Symbolisation et appropriation subjective

Symbol et subjec 2 04

Processus de symbolisation et niveaux d’appropriation subjective.

R Roussillon.

Le problème de la symbolisation, la question métapsychologique de la symbolisation a commencé à se poser à partir du moment où l’on a entrevu qu’un certain nombre de problèmes cliniques étaient moins lié à telle ou telle symbolisation particulière qu’à un échec du processus de symbolisation lui-même. Tant que l’on a pensé que tout était représenté, était symbolisé, quasi automatiquement, à partir du moment où cela avait été vécu, ou du moins était symbolisable si le sujet le souhaitait, le processus de symbolisation ne faisait pas problème. Tout au plus l’attention se portait-elle sur ce qui pouvait faire que cette symbolisation reste inconsciente, ou que le sujet résiste à en produire la représentation psychique. L’absence de symbolisation relevait alors d’une forme de la résistance, d’une forme d’opposition au processus psychique.

Cependant, avec les problèmes posés par les pathologies du narcissisme et de l’identité, avec le problème posé par les deuils impossibles, par la mélancolie, l’insuffisance de cette conception allait commencer à apparaître. La logique antérieure de la représentation et de la symbolisation, la logique du travail du deuil, reposait sur l’idée que pour pouvoir symboliser et représenter l’objet perdu -et l’objet ne pouvait être que perdu, il avait toujours, dans la logique de l’étayage sur l’autoconservation, été rencontré dans la mesure ou le sujet était en vie – il « suffisait » de retenir l’investissement hallucinatoire de la trace de la rencontre avec l’objet antérieurement perçu. Un investissement non retenu provoquait une hallucination de l’objet et la déception opposée à la recherche d’une identité de perception, un investissement retenu ne produisait qu’une simple représentation de l’objet.

Pour représenter et symboliser il suffisait de renoncer au mode de satisfaction hallucinatoire du désir, il suffisait d’être réaliste, de se soumettre au principe de réalité et de quitter le primat du principe du plaisir.

Le problème surgit de la clinique de la mélancolie et de celle de l’échec du processus de deuil. Dans ces états de la subjectivité, il apparaît à l’inverse que c’est l’absence du processus de représentation et de symbolisation qui rend impossible le deuil. Pour faire son deuil de l’objet il faut pouvoir le représenter et symboliser les conditions de la rencontre avec l’objet.

La pensée menaçait d’être enfermée dans un paradoxe, dans une antinomie, il faut faire le deuil de l’objet pour le symboliser, mais pour faire le deuil de l’objet il faut pouvoir le symboliser. Il faut renoncer à l’identité de perception pour pouvoir représenter l’objet, mais pour pouvoir renoncer à l’identité de perception il faut avoir suffisamment représenté l’objet, joué avec lui.

 

Deux modes de symbolisation.

La « solution » se profila quand on accepta de considérer que la symbolisation et la mise en représentation, n’était pas une donne automatique du fonctionnement de la psyché mais qu’elle résultait d’un véritable travail psychique insuffisamment pensé dans les seuls termes d’une retenue énergétique. Il fallait plutôt penser comment celle-ci était rendue possible. Pour penser cette nouvelle question l’accent théorique devait donc se déplacer du processus du rêve, processus narcissique, processus auto, à propos duquel un travail avait bien été décrit mais qui ne livrait que mal la raison de ses échecs, en direction de ce qui dans la vie diurne le rendait possible. L’accent se déplaça donc en direction du jeu et de la relation aux objets, mais cette fois en direction d’un objet de relation et pas seulement de l’objet de l’auto-conservation.

Ne fallait-il pas dès lors dédoubler les formes de la symbolisation entre d’une part ses modalités développées en présence et en relation avec les objets et ses modalités développées en l’absence de l’objet. Il fallut penser que si les modes élaborés de symbolisation s’effectuent en l’absence de l’objet, ceux-ci ne peuvent avoir lieu que si un travail de symbolisation primaire s’est effectué préalablement dans la rencontre avec l’objet. Il fallut décrire des formes de fonction symbolisante de l’objet, déplacer l’intérêt des relations d’autoconservation en direction des modalités de communication et de relation avec l’objet, avec les objets primordiaux. On dût même penser qu’entre absence et présence s’insinuaient des modes de relations paradoxales, intermédiaires, transitionnelles, dans lesquelles la présence de l’autre se fait si suffisamment discrète qu’elle rend possible une illusion d’absence à l’origine d’une capacité d’être seul en présence de l’autre, essentielle dans le développement de la subjectivité et de la symbolisation. Il fallut donc penser aussi l’espace subjectif des premiers jeux autosubjectifs.

