4° séminaire de l’Institut Le cours des évènements psychiques (suite)

4°Séminaire GLP 2014 DIP

(séance du 4 Avril 2014)

Le cours des évènements psychiques (suite)

  1. Symbolisation primaire et secondaire.

1-Représenter / symboliser : le problème de l’articulation représentation /symbolisation.

Par essence notre appareil psychique comme notre cerveau, ne peut pas ne pas représenter, toute son organisation repose sur le fait qu’il « représente » parce qu’il fonctionne comme cela. La désignation d’expériences « sans représentation » que l’on trouve souvent lorsque une expérience traumatique est impliquée, est un raccourci qui ne peut signifier que « sans représentation symbolique » ou encore sans représentation « vécue comme telle ». S’il y a eu sidération, effroi ou terreur c’est bien en fonction d’une certaine représentation de la scène traumatique, ne serait-ce a minima que la représentation d’une absence de représentation acceptable.

Comme F Varela l’a fortement indiqué, le fonctionnement même de notre cerveau et de notre rapport au monde suppose toujours – c’est le processus qu’il appelle auto-poëse et qui caractérise le fonctionnement des systèmes vivants – que le contact sensoriel que nous pouvons avoir avec le monde extérieur soit décomposé et analysé par des systèmes internes spécifiques, et recomposés selon un réseau associatif interne qui est une représentation interne de l’expérience. Notons que c’est le modèle même du Freud neurologue de 1891 de l’étude sur les aphasies. Le problème n’est donc jamais au niveau de la représentation mais au niveau de sa saisie subjective comme représentation – à différencier alors de la « représentation perceptive » -. On peut représenter sans le savoir, sans en avoir conscience, sans avoir conscience de « représenter » (c’est le problème par exemple de l’hallucination) et de toutes les transformations que l’on fait ainsi subir à l’expérience dans son processus d’intériorisation et d’inscription psychique.

Du coup nous avons besoin d’un terme pour désigner une représentation qui, dans sa structure même, « dit » et fait sentir qu’elle est une représentation : c’est là qu’intervient la question de la « représentation symbolique ». La représentation symbolique porte la trace du travail d’un mouvement réflexif qui l’a présente et la reconnaît comme « représentation psychique », qui fait qu’elle se présente subjectivement comme une représentation et non comme une perception. Le travail que subit le premier enregistrement pour être saisit comme « représentation », et donc comme « représentation symbolique », donc « travail de symbolisation », c’est dans et par ce travail que la représentation est conçue comme une représentation – re-présentation, nouvelle présentation interne -, qu’elle peut être réfléchie comme telle, devenir consciente de ce qu’elle est.

Dans ce travail il y a la sensation plus où moins confuse du travail psychique effectué pour inscrire l’expérience au sein de la psyché, et en particulier du travail de rassemblement ou d’association qui préside à l’émergence de la représentation. « Sumbolon », le symbole en grec signifie « mettre ensemble » : symboliser c’est mettre ensemble les données externes et la psyché qui les inscrit sous forme d’expérience, et avoir une certaine conscience de ce travail, du fait que ce sont les données « pour soi ».

2-Deux types de « symbolisation ».

Dans le schéma qu’il propose du fonctionnement de l’appareil psychique comme appareil de mémoire dans la lettre du 6 décembre 1896, Freud situe clairement deux processus distincts dans la construction des représentations psychiques : celui qui fait passer de la « trace mnésique perceptive » première inscription brute de l’expérience, à la représentation de chose, inconsciente, celui qui fait passer de cette dernière, qui est déjà « conceptuelle », à la représentation de mot. Autrement dit Freud indique que ce qu’il nomme « processus » primaire et « processus secondaire » sont des processus de symbolisation des processus producteurs de représentations symboliques, des processus par lesquels la trace mnésique perceptive première, la « matière première psychique » sont transformées en représentations symboliques. Il y a donc deux types de processus de symbolisation, la symbolisation primaire et la symbolisation secondaire.

Plus tard en 1914, quand il évoque la manière dont il présente la règle fondamentale de la psychanalyse à ses patients Freud propose une métaphore riche d’enseignement quant aux processus impliqués et au travail de symbolisation qu’ils exigent. Il dit à ses patients : « imaginez que vous êtes dans un train et que vous racontez à quelqu’un, qui ne le voit pas, le paysage qui se déroule devant vos yeux ». Cette métaphore prescrit un double transfert et une double transformation : transfert du champ moteur (sensori-moteur) – le train doit rouler –, dans le champ visuel – il s’agit de décrire un paysage -, puis transfert de cette forme visuelle dans l’appareil à langage verbal, cette double transformation correspond assez bien aux deux formes de travail de symbolisation que j’évoque.

Pour bien comprendre la question de plusieurs niveaux de symbolisation il faut partir de la question de l’inscription et des traces de l’expérience subjective. La symbolisation ne relie pas en effet l’objet à sa représentation, elle relie des représentations ou des traces psychiques de l’objet entre elles. Et selon le nombre et le type de trace nous pouvons concevoir divers niveaux de symbolisation.

La première apparition de la question de l’enregistrement et des traces de l’expérience subjective apparaît chez Freud dans la fameuse lettre du 6 décembre 1896. Dans cette lettre Freud propose l’idée selon laquelle la mémoire est présente plusieurs fois et en divers types d’enregistrements. Il y a d’abord ce qu’il nomme « trace mnésique perceptive » qui correspond à l’inscription psychique des traces de perception et à leur mise en mémoire (la matière « brute de l’expérience » la matière première du travail psychique. Il y a ensuite une trace dont Freud dit qu’elle est « conceptuelle » et qui correspond aux représentations de choses (ou représentation-chose, représentation sous forme de chose comme dans le rêve, symbole) et qu’il inscrit dans l’inconscient. Enfin une représentation préconsciente en représentation de mot. S’il y a trois traces il y a nécessairement deux processus pour passer de l’une à l’autre, deux processus de transformation et, dans la mesure où il s’agit de trace de représentation, deux processus de symbolisation.

