ÉPISTÉMOLOGIE DE LA PSYCHANALYSE ET CLINIQUE DE LA THÉORIE

EPISTÉMOLOGIE PSYCHA 2012

1

ÉPISTÉMOLOGIE DE LA PSYCHANALYSE ET CLINIQUE DE LA

THÉORIE

R Roussillon

Introduction.

Pour introduire ma réflexion sur les rapports qu’entretiennent théorie et clinique

au sein de la psychanalyse, je voudrais commencer par proposer une première

série de remarques épistémologiques. La psychanalyse occupe une place à part

dans le champ épistémique dans la mesure où elle est aussi fondée sur une

praxis qui présente certaines singularités qui lui confèrent autant de

particularités. Pour chercher à cerner l’arête vive de celles-ci je me tournerais

vers la position de Freud, qui, en ces temps troublés par les conflits qui agitent la

position sociale de la planète des psy, propose des repères utiles. Quand il

cherche à penser la spécificité de la pratique psychanalytique Freud n’oppose

pas la psychanalyse à la psychothérapie comme on le voit trop souvent faire de

nos jours, il oppose la psychanalyse à la suggestion, à l’exercice d’une forme

d’influence qui contourne le libre arbitre du sujet, qui exerce une forme

d’emprise sur lui que celle-ci soit manifeste (c’est la suggestion « paternelle »

selon S Ferenczi) ou qu’elle soit plus insidieuse (selon un modèle « maternel »

toujours selon S Ferenczi). Non pas que Freud conserve longtemps la naïveté de

penser que la suggestion est étrangère à la psychanalyse, qu’elle soit évitable par

simple pétition de principe qu’il suffirait d’affirmer haut et fort, mais qu’il

ordonne son exercice au dépassement de celle-ci : on reconnaît ici le prescriptif

de l’analyse du transfert.

J L Donnet, aux échanges avec qui ma présente réflexion doit beaucoup, propose

une belle formule qui saisit en un paradoxe l’orientation du travail

psychanalytique : il souligne ce qu’il y a de « suggestion inévitable pour sortir

de la suggestion ». La suggestion n’est donc pas considérée comme « dépassée »

par une simple pétition de principe, c’est le processus même du travail

psychanalytique qui en rend possible « l’aufhebung » selon le terme de la

philosophie Hegélienne qui désigne le mieux cette opération de

« dépassement ».

Mais affirmer comme je viens de le faire à la suite de Freud que l’enjeu de la

pratique psychanalytique est de sortir de la suggestion, celle historique des

objets significatifs avec lesquels le sujet s’est construit, celle actuelle de

l’analyste avec qui il ressaisit son histoire, entraîne ipso facto une série de

conséquences sur la question qui nous occupe qu’il faut prendre le temps de

formuler à défaut d’en déployer tous les attendus.

La pratique doit pouvoir démentir la théorie, c’est la forme que le « principe de

falsification » de K Popper prend en psychanalyse. Ce qui signifie qu’en

pratique une chance doit toujours être laissée au processus analysant de venir

contredire l’attente de l’analyste issue de la théorie, sans quoi la théorie, nous

2

reviendrons sur ce point, risque d’être utilisée comme une « machine à

influencer » (V Tausk).

La psychanalyse est alors centrée sur un processus d’appropriation subjective

(selon le « Wo Es war soll Ich werden » emblématique de Freud ou mieux « Wo

Es und Uberich waren soll ich werden » en intégrant la question du surmoi dans

la formule) qui s’effectue par l’entremise du travail de symbolisation de

l’expérience vécue (Erlebnis).

La pratique psychanalytique ne peut être le résultat d’une « application » de la

théorie psychanalytique à un sujet, la psychanalyse doit pouvoir se

« réinventer » avec chaque sujet, en fonction des singularités de celui-ci.

Autrement dit en pratique la théorie doit être « suspendue », c’est l’une des

conditions de possibilité de l’écoute flottante, nous retrouvons là, par exemple,

la position de Bion concernant le point 0, celui à partir duquel l’analyste peut

être « sans désir ni mémoire », celui à partir duquel il est réceptif, dans un état

de « negative capability », de capacité à accepter l’inattendu, l’informe

(Winnicott), l’indéterminé selon l’expression que j’ai proposé, l’inconnu à venir,

ce que de son côté G Rosolato à formulé en terme de « relation d’inconnu ».

