Freud et Winnicott :TRANSITIONNALITE ET REFLEXIVITE

AMPPEA 07 T

AMPPEA TOULOUSE 29-09-07

 

 

TRANSITIONNALITE ET REFLEXIVITE

  1. ROUSSILLON

 

 

La pensée de Winnicott est maintenant bien connue des cliniciens français, mais cela ne signifie pas pour autant qu’elle soit complètement digérée par ceux-ci, en particulier pour ce qui concerne certaines conséquences de sa pensée dans la pratique des cures.

Winnicott, contrairement à M.Klein par exemple, ou J.Lacan, n’a pas fondé d’école et n’a pas de « représentants officiels » chargés de promouvoir et transmettre la quintessence de sa pensée, voir l’interprétation juste de celle-ci. Pourtant son oeuvre a néanmoins une influence considérable, même si elle est souvent diffuse, elle opère ce que J.L.Donnet a pu nommer « une coupure épistémologique invisible », et qu’il faut comprendre comme une forme de révolution sans évolution apparente. Qu’on ne s’y trompe pas, et l’on s’y trompe souvent, les conséquences pratiques de ses propositions sont tout à fait considérables et c’est bien là où, souvent, le bât blesse, car celles-ci ne sont pas toujours tirées ni même perçues. D’une certaine manière après Winnicott on ne peut plus tout à fait pratiquer de la même manière, mais beaucoup ne s’en sont pas encore rendu compte et continuent de penser qu’il suffit d’ajouter quelques concepts issus de sa pensée au trousseau des « clés pour la pratique » pour être quitte de ce que nous lui devons.

Je vais essayer, à l’inverse et sans me prétendre « Winnicottien », – quel sens cela aurait-il, sa pensée n’est-elle pas précisément à l’opposée de tout phénomène d’école ?-, de montrer comment le concept de transitionnalité et la conception qu’il nous propose du rôle de miroir de la mère dans la « conversation primitive » du bébé avec son environnement, infléchissent assez profondément notre conception du travail clinique.

Mais pour cela il est bon de repartir de l’héritage freudien et des questions et repères qu’il nous lègue.

 

Articulation S.Freud-D.W.Winnicott.

         L’histoire de l’évolution de la métapsychologie de Freud est inséparable de l’histoire de la rencontre des butées cliniques sur lesquelles elle achoppe. Celles qui sont à l’origine du fameux « tournant de 1920 » sont bien connues, la mélancolie tout d’abord, puis la perversion et ses formes masochiste et fétichiste, la psychose enfin, remettent en question l’organisation de la première topique, ou plutôt d’une première forme de la métapsychologie, celle qui est fondée sur le primat du principe du plaisir.

On s’avise moins de manière aussi nette d’une évolution non moins significative des enjeux du travail psychanalytique. Car les paradigmes avec lesquels celui-ci est pensé évoluent aussi comme en témoigne l’évolution des formulations. Le terme de « prise conscience » est progressivement remplacé, ou voit s’ajouter aux enjeux qu’il profile la notion de « devenir conscient » (1923) qui suppose, elle, que certains contenus psychiques soient transformés pour devenir conscients et que la seule levée du refoulement ne suffit plus pour penser l’enjeu de la cure. Plus tard encore (1932) Freud va en plus évoquer la question d’un travail d’appropriation subjective – ou de subjectivation si l’on préfère -, dont la célèbre formule « Wo Es war soll ich werden » forme l’emblème. Certains contemporains, J.L.Donnet en particulier, mais je le suis entièrement sur ce point, prolongent même cette formulation en ajoutant le travail de subjectivation du surmoi au seul « Ich » évoqué par Freud, ce qui m’a fait proposer l’évolution suivante du prescriptif de Freud « Wo Es und Uber-Ich waren soll Ich werden ».

La pensée de Freud se présente comme un véritable processus de théorisation, toujours plus ou moins en mouvement, toujours en train de tenter de s’ajuster au plus près des difficultés rencontrées dans la clinique, en particulier à partir de 1915 dans celles des formes d’expression des souffrances narcissiques-identitaires comme je les nomme.

