ci. Ou plutôt cette tâche passe au second plan, elle est subordonnée à des aspects plus fondamentaux. Car l’essentiel est, et Winnicott rappelle à ceux qui l’avaient oublié ce précepte fondamental de la psychanalyse Freudienne, de garder présent à l’esprit que c’est le patient qui « sait », et lui seul. L’analyste n’est là, par une attention aux besoins du moi « en souffrance », que pour fournir les conditions favorables pour que l’analysant puisse se révéler à lui-même ce qu’il « sait », depuis toujours, sans savoir qu’il le « sait », sans pouvoir se le dire ou se le laisser vivre. Le chemin est sans doute encore long avant que cette vérité fondamentale ne conquiert tous les aspects de la pratique psychanalytique qui l’ignorent encore.

L’analyste, le thérapeute, n’est là que pour apprendre à l’analysant à « jouer », que pour lui permettre de « jouer », avec certains aspects de son expérience historique et actuelle -ce qui ne veut pas dire se jouer d’elle-, à jouer et rejouer celle-ci pour mieux la symboliser et se l’approprier. Dès lors comment s’y prendre pour créer l’espace analysant requis?

Une orientation générale est donnée par l’idée que la tâche de l’analyste est de maintenir ou de rétablir la situation « analysante », celle dans laquelle le patient devient capable ou retrouve sa capacité à donner vie et sens à son monde interne, à « créer » ce qu’il trouve ou à trouvé, à « trouver » ce qu’il a été ou est en mesure de créer : l’analyste maintient ou rétablit les potentialités transitionnelles de la situation analytique. Mais comment s’y prendre pour cela?

A cet égard l’apport de Winnicott n’est pas aussi facile à cerner qu’il n’y paraît dans la mesure où, si l’on pressent aisément à partir du contenu des séances qu’il rapporte, que pour en arriver au point qu’il relate il a fallu préalablement rendre possible un long processus de préparation, donc arriver à créer ce que je serait tenter d’appeler « une ambiance psychanalytique » particulière, Winnicott ne théorise pas la manière dont il rend possible, dans les cas particulièrement difficile qu’il traite, le développement de la remise en jeu. Winnicott montre « en acte » comment il s’y prend pour établir le « contact » avec le champ potentiel du sujet ou pour rétablir une aire de jeu compromise par l’impact d’une zone traumatique, il n’enseigne pas formellement les moyens d’y parvenir.

La technique du « squiggle game », élaborée comme on sait pour l’approche des enfants en période de latence et étendue à celle des adolescents, donne cependant une assez bonne idée de la manière dont il s’y prend : c’est un modèle interactif, mais il s’agit d’une interaction centrée sur le développement d’une potentialité non encore advenue. Peut-être faut-il en compléter le modèle par celui, proposé dans la même ligne par M Milner, de « médium-malléable », qui met l’accent pour ce qui le concerne sur la plasticité « sur mesure » des réponses de l’objet aux mouvements du sujet. Suffisamment de « résistance » et de consistance pour que l’effort du sujet mesure le travail à accomplir pour la mise en forme représentative de l’expérience à mettre enjeu, mais suffisamment aussi d’adaptation aux besoins du sujet pour que celui-ci sente l’accueil favorable qui sera fait à ce qui de lui cherche à s’exprimer, suffisamment de créativité enfin pour aller chercher le contact avec l’irreprésenté ou le non advenu, pour que ce qui n’a pas de lieu trouve enfin un écho. Proposer « créativement » un objet qui se prête à la création de l’autre, un médium pour permettre à l’informe de prendre sens, tel serait le paradoxe essentiel de sa technique.

Car Winnicott, et là aussi il s’agit d’un aspect de la « solution » épistémologique et clinique qu’il propose aux grandes questions de la psychanalyse moderne, cherche à conjoindre une psychanalyse qui ne renie pas ce qu’elle doit à l’intersubjectivité et à « l’influence » intersubjective dans la situation psychanalytique, sans pour autant renier non plus sa dimension intrapsychique. Il est celui qui, grâce en particulier au concept d’utilisation de l’objet, permet de dépasser l’opposition entre l’intrapsychique et l’intersubjectif, il est celui qui permet de sortir de l’impasse de la question de la suggestion en analyse, ce qu’il nous faut examiner maintenant

Pour bien comprendre l’importance de ce que le concept « d’utilisation de l’objet » peut apporter dans le débat psychanalytique actuel il faut prendre en compte la crise pratique et théorique produite dans la psychanalyse par l’introduction du point de vue intersubjectif. La prise en compte du rôle historique des objets dans la construction de la psyché amène inévitablement à celle de l’influence actuelle du psychanalyste et de la situation psychanalytique sur l’analysant, entraîne un renouveau de la question de la suggestion par et dans l’analyse, voire celle de la séduction narcissique potentielle que recèle l’analyse[9].

L’analyse à partir de la « relation d’objet » pose en effet, en retour, le problème de la « réponse de l’objet », c’est à dire la question de l’interaction sujet/objet, nouvelle référence obligée qui impose de prendre en compte les particularités de l’objet à qui s’adresse la relation.

Appliquée à la situation psychanalytique cette conception implique la reconnaissance de l’inévitabilité de l’impact de l’analyste et de la situation qu’il propose sur l’analysant, l’inévitabilité donc d’effets de suggestion potentielle de ceux-ci. Cette question devient particulièrement cruciale lorsque la souffrance qui amène le sujet en analyse est d’ordre « narcissique-identitaire » c’est à dire précisément déjà liée aux effets aliénants des suggestions historiques, déjà liée au « faux-self » que le sujet a développé en réponse aux influences de son environnement de développement. Là le risque est majeur que la situation psychanalytique reduplique les effets narcissiquement aliénants de l’influence de l’objet, ou du moins qu’elle soit frontalement confrontée à cette question.

La notion d’appropriation subjective témoigne déjà de la reconnaissance de l’importance de la prise en compte de cette question, elle met l’accent sur les conditions de possibilités d’une analyse qui parviendrait à rendre possible une appropriation subjective véritable malgré l’inévitable influence suggestive de l’analyste. Un premier apport de Winnicott est de souligner que pour que l’appropriation subjective puisse avoir lieu il faut que ce que révèle l’analyse soit « trouvé-crée ». Ce qui amène à un premier sens du concept « d’utilisation de l’objet ».

L’une des tâches du psychanalyste sera de rendre « utilisable » la situation psychanalytique, de se rendre « utilisable » comme analyste pour le patient, car la chose ne va pas toujours, là encore, de soi. Winnicott ouvre ainsi une autre dimension du travail psychique et par là même éclaire certains aspects restés obscurs dans la conception classique de celui-ci. On n’apprend pas « son métier d’analysant » au patient, comme on a pu le dire, on n’apprend pas ce métier parce que la psychanalyse n’est pas un apprentissage, un apprentissage de plus. Par contre c’est l’un des impératifs fondamentaux de la pratique psychanalytique que de rendre possible à l’analysant la découverte active des propriétés de l’espace analysant, les potentialités que lui offre l’analyste, c’est à ce compte et à ce compte seulement qu’une psychanalyse qui ne soit pas une forme raffinée de « machine à influencer », peut avoir effectivement lieu.