Commence ainsi à se profiler une relation particulière entre théorie et pratique

que J L Donnet à formulé en terme « d’écart théorico-pratique ».

Cependant celui-ci n’est pas seulement la conséquence de ce qui se présenterait

simplement comme un principe « éthique » pour le psychanalyste, comme un

composant de celle-ci, il est aussi le résultat du fait que « l’objet » épistémique

n’est pas situé de la même manière en théorie et dans la pratique, qu’il n’est pas

construit de la même manière.

La théorie résulte d’un processus « d’abstraction objectivante », elle produit des

énoncés « positivés ». Par exemple, mais il est essentiel, en théorie l’Ics se

présente comme une positivité agissante dont on peut décrire les formes et

processus (condensation, déplacement etc.…). Le sujet théorisant est « retiré »

de la théorie, ou plutôt il feint d’être retiré, il se donne comme retiré, et c’est

bien la procédure de retrait, sa forme et les processus qui la constituent, qui

témoignent de la valeur de la théorisation.

Par contre la pratique se construit, à l’inverse, dans un processus « d’implication

subjectivant » qui « présente l’objet » comme une négativité. L’Ics, pour

poursuivre notre exemple, se donne alors comme un non-dit, un non-pensé, un

non-senti, un non-vu pour le sujet … Celui-ci est appelé à partir de ce qui lui

échappe et c’est à partir de ce qui manque à être, que « l’entrejeu »1

psychanalytique se déroule. En pratique le sujet est appelé sur scène, il est

1 Je propose « entrejeu » pour traduire l’anglais « interplay », à la place de l’interaction, inadéquat

pour cerner au mieux le travail psychanalytique, mais bien sûr l’entrejeu renvoie à l’entre « je » sans

doute aussi plus adéquat depuis que le terme d’intersubjectivité menace de renvoyer aux positions des

analystes de la côte Est des US.

3

appelé à se « produire » comme on dit qu’un acteur se produit sur scène, comme

on parle d’une production représentative.

Conditions de possibilité de la suspension

Ceci étant comme je l’ai déjà indiqué, il ne suffit pas de décréter les choses pour

qu’elles puissent prendre effet, un certain nombre de conditions sont requises, il

en va ainsi aussi de la suspension de la théorie en pratique qui suppose elle aussi

que soient réunies un certain nombre de conditions.

La première de celle-ci peut-être saisie dans un paradoxe, celui de la question de

« tout ce qu’il faut avoir saisi et compris » pour rendre la suspension pratique

effective. La chose est manifeste dans les supervisions de cure de jeunes

analyste en cours de formation, ils ont beaucoup de difficulté à réaliser la mise

entre parenthèse (l’épocké de Husserl) de ce qu’ils connaissent de la théorie, à

l’inverse même ils cherchent à retrouver la théorie dans le matériel clinique ce

qui a souvent pour conséquence d’entraver les conditions de l’écoute flottante.

L’écoute n’est plus « libre » elle devient contrainte par l’exigence de « faire de

la psychanalyse », et « faire » de la psychanalyse, c’est pour eux, et à l’avenant

de leurs modèles identificatoires, « interpréter la scène primitive » ou

« l’homosexualité latente » ou encore « la castration » ou « l’identification

projective du mauvais sein » (sans guillemets alors à « mauvais »). À l’inverse

plus la théorie de l’analyste a atteint un certain degré de développement et de

complexité, plus elle s’approfondit, et plus la suspension de celle-ci est aisée et

tolérable. Et de la même manière que Green avait fait remarquer que pour

n’avoir « pas de mémoire » selon le précepte de W-R Bion il fallait avoir « une

mémoire d’éléphant », de la même manière, la suspension de la théorie suppose

une très bonne connaissance de celle-ci et de ses pluralités. Une relation

d’inconnu suffisamment tranquille suppose une assez bonne expérience de ce

qui peut se produire. J’ai écrit, comme sans le vouloir, « de ses pluralités »,

naturellement. Quand l’analyste appartient à une école trop définie, qu’il se veut

« Kleinien » ou encore « Lacanien » ou même « Freudien » ou « Winnicottien »

ou quelque appellation que ce soit, il est menacé de faire du Klein, Lacan, Freud

ou autre, il tend à devenir militant d’une forme d’écoute particulière, il n’est

plus en mesure d’être dans l’état de « théorisation flottante » qui accompagne la

suspension de la théorie.