Il n’est donc pas très étonnant non plus que, jusqu’à la fin de sa vie, Freud ait ouvert de nouvelles questions à l’exploration psychanalytique. En particulier dans les années 1937-39 on en voit fleurir un certain nombre qu’il nous laisse en héritage mais qu’il a le mérite d’avoir néanmoins assez clairement indiqué et sur lesquelles il porte notre attention. Ce sont celles dont je souhaite partir pour penser leur articulation avec la pensée de Winnicott.

Dans « Constructions en analyse » Freud introduit deux propositions que je souhaite relever : d’une part il revient implicitement sur ses énoncés antérieurs (1915, 1924) dans lesquels perception et hallucination apparaissaient comme incompatibles, il évoque en effet la présence d’hallucinations se glissant dans la perception pour donner à celle-ci une qualité particulière, « excessivement claire », d’autre part il fait du délire et de l’hallucination qui l’accompagne un mode de retour, de « réminiscence », d’expériences précoces datant « d’avant l’apparition du langage verbal » précise-t-il.

Dans les petites notes qu’il nous laisse de son dernier séjour à Londres, il revient sur la question des expériences précoces pour souligner qu’elles semblent maintenir leur effet de manière plus durable que les plus tardives, et avance une explication à ce fait en soulignant que cela provient « de la faiblesse de la synthèse » caractéristique des premiers temps de la vie.

On sent ainsi chez lui un intérêt pour les expériences précoces, motivé par l’importance de celles-ci et leur impact sur tout le développement psychique, il trace une ligne de démarcation entre les expériences du sujet marquées par l’absence de langage verbal et celles qui ont pu être inscrites dans celui-ci, il indique un mode de retour spécifique des expériences au-delà du langage verbal. J’ajoute au passage qu’il propose de fonder le traitement de la psychose, et sans doute au-delà des pathologies narcissiques-identitaires sur le fait de reconnaître le « noyau de vérité » contenu dans le délire et la symptomatologie.

Dans Analyse terminée et analyse interminable il fait le lien avec la réaction thérapeutique négative et repère dans « le roc de la féminité » un point de butée essentiel de l’analyse.

En 1926, dans Inhibition, Symptôme, Angoisse, il avait ajouté à la résistance du moi, repérée depuis 1914, deux nouvelles formes de résistances, celle du surmoi, sur laquelle il reviendra à la fin de « Malaise dans la culture », et la résistance du Ça. C’est manifestement de cette dernière dont il s’agit dans les différents points que j’ai relevés plus haut.

Comment comprendre, dès lors cette « résistance du Ça » ? Il semble que la pente de la conception de Freud de ce qu’il nomme en 1923 « la matière première psychique » est de considérer qu’elle se caractérise par une hyper-complexité liée au fait qu’elle est à la fois multi-sensori-perceptive, multi-pulsionnelle, qu’elle mêle le moi et le non-moi. Partant elle ne peut être saisie immédiatement, elle va devoir se déployer, se décondenser, se transférer sur des objets (animisme infantile) pour être appréhendable.

Nous saisissons alors une première articulation avec la pensée de Winnicott, ce travail de décondensation passe par la fonction « miroir primitif » de l’objet, il suppose que la réalité psychique première, la matière première psychique soit reflétée par l’objet, que celui-ci soit introduit entre soi et soi. L’ombre de l’objet tombe sur la naissance de la psyché, sur sa reconnaissance première, s’introduit alors la question des conditions de la réflexivité première et de ses développements futurs. Et, à la différence des sexes et des générations déjà bien balisées par la réflexion théorique et clinique, vient s’ajouter le travail de différenciation moi/non-moi et avec lui la question de l’enveloppe du moi et celle, fortement articulée à la première, de la limite.