Il fallut enfin articuler entre elles les différentes scènes du développement de la symbolisation primaire. La scène de la relation symboligène avec l’objet, celle du jeu auto-subjectif effectué dans la solitude en présence de l’objet et celle enfin, intrasubjective, de l’espace du rêve. Et différencier tout ce travail des formes de la symbolisation secondaire, celle qui peut se développer, bien réveiller, en l’absence de l’objet.

Dans l’histoire de cette évolution vous avez reconnu au passage les apports de Bowlby, Bion, Winnicott, Lacan et des principaux contemporains français qui se sont penchés sur la question de la symbolisation.

Elle aboutit à une représentation du processus psychique en trois temps sur lesquels nous aurons à revenir tout à l’heure. Un premier temps dans lequel l’expérience subjective est saisie psychiquement et s’inscrit, un second temps dans lequel l’expérience est liée et symbolisée primairement en représentation de chose, -la symbolisation primaire relie la trace première, ce que Freud appelle en 1900 la « matière première psychique », à la représentation de chose, – un troisième temps dans lequel la représentation de chose est reliée à des représentations de mots, transférée dans l’appareil de langage, c’est le temps de la symbolisation secondaire, celui de la mise en sens. Ces trois inscriptions de l’expérience psychique, mise en trace, mise en forme, et mise en sens, sont conformes au premier modèle que Freud propose dès 1895 du fonctionnement de la psyché.

 

On souffre du non-approprié de l’histoire.

Cependant l’évolution de la théorie de la symbolisation entraîne un certain nombre de conséquences sur la théorie du processus analytique, et la théorie de la souffrance humaine. Pour dire vite, la première théorie de la souffrance psychopathologique pouvait être formulée comme une généralisation de l’énoncé inaugural de Freud des études sur l’hystérie: « On souffre de réminiscences ». S’en déduisait une théorie du soin psychique proposé par la psychanalyse, « on guérit en se souvenant ». Cette conception devait évoluer en direction de l’une de ses versions raffinées que l’on pourrait formuler ainsi. « On souffre du non approprié de l’histoire », en jouant sur le double sens français de non-approprié, qui concerne à la fois ce que l’on n’a pas pu s’approprier que ce qui n’était pas approprié à nos besoins psychiques. Et la théorie du soin qui s’en déduit peut alors s’énoncer de la manière suivante. « On guérit en symbolisant et en s’appropriant subjectivement, en introjectant l’expérience subjective en souffrance ».

Le sujet souffre des pans de son histoire subjective qui n’ont pas pu être symbolisés et appropriés en leur temps ni après-coup; l’absence ou l’insuffisance du travail de symbolisation bloque le processus d’introjection de l’expérience subjective et des motions pulsionnelles et émotionnelles qui y sont impliquées. Le sujet ne voit plus, ne sent plus ou n’entend plus quelque chose de lui qui pourtant l’habite et hante ses alcôves psychiques. Il s’agit de l’aider à pouvoir se représenter ce qui le hante ainsi, représenter aux trois sens du terme, selon trois axes de la représentation. Représenter c’est présenter de nouveau, c’est situer dans le temps et dans l’histoire l’expérience subjective, représenter c’est ensuite permettre que l’expérience émotionnelle et pulsionnelle ne se décharge plus dans la psyché sans lien, qu’elle ne traverse plus la psyché sans être subjectivement liée et reliée à des objets, représenter c’est déléguer, enfin représenter cest se représenter, c’est permettre d’auto-symboliser l’impact de l’expérience sur la psyché, c’est permettre à celle-ci de s’approprier ce qui la constitue et la manière dont elle traite et transforme ce qu’elle rencontre.

L’un des nouveaux enjeux essentiels du processus analytique va donc être de rendre l’expérience subjective présente en soi, présente à soi-même. Un nouvel espace de travail se creuse, lié aux écarts entre la trace de l’expérience vécue, la trace qu’elle laisse derrière elle, sa représentation psychique, et enfin son assimilation subjective. Ce qui mérite un retour sur le processus de représentation et de symbolisation pour en déployer plus à fond les procédures.

