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ÉPISTÉMOLOGIE DE LA PSYCHANALYSE ET CLINIQUE DE LA
THÉORIE
R Roussillon
Introduction.
Pour introduire ma réflexion sur les rapports qu’entretiennent théorie et clinique
au sein de la psychanalyse, je voudrais commencer par proposer une première
série de remarques épistémologiques. La psychanalyse occupe une place à part
dans le champ épistémique dans la mesure où elle est aussi fondée sur une
praxis qui présente certaines singularités qui lui confèrent autant de
particularités. Pour chercher à cerner l’arête vive de celles-ci je me tournerais
vers la position de Freud, qui, en ces temps troublés par les conflits qui agitent la
position sociale de la planète des psy, propose des repères utiles. Quand il
cherche à penser la spécificité de la pratique psychanalytique Freud n’oppose
pas la psychanalyse à la psychothérapie comme on le voit trop souvent faire de
nos jours, il oppose la psychanalyse à la suggestion, à l’exercice d’une forme
d’influence qui contourne le libre arbitre du sujet, qui exerce une forme
d’emprise sur lui que celle-ci soit manifeste (c’est la suggestion « paternelle »
selon S Ferenczi) ou qu’elle soit plus insidieuse (selon un modèle « maternel »
toujours selon S Ferenczi). Non pas que Freud conserve longtemps la naïveté de
penser que la suggestion est étrangère à la psychanalyse, qu’elle soit évitable par
simple pétition de principe qu’il suffirait d’affirmer haut et fort, mais qu’il
ordonne son exercice au dépassement de celle-ci : on reconnaît ici le prescriptif
de l’analyse du transfert.
J L Donnet, aux échanges avec qui ma présente réflexion doit beaucoup, propose
une belle formule qui saisit en un paradoxe l’orientation du travail
psychanalytique : il souligne ce qu’il y a de « suggestion inévitable pour sortir
de la suggestion ». La suggestion n’est donc pas considérée comme « dépassée »
par une simple pétition de principe, c’est le processus même du travail
psychanalytique qui en rend possible « l’aufhebung » selon le terme de la
philosophie Hegélienne qui désigne le mieux cette opération de
« dépassement ».
Mais affirmer comme je viens de le faire à la suite de Freud que l’enjeu de la
pratique psychanalytique est de sortir de la suggestion, celle historique des
objets significatifs avec lesquels le sujet s’est construit, celle actuelle de
l’analyste avec qui il ressaisit son histoire, entraîne ipso facto une série de
conséquences sur la question qui nous occupe qu’il faut prendre le temps de
formuler à défaut d’en déployer tous les attendus.
La pratique doit pouvoir démentir la théorie, c’est la forme que le « principe de
falsification » de K Popper prend en psychanalyse. Ce qui signifie qu’en
pratique une chance doit toujours être laissée au processus analysant de venir
contredire l’attente de l’analyste issue de la théorie, sans quoi la théorie, nous
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reviendrons sur ce point, risque d’être utilisée comme une « machine à
influencer » (V Tausk).
La psychanalyse est alors centrée sur un processus d’appropriation subjective
(selon le « Wo Es war soll Ich werden » emblématique de Freud ou mieux « Wo
Es und Uberich waren soll ich werden » en intégrant la question du surmoi dans
la formule) qui s’effectue par l’entremise du travail de symbolisation de
l’expérience vécue (Erlebnis).
La pratique psychanalytique ne peut être le résultat d’une « application » de la
théorie psychanalytique à un sujet, la psychanalyse doit pouvoir se
« réinventer » avec chaque sujet, en fonction des singularités de celui-ci.
Autrement dit en pratique la théorie doit être « suspendue », c’est l’une des
conditions de possibilité de l’écoute flottante, nous retrouvons là, par exemple,
la position de Bion concernant le point 0, celui à partir duquel l’analyste peut
être « sans désir ni mémoire », celui à partir duquel il est réceptif, dans un état
de « negative capability », de capacité à accepter l’inattendu, l’informe
(Winnicott), l’indéterminé selon l’expression que j’ai proposé, l’inconnu à venir,
ce que de son côté G Rosolato à formulé en terme de « relation d’inconnu ».
Commence ainsi à se profiler une relation particulière entre théorie et pratique
que J L Donnet à formulé en terme « d’écart théorico-pratique ».
Cependant celui-ci n’est pas seulement la conséquence de ce qui se présenterait
simplement comme un principe « éthique » pour le psychanalyste, comme un
composant de celle-ci, il est aussi le résultat du fait que « l’objet » épistémique
n’est pas situé de la même manière en théorie et dans la pratique, qu’il n’est pas
construit de la même manière.