La nécessité de l’objet une fois reconnue c’est la question de l’inévitable séduction par l’objet qui va devoir aussi être pensée et être mise au centre. Freud commencera à en définir la forme première à partir des soins maternels. C’est aussi ce qui permet de comprendre que la question de l’appropriation subjective va devenir le nouveau paradigme de la cure, il s’agit de perlaborer l’inévitable séduction primaire exercée par l’objet pour « devenir soi » indépendamment du miroir de l’objet. Là où le sujet était d’emblée donné, dans une forme de transparence du sujet à lui-même s’introduit un point d’opacité et de difficulté lié à l’action de l’objet et aux effets de celle-ci sur son organisation psychique. On ne peut comprendre l’heuristique du concept de transitionnalité sans l’articuler à cette problématique. La transitionnalité prend fondamentalement son sens comme condition de l’appropriation subjective de l’expérience vécue et de sa paradoxalité.

Avec la conception de l’Œdipe Freud avait cerné les conditions de définition de l’identité humaine, avec la transitionnalité Winnicott rend pensable celles de sa possible appropriation subjective.

 

Le trouvé/crée première révolution invisible.

         Sur le fond de ce que nous venons de rappeler nous allons maintenant essayer de préciser plus la nature de ce que Winnicott apporte aux questions soulevées vers la fin de sa vie par Freud.

Le premier point qu’il faut évoquer concerne la question des processus en trouvé/crée, c’est une contribution essentielle à la question de la différenciation moi/non-moi, ou plutôt à ce qui apparaît comme l’un de ses préalables. Nous avons vu déjà que Freud, dans Construction en analyse, commençait à admettre la possibilité qu’une hallucination puisse venir se loger dans la perception et que donc perception et hallucination n’étaient pas en antagonisme. Nous retrouvons cette idée au cœur de la conception de Winnicott et des processus dits en trouvé/crée. Ceux-ci résultent de la combinaison d’un processus hallucinatoire qui se déclenche, selon l‘auteur, quand la tension pulsionnelle monte, et qui vient s’intriquer à la perception du sein que la mère, quand elle est suffisamment adaptée à sa tâche de mère, présente au bébé « au bon moment et au bon endroit », là ou précisément celui-ci venait de créé hallucinatoirement le sein. Winnicott souligne l’importance de ce processus dans la mesure où il permet de transformer l’hallucination du sein en une illusion d’autosatisfaction, le sein halluciné est en effet en même temps perçu, et l’illusion ne porte plus sur la question de la présence ou de l’absence du sein mais sur le vécu subjectif de l’infans. Notons tout de suite ce que nous reprendrons pas la suite, que, dans ce processus, le sein, le sein perçu, celui qui est présenté par la mère, apparaît comme le « miroir » du sein halluciné, le processus en trouvé/crée apparaît comme un cas particulier de la fonction miroir de la mère que nous allons décrire par la suite.

Mais avant cela nous devons proposer quelques remarques destinées à mettre en valeur les conséquences de l’hypothèse de Winnicott.

         Tout d’abord Winnicott propose une conception de la construction du lien premier et d’un temps de rencontre entre mère et bébé organisé par la création d’un objet commun, d’une illusion de réunion, dont l’objet transitionnel mais plus généralement les processus transitionnels, seront les symboles ou les représentants. Avant toute différenciation Winnicott place un premier temps d’union, un premier temps de construction d’une zone commune d’expérience. Là où la pensée psychanalytique traditionnelle originait le processus dans la séparation et la différenciation, Winnicott introduit un temps supplémentaire, un temps préalable, celui de la construction du lien, celui de la rencontre celui d’un effet de présence. La présence n’est pas une donne première, le lien premier n’est pas d’emblée acquis, l’une et l’autre se construisent et cette construction peut échouer, le sein peut ne pas être trouvé/crée, l‘environnement peut empiéter sur l’espace psychique du bébé et contraindre celui-ci à une alternative paradoxale et désintégrative soit le sein est crée et alors il n’est pas trouvé, soit il est trouvé et alors il n’est pas crée, dans les deux cas son appropriation subjective fait problème.