Le problème va venir du fait que dans un premier temps Freud conçoit le passage des traces mnésiques perceptives aux représentations de chose comme le simple produit d’une réduction de la quantité d’investissement. À pleine charge d’investissement l’investissement de la trace mnésique produit une « identité de perception » c.-à-d. une activation hallucinatoire, la trace est « présentifiée » à la conscience, elle est comme du présent, de « l’actuel ». Quand la charge est restreinte, ou que le processus est cantonné dans l’espace psychique interne, comme par l’enveloppe du rêve par exemple, par contre l’activation de la trace mnésique ne produit qu’une simple représentation : la représentation de chose. Donc le premier processus n’est qu’une simple réduction de quantité, un effet du deuil de « l’identité de perception » au profit d’une simple « identité de pensée ». Selon cette première conception le premier processus de symbolisation est donc « purement quantitatif ». Ce qui a embarqué une partie de la réflexion clinique du côté de la question de la réduction des quantités, – le pare excitation – et du côté de l’endurance et du masochisme quand la réduction des quantités a été pensée comme processus de liaison.

Avant d’examiner ce qui a produit une évolution dans ce premier modèle il faut souligner l’existence d’un modèle alternatif d’emblée présent chez Freud. Dans l’espace du rêve, espace « encadré », voire « enveloppé » comme on le théorise maintenant, l’activation est hallucinatoire mais le passage des traces de l’expérience subjective – « sur lesquelles je n’avais jeté qu’un coup d’œil dans la journée » note Freud en 1895 – à la représentation onirique nécessite un « travail du rêve » qui n’est pas de l’ordre d’une réduction quantitative, le rêve n’en a pas besoin, mais d’un travail de transformation, de déguisement, en d’autre termes d’un travail de figuration (prise en compte de la figurabilité, des exigences de la présentation psychique : darstellung), un travail de symbolisation. Pour rêver le rêve il faut effectuer un travail psychique et les aléas et échec de la fonction onirique relèvent de l’échec ou de l’insuffisance de ce travail psychique. Ce travail psychique est un travail de « symbolisation primaire », d’inscription au sein du « système primaire ». Le rêve rêvé est ensuite éventuellement « raconté » il est alors transféré dans des représentations de mots : un travail d’inscription dans le « système secondaire », de traduction, donc de « symbolisation secondaire » est donc requis.

Il y a donc un double modèle chez Freud, un modèle dans lequel le seul travail psychique à l’état diurne, est un travail de « domptage de la pulsion », et un modèle nocturne, modèle de l’activité de rêve qui n’a pas besoin d’une pulsion « domptée » mais qui exige par contre un travail psychique de transformation, de transposition qualitatif et symbolique. Dans le relevé des processus de ce dernier Freud souligne quelques processus essentiels, « déplacement, condensation, surdétermination, figurabilité etc. ». Nous verrons que c’est là que le travail va devoir être poursuivi et complété.

Le modèle « diurne » d’un processus fondé sur le domptage de la pulsion va se maintenir jusque en 1915 où l’on trouve Freud, dans les Essais de métapsychologie, encore aux prises avec ce qu’il nomme alors « la double inscription » à se demander si les inscriptions restent dans le système dont elles sont issues, ou si elles se déplacent d’un système à l’autre.

Mais un ferment dialectique et une difficulté clinique travaillent Freud, j’ai pu faire l’hypothèse[1] que c’était là la difficulté qui allait mettre en crise la métapsychologie et conduire Freud à en penser l’évolution nécessaire : la question du deuil et de la mélancolie. La mélancolie implique en effet une forme de circularité paradoxale : pour faire le deuil de l’objet (accepter de le perdre) il faut pouvoir le symboliser, mais pour pouvoir le symboliser (et donc tenter de le retrouver en identité de pensée) il faut en avoir fait le deuil.

La représentation est en effet alors considérée comme représentation de l’objet absent, représentation d’un objet accepté absent, d’un objet que l’on ne cherche pas à tout prix à rendre présent selon le modèle de « l’identité de perception », elle est « symbolisation de l’objet absent ». Tout le problème résulte d’une clinique dans laquelle l’absence de l’objet n’est pas acceptée, pas acceptable, d’une clinique dans laquelle la compulsion de répétition commence à devenir repérable et avec elle l’impasse narcissique de la mélancolie.

Et dès lors surgit la question des conditions requises pour que le sujet accepte l’absence de l’objet et accepte de s’engager dans le palliatif et la consolation de sa représentation interne. C’est là que le paradoxe apparaît. Pour accepter que l’objet soit absent, simplement absent sans que son absence de la perception ne produise un arrachement de l’être, il faut que le sujet dispose d’une représentation interne de l’objet, que l’objet reste intérieurement présent, et qu’il n’aie qu’à « décoller » la représentation interne de la perception de l’objet.

Pour sortir du paradoxe il faut alors faire l’hypothèse que la symbolisation qui rend l’absence de l’objet tolérable, n’est pas la même que celle qui est rendue possible par l’absence de l’objet. Il faut faire l’hypothèse qu’il y a un aussi mode de symbolisation qui se produit « en présence de l’objet » et non seulement en son absence, un mode de symbolisation qui représente et symbolise le mode de présence de l’objet et le mode de rencontre qui se met en place dans cette rencontre. Il y a des modes de langage fondés sur la présence, qui imposent la présence pour s’établir et qui sont à l’origine de modes de symbolisation fondés sur la présence.

Le modèle issu du rêve concernant un travail de symbolisation primaire nocturne doit être complété par le modèle d’une forme de symbolisation primaire diurne et en présence de l’objet, portant sur le mode de présence de l’objet.

3-Premiers développements post-freudiens.

C’est bien à partir, si ce n’est de la mélancolie elle-même considérée comme modèle par excellence des « névroses narcissiques », du moins de la clinique des souffrances narcissiques qui lui sont apparentées, que la suite de l’histoire va s’écrire. Dans les années 70 une série d’auteurs en France, s’affrontant tantôt à la question de la psychose ou à celle des fonctionnements dits limites, tantôt à la clinique des bébés, va proposer des concepts qui, sans nécessairement s’articuler directement et de manière délibérée aux questions que je viens de relever, vont permettre de prolonger l’exploration des formes primaires de la symbolisation. Citons les plus connus, P.Aulagnier et le concept de « pictogramme », D.Anzieu et celui de « signifiants formels », auquel T.Nathan préfère l’appellation de « contenants formels », M.Pinol-Douriez et les « proto-représentations » ou encore G Rosolato et les « signifiants de démarcation », mais on pourrait aussi en trouver la préforme chez Freud dans l’évocation d’un « représentant psychique de la pulsion ».

Je ne peux reprendre le détail des propositions respectives de ces divers auteurs, je me bornerai à extraire d’abord quelques caractéristiques qui me semblent leur être communes.

Ma première remarque portera sur les fait que sous des appellations diverses, et qui sont celles en cours à l’époque de leur formulation, les différents auteurs décrivent des processus de transformation, ce qui inscrit leurs propositions de fait au sein d’une métapsychologie des processus psychiques.