La théorie résulte d’un processus « d’abstraction objectivante », elle produit des
énoncés « positivés ». Par exemple, mais il est essentiel, en théorie l’Ics se
présente comme une positivité agissante dont on peut décrire les formes et
processus (condensation, déplacement etc.…). Le sujet théorisant est « retiré »
de la théorie, ou plutôt il feint d’être retiré, il se donne comme retiré, et c’est
bien la procédure de retrait, sa forme et les processus qui la constituent, qui
témoignent de la valeur de la théorisation.
Par contre la pratique se construit, à l’inverse, dans un processus « d’implication
subjectivant » qui « présente l’objet » comme une négativité. L’Ics, pour
poursuivre notre exemple, se donne alors comme un non-dit, un non-pensé, un
non-senti, un non-vu pour le sujet … Celui-ci est appelé à partir de ce qui lui
échappe et c’est à partir de ce qui manque à être, que « l’entrejeu »1
psychanalytique se déroule. En pratique le sujet est appelé sur scène, il est
1 Je propose « entrejeu » pour traduire l’anglais « interplay », à la place de l’interaction, inadéquat
pour cerner au mieux le travail psychanalytique, mais bien sûr l’entrejeu renvoie à l’entre « je » sans
doute aussi plus adéquat depuis que le terme d’intersubjectivité menace de renvoyer aux positions des
analystes de la côte Est des US.
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appelé à se « produire » comme on dit qu’un acteur se produit sur scène, comme
on parle d’une production représentative.
Conditions de possibilité de la suspension
Ceci étant comme je l’ai déjà indiqué, il ne suffit pas de décréter les choses pour
qu’elles puissent prendre effet, un certain nombre de conditions sont requises, il
en va ainsi aussi de la suspension de la théorie en pratique qui suppose elle aussi
que soient réunies un certain nombre de conditions.
La première de celle-ci peut-être saisie dans un paradoxe, celui de la question de
« tout ce qu’il faut avoir saisi et compris » pour rendre la suspension pratique
effective. La chose est manifeste dans les supervisions de cure de jeunes
analyste en cours de formation, ils ont beaucoup de difficulté à réaliser la mise
entre parenthèse (l’épocké de Husserl) de ce qu’ils connaissent de la théorie, à
l’inverse même ils cherchent à retrouver la théorie dans le matériel clinique ce
qui a souvent pour conséquence d’entraver les conditions de l’écoute flottante.
L’écoute n’est plus « libre » elle devient contrainte par l’exigence de « faire de
la psychanalyse », et « faire » de la psychanalyse, c’est pour eux, et à l’avenant
de leurs modèles identificatoires, « interpréter la scène primitive » ou
« l’homosexualité latente » ou encore « la castration » ou « l’identification
projective du mauvais sein » (sans guillemets alors à « mauvais »). À l’inverse
plus la théorie de l’analyste a atteint un certain degré de développement et de
complexité, plus elle s’approfondit, et plus la suspension de celle-ci est aisée et
tolérable. Et de la même manière que Green avait fait remarquer que pour
n’avoir « pas de mémoire » selon le précepte de W-R Bion il fallait avoir « une
mémoire d’éléphant », de la même manière, la suspension de la théorie suppose
une très bonne connaissance de celle-ci et de ses pluralités. Une relation
d’inconnu suffisamment tranquille suppose une assez bonne expérience de ce
qui peut se produire. J’ai écrit, comme sans le vouloir, « de ses pluralités »,
naturellement. Quand l’analyste appartient à une école trop définie, qu’il se veut
« Kleinien » ou encore « Lacanien » ou même « Freudien » ou « Winnicottien »
ou quelque appellation que ce soit, il est menacé de faire du Klein, Lacan, Freud
ou autre, il tend à devenir militant d’une forme d’écoute particulière, il n’est
plus en mesure d’être dans l’état de « théorisation flottante » qui accompagne la
suspension de la théorie.
On ne peut donc se passer de la théorie même pour la pratique, et pour pouvoir
suspendre efficacement la théorie il faut en avoir une, ou plutôt plusieurs, je
plaide pour la pluralité de la théorie et de la théorisation, c’est dans la pluralité
que la théorie perçoit qu’elle est une forme de construction particulière, une
forme d’interprétation et non une vérité révélée comme dans la position d’école
et de militantisme.