Permettre à l’analysant de découvrir la pertinence potentielle de la situation analytique, de découvrir sa pertinence dans la symbolisation de ses états internes, de ceux qui ont lieu et de ceux qui n’ont pas encore pu avoir lieu parce que la vie ne leur en pas encore fournit l’occasion, c’est rendre « utilisable » la situation psychanalytique pour faire une « analyse », c’est permettre à l’analysant de « trouver/créer » son espace analytique propre.

Mais Winnicott ne s’en tient pas là, il ajoute, c’est l’autre sens de la question de l’utilisation de l’objet », qu’il faut aussi lui permettre aussi de « détruire/trouver » l’espace psychanalytique proposé par l’analyste. Dans chaque analyse la situation psychanalytique doit être réinventée, recrée par l’analysant, recrée « sur-mesure » pour son compte propre. Elle doit donc aussi être détruite dans ce qu’elle propose comme « prêt à porter », « prêt à penser », comme dispositif tout fait, pour être redécouverte, « trouvée » et retrouvée dans sa pertinence singulière pour cette analyse là. L’analyste et l’analyse doivent pouvoir « survivre » aux particularités destructives de la dynamique appropriative. C’est dans la dialectique ainsi impliquée que les effets inévitables de suggestion voire de séduction de la situation psychanalytique ou de l’interprétation psychanalytique, pourront être dynamiquement dépassés : sera appropriable ce qui du « trouvé » aura aussi été crée ou survivra aux efforts destructeurs du sujet. Le transfert dit « négatif » n’est pas un mal qu’il faudrait apprendre à endurer comme inévitable, c’est l’un des ressorts essentiels, l’un des leviers dynamiques, de l’appropriation subjective.

Se profile ainsi de proche en proche un paradoxe du travail psychanalytique comme « suggestion pour sortir de la suggestion », comme ce qu’il faut de présence inévitable pour rendre possible une « capacité d’être seul en présence l’autre », autre concept que propose Winnicott pour sortir de l’opposition entre l’intersubjectif et l’intrapsychique. C’est sur sa présentation que nous terminerons ce tour d’horizon des concepts que Winnicott propose pour la pensée actuelle et la recherche psychanalytique.

La « capacité d’être seul en présence de l’autre » est l’un des paradoxes que Winnicott construit pour éclairer la clinique des difficultés narcissiques et du même coup faire avancer un certain nombre de problèmes de la théorie. Nous l’avons évoqué « la capacité d’être seul en présence de l’autre » permet de dépasser l’opposition entre intersubjectivité et intrapsychique. Le concept permet de penser une forme d’intersubjectivité dans laquelle ne s’exerce pas d’influence de la présence de l’autre sur le cours des événements psychique du sujet, qui respecte donc le mouvement intrapsychique. La réalité subjective ainsi désignée permet quant-à elle au sujet de rester lui-même, de rester avec lui-même, malgré la présence de l’objet, ou même grâce à celle-ci.

L’une des formes de la souffrance narcissique tient précisément dans l’incapacité du sujet à s’abstraire du poids de la présence de l’autre : il est soit sous l’influence de celui-ci, soit tout entier en réaction contre cette présence qu’il ressent comme traumatique. En fait pour pouvoir être avec l’autre, c’est à dire en relation avec lui, il faut pouvoir être suffisamment seul, alors, alors seulement, sur le fond de cette solitude paradoxale une relation qui ne soit pas une emprise peut se développer, et le sujet peut bénéficier de ce que l’autre lui apporte sans pour autant renier son identité propre. On conçoit l’importance clinique de cette notion notamment dans l’analyse des sources de la violence intersubjective, toujours potentiellement convoquée si le sujet ne peut lui-même être qu’en réaction contre la présence de l’autre.

En mettant l’accent sur cette « expérience d’être » paradoxale Winnicott, introduit l’idée d’une expérience intermédiaire entre le fait d’être effectivement seul et le fait d’être en relation. Il éclaire rétroactivement la pertinence intuitive de la situation psychanalytique divan/fauteuil qui propose un dispositif qui, par sa structure même, optimise la possibilité de vivre cette expérience paradoxale. Mais du même coup il propose aussi un concept essentiel pour penser les enjeux des situations psychothérapeutiques en face à face dont l’objectif spécifique serait alors précisément de structurer une relation qui, non donnée par effet de cadre, aiderait à analyser et à construire la possibilité d’une telle expérience.

Dans le cortège actuel des psychothérapies, dans le débat actuel sur la psychothérapie, qui est aussi un débat sur la suggestion et les aspects suggestifs de l’utilisation du transfert, Winnicott éclaire les enjeux du travail dans des termes qui permettent d’entrevoir comment sortir des impasses qui sont encore le lot de cette fin de siècle.

Je terminerais ces quelques réflexions sur « l’actualité » de Winnicott par un dernier paradoxe, Winnicott est un auteur du futur, il présente une pensée pour demain, une pensée qui anticipe les questions du 21° siècle, une pensée qui permet d’envisager d’aborder celles-ci avec certains outils et donc de leur permettre de pouvoir se poser, tant il est vrai que l’on ne se pose que les questions dont la solution peut être pressentie. C’est le mérite principal de Winnicott que d’avoir commencé à rendre possible l’émergence de nouvelles questions pour l’actuel et le futur.

 

 

 

 

 

[1]L’expression est, je crois, de J L Donnet.

[2]Exception faite sans doute de certains passages de Freud, mais dans un style bien différent chez ce dernier.

[3]On a proposé de multiples traductions de cet énoncé-programmatique de Freud, l’une des plus simples et des plus explicites serait peut-être « Là ou était le ça le sujet doit advenir ».

[4]Le concept de « moi-peau » proposé par D Anzieu éclaire cette illusion en la situant comme la première forme du processus de subjectivation, le moi-peau se présente comme une forme de « sac » qui permet de différencier une première forme du moi, tout ce qui est au-dedans est du « moi », par définition pourrait-on dire. Plus tard le moi doit se doter de définitions plus fines de lui même et différencier ce qu’il s’est effectivement approprié et ce qui, bien que dedans, ne relève par encore de sa subjectivé.

[5]Cf R Roussillon, 1998, Agonie, clivage et symbolisation, à paraître aux PUF.

[6]Cf R Roussillon 1997, La fonction symbolisante de l’objet, Revue franç de psychanal N°3, 1997, PUF.

[7]On pourrait rapprocher sur ce point les vues de Winnicott et celles de Bion, en particulier avec la théorie des préconceptions chez ce dernier qui doivent trouver une forme de réalisation pour advenir véritablement.

[8]cf Freud 1938 « Résultats, idées, problèmes » 2, PUF.

[9]Sur ces points cf R Roussillon 1997, Interpréter, construire…jouer peut-être, Le fait de l’analyse n° 4, Edit Autrement.

 

Actualité de Winnicott.