On ne peut donc se passer de la théorie même pour la pratique, et pour pouvoir

suspendre efficacement la théorie il faut en avoir une, ou plutôt plusieurs, je

plaide pour la pluralité de la théorie et de la théorisation, c’est dans la pluralité

que la théorie perçoit qu’elle est une forme de construction particulière, une

forme d’interprétation et non une vérité révélée comme dans la position d’école

et de militantisme.

Mais on ne peut s’en passer complètement non plus dans l’organisation concrète

de la rencontre, il y a un « minimum de théorie » sans lequel l’analyse ne peut se

produire, un minimum de théorie « organisatrice » de l’écoute et des conditions

4

de la rencontre analytique. Nous l’avons dit un fond de suggestion, disons

d’induction, est inévitable.

À l’origine de l’analyse il y a une provocation au transfert, selon le terme de J

Laplanche, une induction de base qui rend la situation « analysante » et le

« site » (P Fedida, J L Donnet) potentiellement analytique. Le minimum de

théorie, d’induction théorique, sans lequel l’analyse ne peut avoir lieu, est celui

que le cadre, le dispositif psychanalytique, incarne2. Car le dispositif n’est pas

exempt de théorie, sa forme, son organisation, contiennent une théorie de

l’analyse, ou plus particulièrement de la théorie de la symbolisation propre à

l’analyse, à l’analyse dans ce dispositif-là. Le cadre, le dispositif est de la

théorie « matérialisée », c’est de la théorie induite « de fait » dans la situation,

muettement. Et, pour être sensible à cette dimension, il faut faire « parler » le

cadre généralement « muet », silencieux, il faut lui faire « dire » quelle théorie

de la symbolisation il porte et contraint, quelle théorie du processus analytique

par la symbolisation il implique.

Chacun se souvient de la manière métaphorique par laquelle Freud présente la

règle du travail psychanalytique. La métaphore est celle du voyageur de train

(quand on connaît la place du train dans l’auto-analyse de Freud, on ne peut que

se dire que ce choix n’est pas fortuit chez lui, on se souviendra aussi que le train

est chez lui le lieu du dévoilement de sa mère, matrem nudem). Celui-ci regarde

le paysage qui défile sous ses yeux (le train roule donc) et décrit à un autre

personnage le paysage qui se déroule sous ses yeux. Transfert d’un mouvement

moteur, d’une « motion » pulsionnelle motrice, dans une image « visuelle », une

pensée en image visuelle, puis transfert dans la parole de celle-ci, transfert sur la

parole même avanceront certains modernes.

Mais cette règle ne s’applique pas dans n’importe quelle situation, le patient est

allongé, le transfert du champ moteur dans le champ visuel suppose une

suspension de la motricité, la position « dit » comment transférer le champ

moteur dans le champ visuel, le transfert du champ visuel dans la parole suppose

lui une certaine suspension de la communication visuelle, analyste est placé à

l’arrière il n’est pas vu, pas supposé voir, là encore le dispositif « dit » comment

faire, il dit que l’analyste est supposé entendre, ne faire qu’entendre. On peut

continuer de faire ainsi « parler » le cadre, l’analyste est comme absenté du

champ de la communication visuelle, la symbolisation suppose une certaine

absence, une certaine forme d’absence, mais il est là pour entendre, la

symbolisation suppose aussi une certaine forme de présence. La symbolisation

s’effectue à deux, l’analyse n’est pas auto-analyse, même si elle trouve dans la

réflexivité sa forme la plus accomplie, cette réflexivité n’est pas solipsiste, elle

passe par la médiation d’un autre, d’un autre-sujet, situé en position

asymétrique.

2 En plus bien sûr du fondement de la méthode de l’écoute associative, mais c’est une autre

question qui nous entraînerait trop loin ici.