Mais on ne peut s’en passer complètement non plus dans l’organisation concrète
de la rencontre, il y a un « minimum de théorie » sans lequel l’analyse ne peut se
produire, un minimum de théorie « organisatrice » de l’écoute et des conditions
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de la rencontre analytique. Nous l’avons dit un fond de suggestion, disons
d’induction, est inévitable.
À l’origine de l’analyse il y a une provocation au transfert, selon le terme de J
Laplanche, une induction de base qui rend la situation « analysante » et le
« site » (P Fedida, J L Donnet) potentiellement analytique. Le minimum de
théorie, d’induction théorique, sans lequel l’analyse ne peut avoir lieu, est celui
que le cadre, le dispositif psychanalytique, incarne2. Car le dispositif n’est pas
exempt de théorie, sa forme, son organisation, contiennent une théorie de
l’analyse, ou plus particulièrement de la théorie de la symbolisation propre à
l’analyse, à l’analyse dans ce dispositif-là. Le cadre, le dispositif est de la
théorie « matérialisée », c’est de la théorie induite « de fait » dans la situation,
muettement. Et, pour être sensible à cette dimension, il faut faire « parler » le
cadre généralement « muet », silencieux, il faut lui faire « dire » quelle théorie
de la symbolisation il porte et contraint, quelle théorie du processus analytique
par la symbolisation il implique.
Chacun se souvient de la manière métaphorique par laquelle Freud présente la
règle du travail psychanalytique. La métaphore est celle du voyageur de train
(quand on connaît la place du train dans l’auto-analyse de Freud, on ne peut que
se dire que ce choix n’est pas fortuit chez lui, on se souviendra aussi que le train
est chez lui le lieu du dévoilement de sa mère, matrem nudem). Celui-ci regarde
le paysage qui défile sous ses yeux (le train roule donc) et décrit à un autre
personnage le paysage qui se déroule sous ses yeux. Transfert d’un mouvement
moteur, d’une « motion » pulsionnelle motrice, dans une image « visuelle », une
pensée en image visuelle, puis transfert dans la parole de celle-ci, transfert sur la
parole même avanceront certains modernes.
Mais cette règle ne s’applique pas dans n’importe quelle situation, le patient est
allongé, le transfert du champ moteur dans le champ visuel suppose une
suspension de la motricité, la position « dit » comment transférer le champ
moteur dans le champ visuel, le transfert du champ visuel dans la parole suppose
lui une certaine suspension de la communication visuelle, analyste est placé à
l’arrière il n’est pas vu, pas supposé voir, là encore le dispositif « dit » comment
faire, il dit que l’analyste est supposé entendre, ne faire qu’entendre. On peut
continuer de faire ainsi « parler » le cadre, l’analyste est comme absenté du
champ de la communication visuelle, la symbolisation suppose une certaine
absence, une certaine forme d’absence, mais il est là pour entendre, la
symbolisation suppose aussi une certaine forme de présence. La symbolisation
s’effectue à deux, l’analyse n’est pas auto-analyse, même si elle trouve dans la
réflexivité sa forme la plus accomplie, cette réflexivité n’est pas solipsiste, elle
passe par la médiation d’un autre, d’un autre-sujet, situé en position
asymétrique.
2 En plus bien sûr du fondement de la méthode de l’écoute associative, mais c’est une autre
question qui nous entraînerait trop loin ici.
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Dans d’autres dispositifs, avec les enfants par exemple, c’est une autre
« théorie » de la symbolisation qui viendra se matérialiser dans le cadre. Le lieu
comporte des objets, des « objeux » des objets pour jouer, le jeu comme objet
pour le transfert, du papier un crayon pour dessiner, les représentations de
choses et communications visuelles sont montrées avant ou en même temps
qu’elles sont dites, la communication admet des messages transférentiels qui
passent par le visuel, la symbolisation passe par la motricité, par un certain
registre moteur, passe par la perception visuelle, par un certain registre de la
perception visuelle, un registre qui promeut directement des représentationscorps
ou des représentations-choses.
On symbolise sous le regard de l’autre, dans une adresse qui « ouvre » le canal
visuel. Dans le « face à face » ou le « côte à côte » avec des adultes, les
messages visuels sont aussi potentiellement « qualifiés » par le dispositif, ils
apportent leur contribution au processus de symbolisation en cours. C’est une
erreur de considérer que le face à face accorde plus de « perception » à
l’analysant, ou du moins l’insistance mise sur cet aspect, risque de faire perdre
de vue que la perception en question ne vaut qu’en tant qu’elle rend possible les
messages visuels, les messages corporels, que l’association sous le regard de
l’autre et d’un autre que l’on peut aussi regarder, ouvre un autre canal de
communication, et ainsi d’autres modalités de symbolisation que celles qui
passent par le seul langage verbal. Le dispositif règle quelles modalités de la
symbolisation seront qualifiées et reconnues.