 

         Les auteurs de cette présentation de Winnicott m’ont demandé à propos de la réédition de ce livre, très prisé de tous ceux qui s’intéressent à la psychanalyse et singulièrement à ce que Winnicott a pu apporter à celle-ci, de m’interroger sur ce qu’il peut encore, près de trente ans après sa mort, apporter à la psychanalyse actuelle. Winnicott est maintenant bien connu du public français puisque la plupart de ses oeuvres sont traduites et ont connu un vif succès de publication, il est même, pour certains de ses livres « grand public », connus de ceux qui, simples parents ou éducateurs, ne sont pas des spécialistes de la psychologie ou de la connaissance du développement de l’enfant.

On pourrait penser dès lors qu’il est « bien connu », c’est à dire qu’il est compris et intégré dans le fond du savoir disponible. Tel n’est pourtant pas le cas. Non pas qu’il soit méconnu, il est, je l’ai dit, connu et reconnu. Mais il est loin d’être sûr que sa pensée, dans ce qu’elle présente de radicalement neuf dans la théorie contemporaine, ait été totalement dégagée et que son apport effectif, potentiel, ait été clarifié. Il a souvent été lu et compris comme un auteur venant ajouter quelques notions supplémentaires, certes essentielles, au corpus de la métapsychologie psychanalytique, quelques concepts fondamentaux, tel celui de transitionnel, dont on peut penser qu’ils viennent simplement augmenter, voire raffiner, notre compréhension de certains aspects obscurs du fonctionnement de la psyché humaine, mais sans changer profondément notre relation à celle-ci et à la conscience que nous en avons.

C’est là que les enjeux de sa pensée restent encore trop méconnus y compris par nombre de ceux qui s’y réfèrent, et c’est à tenter de dégager leur impact profond encore bien souvent inaperçu que je vais essayer de m’employer pour souligner non seulement leur actualité, mais leur caractère programmatique pour la recherche psychanalytique de demain.

La première traduction française de l’article fondamental que Winnicott consacre aux « objets transitionnels » s’est effectuée sous l’égide de J Lacan qui le premier a perçu l’importance pour une théorie du symbole et de la symbolisation, de ce que Winnicott avançait dans cet article. Mais, ce qui à été moins perçu d’emblée et a amené Winnicott à proposer une nouvelle version de son texte, la théorie de la symbolisation que son travail implique ne renvoie à nul ordre symbolique préétabli qu’il s’agirait d’arriver à habiter ou qu’il s’agirait de vivifier pour son compte propre. La théorie de la symbolisation inhérente aux processus transitionnels n’est pas la théorie d’un ordre ou d’un état, c’est plutôt la théorie d’un processus, la théorie d’un mouvement, pas celle d’un destin préfiguré, d’une structure préétablit, plutôt celle de l’émergence de la psyché en tant qu’elle est porteuse de vie.

Cet aspect est essentiel; Winnicott est à la recherche d’un mode de compréhension et de théorisation du monde psychique qui accompagnerait au plus près la vie psychique, le psychisme en tant qu’il est vivant, qu’il est vie, c’est à dire création et créativité. En ce sens son projet implicite place sa réflexion au coeur des efforts de l’épistémologie actuelle qui s’attache à penser le vivant, le vivant dans le processus de sa vie elle-même. Il s’agit sans doute du point ombilical de la démarche scientifique, du point limite de celle-ci, celui qui requiert d’accepter de se mouvoir dans une pensée paradoxale, celui qui requiert une extrême tolérance aux paradoxes inhérents à cette tentative.

L’un des thèmes majeurs de Winnicott est sans doute celui de l’être -Winnicott introduit la question de l’être dans la psychanalyse- aux prises avec la question de son identité, avec la question du paradoxe d’une identité qui, parce qu’elle est la question de l’identité du vivant, ne saurait être identique à elle-même, prise entre un mode de présence issue des déterminants du passé et un mode d’advenir, un potentiel à accomplir, un non encore vécu à rendre présent à soi. Le vivant est caractérisé par ce potentiel de relation avec l’inconnu de soi, avec le non advenu de soi, avec l’imprévu de l’advenir.

Pour penser cette dimension de la subjectivité humaine, celle qui est au coeur de toute la souffrance identitaire-narcissique, celle qui est au coeur du manque à être qui caractérise les états-limites de la subjectivité, il a fallu réaliser cette « coupure épistémologique invisible »[1] que certains reconnaissent à la pensée ou au « style » de Winnicott. Aussi bien ce n’est pas seulement dans les concepts qu’il faut chercher son apport le plus déterminant, même si celui-ci passe aussi par les concepts, c’est peut-être d’abord et avant tout dans son « style », je dirais dans son ton, dans sa manière particulière de rendre compte de la clinique.

La lecture de Winnicott « soigne » le lecteur, elle panse l’âme, et rend possible un plus d’être, elle augmente le contact avec soi parce qu’elle rend possible, par son ton, de se connecter avec des parts de soi en attente d’être formées et reconnues. Par la transitionnalité qui se manifeste « en acte » dans son écriture Winnicott dépasse l’habituelle dissociation entre l’objet et le sujet qui accompagne les réflexions métapsychologiques courantes sur la psyché humaine, celles qui sont obligées de maintenir une distance « scientifique » avec leur objet d’analyse. C’est peut-être la raison pour laquelle d’ailleurs, la théorisation antérieure avait évité de poser comme il le fait, la question de l’être[2]; elle butait sur la question du ton recquis pour en traiter, sur l’aménagement de la distance de soi à soi.

Trop près, comme du-dedans, la militance guète et avec elle la passion de soi qui empêche de penser, trop loin, au-dehors, c’est l’objectivation et son cortège d’arrêts surmoïques qui éloignent de l’apprivoisement indispensable à l’approche des parties informes et paradoxales du sentiment d’être. Winnicott, et en ceci il accomplit dans et par son écriture ce qu’il décrit dans sa pensée, a trouvé la bonne distance « théorique » pour laisser l’être en souffrance exprimer l’essence de celle-ci, celle qui, dépassant l’opposition du dedans et du dehors, laisse être la transitionnalité. Tant dans ses cures, et le « matériel » qu’il évoque suffi à le montrer, que dans ses articles et « communications », Winnicott a su créer l’ambiance empathique seule à même d’établir le « contact » avec les processus de dissociation à l’oeuvre dans le manque à être et ses manifestations subjectives et à rendre ceux-ci formulables et appropriables.

Aussi bien Winnicott ne cherche-t-il que rarement à convaincre. S’il emporte la conviction de son lecteur, c’est plus par le parcours appropriatif interne qu’il permet, que par la force de son argumentation « scientifique ». Ceci ne veut bien évidemment pas dire qu’il manque de rigueur, mais que celle-ci est plus à rechercher dans la finesse et la subtilité avec laquelle il accompagne le processus, dans son respect des faits de la réalité psychique, dans son repérage de la pertinence de ceux-ci, plus que dans l’affirmation d’une thèse savamment exposée.