Le lien premier n’est pas une donne de base sur laquelle le clinicien peut tranquillement s’appuyer, il doit être construit, il résulte d’un processus et il n’est qu’à observer les aléas des premiers liens mère bébé pour se persuader des difficultés et aléas que cette construction peut rencontrer. Dès lors il ne faut plus penser que la question de l’absence et de la séparation est la question centrale de la psychopathologie et de la souffrance humaine, c’est le couple et la dialectique présence/absence qui doit passer au centre.

Notons au passage dans cette période précoce de construction de la subjectivité le bébé vit des états internes variés et multiples. Pendant certain instant il est capable de percevoir et bien différencier l’existence séparée de l’objet maternel (J.Decety 2002, M.Dornes 2002) mais à d’autres moments, sous la tension de la fatigue ou des poussées pulsionnelles, il ne peut maintenir le sentiment de cette différenciation et traverse des états beaucoup plus confus. Ceci veut aussi dire qu’une des tâches premières repérées par Winnicott comme travail d’intégration, est marquée par un travail de rassemblement des états psychiques divers. J.Bleger avait dès 1967 fait l’hypothèse qu’une phase intermédiaire de la subjectivité était marquée par la formation de « noyaux agglutinés », et j’ai pu proposer (R.Roussillon 2003 et 2008) que c’était sans doute dans la rencontre avec le sein maternel et l’objet qui le présente, que se puisait la libido nécessaire au processus de liaison psychique impliqué.

Le modèle du sein trouvé/crée, je l’ai indiqué plus haut, est le modèle même de la fonction miroir de la mère et plus généralement des objets premiers. Si Winnicott a pu décrire le visage de la mère comme le prototype du miroir premier, le contexte même de ses travaux invite à penser que c’est l’ensemble du mode de présence maternelle qui fonctionne comme miroir des premiers états d’être du bébé. Ainsi le mode de portance (holding) les premières formes de maintenance des soins (handling), l’ensemble des mimiques, gestuelles, postures de la mère transmettent au bébé des messages qui portent autant sur les états internes de la mère que sur le mode de rapport qu’elle entretien avec lui, l’un et l’autre amalgamé. Ce sont ces messages que le bébé considère comme des réponses messagères à ses états internes, comme des réponses qui lui renvoient des signifiants de ceux-ci et avec lesquels il commence à se forger des premiers modes de représentation de lui-même et de ses états internes. Tout se passe comme si le bébé identifiait ses états internes à partir de ce qui se produit dans l’environnement et que, pris dans le narcissisme primaire, il traite comme une « réponse » identifiante de ceux-ci.

         Les théoriciens contemporains de la première enfance tels D.Stern, C.Trevarthen ou B.Bebee ont contribué, par le raffinement de l’analyse des communications primitives entre le bébé et son environnement, ce que je préfère pour mon compte nommé « conversation primitive », à établir la pertinence globale de l’hypothèse de Winnicott de réponses maternelles fonctionnant comme miroir identifiant pour le bébé. Ma propre lecture de ces auteurs m’a conduit a proposer que le miroir ne devait pas être considéré comme le reflet d’une image fixe ou fixée mais que c’était dans le processus d’accordage et d’ajustement des deux partenaires de la conversation primitive, et c’est d’ailleurs pourquoi j’ai proposé cette formulation, que l’effet miroir se produisait (R.Roussillon 2008). Les deux partenaires se cherchent, s’ajustent l’un à l’autre (60% des interactions précoces sont des interactions d’ajustement réciproques) se trouvent, partagent des affect communs, s’éloignent, se perdent, se retrouvent etc.

C’est dans le partage de sensations communes dans les différentes donnes de cette conversation primitive que se constitue la base de la première activité de symbolisation, celle qui résulte du fait que chaque message adressé, reçu, attesté et reconnu par l’échoïsation en double, devient langage, et prend valeur de symbole partagé. La fameuse fonction µ décrite par Bion me semble surtout s’effectuer par ce jeu de reconnaissance et de partage des émois et affects communs, qui prennent de ce fait une dimension de messages symboliques et sont ainsi transformés.