Ainsi, je propose l’hypothèse que le dispositif analysant contient la part de la
théorie qui est inévitable, celle qui ne peut être suspendu sous peine de
dissolution, mais qu’il la contient à condition de la rendre « muette » selon le
terme de J Bleger, de la matérialiser dans la trame même du dispositif et ainsi de
la rendre « non processuelle ». Elle devient la condition du processus, ce qu’il
faut accepter d’induction inévitable pour que la rencontre analysante puisse
avoir « lieu » d’être.
Transfert et pénétration « agie » de l’objet.
Ceci admit, il nous faut maintenant partir, à l’inverse, de la pratique pour
considérer comment, dès lors, la situation s’organise. Le souci du psychanalystepsychothérapeute
de ne pas utiliser la suggestion directe, et même d’utiliser la
part de suggestion inévitable pour rendre possible au sujet de sortir de celle-ci,
la suspension de la théorie à laquelle il s’astreint et dans le « refus » duquel il se
constitue comme « sujet supposé ne pas savoir », creusent un espace en négatif
qui contribue à « attracter » le mouvement transférentiel et son déploiement.
Le psychanalyste qui se refuse à utiliser la suggestion va se trouver à son tour en
butte à la suggestion et à l’influence exercée par le patient et les processus qu’il
déploie. Le transfert, et plus particulièrement le transfert en tant qu’il est
inconscient et non réflexif, va alors produire ce que J L Donnet a appelé une
« pénétration agie » pour traduire « l’agieren » par lequel il se manifeste et se
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rend sensible. Il est classique maintenant de considérer que la manière dont
s’effectue cette « pénétration agie » dans l’état affectif de l’analyste va servir de
base au travail psychique « à partir du contre-transfert » et du travail nécessaire
pour rendre celui-ci suffisamment conscient. Mais il me semble pertinent de ne
pas s’en tenir à cette forme de la pénétration agie, car elle n’est pas la seule. À
côté de l’agieren qui s’exerce par l’entremise de l’état affectif de l’analyste, il
me semble aussi pertinent de discriminer celle qui concerne singulièrement le
dispositif lui-même et celle qui s’exercent sur la théorie elle-même, ce qui
implique, à côté de la clinique du contre-transfert, la plus travaillée, une clinique
des dispositifs et une clinique de la théorie ce qui appelle commentaire.
Comment en effet faire une clinique, une analyse, des conditions même de
l’analyse ? Comment « sauter par-dessus son ombre » pour reprendre la très
belle formule de J L Donnet ?
J L Donnet dans « Le divan bien tempéré », et en réponse aux propositions de J
Bleger, s’arrête sur la question de ce paradoxe, et conclu qu’après tout le cadre
c’est ce qui peut ne pas être analysé. Le problème est qu’il arrive que la clinique
ne laisse pas le choix et que la pratique confronte à certaines formes de
problématique narcissiques-identitaires qui ne cessent d’interroger le cadre et de
menacer de dissoudre les paradoxes transitionnels qui en constituent l’efficace.
J’ai proposé de nommer « situations-limites » (R Roussillon 1991) les
conjonctures cliniques dans lesquelles le cadre était ainsi « chauffé à blanc » de
telle sorte qu’étaient révélés ses paradoxes fondateurs mais aussi ses lignes de
déconstructions potentielles.
On pourrait montrer comment de nombreux aspects du dispositif
psychanalytique surgissent de la déconstruction du cadre de la pratique médicale
sous l’action de la prise en compte des processus de l’hystérie d’abord, puis de
la névrose obsessionnelle ensuite. Les variations actuelles du dispositif
psychanalytique, ce que l’on appelle avec Winnicott les « aménagements » de
celui-ci, se laissent penser comme l’effet de la prise en compte des « situations
limites » produites par les conjonctures transférentielles dans lesquelles les
problématiques narcissiques-identitaires sont au premier plan (fonctionnement
dits « border-line, ou encore « narcissiques » ou « psychosomatique », voire
psychotique sous la forme des « transferts délirants…). Mais la psychanalyse
contemporaine ne nous a pas seulement confrontée aux variations du cadre de la
cure standard, elle nous a aussi sensibilisé à l’exportation et au transfert du
dispositif psychanalytique auprès des groupes, des couples, de la famille, après
nous avoir enseigné comment elle pouvait aider les enfants voire les couples et
triade primitive mère bébé et père mère bébé.