Par ailleurs les processus décrits présentent tous un ancrage important dans la sensori-motricité, ils s’étayent sur le corps de la sensorialité et mettent en scène un mouvement et c’est bien ce qui leur confère la valeur d’un processus.

Enfin les divers auteurs décrivent des processus intrapsychiques ou intrasubjectifs, tout en soulignant combien ceux-ci sont dépendant de conditions d’environnement. Mais là encore l’époque de leur mise au point n’est pas ralliée à l’analyse du poids de l’intersubjectivité, et la place des réponses des objets autre-sujets si, elle est notée, n’est pas fondamentalement intégrée dans la description métapsychologique.

Ces quelques remarques me semblent offrir un tremplin pour prolonger leurs apports et les inscrire plus résolument dans le corpus de la métapsychologie de Freud.

Pour cela je partirai de deux remarques de Freud.

Je tire la première des premières pages de Psychologie des masses et analyse du Moi dans lesquelles Freud aborde la question, longtemps différée dans son œuvre de l’impact et de l’influence d’un sujet sur un autre sujet. Il avance alors que la psychologie est d’abord et d’emblée une « psychologie sociale », c’est à dire une psychologie dans laquelle, sauf en de rares occasions [2], comme celle de la situation psychanalytique, on ne peut penser le sujet humain indépendamment de sa relation avec les autres-sujets « investis » qui peuplent son environnement actuel ou historique. Mais la clinique psychanalytique est aussi une clinique de la rencontre, de l’action d’un sujet sur un autre sujet, et ceci, dès, et peut être surtout à, l’origine.

La seconde est d’évocation fréquente chez Freud qui aime à reprendre la phrase de Locke selon laquelle « rien n’est dans la pensée qui ne fut d’abord dans les sens »[3]. Freud ne cite jamais à ma connaissance le prolongement que Gottfried Leibniz a proposé en 1765[4] et dans lequel l’auteur ajoute une nuance de poids : «  si ce n’est l’entendement lui même », et ceci est dans doute lié au fait que sa position à cet égard est plus complexe. Si bien sûr Freud ne croit pas que l’entendement est « dans les sens », par contre ses réflexions sur l’animisme de 1913[5] le conduisent à penser que le processus de saisie des processus psychiques passe, par contre par leur projection animique dans le monde. Les processus psychiques ont aussi besoin de « passer par les sens » pour être représentables et appropriables par le sujet.

Signifiants formels, symbolisation primaire et travail du rêve.

L’hypothèse que je propose peut alors s’énoncer ainsi : les premiers processus de transformation, donc les processus de ce que j’ai proposé de nommer « symbolisation primaire », doivent, pour être appropriés, à la fois s’étayer sur la sensorialité et être inscrits, reconnus et validés dans la relation avec un objet significatif de la première enfance.

Ainsi les pictogrammes et autres signifiants formels ou contenants formels doivent s’inscrire dans les premières formes d’échanges entre l’infans et son environnement premier pour s’inscrire au sein des formes de la symbolisation primaire. Ils doivent s’inscrire et participer aux formes premières de langage non verbal qui se crée progressivement entre bébé et environnement.

D.Stern (1983), décrit sans le savoir des séquences d’interactions entre mère et bébé dans lesquelles la mère « échoïse » de manière transmodale des mouvements du bébé qui sont des formes motrices de signifiants formels.

Au sein de ce que j’ai proposé de nommer[6] « accordage esthésiques » et dans lesquels mère et bébé s’accordent autour d’une forme « en double » de sensations corporelles (le bébé fait la grimace en goûtant un peu de terre et la mère a, en écho, une mimique de dégoût accompagnée d’un « bahh pas bon ») ou autour d’un mouvement moteur (par exemple d’infans tape de la main sur une surface à la suite d’un bruit de claquement entendu, la mère « échoïse » ce geste en faisant avec la bouche un bruit de même rythme et de même intensité, figure transmodale du geste du bébé), s’échoïse de simples sensations mais aussi des processus de transformation du type de ceux décrits par D.Anzieu sous le nom de signifiants formels.

Mais l’exploration clinique contemporaine invite à prolonger les propositions d’Anzieu ou d’Aulagnier en intégrant, dans les formes décrites dans l’univers intrapsychique, la place et la réponse de l’objet.

Je m’explique par un exemple.

D.Anzieu décrit un signifiant formel du type un objet s’éloigne puis revient sur lui même, ce peut être par exemple une figure au sein d’un rêve, ou encore une pure sensation corporelle, une impression. Un enfant autiste pourra « scénariser » et « raconter » un tel processus à l’aide d’une stéréotypie de la main dans laquelle celle-ci s’éloigne de lui puis revient vers son visage.

Si l’on fait l’hypothèse que ce processus tente de symboliser un mode de rencontre avec l’objet, un mode de présence de l’objet on peut décomposer ce mouvement de la mère manière que Freud « analyse » (1909) une mimique hystérique dans laquelle il décompose la pantomime à laquelle s’adonne sa patiente en une représentation de la gestuelle d’une femme qui tente de transmettre l’expérience d’un viol. Une partie du corps de la femme, la partie droite, la main et le bras droit par exemple, « montre » le geste d’un homme qui tente d’arracher ses vêtements, ( une partie est arrachée) tandis qu’une autre partie du corps tente de retenir les vêtements, (une partie est conservée, protégée) la partie gauche qui représente la femme cherchant à se défendre par exemple.

Si l’on applique ce type de décomposition à la stéréotypie évoquée plus haut, on peut reconstruire un élan du bébé vers sa mère, la main s’éloigne vers la mère, un objet s’éloigne, mais qui ne rencontre pas l’objet, par exemple absent, non disponible, ou fuyant, et rebrousse chemin en route. Le signifiant formel se trouve alors inscrit au sein d’une scène qui raconte un moment d’interaction, qui « symbolise » l’histoire de l’échec de la rencontre avec l’objet maternel.

Voici pour cela une séquence clinique tirée de la cure de psychanalyse d’un homme qui présente un trouble identitaire important et qui permet de prolonger ces premières remarques.