Avant de quitter ce premier chapitre quelques remarques complémentaires s’imposent.

Tout d’abord une conséquence de l’évolution paradigmatique ainsi profilée est que la pulsion ne peut pas être considérée comme une donne première, tant dans son intensité que dans son organisation, elle dépend de l’entre-jeu qui s’établit entre le bébé et son environnement, elle dépend des réponses que la mère apporte aux élans pulsionnelles du bébé, à ce qui n’est encore que potentialité pulsionnelle.

Ensuite il faut garder à l’esprit que le bébé a sans doute un rôle plus actif qu’on a bien voulu lui reconnaître, sans toutefois exagérer celui-ci. En particulier il est important que le jeu des ajustements lui laisse l’impression d’avoir une certaine action possible sur sa mère, lui aussi a besoin de sentir qu’il peut transformer le monde et l’objet qui le représente, et ceci tout autant qu’il attend de celle-ci qu’elle le régule et l’aide à transformer ses états internes.

Les remarques suivantes nous conduisent vers la psychopathologie et les souffrances narcissiques-identitaires. Une large partie de la clinique des impasses du narcissisme prend naissance dans les ratés des ajustements et accordages premiers, dans la mise en échec de la fonction miroir que ceux-ci rendent possible. Entre soi et soi s’insère l’objet, mais aussi « l’ombre de l’objet » que Freud évoque dans deuil et mélancolie et dont il fait le modèle fondamental des souffrances narcissiques (il dit des « névroses narcissiques »). L’ombre de l’objet se laisse alors comprendre comme l’ombre portée de l’objet, comme ce que l’objet ne reflète pas au sujet de lui-même, comme ce qu’il ne lui restitue pas de lui dans les ajustements et accordages du jeu du miroir de la conversation primitive. Ombre de l’objet c’est là où l’objet est « décevant » (Freud 1915) dans sa fonction de miroir, là où l’investissement est arrêté par les points d’opacité des reflets.

Mais le miroir peut n’être que brouillé, confus, les images qu’il donne peuvent être, vont être, déformées. Déformées d’abord inévitablement par l’altérité de l’objet, il n’est pas que miroir, double du sujet, il possède sa résistance, sa consistance propres, il possède ses particularités et c’est avec celles-ci qu’il entre dans le ballet de la conversation primitive, mais aussi ensuite déformées par les signifiants énigmatiques (Laplanche) que la traversée de l’adolescence et l’accès à la sexualité adulte va introduire dans son rapport au corps et à sa sexualité. Le sein ou ses équivalents sont alors réinterprétés en fonction de la place qu’ils ont non seulement dans le maternage, mais dans l’ensemble de la sexualité elle-même. Au-delà de ces déformations inévitables car elles témoignent de l’écart des générations et qui seront « bonnes à symboliser » si elles ne sont pas excessives, il y a les déformations liées cette fois aux difficultés narcissiques de l’objet, à la manière dont il se montre insensible, ou insaisissable, inconstant, inatteignable, intransformable etc. pour le bébé, dont il mêle sa difficulté propre à l’effort de l’infans pour identifier ses états internes.

On se sent comme on a été senti, on se voit comme on a été vu, on se réfléchit comme on a été réfléchit, par les mots qui nous ont été adressés, certes, mais aussi primitivement par l’ensemble des messages affectivo-mimo-gestaux-posturaux qui ont fait écho aux mouvements et états de soi.

 

Pulsionnalité et destructivité : le jeu de la différenciation.

         Nous avons évoqué plus haut l’idée que l’organisation de la pulsion ne pouvait faire fi du jeu de la conversation primitive. Dans les composants de celle-ci il y a sans doute des facteurs génétiques, on ne voit pas bien pourquoi la pulsion échapperait à cette loi commune de tous les phénomènes vivants. Il y a sans doute aussi des facteurs accidentels, telle maladie de peau affecte les sensations, tel épisode somatique sans doute aussi. Mais l’organisation de l’excitation en pulsion, en pulsion susceptible de représentance, donc de devenir messagère, de s’exprimer par des « représentants », selon le terme de Freud, dépend de la représentation d’objet, mais aussi d’une forme de représentance de la source, autant de composants qui dépendent de la conversation primitive sur laquelle nous nous sommes penchés.