Et pourtant Winnicott n’est pas un auteur facile. Même si l’on ne trouve pas chez lui le jargon en vigueur dans les travaux métapsychologiques et qui obscurcit trop souvent le propos de l’auteur, même si l’abord de ses textes peut sembler pouvoir s’effectuer d’emblée, de plein pied. Pour bien les saisir dans leur caractère radicalement novateur, il faut disposer d’une expérience interne, d’une proximité, voire d’une sensibilité au problème des frontières de l’identité, aux expériences d’être dont il traite. On peut même être abusé par l’apparente facilité de leur style et passer « à côté » de l’invisible ligne de départage qu’ils viennent de tracer avec l’approche traditionnelle de la psyché.

Si Winnicott facilite le travail d’appropriation subjectif nécessaire à la lecture de son oeuvre, il ne le fait pas disparaître, loin s’en faut, et quoi qu’il en paraisse, celui-ci reste exigeant. En ce sens on pourrait dire que les réflexions que je propose ici représentent quelques maillons du travail que j’ai dû pour ma part entreprendre pour m’approprier son apport et insuffler à ma recherche psychanalytique personnelle actuelle le dynamisme potentiel qu’il recelait.

Une première nécessité dès lors est d’inscrire l’originalité des thèses de Winnicott dans le fil de la tradition de la psychanalyse Freudienne. Ce n’est pas là ramener le nouveau, et ce qui est peut-être en rupture, à l’ancien et au déjà bien connu, c’est plutôt tenter de saisir en quoi le nouveau poursuit et transforme pour le vivifier ce qui est déjà acquit. Winnicott en ce sens peut-être considéré comme l’un de ceux qui ont su faire fructifier ce qui n’était resté que potentialité dans le tournant de 1920 de la métapsychologie de Freud. Si l’on a pu avancer en effet que son oeuvre était un long commentaire de la note de Freud des Deux principes du fonctionnement mental de 1911, c’est plutôt en réalité dans la seconde métapsychologie de Freud et comme un développement de celle-ci qu’elle prend en fait tout son sens. Cette métapsychologie infléchie en effet la théorie de la pratique du travail psychanalytique de la simple prise de conscience en direction de l’appropriation subjective intégrative; ce que la célèbre phrase de 1932 de Freud -« Wo Es var soll ich werden »[3]– formule clairement. L’oeuvre de Winnicott, pour autant qu’on accepte de la lire dans son mouvement d’extraction progressive de ce qui la meut, est centrée sur l’appropriation subjective, sur ses conditions internes et externes de possibilités. S’il choisit le biais de la question de l’être pour l’aborder c’est sans doute parce que c’est sa manière propre de s’approprier la psychanalyse.

Nous l’avons dit Winnicott ne se contente pas de dire, il accomplit dans sa manière propre, dans son style d’être et d’écrire ce qu’il dit. S’il pense que chaque être doit « créer » le monde qu’il trouve dans son environnement, s’il pense que c’est ainsi que l’on s’approprie le monde et qu’ainsi on s’y rend présent et créatif, il applique de fait ce même précepte à sa propre manière d’habiter la psychanalyse. Winnicott n’applique pas la psychanalyse aux troubles limites de l’identité et du narcissisme, il ne l’applique pas comme on dit en mathématique qu’on « applique » une formule, il transforme la psychanalyse pour qu’elle s’applique aussi aux troubles de l’identité et à ce que ceux-ci comportent de questions essentielles pour chacun. Et ceci parce pour s’approprier la psychanalyse il la transforme, la réinvente, pour s’attacher à ce qui le tient.

En ceci comme celle de Freud, l’oeuvre de Winnicott est un exemple fort de la démarche psychanalytique qui ne se conçoit que par sa redécouverte, sa réinvention par chacun pour son propre compte et dans chaque nouvelle cure. Comme pour celle de Freud, l’oeuvre de Winnicott doit être lue comme un « play », comme un jeu exploratoire qui ne découvre et clarifie qu’au fil du temps, qu’aux détours de ses propres développements, ce qui l’animait en silence depuis le début. Il faut pouvoir lire Winnicott rétroactivement, partir de ce à quoi il aboutit pour bien comprendre ce qui était en jeu, encore informe à l’origine et qui n’a pris son sens que progressivement et au fil des aléas de son parcours.

Cependant ce travail d’appropriation subjective, ce travail de réinvention de la psychanalyse, lorsqu’il quitte l’intimité du divan ou du fauteuil pour s’exposer dans les groupes et institutions de la psychanalyse, rencontre la résistance des idées en place, des « savoirs » déjà là, acquits, et menacés de devenir des savoirs établis, des « savoirs préalables » menacés d’idéologie. Il n’y a pas de création véritable qui ne se heurte à cette question, qui ne confronte le créateur potentiel à sa « capacité d’être seul en face du groupe », c’est à dire à pouvoir s’opposer le cas échéant à son groupe d’étayage.

L’être, le « vrai-self », celui qui subjectivement recèle la part identitaire de soi, se mesure là dans cette capacité à affronter le groupe établit au nom de ce que la proposition nouvelle contient de vérité. Dans un contexte majoritairement Kliennien qui postule la subjectivité comme toujours déjà là d’emblée, qui estompe la part de l’objet, de l’environnement et de la réalité externe dans le développement psychique, il fallu a Winnicott un certain courage, une certaine capacité à « s’avancer seul en face du groupe » pour soutenir tranquillement « qu’un bébé ça n’existe pas », pas indépendamment d’un environnement qui le soutient, pas indépendamment d’un objet et d’une réalité externe qui lui permet d’exister subjectivement, qui se laisse « utiliser » pour qu’il puisse exister dans sa subjectivité.

En ceci l’exemple de Winnicott est toujours d’actualité, il est d’actualité comme exemple, comme modèle d’une psychanalyse qui poursuit sa route malgré son établissement en sociétés savantes, malgré son institutionnalisation, malgré ses propres avancées antérieures, d’une psychanalyse en redécouverte perpétuelle d’elle-même, d’une psychanalyse qui ne risque pas de mourir de son propre succès parce qu’elle est en interrogation permanente sur ses fondements.

Introduire la question de l’être en psychanalyse, la question de l’identité subjective, à partir de la question de l’appropriation subjective, de ce que Winnicott appelle la créativité, et de ses conditions de possibilités aussi bien interne qu’externe, c’est en effet retrouver une question, sans doute là d’emblée dans l’histoire de la psychanalyse, pour la rouvrir et avec elle la question des fondements de la psychanalyse aussi bien que celle des fondements de la psyché.

La conception d’une psyché qui progresse par « prise de conscience » ou refoulement de celle-ci, suppose un monde interne représenté, représentable, d’emblée représenté ou représentable, un monde inconscient gouverné par le fantasme. Elle suppose un sujet toujours là présent, dès l’origine, pour représenter ce à quoi il est confronté, un sujet « maître » en sa demeure, à l’inconscience près, omnipotent potentiellement pour ce qui l’habite et le meut. Dans cette perpective la seule question qui se pose est celle de la conscience que le sujet peut avoir de ce qui se produit en lui, ou plutôt de ce qu’il produit inconsciemment en lui. L’accent porte sur la conscience, sur la mise en conscience, c’est à dire sur la secondarisation des processus primaires considérés quant-à eux comme un mode de conservation des processus de représentations infantiles. Sur ce fond la prise de conscience du caractère infantile et passé des mouvements inconsciemment conservés et maintenus rend alors possible le dépassement et le deuil de ces accomplissements perturbateur de l’actualité du sujet. Telle est, grossièrement résumé, la logique basale de la psychanalyse.