5

Dans d’autres dispositifs, avec les enfants par exemple, c’est une autre

« théorie » de la symbolisation qui viendra se matérialiser dans le cadre. Le lieu

comporte des objets, des « objeux » des objets pour jouer, le jeu comme objet

pour le transfert, du papier un crayon pour dessiner, les représentations de

choses et communications visuelles sont montrées avant ou en même temps

qu’elles sont dites, la communication admet des messages transférentiels qui

passent par le visuel, la symbolisation passe par la motricité, par un certain

registre moteur, passe par la perception visuelle, par un certain registre de la

perception visuelle, un registre qui promeut directement des représentationscorps

ou des représentations-choses.

On symbolise sous le regard de l’autre, dans une adresse qui « ouvre » le canal

visuel. Dans le « face à face » ou le « côte à côte » avec des adultes, les

messages visuels sont aussi potentiellement « qualifiés » par le dispositif, ils

apportent leur contribution au processus de symbolisation en cours. C’est une

erreur de considérer que le face à face accorde plus de « perception » à

l’analysant, ou du moins l’insistance mise sur cet aspect, risque de faire perdre

de vue que la perception en question ne vaut qu’en tant qu’elle rend possible les

messages visuels, les messages corporels, que l’association sous le regard de

l’autre et d’un autre que l’on peut aussi regarder, ouvre un autre canal de

communication, et ainsi d’autres modalités de symbolisation que celles qui

passent par le seul langage verbal. Le dispositif règle quelles modalités de la

symbolisation seront qualifiées et reconnues.

Ainsi, je propose l’hypothèse que le dispositif analysant contient la part de la

théorie qui est inévitable, celle qui ne peut être suspendu sous peine de

dissolution, mais qu’il la contient à condition de la rendre « muette » selon le

terme de J Bleger, de la matérialiser dans la trame même du dispositif et ainsi de

la rendre « non processuelle ». Elle devient la condition du processus, ce qu’il

faut accepter d’induction inévitable pour que la rencontre analysante puisse

avoir « lieu » d’être.

Transfert et pénétration « agie » de l’objet.

Ceci admit, il nous faut maintenant partir, à l’inverse, de la pratique pour

considérer comment, dès lors, la situation s’organise. Le souci du psychanalystepsychothérapeute

de ne pas utiliser la suggestion directe, et même d’utiliser la

part de suggestion inévitable pour rendre possible au sujet de sortir de celle-ci,

la suspension de la théorie à laquelle il s’astreint et dans le « refus » duquel il se

constitue comme « sujet supposé ne pas savoir », creusent un espace en négatif

qui contribue à « attracter » le mouvement transférentiel et son déploiement.

Le psychanalyste qui se refuse à utiliser la suggestion va se trouver à son tour en

butte à la suggestion et à l’influence exercée par le patient et les processus qu’il

déploie. Le transfert, et plus particulièrement le transfert en tant qu’il est

inconscient et non réflexif, va alors produire ce que J L Donnet a appelé une

« pénétration agie » pour traduire « l’agieren » par lequel il se manifeste et se

6

rend sensible. Il est classique maintenant de considérer que la manière dont

s’effectue cette « pénétration agie » dans l’état affectif de l’analyste va servir de

base au travail psychique « à partir du contre-transfert » et du travail nécessaire

pour rendre celui-ci suffisamment conscient. Mais il me semble pertinent de ne

pas s’en tenir à cette forme de la pénétration agie, car elle n’est pas la seule. À

côté de l’agieren qui s’exerce par l’entremise de l’état affectif de l’analyste, il

me semble aussi pertinent de discriminer celle qui concerne singulièrement le

dispositif lui-même et celle qui s’exercent sur la théorie elle-même, ce qui

implique, à côté de la clinique du contre-transfert, la plus travaillée, une clinique

des dispositifs et une clinique de la théorie ce qui appelle commentaire.

Comment en effet faire une clinique, une analyse, des conditions même de

l’analyse ? Comment « sauter par-dessus son ombre » pour reprendre la très

belle formule de J L Donnet ?

J L Donnet dans « Le divan bien tempéré », et en réponse aux propositions de J

Bleger, s’arrête sur la question de ce paradoxe, et conclu qu’après tout le cadre

c’est ce qui peut ne pas être analysé. Le problème est qu’il arrive que la clinique

ne laisse pas le choix et que la pratique confronte à certaines formes de

problématique narcissiques-identitaires qui ne cessent d’interroger le cadre et de

menacer de dissoudre les paradoxes transitionnels qui en constituent l’efficace.