Nous ne manquons plus de méthode pour engager une clinique des dispositifs, à
la méthode des « situations-limites et extrêmes » dans laquelle c’est par le
passage à la limite de l’analyse que le cadre et le dispositif révélaient leurs
fondements généralement muets, s’ajoute l’apport considérable des
contributions que les nouvelles pratiques psychanalytiques évoquées plus haut
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(le psychodrame psychanalytique, la psychanalyse de groupe et de ces groupes
singuliers que sont la famille et le couple) apportent à notre compréhension des
effets de ceux-ci. La pluralité actuelle des dispositifs « analysants » rend
possible une clinique différentielle des dispositifs, nous ne sommes plus
« obligés » de sauter par-dessus notre ombre, nous pouvons transférer l’analyse
ailleurs et, dans et par ce transfert, examiner ce que produit et induit telles ou
telles variations ou aménagements.
Vers une clinique de la théorie.
L’objection de l’auto-référence d’une clinique de la théorie (sauter par-dessus
son ombre) doit aussi pouvoir être travaillée et j’aimerais proposer quelques
orientations pour en ouvrir la question.
Je ferais remarquer en premier lieu qu’une séquence clinique, quelle qu’elle soit
ne saurait être interprétée d’une seule manière. L’expérience de l’échange interanalytique
met en évidence qu’une séquence clinique est toujours susceptible
d’une pluralité d’interprétation (même si elles ne sont pas non plus infinies) en
fonction des différences de « sensibilités » psychanalytiques. Inversement une
séquence clinique qui ne se donnerait comme interprétable que d’une seule
manière aurait toutes les chances de n’être qu’une clinique ad hoc, qu’une
clinique trafiquée pour les besoins de la démonstration, elle n’est jamais alors en
mesure de venir « démentir la théorie », ce serait une clinique « appliquée », une
clinique « sous influence ». Ce qui veut dire que le danger de la clinique
psychanalytique est du côté de l’application d’une théorie « totalitaire »,
« totalisante », du côté d’une « théorie unique » comme on dit d’une « pensée
unique », qui signe la transformation de la théorie en idéologie. Je plaide ici, je
l’ai déjà indiqué plus haut, pour une nécessaire pluralité théorique qui me paraît
être la condition de possibilité d’une suffisante « théorisation flottante » qui
suppose différents modèles alternatifs et un jeu possible entre les différents
modèles. La psyché est hyper complexe selon les termes d’E Morin, et cette
hyper complexité ne peut être résumée dans un modèle unique. C’est pourquoi
j’ai personnellement toujours été très sensible au souci de Freud de présenter la
métapsychologie comme composée de différents points de vue, j’avais (R
Roussillon 1995) proposé l’idée d’un « maillage théorique » alternatif à une
conception totalisante de la psyché.
Cela me conduit à une autre proposition. Plutôt que d’envisager la théorie
psychanalytique comme une théorie « achevée », et donc potentiellement close,
il me semble plus heuristique de considérer le « processus théorisant », de
considérer qu’elle se donne comme un processus de théorisation qui réfléchit
son parcours au fur et à mesure que celui-ci se déroule. Il n’y a pas de
« grande » pensée psychanalytique qui ne procède pas par l’extraction
progressive de ses fondements. Freud évolue d’une topique à l’autre, il évolue
au fur et à mesure que sa pensée rencontre ses propres zones d’ombre, qu’elle
formule ses propres enjeux narcissiques-identitaires. M Klein aussi opère des
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changements paradigmatiques au long de son oeuvre, elle « découvre » la
pertinence du concept de « position » progressivement et le travail se poursuit
avec ses successeurs comme W-R Bion ou D Meltzer. Mais ce serait une erreur
aussi de lire la pensée d’un Lacan comme d’emblée présente, le triptyque RSI
par exemple évolue depuis sa première apparition au début des années 60
jusqu’au séminaire qui lui est consacré en 1974-75. La méthode de lecture qui
consiste à piocher dans l’oeuvre d’un auteur des fragments de différentes
époques pour les adosser les uns aux autres comme s’ils étaient ainsi
composables, sans égard pour les années qui séparent leur moment d’écriture,
n’est que très peu respectueuse du travail de théorisation et du processus qu’il
implique, elle ne sert la plupart du temps à son auteur que comme faire valoir de
sa propre pensée.