 

Le processus de symbolisation.

Nous l’avons évoqué,      la première inscription de l’expérience subjective produit ce que l’on pourrait appeler, à la suite de Freud, la « matière première de la psyché ». Cette matière première est multisensorielle, multiperceptive, multiémotionnelle, multipulsionnelle et multisensuelle, elle mêle le dedans et le dehors, le moi et l’autre, le présent et le passé, les différents temps. Ça arrive au sujet, ça se passe. Et sans doute la première urgence da la psyché est-elle de pouvoir s’emparer pour l’inscrire de ce qui lui arrive ainsi, s’en emparer à l’aide de ce que A Green a joliment appelé la main psychique: s’en saisir. Il n’est pas interdit de penser que, si dans ce premier temps on ne peut à proprement parler évoquer une forme de la symbolisation, l’expérience saisie comporte quand même une première forme d’organisation perceptive. L’expérience subjective, même traumatique n’est jamais complètement désorganisée perceptivement.

Cependant, et c’est là un apport essentiel de la psychanalyse à la théorie de la symbolisation, apport que l’on réfère généralement à la question de l’après-coup, la matière première de la psyché n’est pas d’emblée symbolisable du fait de sa complexité, du moins dès qu’elle fait problème. Le temps ou ça se passe n’est pas le temps ou ça se met en forme, ou ça commence à se signifier, du moins celui ou le sujet peut commencer à s’emparer de ce que ça signifie pour lui. Il est nécessaire, et l’expérience clinique quotidienne le confirme sans cesse, que le sujet se donne à lui même une forme utilisable de ça qui s’est passé. Autrement dit la symbolisation commence quand, après-coup, le sujet peut se donner une copie, une « présentation » de ça qui vient de lui arriver.

Nos dispositifs thérapeutiques sont des fait-exprés pour cette reprise de l’expérience subjective, ils sont conçus pour qu’un « silence » actuel soit suffisant et qu’un travail de reprise de « ça » qui a eut lieu puisse s’effectuer au calme. En ceci ils sont les héritiers de cette activité tôt observée chez les bébés -dès les premières semaines de leur vie- que E Pikler a proposé d’appeler « activité libre spontanée », qui est le moment, en dehors de toute excitation, de toute perturbation et de toute intrusion, que les bébés se donnent pour « reprendre » les expériences pulsionnelles et émotionnelles qu’ils viennent de vivre, les rejouer.

Cependant il faut prendre en compte de fait que la complexité de l’expérience subjective, combinée avec le fait qu’elle est immatérielle, ne permet pas sa saisie immédiate, c’est-à-dire sans médiation. Les enfants viennent « loger » dans des objets la matière première de leur psyché pour lui donner forme perceptible et décondensable, les adultes associent à l’aide de l’appareil de langage pour s’entendre réagir à l’expérience, les uns et les autres ont besoin d’externaliser « transitionnellement » la matière première pour commencer à lui donner sens et forme.

« Rien n’est dans la pensée qui ne fut d’abord dans les sens » affirme Freud à différentes reprises. Rien ne peut être symbolisé, à l’état naissant, dans une immédiateté de soi à soi. Il faut se donner une re-présentation seconde de l’expérience, il faut (se) la rendre de nouveau présente, se la donner à comprendre se la donner perceptivement pour qu’elle ait accès à la conscience. C’est la première transformation, la transformation minimum sans laquelle il n’y a pas de représentation ou de symbolisation psychique possible. C’est là sans doute le sens le plus fondamental de la notion et de l’intérêt de la notion psychanalytique de transfert. Pour être symbolisées les expériences psychiques ont besoin d’être transférées dans des dispositifs-symbolisants privilégiés, dans des espaces de jeux, dans des objets, des objets pour jouer, des objeux. Elles ont besoin d’être transférées dans des formes perceptives, cela leur donne forme, et motrices ou interactives, cela leur permet d’être transformées. J’ai déjà évoqué plus haut les trois scènes de ce transfert et de cette transformation symbolisante, avec (sur ou en présence de) l’objet, l’autre sujet dans un jeu intersubjectif, dans le jeu auto-subjectif avec les « objeux », dans le jeu intrasubjectif (le rêve), celles grâces auxquelles la symbolisation primaire peut avoir lieu.