Mr M vient me voir à la suite de la déception de constater que le symptôme qui l’avait conduit vers l’analyse voici près de 50 ans était toujours présent et n’avait pas évolué malgré de nombreuses cures de psychothérapie et psychanalyse. Il avait consulté à l’origine en proie à des difficultés scolaires d’inhibition et de blocage dans toute situation de type « examen ». Sa pensée se bloque, il n’est plus capable alors de se concentrer, ni de faire valoir tout ce qu’il sait. Dans sa vie professionnelle il a « contourné » l’obstacle des études en devenant « inventeur » et en montant sa propre entreprise spécialisée dans tous les systèmes de connexion et de jointure. Il a vendu son entreprise et au moment de sa prise de retraite, fortune faite, il décide de voyager, d’apprendre l’Italien et c’est là, pendant les cours, qu’il « découvre » que le symptôme de départ est toujours présent.

Il vient me voir « en dernier recours » et après avoir lu mes livres (il lit beaucoup de psychanalyse). Pendant les premiers entretiens apparaît qu’il est « hors sujet », formule venue pour dire sa peur de ne pas me dire ce qu’il faut et que j’ai repris, au sens fort d’une difficulté majeure à être sujet, le « devenir sujet » apparaissant alors comme l’enjeu central de la cure.

Les traitements psy ayant été nombreux et peu fructueux à ce qu’il m’a dit, je lui ai d’abord proposé « un traitement à l’essai » de quelques mois en face à face, pour explorer ma possibilité de lui apporter quelque chose. Puis au bout de deux mois après avoir fait le point avec lui et au constat, qu’à la différence des traitements antérieurs, « ici ça marche », nous engageons une cure d’une puis deux puis trois et quatre séances par semaine au fur et à mesure que j’ai des horaires qui se libèrent.

Il apparaît très vite comme d’une grande intelligence, très inventif, les séances et son associativité sont accompagnées d’une certaine hypomanie, il parle très vite, fait beaucoup de « coq à l’âne », part souvent (et me « noie ») dans de minutieuses et interminables descriptions des problèmes de « jonction » sur lesquels il s’est spécialisé, des machines nécessaires pour faires ces jointures, de sa stratégie de « récup » pour pas payer cher ni le matériau nécessaire ni les machines-outils dont il a besoin. Il a consacré sa vie à inventer des moyens de « faire tenir ensemble » des objets, des objets de toute sorte et au moindre coût. (Je mettrais du temps à comprendre que ces évocations représentent « sa solution » au caractère rigide de son environnement premier et aux ruptures de lien qui ont égrenées son histoire précoce) mais aussi aux opérations de mantèlement nécessaire pour « mettre ensemble = symboliser le lien ou la liaison».

Pendant tout un temps de la cure, en face à face, il a parlé « dans le vide », persuadé que je ne comprenais rien, voire que je n’écoutais pas, en congruence avec le courant de son expérience relationnelle historique marquée par un sentiment d’échec de la rencontre avec l’autre. Il a l’impression de me « perdre » au sein de son flot associatif, d’être « hors sujet », ce qui se laisse alors entendre en lien avec un certain mode de fonctionnement « en faux self ».

Comme il fait l’expérience répétée pendant des mois de mon effort pour ajuster mon écoute à sa quête associative, petit à petit cette impression se modifie, il commence à avoir le sentiment de ma présence et d’une rencontre avec moi pendant les séances.

Voici une séquence au retour de vacances où le travail des signifiants formels et le travail avec les signifiants formels sont rendus sensibles par le processus analytique.

Il commence la séance en évoquant la représentation d’un bébé dans son berceau qui entend sa mère venir voir s’il dort, sans se montrer, en restant à l’arrière du berceau, le bébé qui ne dort pas se tord dans tous les sens pour essayer de la voir (il mime la scène).

Puis, après un temps, « Il a fait des rêves qui montrent qu’il va mieux ».

Rêve1. Il y a deux moitiés qui se rejoignent. (premier signifiant formel). Il commente : « d’habitude ça ne se rejoint pas chez lui ». « Ça c’est bien, ça montre qu’il va mieux, d’ailleurs il le sent bien et c’est pour ça qu’il veut continuer. Ça s’éclaircit en lui. Au fond de lui c’est comme un marais aux eaux qui stagnent avec des bulles de méthane coincées au fond. Là les bulles se décoincent et elles éclatent à la surface et ça soulage (autre signifiant formel : une bulle remonte à la surface et éclate), ça n’est pas agréable mais ça soulage, c’est agréable que ça soulage. Ses intestins vont mieux aussi, là aussi les gaz (il rit d’un rire gras), les gaz pfuit … (il mime en touchant son ventre, en se prenant le ventre avec les deux mains). Non ça va mieux les gaz sortent ça fait moins mal ça soulage ».

Il a fait un autre rêve.

Rêve 2. « Il y a comme une luge, deux parties s’emboîtent ( autre signifiant formel) et ça fait comme une luge, il monte sur la luge et glisse. Mais au bout d’un certain temps, il arrête la luge et il peut remonter, revenir en arrière.

Là ça montre aussi qu’il va mieux autrement, avant, le bébé glisse (il montre qu’il glisse des bras) et ça ne s’arrête pas, jamais, là il a pu remonter, revenir en arrière, ça c’est un signe.

Divers signifiants formels sont présents dans cette séquence.

« Deux parties se rejoignent », du premier rêve, est un signifiant formel même si c’est un signifiant formel « positif » et qu’Anzieu a surtout décrit des signifiants formels qui accompagnent les mouvements pathologiques. C’est un signifiant formel de « symbolisation primaire », une forme rêvée de la rencontre, du « mettre ensemble » du sumbolon des grecs. Les processus de la symbolisation, comme nous l’avons évoqué plus haut, peuvent aussi être représentés sous forme de signifiants formels. Mais on notera ici que la scénarisation dans le rêve est minimum, il n’y a pas de sujet ni d’objet, seulement un mouvement une action. J’avais en tête pendant cette séance, qu’il s’agissait bien sûr d’une séance de retour après les vacances, et que d’une certaine façon le rêve mettait aussi en scène « notre retrouvaille » : « deux moitiés se rejoignent ».

Puis une impression corporelle est évoquée en association et traduite dans un autre signifiant formel : « une bulle remonte à la surface et éclate ». Il est repris dans l’onomatopée « pfuit » qui met en scène dans le langage verbal le mouvement de l’impression corporelle. C’est un signifiant formel « d’abréaction », de décharge, lié à l’éprouvé de satisfaction, mais aussi la mise en forme d’un retour d’expériences subjectives « coincées » dans les fonds de la psyché et qui remontent à la surface psychique dans un processus auto-représentatif du processus psychique de « retour du refoulé ou du clivé » et qui viennent « se mêler à la conversation » (Freud 1994) et complexifier progressivement le travail de construction psychique en cours. Ce qui va être plus manifeste dans le second rêve.