         Il faut aussi attribuer à celle-ci une place importante tant dans la mise en place de l’intrication pulsionnelle que dans les formes diversifiées et différenciées d’expression pulsionnelle. Là encore l’apport de Winnicott propose une évolution très heuristique des paradigmes avec lesquels ces questions sont abordées.

         Tout d’abord il présente une conception de la pulsion première comme existant sous une forme précédant la différenciation amour/haine. La pulsion, dit-il, s’exprime avec une « ardeur » qui la rend « impitoyable » pour l’objet, c’est-à-dire qu’elle s’exprime, qu’elle doit pouvoir s’exprimer, sans égard pour l’objet, sans tenir compte de ses états internes – en tout cas idéalement, car en fait elle est bien obligée de tenir compte de ceux-ci, de fait. Cet ardeur, cet élan se présentent comme un mouvement, une « motion » vitale, une force de vie, une « bio » ou une « violence) » come J Bergeret aime à le rappeler.

Cette première forme d’expression de la pulsion ouvre une première forme de la question de la « survivance » de l’objet à la pulsionnalité. L’objet doit endurer la violence de l’attaque pulsionnelle, non pas que celle-ci soit destructrice à ce niveau, mais que son ardeur peut-être vécu comme une menace par l’objet, voir comme un crime de lèse-majesté dans la mesure où elle ne tient pas compte de ses besoins et aspirations propres.

         Différents types d’échecs de la survivance peuvent être décrits cliniquement.

Soit l’élan pulsionnel est vécu par l’objet comme potentiellement destructeur et alors ses réponses renvoient au bébé le message d’un danger de l’expression pulsionnelle non retenue, elles lui renvoient le message que l’expression de son amour est destructrice. Le bébé est alors en proie à une forme de la paradoxalité pour laquelle j’ai proposé, à la suite de R.Fairbern, la formulation du paradoxe de « l’amour destructeur » (R.Roussillon 1991). L’opposition amour/haine, destructivité/créativité est alors battue en brèche et avec elle l’opposition bon/mauvais, le principe du plaisir-déplaisir est sidéré, et le sujet est menacé de s’installer dans une soumission à l’objet facteur de faux-self.

Ou bien l’objet oppose aux élans du bébé des formes plus ou moins masquées de rejet corporel, bien décrites par S.Ferenczi (1929) et J.Hopkins (1992), qui transmettent au bébé le message qu’il est plein de dangerosité, et qui vont se traduire par le vécu subjectif d’être « un sac de merde puant et destructeur ». Le Richard III de Shakespeare, analysé par Freud en 1916, en fournit un très bon exemple.

Mais, à un niveau moindre, la menace vécue par l’objet entrave le bon déroulement de la conversation primitive et empêche que celle-ci soit satisfaisante. Rencontre avec l’objet et satisfaction sont alors disjointes, la « décharge pulsionnelle » ne produit pas d’expérience de satisfaction.

Dans les trois cas évoqués, et pour des raisons différentes, l’intrication pulsionnelle échoue et avec elle l’introjection pulsionnelle, elle est remplacée par une figure du surmoi sévère et cruel (Freud 1923) qui « plonge ses racines dans le Ça » et produit une forme de culpabilité pré-ambivalente pour laquelle j’ai proposé l’idée de « culpabilité primaire » (R.Roussillon 1995).

Nous pouvons maintenant en venir aux processus dont Winnicott dit qu’ils sont ceux qui fonde la construction de la reconnaissance d’une véritable altérité de l’objet, ceux qui président à sa reconnaissance comme autre sujet. C’est la question repérée dans ses écrits comme celle de l’utilisation de l’objet, ou selon la nouvelle traduction de « l’usage de l’objet ».