C’est ainsi qu’une expérience subjective, présente à soi, se présente au moi, se rend présente au moi. La symbolisation primaire inscrit l’expérience sous le primat du principe du plaisir, elle l’inscrit dans le principe du plaisir, elle permet de commencer à l’introjecter.

Mais le travail de symbolisation ne s’arrête pas là, ne saurait s’arrêter là. Ce travail de mise en forme, ce travail d’inscription dans le moi sous forme de représentation de chose, de représentation-chose, va devoir se poursuivre par un travail de mise en sens de décondensation de la « chose » psychique. Ce travail va devoir décondenser et différencier dans la « chose » psychique, dans ce qui est maintenant devenu la « réalité » psychique, le moi de l’autre, le dedans du dehors, le passé du présent, le représenté du perçu etc., c’est à dire inscrire l’expérience subjective au sein du principe de réalité.

Si d’un côté le processus de symbolisation doit rendre l’expérience « présente » au moi, si elle doit la transformer pour l’introjecter, elle doit ensuite, d’un autre côté, effacer tout ce travail de transformation pour ne faire que la représenter le plus précisément possible. La symbolisation est transformation, elle est techné, elle doit aussi être copie, mimésis.

 

Huit propositions sur la symbolisation.

J’aimerais maintenant proposer huit « principes » ou énoncés de base concernant la symbolisation, ils forment entre eux une matrice d’une théorie de la symbolisation et de son processus, ils fournissent les premiers linéaments d’une métapsychologie du processus de symbolisation et de sa transitionnalité.

  1. Symboliser c’est réunir autrement ce qu’on a séparé pour le différencier.

Trois opérations sont requises, Il s’agit d’abord de séparer, de déconstruire, de délier, les éléments d’un premier état de la « chose » psychique, de la matière première, de l’expérience subjective mise au travail. Ce qui a été ainsi séparé sera ensuite réuni, relié autrement. Ainsi s’opère la différenciation.

Pour l’explicitation de ces huit propositions sur la symbolisation je prendrais l’exemple archétypique du jeu de la bobine, connu de tous, que relate Freud dans « Au-delà du principe du plaisir ». Dans ce jeu il s’agit aussi bien de symboliser un événement psychique, l’absence de la mère, que le parcours et l’intrication des éléments pulsionnels engagés dans cette expérience, la colère et l’amour de l’enfant pour sa mère, qu’enfin d’auto-représenter la psyché au travail, ses processus de traitement.

La symbolisation est trace d’histoire, elle est gestion de la pulsion, elle est auto-représentative de la psyché.

Le jeu de la bobine symbolise l’absence de la mère, mais cette absence est symbolisée en présence du grand père, d’un grand père capable de s’identifier à l’enfant qui élabore, capable de penser que le jeu symbolise l’absence, d’un grand père qui doit aussi symboliser pour son propre compte l’absence de sa fille, la mère du bambin, maintenant disparu.

Pour l’enfant il s’agit donc de symboliser l’absence de l’une en présence de l’autre. Les deux personnages sont différenciés, comme sont à la fois séparées et reliées la bobine et la mère. La bobine représente la mère, celle qui s’absente, comme la bobine s’absente du regard, elle est la mère qui s’absente. Mais la bobine n’est pas la mère, c’est l’enfant qui l’absente, l’éloigne, la jette au loin, la fait disparaître. La bobine est et n’est pas la mère, elle symbolise la mère absente, elle symbolise qu’elle symbolise l’absence de la mère et son élaboration.

Le jeu qui s’établit entre œil et main, symbolise aussi que la mère absente n’est pas une mère perdue, ce qui s’absente de l’œil est conservé par la main. Ce qui s’absente d’un côté reste présent de l’autre, c’est un jeu d’absence, une disparition feinte, une perte symbolique. De l’autre côté de l’écran, de l’autre côté du bord du lit, la mère est présente, gardée en main. La colère qui la jette et l’éloigne est compensée par l’amour qui la conserve et retient le geste de colère. L’ensemble transforme l’expérience de détresse en une expérience de force et de maîtrise. Les différents éléments qui composent l’expérience première sont diffractés sur les différents composants du jeu, séparés et reliés autrement, arrangés pour donner forme et sens symbolique à l’expérience première, pour que l’enfant puisse reprendre à son compte l’expérience qu’il a due passivement subir.