Dans le second rêve deux signifiants formels sont présents, il y a « deux planches s’assemblent » qui est de même forme que celui du premier rêve, et « ça glisse ». Mais le rêve combine les deux signifiants formels, ajoute un sujet, et la présence d’un sujet rend possible un contrôle de la « glisse » du signifiant formel et du processus qu’il met en forme, la construction et la complexification psychique se poursuit.

Le premier rêve et le premier signifiant formel, le premier processus formel, appelle un travail de scénarisation pour faire apparaître qu’il « raconte » qu’une rencontre, fruit du travail accompli avec moi pendant les mois qui ont précédé le rêve, est maintenant possible. En introduisant, selon la méthode de construction proposée plus haut, sujet et objet, j’aurais pu dire si j’en avais senti le besoin : « maintenant vous pouvez me rencontrer et nous pouvons nous rejoindre et nous retrouver au retour des vacances ». J’aurais pu « scénariser » le signifiant formel, le contextualiser et ainsi l’inscrire au sein d’une représentation, d’un scénario, de « retrouvailles possibles après l’absence ». Mais je n’ai pas senti le besoin d’une telle intervention, et d’ailleurs je n’en aurais pas eu le temps si j’en avais senti le besoin, car arrive aussitôt le second rêve qui complexifie la scène.

Le second rêve reprend la réunion des deux parties, mais construit, à l’aide d’un autre signifiant formel, une scène plus complexe où le sujet apparaît. « Ça glisse » met en scène une menace de chute interminable (« avant ça ne s’arrêtait pas »), chute liée à la séparation, au vécu d’abandon, de laisser tomber, ou plus exactement de laisser glisser, selon un schème fréquent chez lui, mais arrêtée en route par le fait qu’un sujet « prend les commandes », s’accroche, et cesse de « laisser glisser » contrairement à ce qui se produisait habituellement. Un processus réflexif émerge alors et forme une boucle de retour, de reprise.

Reprenons la suite de la séquence.

« Il y a aussi un autre rêve mais là il sait pas comment l’interpréter.

Il faut arriver à relier ensemble des fils torsadés mais coupés (il mime la torsade du fil et montre que les torsades du premier sont décalées par rapport à celles de l’autre moitié du fils, décalé d’un quart), il accepte d’essayer de le faire. (Je suspecte un autre signifiant formel mais je ne comprends pas lequel).

Il fait alors les commentaires suivants : « on peut pas relier des fils comme ça (il montre le décalage d’un quart avec les mains à plat) à cause de la torsade (il montre la torsade avec un geste des mains) il faut relier brin par brin. Il faut enlever la torsade, aplatir (il montre tout cela du geste, il « enlève » la torsade, « aplatît » le fil et mime la superposition des deux fils aplatis qu’il juxtapose »). On peut pas les relier en tout cas de manière rentable, ça coute trop cher, pour mon atelier-taudis de l’époque », (et il part dans des explications techniques complexes sur les outils, les machines nécessaires, cela dure pas mal de temps et je suis un peu perdu).

Je pense à la torsade qu’il me montre et je fais le lien avec ce qu’il m’a montré du bébé au début de la séance où il avait mimé un bébé dans son berceau qui se tord pour essayer d’apercevoir sa mère rentrée subrepticement dans la pièce par derrière. Je lui dis alors (avec un certain mime aussi) que les bébés se tournent vers la source d’investissement. Comme les tournesols qui suivent le soleil. Alors ils peuvent se tordre pour rester en contact avec la mère, faire une torsade. Mais le lien est difficile quand la torsion est trop grande et ça peut rompre. (Donc je tente de déplier le signifiant formel en faisant apparaître un sujet et la réponse de l’objet). Ici le signifiant formel impliqué serait alors moins celui de la rencontre que celui de la rupture, de la « casse » (« ça se tord et ça casse »), il est implicite à sa description et c’est moi qui l’introduit comme expérience historique en le contextualisant et le scénarisant. On peut aussi souligner que le processus de remise en lien – le défi du rêve – ne peut s’effectuer que « brin par brin », partie par partie. Ce qui annonce aussi ce qu’il met « au programme » des séances à venir après le retour des vacances. Si « ça s’est rejoint » ça ne se rejoint que partiellement et le travail n’est pas terminé.

L’intérêt d’une telle séquence est qu’elle permet d’articuler les signifiants formels et le travail du rêve, qu’elle permet d’inscrire l’exploration clinique des signifiants formels au sein d’un travail psychanalytique plus traditionnel et déjà bien balisé.

Dans l’exemple que je viens de donner le point de départ est l’émergence d’un signifiant formel et le travail du rêve ou, à défaut le travail du clinicien, va être de construire une scène autour du signifiant formel, mettant en rapport un sujet et un objet au sein d’un contexte, et susceptible de s’inscrire dans une forme narrative adressée et signifiante.

Il est parfois nécessaire d’effectuer le travail inverse et d’extraire au sein d’une chaîne associative le signifiant formel qui l’organise en sous main. Je me souviens d’un texte dans lequel S.Leclaire met en évidence chez son patient la présence de ce qu’il appelle « la lettre », sous la forme du signifiant verbal « pordjelli » qu’il retrouve dans diverses chaînes associatives de son patient. Dans la cure d’une jeune femme, et au sein d’une conjoncture transférentielle marquée par un vécu de déception répétée dans diverses situations de « main tendue » vers l’autre, sans réponse satisfaisante, c’est l’émergence du processus formel « une main se tend vers un objet qui se retire » qui apparu comme la meilleure mise en forme de la séquence clinique engagée.

Je reprends le fil rouge de la cure de Mr M évoquée plus haut, pour explorer un autre aspect de la symbolisation primaire. La présentation des séances du début de l’année, a portée sur une écoute de la symbolisation primaire à l’œuvre en particulier à partir des signifiants formels apparaissant dans les rêves et associations du patient

Je présenterais maintenant un autre matériel clinique centré cette fois sur un autre aspect de la symbolisation primaire : une forme singulière du médium malléable considéré comme la représentation-chose (donc une forme de symbolisation primaire) du processus de symbolisation. Pour bien permettre de comprendre le type de travail effectué et l’articulation de la prise en compte de la symbolisation primaire et son articulation avec le travail psychanalytique plus classique je suis obligé de contextualiser la séquence clinique que je souhaite évoquer.