L’utilisation de l’objet et la différenciation.

Pour bien penser la question de l’utilisation de l’objet et des processus en détruits-trouvés, il faut en mesurer la dialectique avec l’introjection pulsionnelle. C’est la question clé de l’analyse des facteurs de « résistance du surmoi » (Freud 1926).

Que ce soit dans sa capacité à endurer l’ardeur pulsionnelle ou dans sa capacité à « survivre » aux formes agressives de celle-ci, la réponse de l’objet va être déterminante dans l’acquisition de la capacité de l’infans à introjecter ses mouvements pulsionnels.

Idéalement la mère endure l’ardeur pulsionnelle quand elle s’exprime, elle trouve même du plaisir à être ainsi investie, elle tolère les formes d’expression des premières manifestations agressives du bébé et « survit » à celles-ci même quand elles prennent, en réaction à certaines frustrations ou à certaines inadéquations, la forme d’attaque de rage destructrice. Survivre c’est ici ne pas exercer de représailles ni sur le mode d’une rétorsion agressive ou violente, ni sur celui d’un retrait punisseur. Mais survivre ce n’est pas se montrer insensible, ce qui confronterait le bébé à un vécu de radicale impuissance, c’est accepter d’être touché et de ne pas exercer de représailles, mieux, c’est rester suffisamment constant affectivement et même créatif dans la réponse apportée à l’infans.

L’échec de la survivance, comme l’incapacité à endurer l’ardeur pulsionnelle que nous avons évoqué plus haut, précipite un noyau de culpabilité primaire et vient alimenter le « surmoi sévère et cruel » que Freud évoque en 1923 à propos de la mélancolie et d’une manière plus générale de ce qu’il appelle à l‘époque les névroses « narcissiques ». Elle bloque le processus de découverte de l’altérité de l’objet, c’est-à-dire de découverte que l’objet est animé de désirs et mouvements qui lui sont propres, qu’il est un autre-sujet et pas seulement un double du sujet. Je préfère ces formulations à la référence à un quelconque « objet total » alors opposé à un prétendu « objet partiel ». Ici je ne pense pas que l’opposition partie/tout soit réellement pertinente, il me semble même qu’elle obscurcie la clinique. Qu’est ce qu’un objet « total » ? Peut-on vraiment penser qu’un bébé puisse appréhender sa mère « dans sa totalité », dont on ne voit pas bien ce qu’elle serait ? A partir de quelle expérience vécue pourrait-il, par exemple, saisir ce qu’il en est du sexuel maternel auquel il est pourtant inévitablement confronté? Ce qui est déterminant est que le bébé découvre que sa mère possède un désir et des mouvements propres, que l’objet n’est « instrumentalisé » par le bébé que s’il accepte de l’être et que partant on sort de l’instrumentalisation. L’objet devient « utilisable » parce qu’il commence à être conçu comme un autre-sujet et non plus seulement comme un objet, on quitte alors la fameuse « relation d’objet » pour passer à la question de « l’entre je ».

Mais, dès lors des formes complexes de la survivance de l’objet peuvent commencer à se déployer.

Le narcissisme secondaire déclare Freud en 1915, est « repris à l’objet ». C’est-à-dire que toute conquête des auto-érotismes est vécue comme une reprise des propriétés de l’objet, comme une reprise violente et qui menace l’objet, comme quelque chose qu’il faut « arracher » à l’objet, car ici reprise signifie « prise ». Donc chaque conquête auto-érotique inquiète le bébé sur la réaction de l’objet à cette entre-prise, et là encore l’objet doit « survivre », doit montrer qu’il survit. Les situations mettant en scène la capacité d’être seul en présence de l’objet sont ici déterminante, l’enfant dans son jeu réalise une introjection d’une propriété antérieurement attribuée à l’objet ou expérimentée avec lui, il vérifie de temps en temps ce qui se produit simultanément chez l’objet et qu’il traite comme une réponse à son mouvement introjectif. La mère ne s’y trompe pas d’ailleurs, elle mesure combien chacune des introjections du bébé préfigure non seulement la différenciation mais déjà les premières séparations, et ceci s’accompagne chez elle d’un cortège d’affect où se mêlent l’inflexion dépressive du deuil et des séparations à venir et la fierté de l’exploit introjectif de son rejeton.