Ce que la clinique des souffrances narcissiques révèle, ce que la clinique moderne met en évidence, commence à mettre de plus en plus en évidence, c’est que cette conception du fonctionnement psychique n’est qu’un cas particulier et particulièrement heureux de celui-ci. En d’autres termes la théorie de l’omnipotence représentative de la psyché, de sa capacité à tout représenter de ce qui l’habite et la met en mouvement, est une illusion liée au désir de maîtrise narcissique de la psyché, à son désir que rien de ce qui se produit en elle ne lui échappe. Tout ce qui est doit être fantasme, représentation, effet de la subjectivité propre : la psyché et la théorie de la psyché a concédé l’inconscient elle n’a pas cédé sur son projet d’emprise.

On ne comprend rien à la théorie de la transitionnalité et à ce qu’elle implique, si l’on n’introduit pas un écart entre ce qui se met en acte dans la psyché et ce qu’elle est en mesure de représenter et s’approprier, si l’on reste pris dans l’illusion que tout ce qui est dans le « sac » de la psyché, tout ce qui est à l’intérieur, relève du moi-sujet, relève de la subjectivité[4]. L’activité représentative inconsciente ne va pas de soi, elle résulte d’un travail psychique, d’un processus psychique, elle est une production de la psyché qui ne peut se dérouler que si certaines conditions intrinsèques et extrinsèques sont réunies. La psyché n’est pas toute puissante dans son processus représentatif, même dans les aspects inconscients de celui-ci, elle n’est pas d’emblée autonome, elle dépend de conditions d’environnement.

Le modèle d’une activité représentative omnipotente s’étayait sur le rêve. Indépendant de tout objet externe, narcissiquement protégé de l’influence des objets le rêve pouvait soutenir l’illusion d’une capacité représentative autonome et ne dépendant que des mouvements propres du sujet, donc auto-engendrée. L’exploration des zones non représentées de la psyché suppose un modèle différent, celui du jeu, complémentaire du premier mais qui laisse apparaître ce que la symbolisation doit aux objets. Le jeu, fut-il play, ne peut se dérouler sans le support perceptivo-moteur des objets externes inanimés, il ne peut se dérouler sans un minimum d’apport des objets animés, sans le respect de son exercice et ce que celui-ci suppose comme « contrat » narcissique, fut-il contrat de non intervention. On ne peut jouer seul, d’emblée seul, il faut au moins être deux à l’origine, au moins être deux plus une règle du jeu même si celle-ci n’est pas explicite et reste « muette ». Même si le jeu garde une valeur narcissique importante, celle-ci est subordonnée à la présence d’un environnement facilitateur, un environnement qui soutient et « maintient » la possibilité du jeu.

Winnicott tire deux conséquences de cet état de choses.

La première, qui contient un premier point essentiel de la théorie de la transitionnalité, est que, si l’activité représentative ne va pas de soi, si la représentation psychique n’est pas l’effet immédiat d’une simple rétention énergétique comme Freud a pu le penser dans un premier temps, alors elle résulte d’une première forme de travail psychique, d’une première forme d’appropriation subjective. La pensée de Winnicott implique un écart entre l’expérience et sa représentation, entre l’inscription première de l’expérience vécue et sa symbolisation représentative. Cet écart est essentiel, il introduit l’espace d’un temps supplémentaire du travail psychique d’appropriation, il introduit la question de l’appropriation elle-même, celle de son processus, celle de la nécessité d’une symbolisation « primaire » de l’expérience. C’est dans l’échec de ce premier temps de l’introjection de l’expérience vécue[5] qu’il faut rechercher l’origine des expériences sous-jacentes aux pathologies du narcissisme, aux pathologies du manque à être. Winnicott, et c’est là un des premiers aspects de la « coupure épistémologique invisible » qu’il introduit, fait gagner un temps dans l’analyse du processus d’appropriation subjective, il fait gagner le temps nécessaire pour pouvoir penser l’échec de la symbolisation primaire, mais il fait gagner aussi le temps nécessaire à son analyse, le temps qui rend possible cette analyse.

Cet écart rend pensable de différencier la symbolisation résultant du deuil de l’objet, de sa « perte », de celle, préalable, grâce à laquelle le deuil de l’objet est possible. C’était là en effet l’impasse, le paradoxe dans laquelle la théorie de la représentation risquait d’être enfermée : pour symboliser il faut faire le deuil de l’objet, mais pour faire le deuil de l’objet il faut symboliser l’objet. En gagnant le temps d’un processus et donc en permettant de différencier deux temps, deux moments dans le processus de symbolisation Winnicott permet de penser le paradoxe et de sortir de l’impasse de la clinique du deuil.

La seconde conséquence, le second point essentiel de la théorie de la transitionnalité, concerne les caractéristiques principales de ce mode de symbolisation premier. Il prend sa source dans le jeu, le jeu effectivement joué, il se déroule entre dedans et dehors, mêle l’hallucination interne aux propriétés matérielles des objets, mêle le « crée » intérieur au « trouvé » externe. Cette première forme de symbolisation ne se conçoit que dans cette intrication étroite qui estompe la différence entre réalité interne et réalité externe. Ce qui veut dire qu’elle peut échouer, soit du fait du sujet soit de celui des objets, qu’elle n’est pas une donne automatique de l’expérience subjective, elle est conditionnelle et conditionnée particulièrement aux particularités de l’environnement. L’activité de représentation et de symbolisation « primaire » est une activité intersubjective qui est subordonnée à certaines conditions de fonctionnement de l’intersubjectivité[6].

         Ce premier constat introduit toute la recherche pratique actuelle sur la fonction symboligène ou désymbolisante des relations intersubjectives. Il sous-tend tous les travaux sur le jeu, sur les différents types de jeux, le cadre et les médiums qu’ils utilisent, il infléchit une large partie de la recherche sur les dispositifs thérapeutiques « sur-mesure » mis au point pour traiter des formes spécifiques des pathologies identitaires-narcissiques. Il infiltre toute la réflexion sur l’action psychique de ce qui n’a pas été historiquement représenté et sur les moyens de reprendre dans l’actuel le travail de symbolisation à l’époque entravé.

Mais l’existence d’une incomplétude du travail de symbolisation primaire, celle qui en quelque sorte mesure la différence entre le ça et le moi, mesure ce qui du ça ne peut devenir du moi, introduit aussi une réflexion nécessaire sur les formes de l’inconscient. Freud l’avait fortement pressentit en 1923, on ne peut plus dire l’inconscient car il y en a plus d’un, car il y a plusieurs manières d’être « inconscient ».

Il y a, c’est classique maintenant, l’inconscient fonctionnel; le préconscient, celui qui résulte d’une fonctionnalité de « l’organe » de la conscience qui ne doit pas être submergé par un trop d’informations actuelles et doit donc « mettre de côté » un certain nombre de contenus psychiques néanmoins susceptibles de redevenir conscients.