J’ai proposé de nommer « situations-limites » (R Roussillon 1991) les

conjonctures cliniques dans lesquelles le cadre était ainsi « chauffé à blanc » de

telle sorte qu’étaient révélés ses paradoxes fondateurs mais aussi ses lignes de

déconstructions potentielles.

On pourrait montrer comment de nombreux aspects du dispositif

psychanalytique surgissent de la déconstruction du cadre de la pratique médicale

sous l’action de la prise en compte des processus de l’hystérie d’abord, puis de

la névrose obsessionnelle ensuite. Les variations actuelles du dispositif

psychanalytique, ce que l’on appelle avec Winnicott les « aménagements » de

celui-ci, se laissent penser comme l’effet de la prise en compte des « situations

limites » produites par les conjonctures transférentielles dans lesquelles les

problématiques narcissiques-identitaires sont au premier plan (fonctionnement

dits « border-line, ou encore « narcissiques » ou « psychosomatique », voire

psychotique sous la forme des « transferts délirants…). Mais la psychanalyse

contemporaine ne nous a pas seulement confrontée aux variations du cadre de la

cure standard, elle nous a aussi sensibilisé à l’exportation et au transfert du

dispositif psychanalytique auprès des groupes, des couples, de la famille, après

nous avoir enseigné comment elle pouvait aider les enfants voire les couples et

triade primitive mère bébé et père mère bébé.

Nous ne manquons plus de méthode pour engager une clinique des dispositifs, à

la méthode des « situations-limites et extrêmes » dans laquelle c’est par le

passage à la limite de l’analyse que le cadre et le dispositif révélaient leurs

fondements généralement muets, s’ajoute l’apport considérable des

contributions que les nouvelles pratiques psychanalytiques évoquées plus haut

7

(le psychodrame psychanalytique, la psychanalyse de groupe et de ces groupes

singuliers que sont la famille et le couple) apportent à notre compréhension des

effets de ceux-ci. La pluralité actuelle des dispositifs « analysants » rend

possible une clinique différentielle des dispositifs, nous ne sommes plus

« obligés » de sauter par-dessus notre ombre, nous pouvons transférer l’analyse

ailleurs et, dans et par ce transfert, examiner ce que produit et induit telles ou

telles variations ou aménagements.

Vers une clinique de la théorie.

L’objection de l’auto-référence d’une clinique de la théorie (sauter par-dessus

son ombre) doit aussi pouvoir être travaillée et j’aimerais proposer quelques

orientations pour en ouvrir la question.

Je ferais remarquer en premier lieu qu’une séquence clinique, quelle qu’elle soit

ne saurait être interprétée d’une seule manière. L’expérience de l’échange interanalytique

met en évidence qu’une séquence clinique est toujours susceptible

d’une pluralité d’interprétation (même si elles ne sont pas non plus infinies) en

fonction des différences de « sensibilités » psychanalytiques. Inversement une

séquence clinique qui ne se donnerait comme interprétable que d’une seule

manière aurait toutes les chances de n’être qu’une clinique ad hoc, qu’une

clinique trafiquée pour les besoins de la démonstration, elle n’est jamais alors en

mesure de venir « démentir la théorie », ce serait une clinique « appliquée », une

clinique « sous influence ». Ce qui veut dire que le danger de la clinique

psychanalytique est du côté de l’application d’une théorie « totalitaire »,

« totalisante », du côté d’une « théorie unique » comme on dit d’une « pensée

unique », qui signe la transformation de la théorie en idéologie. Je plaide ici, je

l’ai déjà indiqué plus haut, pour une nécessaire pluralité théorique qui me paraît

être la condition de possibilité d’une suffisante « théorisation flottante » qui

suppose différents modèles alternatifs et un jeu possible entre les différents

modèles. La psyché est hyper complexe selon les termes d’E Morin, et cette

hyper complexité ne peut être résumée dans un modèle unique. C’est pourquoi

j’ai personnellement toujours été très sensible au souci de Freud de présenter la

métapsychologie comme composée de différents points de vue, j’avais (R

Roussillon 1995) proposé l’idée d’un « maillage théorique » alternatif à une

conception totalisante de la psyché.