 

2 La symbolisation produit de la perte par la transformation qu’il implique. La symbolisation refoule originairement ce qu’elle symbolise.

La détresse et la disparition première sont donc symbolisées par le jeu. Mais ce travail de transformation de l’expérience première, dans la mesure ou elle transforme le sujet lui fait en même temps « perdre » l’expérience originelle elle même. « Le mot lit-on chez Blanchot est le meurtre de la chose ». La symbolisation suppose et produit le meurtre de l’expérience première.

Jamais plus après avoir joué à la bobine, l’enfant n’abordera l’expérience de séparation d’avec sa mère de la même manière qu’avant ce jeu. L’expérience de symbolisation est une nouvelle expérience psychique, c’est une nouvelle expérience du moi qui transforme l’état du moi et donc son rapport à l’éprouvé premier. Même une désorganisation traumatique postérieure ne fera pas retrouver l’état antérieur. La détresse avant toute symbolisation n’est pas semblable à celle d’un sujet qui la retrouve dans un moment de désorganisation, l’état de désintégration n’est pas un retour à l’état non intégré.

La symbolisation fait « perdre » l’expérience symbolisée dans la mesure ou elle transforme le sujet lui-même. C’est là une des sources de résistance à la symbolisation, si elle rend possible l’élaboration de la perte, elle produit aussi de la perte à sa manière, elle recouvre l’expérience première d’une nouvelle inscription, elle la dépose, la stratifie, la réorganise.

 

3 La symbolisation produit et ne produit pas de la perte, elle laisse un reste, un dépôt.

La symbolisation de l’expérience vécue est une aufhebung de celle-ci. Elle « relève » l’expérience, la « reprend » à un niveau symbolique, abstrait, représentatif, mais elle ne la fait pas disparaître pour autant. La symbolisation n’est jamais totale parce que la nouvelle inscription ne fait pas disparaître l’ancienne trace de l’expérience qui peut dans certaines conditions être retrouvée. Ce n’est pas parce que la symbolisation transforme l’expérience première que celle-ci disparaît, symboliser l’histoire vécue ne fait pas disparaître l’histoire, elle change le rapport subjectif à celle-ci elle ne transforme pas le fait premier.

La trace première est recouverte, réorganisée par le travail de symbolisation, elle n’est pas abolie. La symbolisation par effet de structure ne saurait être totale, l’issue hors de la détresse première ne fait pas disparaître la trace de cette détresse. Se constitue ainsi un reste, une « réserve », ce que A Green a appelé « la réserve de l’incréable ». C’est ce reste, cette réserve, ce dépôt, qui relance indéfiniment le processus, l’empêche de se clore sur lui-même. Plus la symbolisation se raffine, plus s’elle éloigne de l’expérience première et plus elle éloigne le sujet de cette expérience, plus l’expérience se « perd » dans la symbolisation et plus quelque chose de l’inscription première reste en reste.

La symbolisation produit du sujet, elle produit de la subjectivation elle n’annule pas l’expérience, elle permet de la subjectivée toujours plus. Sans doute peut on assimiler cette « perte » conservatrice de l’expérience première au processus du « refoulement originaire » et penser qu’il y a inévitablement des retours du refoulé. La symbolisation « refoule » originellement l’expérience.

Dans le jeu de la bobine l’écran du bord du lit auto-représente ce refoulement, cette disparition dans les strates inconscientes de la psyché, matérialise le processus que le jeu produit, le jeu auto-représente son propre processus, il auto symbolise l’expérience subjective présente dans et par le jeu.

 

4 Si la symbolisation laisse un reste, si elle refoule ce qu’elle symbolise, elle ne saurait être totale, elle est interminable.

La question va alors se poser de savoir comment la symbolisation va se débrouiller avec sa propre limite, comment elle va se débrouiller avec ce qu’elle laisse en reste. Elle va devoir symboliser qu’elle laisse un reste, et symboliser ce reste, elle va devoir théoriser les formes et figures de ce reste.

L’oralité et les premières formes de la symbolisation toléreront mal la présence de ce reste, ressenti et vécu comme un déchet qui menace le processus lui-même. C’est ce que Freud métaphorise en 1920 dans la figure du protozoaire menacé d’empoisonnement par les déchets de son propre métabolisme. Freud l’indique une telle organisation ne peut survivre seule, elle à besoin d’un objet pour traiter ce qu’elle laisse en reste, c’est pourquoi les premières formes de la symbolisation ne peuvent se maintenir sans l’intervention d’un objet qui contient et pare-excite la situation..