Il y a ensuite l’inconscient au sens du refoulé, plus difficile d’accès : son analyse et sa prise de conscience sont l’objet de la psychanalyse Freudienne.

Mais il y a maintenant aussi, dans le ça ou en regard topique de celui-ci, des formes d’inconscient dissocié, clivé, une manière d’être inconscient et inapproprié, une manière d’être et de ne pas être dans la psyché[7]. Il y a le « trouvé » non « crée », le « créable » non « trouvé », ce qui a et n’a pas eut lieu, ce qui reste potentiellement présent sans être accompli, ce qui a été vécu et non symbolisé, ce qui hante les alcôves de la psyché, errant, en quête d’une forme, en quête de représentation, en quête même d’une simple capacité de présence. Il y a l’inconscient au sens du potentiel. Il y a la souffrance liée à ce qui n’a pu avoir lieu, peut-être comme tardivement Freud en avait eu l’intuition[8], la culpabilité liée à ce qui ne s’est pas accompli. On imagine les perspectives ainsi ouvertes, on pressent aussi combien Winnicott a influencé tous les travaux actuels sur le négatif et la négativité.

Car dans cet espace potentiel il y a le pire et le meilleur.

Le pire ce sont les « agonies primitives », les expériences catastrophiques, les vécus de mort psychique et autres formes d’angoisses extrêmes qui ont tellement menacé l’être que celui-ci a dû, pour survivre à leur impact, se dissocier, se retirer de lui-même, se couper de lui-même et de ses expériences essentielles et ainsi de toute possibilité de représenter ce à quoi il était confronté. Les agonies sont sous-jacentes aux formes cliniques de la négativité ou du négativisme, elles alimentent d’une source inépuisable la destructivité, les formes d’anti-socialité et la culpabilité primaire qui leur est associée, elles appauvrissent le moi et le développement personnel de toute l’énergie nécessaire à tenter de les juguler ou de modérer leur impact.

On peut d’ailleurs profiter de l’occasion, au passage, pour montrer l’intérêt métapsychologique et clinique des conceptions de Winnicott qui, là encore, permet de repousser d’un cran la limite de l’interprétation psychanalytique. Les hypothèses de travail que je viens de souligner concernant la destructivité et la culpabilité primaire éclairent ces grandes questions actuelles mais aussi, le fait à ma connaissance n’a pas été souligné, permettent de rétablir une conception de l’inconscient là ou celle-ci était menacée. En effet dans toute une série de théories passées et actuelles de la violence ou de la destructivité celles-ci apparaissent comme leur propre ultime substrat. La destructivité exprimerait la tendance pulsionnelle de la destructivité, la violence exprimerait une tendance fondamentale de la psyché, une tendance basique, première. Violence et destructivité sont alors semblables à elles-mêmes, pures expressions de leur fondamentalité, elles n’ont plus d’inconscient, plus de contenu latent, elles sont l’ultima ratio de leur manifestation. Elles exprimeraient donc la forme accomplie d’un principe de plaisir qui à lui seul expliquerait leur domination.

L’interprétation que Winnicott en donne permet au contraire de penser que violence et destructivité négativiste ne sont pas un effet de structure derrière lequel il n’y aurait rien à chercher à comprendre, mais seulement à transformer ou à réprimer, mais plutôt que leur manifestation clinique contient un contenu latent, différent, interprétable à partir de ce qui n’a pas pu être intégré de l’expérience subjective historique, à partir de l’échec de la représentation des agonies primitives. Violence et destructivité retrouvent un écart dans le rapport à elles-mêmes, elles retrouvent un inconscient qui rompt l’identité à elles-mêmes et l’impasse dans laquelle celle-ci les enfermait, elles deviennent dynamiquement interprétables.

Là encore l’importance d’une telle conception pour toute la clinique actuelle de la limite et de l’extrême est considérable, l’hypothèse de Winnicott rend possible une clinique et une pratique des situations « limites » ou « extrêmes » de la clinique.

Enfin, pour reprendre et finir avec cette question, les agonies hantent la vie du sujet quand elles cherchent aussi à faire reconnaître leurs traces, quand elles cherchent à infiltrer de celles-ci le présent de l’expérience d’être, quand elles cherchent à se rendre présentes au moi pour se faire représenter par celui-ci. Le pire c’est ce qui a eut lieu mais n’arrive pas à faire reconnaître sa présence fantomatique dans le tréfonds de soi.

Le meilleur, mais on pressent que le meilleur ici peut facilement tourner au pire s’il ne reste que potentiel non advenu à l’être, ce sont les potentialités créatives qui n’ont pu trouver matière à se faire reconnaître, c’est ce que A Green a récemment appelé « la réserve de l’incréable ». Le meilleur c’est ce qui aurait pu se développer pour enrichir le mode d’être, les capacités créatives du sujet, s’il s’était passé dans l’environnement quelque chose qui avait rendu possible sa prise en compte. Comme l’écrit très judicieusement Winnicott « il ne s’est rien passé là où il aurait pu utilement se passer quelque chose ». Les potentialités d’être non advenues restent « en souffrance » dans la psyché, comme l’on dit d’une lettre qui n’a point atteint son destinataire qu’elle est « en souffrance ». Le meilleur qui peut tourner au pire c’est ce qui n’a pas reçu d’échos de l’environnement, qui n’a pas été investis par les objets référentiels, et qui a été petit à petit délaissé, sans disparaître pour autant, à force de n’être ni senti, ni vu, ni entendu par le miroir primaire de soi, et qui, depuis lors, reste silencieusement tapi hors-moi, en attente, dans l’oubli de soi.

Le meilleur qui tourne au pire c’est ce qui n’est pas utilisable de soi parce qu’il n’a pas rencontré d’objet « utilisable » pour lui, pas rencontré d’environnement facilitateur. C’est ici toute la question de la carence des besoins du moi et des effets de celle-ci qui se trouve impliquée. Winnicott renouvelle cette question d’une manière qui est loin d’avoir déjà porté tous ses fruits. Avec le concept de « besoins du moi » Winnicott a profondément transformé la conception psychanalytique du besoin pour l’introduire dans une conception élargie du traumatisme.

Winnicott ne définit jamais clairement ce qu’il entend par « besoins du moi », il ne liste pas ceux-ci, préférant laisser ouvertes ces précisions. En cherchant à extraire de la conception qu’il nous en propose la quintessence de ceux-ci, on pourrait néanmoins avancer que les besoins du moi représentent ce dont le moi a besoin pour faire son travail d’appropriation subjective des expériences vécues qui trament son histoire. Les besoins du moi varient donc en fonction de l’age et de ce que le moi doit métaboliser pour pouvoir se l’approprier.

Le concept de « besoins du moi » apparaît ainsi comme un concept fondamental du travail psychothérapeutique moderne, comme le concept qui permet de régler l’organisation du dispositif-symbolisant qui va être proposé au sujet, comme le concept qui permet de penser les paramètres de l’intervention adéquate à la relance des processus de symbolisation qui est requise pour le changement thérapeutique. Il accompagne une conception du travail thérapeutique centrée sur l’optimisation des capacités de symbolisation du patient, il modifie profondément le sens du travail interprétatif.