Cela me conduit à une autre proposition. Plutôt que d’envisager la théorie

psychanalytique comme une théorie « achevée », et donc potentiellement close,

il me semble plus heuristique de considérer le « processus théorisant », de

considérer qu’elle se donne comme un processus de théorisation qui réfléchit

son parcours au fur et à mesure que celui-ci se déroule. Il n’y a pas de

« grande » pensée psychanalytique qui ne procède pas par l’extraction

progressive de ses fondements. Freud évolue d’une topique à l’autre, il évolue

au fur et à mesure que sa pensée rencontre ses propres zones d’ombre, qu’elle

formule ses propres enjeux narcissiques-identitaires. M Klein aussi opère des

8

changements paradigmatiques au long de son oeuvre, elle « découvre » la

pertinence du concept de « position » progressivement et le travail se poursuit

avec ses successeurs comme W-R Bion ou D Meltzer. Mais ce serait une erreur

aussi de lire la pensée d’un Lacan comme d’emblée présente, le triptyque RSI

par exemple évolue depuis sa première apparition au début des années 60

jusqu’au séminaire qui lui est consacré en 1974-75. La méthode de lecture qui

consiste à piocher dans l’oeuvre d’un auteur des fragments de différentes

époques pour les adosser les uns aux autres comme s’ils étaient ainsi

composables, sans égard pour les années qui séparent leur moment d’écriture,

n’est que très peu respectueuse du travail de théorisation et du processus qu’il

implique, elle ne sert la plupart du temps à son auteur que comme faire valoir de

sa propre pensée.

À l’inverse l’étude du processus théorisant d’un auteur met en évidence que

l’évolution d’une pensée s’effectue dans une dialectique étroite avec des

problématiques cliniques spécifiques et qu’elle procède sur fond d’une clinique

de la théorie antérieure. C’est par l’analyse de la pénétration agie d’une

problématique dans la théorie, donc par cette forme particulière de « clinique de

la théorie », que le processus de théorisation se relance. Ainsi, pour prendre un

exemple majeur, Freud se dégage progressivement de ce que sa première

métapsychologie pouvait comporter de « narcissisme résiduel » pour produire la

seconde version de celle-ci. Il « pense » les aspects narcissiques de sa théorie

dans Schreber (il remarque dans le texte que le délire de Schreber est semblable

à sa théorie), il met en acte dans « Totem et Tabou » le meurtre du père de la

préhistoire comme représentant du narcissisme primaire, il conçoit le concept

de narcissisme dans « Pour introduire le narcissisme » il pense le processus par

lequel « l’ombre de l’objet est tombée sur le moi » dans deuil et mélancolie, il

dégage progressivement le moi de cette ombre puis commence à penser les

processus d’identification narcissique qui ont présidés à l’assimilation de

l’ombre de l’objet, creuse la question des alliances narcissiques ( les exceptions,

les traits de caractère dégagés par la psychanalyse) cerne la contrainte de

répétition au-delà du principe du plaisir déplaisir etc. Chaque texte déconstruit

progressivement un des aspects de la clinique du narcissisme et dégage

progressivement la théorie de celui-ci (pour des compléments cf. R Roussillon

1995). M Klein poursuit une partie du travail d’analyse du deuil et de deuil luimême

entrepris par Freud en dégageant les différentes « positions » subjectives

qui le rendent possible ou, à l’inverse, le freine, Winnicott, Bion, à leur tour

« analysent » ce que le Kleinisme n’avait fait qu’ébaucher concernant la place

de l’objet dans ce processus etc. Et le travail se poursuit depuis, il se « pense »

de plus en plus. L’analyse de l’OEdipe avait commencé à rendre pensable le

fantasme d’auto-engendrement narcissique et rendu possible de situer le sujet

dans le fantasme originaire de Scène Primitive (qui d’ailleurs se présente plus

dès lors comme un véritable concept inconscient que comme un simple

fantasme), l’analyse de la problématique de la différenciation moi-non moi,

9

creuse la question de l’engendrement du moi psychique, et plus seulement du

sujet lui-même, elle déploie les défenses narcissiques par lesquelles le sujet se

croit auto-engendré psychiquement, à l’origine simple de ses propres processus,

elle mute la problématique de l’absence de l’objet du côté des formes d’absence

de l’objet présent, ouvre la problématique de l’appropriation subjective de

l’expérience de la rencontre avec l’objet.