Avec l’analité et ses processus propres l’existence d’un reste est reconnue, et celui-ci tend à être évacué, c’est le processus repéré par Freud comme celui de la « purification du moi. Le reste est « matérialisé », d’une certaine manière reconnu mais il est évacué, il n’est pas traitable. La symbolisation tend à symboliser cette évacuation, elle en joue comme dans le jet de la bobine dans le jeu, elle tend aussi à conserver par ailleurs ce reste inélaborable, en conservant la nécessité d’objets matériels, matérialisés.

L’organisation de la castration, pas la castration mais son organisation, fait de ce reste, de cette perte quelque chose d’inévitable, d’intrinsèque au processus, quelque chose même qui en commande le désir. La castration symbolise qu’elle ne symbolise pas tout, que ce qu’elle ne symbolise pas, son manque, est la condition même de sa relance, la limite s’intrique au désir, elle devient désir par la limite représentée, fut-elle représentée comme irreprésentable, comme ce qui échappe à la représentation. La symbolisation de l’expérience constitue l’expérience comme objet-source, selon le terme de Laplanche, d’une pulsion à représenter.

 

5 La symbolisation doit symboliser sa propre limite.

Si la symbolisation symbolise qu’elle ne symbolise pas tout, elle doit symboliser sa limite, elle doit symboliser l’absence de symbolisation. La symbolisation doit produire des représentations de son absence. Nous avons commencé à décrire celles-ci dans le paragraphe précèdent avec l’analité et la castration. D’une manière plus générale le processus de symbolisation doit pouvoir symboliser sa propre négation. Elle doit symboliser celle-ci sur un mode de symbolisation primaire, elle doit produire une représentation-chose de l’absence de représentation-chose de la représentation. Des notions cliniques comme celle du vide primaire chez Winnicott ou celle de la castration que nous venons d’évoquer doivent être comprises dans ce sens là.

Mais elle doit aussi symboliser en mot qu’elle ne symbolise pas en mot. « Je n’y avais jamais pensé », « je ne peux m’imaginer que » c’est « inconscient » sont autant de formes par laquelle la symbolisation secondaire tente de représenter qu’elle ne peut représenter. Notons au passage que la représentation d’une absence de représentation constitue la matrice psychique de la représentation. C’est pourquoi Bion affirme que la première pensée est la pensée du non-sein. Pas la pensée du sein, du sein absent, mais la pensée du non-sein la représentation de l’absence de représentation du sein. La symbolisation symbolise qu’elle ne symbolise pas, elle symbolise ce qu’elle ne symbolise pas.

 

6 La symbolisation symbolise qu’elle symbolise.

Au fur et à mesure que le jeu de la symbolisation symbolise l’expérience subjective, il symbolise qu’il symbolise, il symbolise les éléments nécessaires à la symbolisation, il symbolise les processus qu’il met en jeu dans le processus de symbolisation.

Ainsi dans le jeu de la bobine, qui sert, vous l’avez compris, de fil rouge à mes propositions, la ficelle qui retient la bobine représente la retenue énergétique nécessaire pour que le jeu puisse avoir lieu. Mais elle rappelle aussi un jeu antérieur dans lequel c’était l’objet qui « faisait » la ficelle en ramenant les objets évacués au loin, le jeu porte la mémoire de ses temps antérieurs, comme il porte la marque des processus par lesquels il se produit. Ou encore l’écran derrière lequel la bobine disparaît représente le refoulement grâce auquel l’illusion d’absence peut avoir lieu.

Les processus nécessaires à la symbolisation sont eux-mêmes symbolisés. Le jeu symbolise son cadre, il symbolise ses propres règles de constitutions. Le play Winnicottien n’est pas un jeu sans règles c’est un jeu sans règles préétablies, c’est un jeu qui « découvre » les règles de la symbolisation à l’avenant de ses besoins. Il y a besoin de non retenue pour jouer, de liberté, l’enfant peut jeter la bobine de toutes ses forces, il peut librement l’évacuer, mais il y a aussi besoin de retenu pour jouer, une ficelle le rappelle etc..