Celui-ci, en effet, ne peut plus être compris comme la tentative de formulation par l’analyste ou le thérapeute du « fantasme inconscient » du patient, comme si l’analyste « savait » mieux que l’analysant ce qui habite celui-ci. Ou plutôt cette tâche passe au second plan, elle est subordonnée à des aspects plus fondamentaux. Car l’essentiel est, et Winnicott rappelle à ceux qui l’avaient oublié ce précepte fondamental de la psychanalyse Freudienne, de garder présent à l’esprit que c’est le patient qui « sait », et lui seul. L’analyste n’est là, par une attention aux besoins du moi « en souffrance », que pour fournir les conditions favorables pour que l’analysant puisse se révéler à lui-même ce qu’il « sait », depuis toujours, sans savoir qu’il le « sait », sans pouvoir se le dire ou se le laisser vivre. Le chemin est sans doute encore long avant que cette vérité fondamentale ne conquiert tous les aspects de la pratique psychanalytique qui l’ignorent encore.

L’analyste, le thérapeute, n’est là que pour apprendre à l’analysant à « jouer », que pour lui permettre de « jouer », avec certains aspects de son expérience historique et actuelle -ce qui ne veut pas dire se jouer d’elle-, à jouer et rejouer celle-ci pour mieux la symboliser et se l’approprier. Dès lors comment s’y prendre pour créer l’espace analysant requis?

Une orientation générale est donnée par l’idée que la tâche de l’analyste est de maintenir ou de rétablir la situation « analysante », celle dans laquelle le patient devient capable ou retrouve sa capacité à donner vie et sens à son monde interne, à « créer » ce qu’il trouve ou à trouvé, à « trouver » ce qu’il a été ou est en mesure de créer : l’analyste maintient ou rétablit les potentialités transitionnelles de la situation analytique. Mais comment s’y prendre pour cela?

A cet égard l’apport de Winnicott n’est pas aussi facile à cerner qu’il n’y paraît dans la mesure où, si l’on pressent aisément à partir du contenu des séances qu’il rapporte, que pour en arriver au point qu’il relate il a fallu préalablement rendre possible un long processus de préparation, donc arriver à créer ce que je serait tenter d’appeler « une ambiance psychanalytique » particulière, Winnicott ne théorise pas la manière dont il rend possible, dans les cas particulièrement difficile qu’il traite, le développement de la remise en jeu. Winnicott montre « en acte » comment il s’y prend pour établir le « contact » avec le champ potentiel du sujet ou pour rétablir une aire de jeu compromise par l’impact d’une zone traumatique, il n’enseigne pas formellement les moyens d’y parvenir.

La technique du « squiggle game », élaborée comme on sait pour l’approche des enfants en période de latence et étendue à celle des adolescents, donne cependant une assez bonne idée de la manière dont il s’y prend : c’est un modèle interactif, mais il s’agit d’une interaction centrée sur le développement d’une potentialité non encore advenue. Peut-être faut-il en compléter le modèle par celui, proposé dans la même ligne par M Milner, de « médium-malléable », qui met l’accent pour ce qui le concerne sur la plasticité « sur mesure » des réponses de l’objet aux mouvements du sujet. Suffisamment de « résistance » et de consistance pour que l’effort du sujet mesure le travail à accomplir pour la mise en forme représentative de l’expérience à mettre enjeu, mais suffisamment aussi d’adaptation aux besoins du sujet pour que celui-ci sente l’accueil favorable qui sera fait à ce qui de lui cherche à s’exprimer, suffisamment de créativité enfin pour aller chercher le contact avec l’irreprésenté ou le non advenu, pour que ce qui n’a pas de lieu trouve enfin un écho. Proposer « créativement » un objet qui se prête à la création de l’autre, un médium pour permettre à l’informe de prendre sens, tel serait le paradoxe essentiel de sa technique.

Car Winnicott, et là aussi il s’agit d’un aspect de la « solution » épistémologique et clinique qu’il propose aux grandes questions de la psychanalyse moderne, cherche à conjoindre une psychanalyse qui ne renie pas ce qu’elle doit à l’intersubjectivité et à « l’influence » intersubjective dans la situation psychanalytique, sans pour autant renier non plus sa dimension intrapsychique. Il est celui qui, grâce en particulier au concept d’utilisation de l’objet, permet de dépasser l’opposition entre l’intrapsychique et l’intersubjectif, il est celui qui permet de sortir de l’impasse de la question de la suggestion en analyse, ce qu’il nous faut examiner maintenant

Pour bien comprendre l’importance de ce que le concept « d’utilisation de l’objet » peut apporter dans le débat psychanalytique actuel il faut prendre en compte la crise pratique et théorique produite dans la psychanalyse par l’introduction du point de vue intersubjectif. La prise en compte du rôle historique des objets dans la construction de la psyché amène inévitablement à celle de l’influence actuelle du psychanalyste et de la situation psychanalytique sur l’analysant, entraîne un renouveau de la question de la suggestion par et dans l’analyse, voire celle de la séduction narcissique potentielle que recèle l’analyse[9].

L’analyse à partir de la « relation d’objet » pose en effet, en retour, le problème de la « réponse de l’objet », c’est à dire la question de l’interaction sujet/objet, nouvelle référence obligée qui impose de prendre en compte les particularités de l’objet à qui s’adresse la relation.

Appliquée à la situation psychanalytique cette conception implique la reconnaissance de l’inévitabilité de l’impact de l’analyste et de la situation qu’il propose sur l’analysant, l’inévitabilité donc d’effets de suggestion potentielle de ceux-ci. Cette question devient particulièrement cruciale lorsque la souffrance qui amène le sujet en analyse est d’ordre « narcissique-identitaire » c’est à dire précisément déjà liée aux effets aliénants des suggestions historiques, déjà liée au « faux-self » que le sujet a développé en réponse aux influences de son environnement de développement. Là le risque est majeur que la situation psychanalytique reduplique les effets narcissiquement aliénants de l’influence de l’objet, ou du moins qu’elle soit frontalement confrontée à cette question.

La notion d’appropriation subjective témoigne déjà de la reconnaissance de l’importance de la prise en compte de cette question, elle met l’accent sur les conditions de possibilités d’une analyse qui parviendrait à rendre possible une appropriation subjective véritable malgré l’inévitable influence suggestive de l’analyste. Un premier apport de Winnicott est de souligner que pour que l’appropriation subjective puisse avoir lieu il faut que ce que révèle l’analyse soit « trouvé-crée ». Ce qui amène à un premier sens du concept « d’utilisation de l’objet ».

L’une des tâches du psychanalyste sera de rendre « utilisable » la situation psychanalytique, de se rendre « utilisable » comme analyste pour le patient, car la chose ne va pas toujours, là encore, de soi. Winnicott ouvre ainsi une autre dimension du travail psychique et par là même éclaire certains aspects restés obscurs dans la conception classique de celui-ci. On n’apprend pas « son métier d’analysant » au patient, comme on a pu le dire, on n’apprend pas ce métier parce que la psychanalyse n’est pas un apprentissage, un apprentissage de plus. Par contre c’est l’un des impératifs fondamentaux de la pratique psychanalytique que de rendre possible à l’analysant la découverte active des propriétés de l’espace analysant, les potentialités que lui offre l’analyste, c’est à ce compte et à ce compte seulement qu’une psychanalyse qui ne soit pas une forme raffinée de « machine à influencer », peut avoir effectivement lieu.