À l’inverse l’étude du processus théorisant d’un auteur met en évidence que
l’évolution d’une pensée s’effectue dans une dialectique étroite avec des
problématiques cliniques spécifiques et qu’elle procède sur fond d’une clinique
de la théorie antérieure. C’est par l’analyse de la pénétration agie d’une
problématique dans la théorie, donc par cette forme particulière de « clinique de
la théorie », que le processus de théorisation se relance. Ainsi, pour prendre un
exemple majeur, Freud se dégage progressivement de ce que sa première
métapsychologie pouvait comporter de « narcissisme résiduel » pour produire la
seconde version de celle-ci. Il « pense » les aspects narcissiques de sa théorie
dans Schreber (il remarque dans le texte que le délire de Schreber est semblable
à sa théorie), il met en acte dans « Totem et Tabou » le meurtre du père de la
préhistoire comme représentant du narcissisme primaire, il conçoit le concept
de narcissisme dans « Pour introduire le narcissisme » il pense le processus par
lequel « l’ombre de l’objet est tombée sur le moi » dans deuil et mélancolie, il
dégage progressivement le moi de cette ombre puis commence à penser les
processus d’identification narcissique qui ont présidés à l’assimilation de
l’ombre de l’objet, creuse la question des alliances narcissiques ( les exceptions,
les traits de caractère dégagés par la psychanalyse) cerne la contrainte de
répétition au-delà du principe du plaisir déplaisir etc. Chaque texte déconstruit
progressivement un des aspects de la clinique du narcissisme et dégage
progressivement la théorie de celui-ci (pour des compléments cf. R Roussillon
1995). M Klein poursuit une partie du travail d’analyse du deuil et de deuil luimême
entrepris par Freud en dégageant les différentes « positions » subjectives
qui le rendent possible ou, à l’inverse, le freine, Winnicott, Bion, à leur tour
« analysent » ce que le Kleinisme n’avait fait qu’ébaucher concernant la place
de l’objet dans ce processus etc. Et le travail se poursuit depuis, il se « pense »
de plus en plus. L’analyse de l’OEdipe avait commencé à rendre pensable le
fantasme d’auto-engendrement narcissique et rendu possible de situer le sujet
dans le fantasme originaire de Scène Primitive (qui d’ailleurs se présente plus
dès lors comme un véritable concept inconscient que comme un simple
fantasme), l’analyse de la problématique de la différenciation moi-non moi,
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creuse la question de l’engendrement du moi psychique, et plus seulement du
sujet lui-même, elle déploie les défenses narcissiques par lesquelles le sujet se
croit auto-engendré psychiquement, à l’origine simple de ses propres processus,
elle mute la problématique de l’absence de l’objet du côté des formes d’absence
de l’objet présent, ouvre la problématique de l’appropriation subjective de
l’expérience de la rencontre avec l’objet.
J’arrête là mon relevé historique du processus de théorisation, il n’est là que
comme échantillon de la démarche d’une clinique de la théorie et du processus
théorisant, du processus par lequel l’exploration théorique ultérieure « analyse »
les soubassements antérieurs de la conception théorique.
Ainsi peut-on engager une clinique de la théorie qui ne « saute pas par-dessus
son ombre », dans la mesure où c’est la confrontation permanente avec
l’interrogation clinique, et l’exploration théorique qu’elle implique, qui rend
celle-ci possible, c’est le processus même de l’approfondissement théorique qui
« analyse » de fait la théorie antérieure et en rend la clinique possible.
RÉSUMÉ.
La suggestion est inévitable en analyse ou en psychothérapie, elle est inévitable
parce qu’elle ne dépend pas du bon vouloir du psy mais de la place qu’il occupe
dans le transfert et de la manière dont il est entendu par le patient. Dès lors la
question devient comment utiliser la suggestion inévitable pour espérer pouvoir
en sortir. L’auteur propose différent éléments d’une réflexion sur cette question,
le respect de l’écart théorico-pratique, une attitude de théorisation flottante qui
suppose de renoncer à toute position d’école, enfin il invite au développement
d’une clinique de la théorie susceptible d’éclairer ce que chaque théorie
implique d’effets implicites masqués. Il donne l’exemple de la théorie du
narcissisme versus l’analyse du narcissisme de la théorie.
Mots-clés.
Suggestion, écart théorico-pratique, cadre psychanalytique, théories de la
symbolisation, narcissisme,
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