Les dernières séances avant celles que je vais évoquer ont été marquées par de nombreuses associations du patient sur sa manière de se nourrir et en particulier le fait qu’il mange beaucoup et qu’il se sent toujours obligé de tout finir quitte à s’en rendre malade et mettre beaucoup de temps pour digérer : en particulier il mange des salades entières d’une forme de chicorée « amère » très forte et qu’il trouve chez un agriculteur qui lui « réserve ».

Ces habitudes alimentaires ont été mises progressivement en lien avec les repas « amers » de son enfance et l’attitude de son père. Celui-ci était souvent un peu éméché et piquait d’importantes colères à table, parfois contre la nourriture (trop chiche car la mère tentait de faire des économies du fait qu’une partie importante de la paye du père – ingénieur- passait dans l’achat de son matériel privé pour son atelier d’inventeur) mais aussi contre les Allemands (contexte infantile de la dernière guerre mondiale) voire contre plus ou moins tout le monde y compris les enfants qui sont à table. Reproches contre les enfants sans contenus précis (car ils sont de toute façon terrorisés par leur père, voire par leur mère et qu’ils n’ont pas la parole à table) « à la cantonade », reproches « planant » au dessus de leurs têtes.

Dans ce contexte, l’attitude du patient était globalement une forme d’évitement, il se concentrait sur la nourriture et mangeait, mangeait beaucoup, finissait les plats en tentant ainsi de se détourner de la scène des violences verbales paternelles qui se déroulaient à table. Forme de tentative désespérée pour métaboliser « l’amère » de la situation, pour tenter de la digérer fut-ce au détriment de son appareil digestif.

La question des colères du père et de son attitude en réaction a donc été au centre des dernières séances. Voici le verbatim des séances.

« Il a repensé à ce qui a été dit en séance par rapport aux colères de son père, il est d’accord il a plein de souvenirs des colères de son père qui lui sont revenus, toujours à table …

Il a aussi pensé à de nombreux liens entre ce qu’il fait ou a fait et ce que faisait son père, dans les activités professionnelles, il allait dans son atelier, il n’avait pas le droit de faire, mais il regardait son père faire ses expériences (le père aussi tentait d’inventer des systèmes techniques).

Progressivement au cours de la séance il se met en colère contre lui-même pour les diverses inventions qu’il s’est fait voler : il évoque en détail une invention d’un système de blocage pour des tuyaux de gaz ( cf. les problèmes digestifs évoqués plus haut !). Il suffisait d’une torsion du tuyau pour qu’il se bloque, mais aussi pour le débloquer (il explique tout ça en détail et en particulier comment il n’avait pas pensé à souligner dans le brevet déposé, qu’il ne pouvait pas y avoir de torsion sur plusieurs mètres – (je ne comprends pas tout car il mêle à ses explications des invectives contre lui, des gestes, passe très vite d’une idée à une autre, je suis pris par des associations sur la torsion et le tuyau-boyau en lien avec ses problèmes de digestion).

Mais surtout il est en colère contre lui à cause d’une nouvelle qu’il vient d’apprendre concernant un brevet qu’il a déposé voici dix huit mois (avant donc le début de la reprise d’analyse avec moi). Là encore il rentre dans des explications compliquées dans lesquelles je finis par comprendre qu’il a rendu un brevet incomplet, en particulier il n’a pas fait valoir que le système qu’il a inventé possède la propriété de se replier (double système de tréfilage et de torronnage  d’après ce que je comprends) et de ce qui permet de s’en servir pour le cerclage.

Il a fait valoir le faible poids du produit qu’il a inventé (plus de cinq fois moins lourd, les qualités de résistances de celui-ci etc.). Mais toutes ces qualités n’ont de sens que parce qu’on peut le replier et s’en servir pour cercler des tuyaux et faire tenir des pièces entre elles. Il avait écris cela au crayon mais il a oublié de l’inscrire dans la forme définitive. Je donne ces détails volontairement pour faire sentir le climat particulier des séances et comment le matériel « primaire » vient dans le contexte, toujours mêlé à du matériel plutôt plus habituel, par exemple ici le lien avec l’interdit paternel d’aller dans l’atelier.

Les agents suisses du service des brevets lui ont fait remarquer cet oubli et ont posé plein de questions. Son avocat lui a dit qu’il fallait refaire un brevet (il m’explique pourquoi la nécessité d’un avocat pour ce genre d’affaire) mais ça coûtait 2700 euros et lui s’est dit que les réponses aux questions suffiraient, pour faire des économies, l’avocat lui avait bien dit, mais il n’a pas écouté. Ce qui compte c’est ce qu’il y a dans la rédaction du brevet, et le sien, sans les précisions, est déclaré « non pertinent » et donc il a été publié et tout le monde peut en profiter, et il suffit que quelqu’un pense à le replier pour que son invention lui soit volée.

La question de sa créativité est donc au centre de la séance et avec elle comment le « trouvé- inscrit » exproprie le « créé-inventé ».

Il est dans une très violente colère contre lui-même, se demande pourquoi il s’acharne sur cette invention qu’il a fait voilà au moins 20 ans. J’éprouve le besoin sans trop savoir pourquoi de « sauver » son invention. J’explore la manière dont il peut sauver les choses, comme le brevet n’a été publié que depuis trois semaines et qu’il a la possibilité de déposer un nouveau brevet dès demain (c’est la date de dépôt qui fait autorité) il lui suffit d’envoyer la version corrigée de son brevet pour qu’il récupère le coup. Il se met en colère contre moi, « pour quelqu’un comme vous c’est possible mais moi le branquignole … » et la colère se retourne de nouveau contre lui.

  1. Vous êtes en colère contre vous comme votre père pouvait l’être.

Mon intervention le calme en partie. Il reprend le fait qu’il avait écrit au crayon la partie qui concernait le fait qu’on pouvait replier le type de produit métallique (acier inox tréfilé et toronné) qu’il avait conçu. Pourquoi il a oublié cela ?

RR Vous avez parlé des colères de votre père au début de la séance, vous semblez être en colère contre vous comme il était en colère contre vous, peut être parce que cette question de se plier était difficile pour vous, face aux colères de votre père vous deviez aussi vous plier, mais en même temps vous deviez avoir une envie de révolte en vous.

« Alors ça c’est génial … oui ça doit être ça, c’est ça … lui il s’est toujours plié, plié à tout, oui la révolte ça doit être ça ».

La séance est terminée, en sortant il me dit sur le pas de la porte « Lacan aurait dit : ça fait mille euros ». (Allusion au fait que, selon lui Lacan faisait payer un prix différent selon la qualité de la séance).