Permettre à l’analysant de découvrir la pertinence potentielle de la situation analytique, de découvrir sa pertinence dans la symbolisation de ses états internes, de ceux qui ont lieu et de ceux qui n’ont pas encore pu avoir lieu parce que la vie ne leur en pas encore fournit l’occasion, c’est rendre « utilisable » la situation psychanalytique pour faire une « analyse », c’est permettre à l’analysant de « trouver/créer » son espace analytique propre.

Mais Winnicott ne s’en tient pas là, il ajoute, c’est l’autre sens de la question de l’utilisation de l’objet », qu’il faut aussi lui permettre aussi de « détruire/trouver » l’espace psychanalytique proposé par l’analyste. Dans chaque analyse la situation psychanalytique doit être réinventée, recrée par l’analysant, recrée « sur-mesure » pour son compte propre. Elle doit donc aussi être détruite dans ce qu’elle propose comme « prêt à porter », « prêt à penser », comme dispositif tout fait, pour être redécouverte, « trouvée » et retrouvée dans sa pertinence singulière pour cette analyse là. L’analyste et l’analyse doivent pouvoir « survivre » aux particularités destructives de la dynamique appropriative. C’est dans la dialectique ainsi impliquée que les effets inévitables de suggestion voire de séduction de la situation psychanalytique ou de l’interprétation psychanalytique, pourront être dynamiquement dépassés : sera appropriable ce qui du « trouvé » aura aussi été crée ou survivra aux efforts destructeurs du sujet. Le transfert dit « négatif » n’est pas un mal qu’il faudrait apprendre à endurer comme inévitable, c’est l’un des ressorts essentiels, l’un des leviers dynamiques, de l’appropriation subjective.

Se profile ainsi de proche en proche un paradoxe du travail psychanalytique comme « suggestion pour sortir de la suggestion », comme ce qu’il faut de présence inévitable pour rendre possible une « capacité d’être seul en présence l’autre », autre concept que propose Winnicott pour sortir de l’opposition entre l’intersubjectif et l’intrapsychique. C’est sur sa présentation que nous terminerons ce tour d’horizon des concepts que Winnicott propose pour la pensée actuelle et la recherche psychanalytique.

La « capacité d’être seul en présence de l’autre » est l’un des paradoxes que Winnicott construit pour éclairer la clinique des difficultés narcissiques et du même coup faire avancer un certain nombre de problèmes de la théorie. Nous l’avons évoqué « la capacité d’être seul en présence de l’autre » permet de dépasser l’opposition entre intersubjectivité et intrapsychique. Le concept permet de penser une forme d’intersubjectivité dans laquelle ne s’exerce pas d’influence de la présence de l’autre sur le cours des événements psychique du sujet, qui respecte donc le mouvement intrapsychique. La réalité subjective ainsi désignée permet quant-à elle au sujet de rester lui-même, de rester avec lui-même, malgré la présence de l’objet, ou même grâce à celle-ci.

L’une des formes de la souffrance narcissique tient précisément dans l’incapacité du sujet à s’abstraire du poids de la présence de l’autre : il est soit sous l’influence de celui-ci, soit tout entier en réaction contre cette présence qu’il ressent comme traumatique. En fait pour pouvoir être avec l’autre, c’est à dire en relation avec lui, il faut pouvoir être suffisamment seul, alors, alors seulement, sur le fond de cette solitude paradoxale une relation qui ne soit pas une emprise peut se développer, et le sujet peut bénéficier de ce que l’autre lui apporte sans pour autant renier son identité propre. On conçoit l’importance clinique de cette notion notamment dans l’analyse des sources de la violence intersubjective, toujours potentiellement convoquée si le sujet ne peut lui-même être qu’en réaction contre la présence de l’autre.

En mettant l’accent sur cette « expérience d’être » paradoxale Winnicott, introduit l’idée d’une expérience intermédiaire entre le fait d’être effectivement seul et le fait d’être en relation. Il éclaire rétroactivement la pertinence intuitive de la situation psychanalytique divan/fauteuil qui propose un dispositif qui, par sa structure même, optimise la possibilité de vivre cette expérience paradoxale. Mais du même coup il propose aussi un concept essentiel pour penser les enjeux des situations psychothérapeutiques en face à face dont l’objectif spécifique serait alors précisément de structurer une relation qui, non donnée par effet de cadre, aiderait à analyser et à construire la possibilité d’une telle expérience.

Dans le cortège actuel des psychothérapies, dans le débat actuel sur la psychothérapie, qui est aussi un débat sur la suggestion et les aspects suggestifs de l’utilisation du transfert, Winnicott éclaire les enjeux du travail dans des termes qui permettent d’entrevoir comment sortir des impasses qui sont encore le lot de cette fin de siècle.

Je terminerais ces quelques réflexions sur « l’actualité » de Winnicott par un dernier paradoxe, Winnicott est un auteur du futur, il présente une pensée pour demain, une pensée qui anticipe les questions du 21° siècle, une pensée qui permet d’envisager d’aborder celles-ci avec certains outils et donc de leur permettre de pouvoir se poser, tant il est vrai que l’on ne se pose que les questions dont la solution peut être pressentie. C’est le mérite principal de Winnicott que d’avoir commencé à rendre possible l’émergence de nouvelles questions pour l’actuel et le futur.

 

 

 

 

 

[1]L’expression est, je crois, de J L Donnet.

[2]Exception faite sans doute de certains passages de Freud, mais dans un style bien différent chez ce dernier.

[3]On a proposé de multiples traductions de cet énoncé-programmatique de Freud, l’une des plus simples et des plus explicites serait peut-être « Là ou était le ça le sujet doit advenir ».

[4]Le concept de « moi-peau » proposé par D Anzieu éclaire cette illusion en la situant comme la première forme du processus de subjectivation, le moi-peau se présente comme une forme de « sac » qui permet de différencier une première forme du moi, tout ce qui est au-dedans est du « moi », par définition pourrait-on dire. Plus tard le moi doit se doter de définitions plus fines de lui même et différencier ce qu’il s’est effectivement approprié et ce qui, bien que dedans, ne relève par encore de sa subjectivé.

[5]Cf R Roussillon, 1998, Agonie, clivage et symbolisation, à paraître aux PUF.

[6]Cf R Roussillon 1997, La fonction symbolisante de l’objet, Revue franç de psychanal N°3, 1997, PUF.

[7]On pourrait rapprocher sur ce point les vues de Winnicott et celles de Bion, en particulier avec la théorie des préconceptions chez ce dernier qui doivent trouver une forme de réalisation pour advenir véritablement.

[8]cf Freud 1938 « Résultats, idées, problèmes » 2, PUF.

[9]Sur ces points cf R Roussillon 1997, Interpréter, construire…jouer peut-être, Le fait de l’analyse n° 4, Edit Autrement.