Cette symbolisation de la symbolisation est primaire elle s’effectue en chose, il y a une représentation-chose de la représentation, que j’ai proposée d’appeler en reprenant la notion de M Milner, médium-malléable. Le médium-malléable, dont la pâte à modeler fournit le meilleur et le plus complet des modèles, symbolise l’activité de symbolisation elle-même, il symbolise qu’il est un objet pour symboliser, un fait-exprès pour la symbolisation. Je ne reviens pas ici sur la dizaine de propriétés qui le caractérise et qui sont autant de composantes de l’activité de symbolisation.

Mais la symbolisation de la symbolisation est aussi, doit aussi, être secondaire, elle doit aussi s’inscrire dans l’appareil de langage, soit dans des formule qui signifie la représentation -je pense, j’imagine, je joue etc.- soit dans des formes grammaticales qui « signifient » qu’une activité de symbolisation est en cours -l’utilisation du conditionnel par exemple. L’activité de symbolisation s’indicie elle-même, nécessairement.

 

7 Polymorphisme de la symbolisation.

Chaque age symbolise en fonction de ses moyens et particularités propres. L’enfant symbolise en appui sur les processus perceptivo-moteurs, il matérialise le symbole dans la chose, le concrétise, le corporéise. Il a besoin de matérialiser le symbole pour lui donner forme repérable et saisissable, la symbolisation de l’expérience est pour lui une manière de rendre présente au moi l’expérience subjective. Il symbolise, il joue nécessairement, il doit symboliser, jouer concrètement pour rendre présente son expérience.

L’enfant latent[1] pourra aussi symboliser ce qu’il ne peut accomplir, il pourra aussi symboliser pour accomplir quand même par le jeu ce qu’il ne peut réaliser sans se désorganiser, mais il pourra en plus commencer à abstraire la symbolisation de toute forme matérielle, il pourra commencer à ne symboliser que dans et par l’appareil de langage.

L’adolescent devra lui apprendre à symboliser ce qu’il peut accomplir, il devra apprendre à symboliser pour s’épargner d’avoir à accomplir, pour éviter d’être contraint de l’accomplir etc.

Chaque age de la vie, à l’avenant des besoins du moment, utilise, explore, découvre ou invente telle ou telle propriété de la symbolisation, chaque age de la vie ajoute à la symbolisation un pan de complexité supplémentaire, une utilisation nouvelle en fonction des enjeux pulsionnels qui lui sont propres.

 

8 Hétéromorphie de la symbolisation.

Cependant là encore les modalités complexes de la symbolisation ne font pas disparaître les premiers modes de celles-ci, qui sont refoulés, mais continuent d’être actifs et activables. La symbolisation secondaire ne remplace pas la symbolisation primaire, elle se dialectise à elle, voire se conflictualise avec elle. Nous symbolisons nécessairement de plus d’une façon notre expérience subjective. Notre utilisation de l’appareil de langage, non seulement des mots qui le composent, mais aussi de la prosodie qui en accompagne l’usage, des pragmatiques qui en font un appareil d’action intersubjective, tente bien d’inclure dans son fonctionnement métaphorique comme dans ses dimensions rhétoriques les traces des anciens modes de symbolisation, il ne peut prétendre à lui seul contenir l’intégralité des formes de celles-ci. Mimiques, postures, gestuelles restent indispensables à notre style d’être et à l’expression symbolique et symbolisante de notre monde interne, de la matière première de notre psyché.

Souvent maintenus hors cadre de l’intelligibilité psychanalytique, ces modes de symbolisation qui passent par l’acte ou le corps sont les parents pauvre de la théorie de la symbolisation psychanalytique, Ils sont néanmoins indispensables à nos échanges intersubjectifs, et sans doute tout à faits essentiels dans toute la clinique des problématiques narcissiques-identitaires de l’enfant, l’adolescence ou de l’adulte, ou encore dans tous les dispositifs psychanalytiques qui ne restreignent pas l’analyse au « setting » divan/fauteuil. Je terminerais sur le vœu que puissent continuer de s’approfondir les travaux sur ces modalités limites de la symbolisation humaine.

[1]Sur les problèmatiques spécifiques de la symbolisation pendant l’enfance, la latence ou l’adolescence cf R Roussillon « Les enjeux de la symbolisation à l’adolescence » à paraître in Adolescence.