J’arrête là mon relevé historique du processus de théorisation, il n’est là que

comme échantillon de la démarche d’une clinique de la théorie et du processus

théorisant, du processus par lequel l’exploration théorique ultérieure « analyse »

les soubassements antérieurs de la conception théorique.

Ainsi peut-on engager une clinique de la théorie qui ne « saute pas par-dessus

son ombre », dans la mesure où c’est la confrontation permanente avec

l’interrogation clinique, et l’exploration théorique qu’elle implique, qui rend

celle-ci possible, c’est le processus même de l’approfondissement théorique qui

« analyse » de fait la théorie antérieure et en rend la clinique possible.

RÉSUMÉ.

La suggestion est inévitable en analyse ou en psychothérapie, elle est inévitable

parce qu’elle ne dépend pas du bon vouloir du psy mais de la place qu’il occupe

dans le transfert et de la manière dont il est entendu par le patient. Dès lors la

question devient comment utiliser la suggestion inévitable pour espérer pouvoir

en sortir. L’auteur propose différent éléments d’une réflexion sur cette question,

le respect de l’écart théorico-pratique, une attitude de théorisation flottante qui

suppose de renoncer à toute position d’école, enfin il invite au développement

d’une clinique de la théorie susceptible d’éclairer ce que chaque théorie

implique d’effets implicites masqués. Il donne l’exemple de la théorie du

narcissisme versus l’analyse du narcissisme de la théorie.

Mots-clés.

Suggestion, écart théorico-pratique, cadre psychanalytique, théories de la

symbolisation, narcissisme,

Bibliographie.

BLEGER J.

(1967), Symbiose et ambiguïté, trad franç Paris, PUF1981.

« Le groupe comme institution et le groupe dans les institutions », in R. Kaës &

Coll, L’institution et les institutions, Paris, Dunod, 1988, p. 47-61

BION W.

(1962b), Learning from experience London. P. Heimman.

10

(1963), Eléments de psychanalyse, Paris, PUF, 1972.(1965, Transformations,

Paris, PUF, 1982.

(1967), Réflexion faite, Paris, PUF, 1983.

(1970), Attention et interprétation, Paris, Payot.

DONNET J.-L.

(1985), Sur l’écart théorico-pratique Revue Française de Psychanalyse , 5, 1289-

1307.

(1995), Le divan bien tempéré, PUF.

(2005) La situation analysante. PUF.

FREUD S.

(1913), Totem et Tabou, Paris, Gallimard, et in O C Vol 11, 1911-1913.Paris,

PUF,

(1914), Pour introduire le narcissisme

in La vie sexuelle, Paris, PUF.

(1914-1915), OEuvres complètes, tome XIII, Paris, PUF.

(1915 a), Pulsion et destin des pulsions.

In Métapsychologie, Paris, Gallimard.

(1921-1923), OEuvres complètes, tome XVI, Paris, PUF.

(1921), Psychologie des masses et analyse du moi.

in Essais de psychanalyse, Paris, Payot.

(1923-1925), OEuvres complètes, tome XVII, Paris PUF.

(1923), Le moi et le ça. In Essais de psychanalyse, Paris, Payot.

(1924), Le problème économique du masochisme. In Névrose psychose et

perversion, Paris, PUF.

ROSOLATO G.

(1978), La relation d’inconnu, Gallimard

ROUSSILLON R.

11

(1991a), Paradoxes et situations limites de la psychanalyse, PUF.

(1992), Du “ baquet ” de Mesmer au “ baquet ” de Freud, Paris, PUF

(1993), Séduction et altérité interne Revue Française de Psychanalyse, 2, 343-

348.

( (1995), « La métapsychologie des processus et la transitionnalité » in Revue

française de psychanalyse, Numéro Spécial congrès

(1999), Agonie, clivage et symbolisation. PUF.

(2002) Le plaisir et la répétition, Paris, Dunod

WINNICOTT D.W.

(1969), De la pédiatrie à la Psychanalyse, Payot.

(1970), Le processus de maturation chez l’enfant, Payot.

(1971), Jeu et réalité, Gallimard.

(1989), La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, trad française

2000, Gallimard.