En sortant de la séance, je me demande pourquoi je tenais tant à protéger son invention. Il me revient à la pensée que pendant qu’il expliquait son invention je regardais ses mains et je me suis dit qu’il jouait, que c’était son jeu ses inventions et les modifications qu’il faisait subir au métal pour le rendre pliable.

Et j’ai alors compris, donc après la séance, ce que je n’avais pas encore pu me dire mais qui était sous jacent à mon désir de sauver son invention, pas simplement son jeu, mais la capacité qu’il avait eu de transformer un environnement rigide en environnement « pliable » c’est à dire « malléable ». Faire subir à un objet les pliures qu’il avait dû lui même subir et ainsi en triompher, transformer un environnement premier rigide et non utilisable en un environnement malléable et utilisable pour construire du lien.

Du même coup s’éclaire aussi la fonction « oubliée » de cette invention : maintenir le lien, et le lien avec son père « rigide » (éducation à coup de « il faut » « on ne doit pas «  etc.) c’est-à-dire aussi avec un aspect de la fonction symbolisante (cf. le début de séance et ses remarques sur les nombreux liens qu’il a fait entre ses activités et celles de son père).

Et enfin j’ai eu idée que ses évocations répétées et nombreuses à ses inventions représentaient « sa solution » historique et qu’il transférait ainsi celle-ci dans les séances d’analyse pour que sa « solution » soit reconnue mais aussi dépassée par une autre « solution » ce que la suite des séances confirma assez largement.

J’ai repris un peu en détail cette séquence pour faire sentir l’intérêt d’entendre un matériel clinique, autrement quasi inaudible d’un point de vue psychanalytique, à partir de la question de la symbolisation primaire en jeu dans le cours de la séance. Les premières séquences cliniques que j’ai commencé par évoquer portaient sur l’émergence des signifiants formels dans les séances et dans les rêves, elle porte sur le travail de construction progressif des scénarii représentatifs à partir d’une représentation d’action ou de mouvement « sans sujet ni objet » progressivement entendue comme une forme narrative de « schèmes d’être avec » (D.Stern 1985) comme la manière dont le sujet raconte son expérience de rencontre primaire avec l’objet.

La seconde séquence est plus centrée sur un aspect des formes primaires de symbolisation celui de la transformation, de la transformation par le jeu sensori-moteur. C’est là une autre face du processus de symbolisation primaire qui n’est plus seulement centré sur une forme proto narrative de l’histoire écoulée mais sur la transformation de la donne historique en une forme utilisable par le sujet pour « devenir sujet » et s’approprier son histoire propre. Entre les deux nous avons souligné aussi l’importance dans les formes primaires de symbolisation d’une autoreprésentation des processus psychiques et en particulier des processus psychiques de transformation, ce qui confère son caractère essentiel à l’hypothèse de Freud concernant le sens de l’animisme premier. À ce niveau il est probable que symbolisation primaire et processus de subjectivation vont de paires et sont essentiel au processus de « devenir sujet » du petit enfant puis de tout sujet par la suite.

Je soutiens depuis 1983 (repris en 1991) que la symbolisation et les processus de transformations psychiques qu’elle suppose reposent sur la représentation-chose d’un objet Médium Malléable, dérivée de la rencontre avec un environnement maternel suffisamment adaptable et transformable pour s’ajuster aux besoins psychiques du nouveau-né. Quand l’environnement premier se montre rigide, peu adaptable, qu’il tend plutôt à plier le bébé à ses impératifs propres plutôt que de s’adapter à ses besoins, donc quand la relation première tend à inverser les données nécessaires, la symbolisation primaire est en difficulté. L’effort du sujet, pour « devenir sujet », va donc être de tenter « à tout prix » de rendre « malléable » cet environnement rigide. C’est ce que, par exemple, le travail de sculpture rend manifeste : partir d’une matière dure et la transformer jusqu’à ce qu’elle puisse accueillir une représentation. Mais c’est surement aussi un enjeu repérable dans diverses formes de bricolage utilisant des matières solides et rigides pour s’accomplir. Dans tout travail créateur on doit pouvoir repérer ce processus à l’œuvre, peut-être même qu’il signale ce qui caractérise le travail créateur qui se heurte toujours, quand il est consistant, à une forme de résistance de la matière à transformer. Un pont doit donc pouvoir être établi aussi entre le travail de symbolisation primaire et la question de la créativité et de la création.

Pour conclure sur ce point je soulignerais que la symbolisation primaire est le processus qui fait passer de « la matière première » de l’expérience, la trace mnésique perceptive – la motion pulsionnelle, ou encore le représentant psychique de la pulsion selon Freud – qui porte la trace sensori motrice de l’impact de la rencontre du sujet avec un objet encore mal différencié, mal identifié, qui mêle part du sujet et part de l’objet, à une possibilité de scénarisation susceptible de « devenir langage », susceptible d’être narrée à un autre sujet, d’être ainsi partagée et reconnue par un autre sujet pour devenir ainsi intégrable dans la subjectivité. Mais un tel processus s’il peut au bout d’un certain temps devenir autonome ne peut s’accomplir dans les premiers temps que s’il y a un « déjà-sujet » là pour partager et reconnaître le processus en cours. Mr M a dû compulsivement tenter de modifier l’environnement rigide de ses débuts, dans la méconnaissance des enjeux de cette « passion » de sa vie, jusqu’à ce que l’analyse le place en position de pouvoir s’approprier plus pleinement le sens de ce qui a représenté la grande aventure de sa vie.

La symbolisation secondaire.

Autrement dit, et dans le devenir intégratif «naturel», ou du moins suffisamment maturationnel, les expériences précédant l’apparition de l’appareil de langage, sont au moins en partie reprises dans l’univers langagier et ceci de trois manières possibles.

a).D’abord par liaison des traces mnésiques et représentation de chose avec les représentations de mots plus tard acquises. L’expérience subjective est nommée après-coup, les sensations et affects qui la composent sont nommés, analysés, réfléchis, « détails par détails », du fait leur liaison secondaire dans les formes linguistiques. L’apparition du langage verbal et la liaison verbale qu’il rend possible, transforment le rapport que le sujet entretient avec ses affects comme avec ses mimiques, sa gestuelle, sa posture et ses actes etc. La liaison verbale permet de contenir et de transformer les réseaux affectifs et ceux des représentations de choses, c’est alors dans la chaîne associative elle-même qu’il faut en repérer l’impact. Les expressions mimo-gesto-tonico-posturales peuvent alors accompagner les narrations verbales, elles donnent du corps ou de l’expressivité là où le sujet craint qu’elles soient insuffisantes, ou que les mots ne parviennent pas à transmettre le « tout » de la chose vécue. Les enfants et les adolescents sont coutumiers de cette expressivité corporelle d’accompagnement, souvent centrale chez eux, mais elle ne disparaît jamais complètement de l’expression adulte. Dans les formes plus élaborées encore, le jeu avec le langage ou les mots qui le composent, reprend, étaye et développe les jeux antérieurs avec les choses, le registre mimo-gesto-tonico-postural ou les affects.