Plus tard encore, mais dialectisé au mouvement que nous venons de décrire chez le bébé, la question sera de savoir si l’amour pour l’objet et la reconnaissance que le bébé lui adresse pour les bons soins donnés et les moments de plaisirs partagés, va résister aux mouvements agressifs provoqués par les limites néanmoins perçues à cet amour et à la disponibilité maternelle.

Chaque fois que la question de l’introjection d’une motion pulsionnelle vécue comme agressive se pose, et avec elle celle du creusement du sens de la réalité externe, la problématique de la « survivance » est impliquée. Survivance de l’objet qui préside à sa reconnaissance comme autre-sujet, survivance du lien à l’objet face aux introjections auto-érotiques, survivance de l’amour dans le conflit d’ambivalence, se dialectisent et se succèdent permettant de creuser toujours plus l’élaboration de la problématique de la différenciation moi/autre-sujet et le sens de la réalité.

Plus tard encore à l’adolescence en particulier quand il s’agira de « paraître seul face au père » comme j’en ai repéré la forme chez Freud (R.Roussillon 2008), de commettre le meurtre symbolique du père instaurateur de l’état adulte, la problématique de la survivance de l’objet sera encore déterminante. Les différentes figures du devenir du meurtre du père que Freud explore dans Totem et Tabou, en particulier celle du totémisme et des formes obsessionnelles qu’il produit, et celles, là encore, qu’il va décrire dans les formes de la résistance du surmoi et de la confusion psychique qu’elles produisent et qui peuvent aller jusqu’à la mélancolie, sont autant d’exemples de ce qui peut se produire quand le père ne survit pas au meurtre-critique de l’adolescence.

 

L’informe et la symbolisation.

Je terminerais ce relevé des quelques apports de Winnicott sur lesquels j’ai choisi de centrer ma réflexion et de ce qu’ils ont rendu possible de théoriser, par de rapides remarques sur la question de la liberté et de l’informe.

Dans l’exploration des conditions de l’appropriation subjective Winnicott ajoute à la liberté, tôt reconnue par Freud comme l’une de ces conditions, la nécessité de s’éprouver comme « informe » (formlessness) et d’endurer cet état. S’éprouver comme informe apparaît comme une condition préalable à toute mise en forme véritablement appropriable, comme une condition préalable à tout travail de symbolisation produisant un effet de subjectivation. De même que le droit de ne pas choisir est un préalable à tout choix libre, de la même manière s’éprouver informe, indéterminé donc et « au-delà de la contrainte de répétition », est le préalable du travail de symbolisation subjectivant mais aussi, tout autant, le fruit de la conquête que celui-ci rend possible.

S’éprouver comme informe suppose une confiance dans les conditions de l’environnement, un sentiment de sécurité donné par les propriétés « médium malléable » de l’environnement et des objets qui l’animent. Nous nous efforçons dans les situations analysantes que nous mettons en place de respecter ces conditions et, par certains côtés on peut dire que Winnicott nous a enseigné pourquoi et comment l’ensemble des règles techniques que nous respectons visent à produire et à maintenir ces conditions.

Quand nous y parvenons les conditions sont réunies pour que le sujet puisse accepter de s’éprouver suffisamment informe et qu’un espace creux, qu’un espace « en négatif », qu’un espace d’accueil, puisse se constituer pour que s’ouvre la possibilité d’un jeu libre, d’un jeu de reprise des expériences subjectives en souffrance d’appropriation subjective, un jeu au-delà d’une contrainte de symbolisation, un jeu qui suspend la contrainte de symbolisation qui s’exerce sur la vie psychique.

 

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