b).Par transfert dans les aspects non-verbaux de l’appareil de langage ensuite, c’est-à-dire dans la prosodie (intensité, ton, rythme, grain de voix, timbre de celle-ci etc.). Par exemple la voix « dit » l’effondrement vécu en s’effondrant elle-même, son rythme d’énonciation se désagrège, son intensité tente de rendre les variations d’intensité de l’éprouver… L’éprouver, en se transférant dans l’appareil de langage verbal, affecte celui-ci dans les aspects les plus « économiques » de son fonctionnement.

c).Et enfin, après l’adolescence, par transfert dans le style même du langage utilisé, dans la pragmatique que celui-ci confère aux énoncés et qui permet que, entre les mots, dans leur agencement même, les choses se transmettent et soient communiquées. Par exemple, le style de Proust, et en particulier son maniement de la ponctuation, transmet au lecteur un essoufflement « asthmatique », sans que rien, ou presque, ne trahisse cet éprouver dans le contenu du texte même, en toute inconscience en somme. C’est alors au lecteur d’éprouver ce que le sujet ne dit pas qu’il éprouve, mais qu’il transmet « à travers » son style verbal. En voici un exemple à lire à voix haute pour en sentir l’effet asthmatisant.

«Quand je pense maintenant que mon ami était venu, à notre retour de Balbec, habiter à Paris sous le même toit que moi, qu’elle avait renoncé à l’idée d’aller faire une croisière, qu’elle avait sa chambre à vingt pas de la mienne, au bout du couloir, dans le cabinet à tapisserie de mon père, et que chaque soir, fort tard, avant de me quitter, elle glissait dans ma bouche sa langue, comme pain quotidien, comme un aliment nourrissant et ayant le caractère presque sacré de toute chair à qui les souffrances que nous avons endurées à cause d’elle ont fini par conférer une suite de douceur morale, ce que j’évoque aussitôt par comparaison, ce n’est pas la nuit que le capitaine de Borodino me permit de passer au quartier par une faveur qui ne guérissait en somme qu’un malaise éphémère, mais celle où mon père envoya maman dormir dans le petit lit à côté du mien». (M. Proust, A la recherche du temps perdu, t. 3).

Un second exemple mettra plus encore en évidence l’action rhétorique du style et de l’impossible métaphorisation d’un vécu d’intrusion. Céline s’était proposé, dans la mesure où l’art de l’image visuelle, de la description, était rendu caduque par le développement du cinéma, d’essayer de transmettre l’émotion crue, directement dans l’appareil de langage. Il y a chez lui comme chez beaucoup d’écrivains de talent, une théorie de l’écriture littéraire, une théorie raisonnée de leur rhétorique.

« Le fait que vous me trouviez styliste me fait plaisir — je suis cela avant tout — point penseur ni grand écrivain mais styliste je crois l’être — mon grand-père était professeur de rhétorique au Havre — je tiens de lui cette adresse dans le « rendu » émotif (…), je suis bien l’émotion avec les mots je ne lui laisse pas le temps de s’habiller en phrases… je la saisis toute crue ou plutôt toute poétique».

Cependant, quelque conscient de lui-même qu’il puisse être, quelque théorisées que ses organisateurs le soient, le texte de Céline comme n’importe quel texte, contient un ombilic, une bouche d’ombre, un inconscient transmis.

Ce que Céline ne paraît pas pouvoir reconnaître — et nous verrons pourquoi — c’est qu’il agit sur le lecteur, par retournement, un mode de transmission auquel il fut sans doute confronté, transmission d’éléments crus, non-digérés, non-métaphorisés par le psychisme maternel qu’il n’a pu transitionnaliser et qu’il ne subjective a minima qu’en effectuant lui-même un « rendu ». Voici la scène dont il se pourrait qu’elle soit prototypique du corps à corps de la stylistique célinienne, la scène est tirée de Mort à crédit, elle se passe en bateau ; la mer est agitée, la mère aussi.

«Elle se retourne alors toute la tête d’un seul coup dans le sens du vent. Tout le mironton qui lui glougloutait dans la trappe elle me le refile en plein cassis… j’en prends plein les dents, des haricots, de la tomate… moi j’avais plus rien à vomir… M’en revoilà précisément… je goûte un peu… la tripe remonte… on se dégueule alors l’un dans l’autre… Mon bon papa, son mari ils essayent de nous séparer… ils tirent chacun par un bout… ils comprendront jamais les choses».

L’indigéré de la femme-mère se transmet directement dans la bouche de l’enfant, à travers lui, s’agit en lui ; à la barbe du père et de sa fonction médiatrice et symboligène. La « rhétorique » maternelle le pénètre morceau par morceau, fragment par fragment ; l’envahit. A son tour ensuite il devra trouver les moyens de se sortir de l’emprise de cette altérité implantée en son centre, de ses affects trop crus, trop peu digérés pour être symbolisés. L’analyse du style célinien fait ressortir les processus par lesquels il cherche à s’en déprendre en le retournant à son lecteur ; fragmentation, démembrement, anacoluthe. Comme dans cet extrait de Rigodon :

« J‘ai droit à quelques souvenirs, ils me viennent comme cheveux sur la soupe… Oh tant pi ! patati ! Verdun, je veux dire octobre 14, le ravitaillement du 12°… j’en étais avec mon fourgon… le régiment dans la Wœvre… je vois encore le pont-levis de Verdun debout sur les étriers, j’envoyais le mot de passe… le pont-levis grinçait, s’abaissait, la garde, les douze hommes sortaient vérifier les fourgons un par un… l’armée était alors sérieuse, la preuve, elle a gagné la guerre… Nous entrons donc dans Verdun au pas, chercher nos boules et sac de «singe»… on ne savait pas encore le reste !… si l’on savait ce qui nous attend on bougerait plus, on demanderait ni pont-levis, ni poste… pas savoir est la force de l’homme et des animaux…».

Ce voyage à travers les fragments de souvenirs est aussi un voyage à travers les topiques internes (le pont-levis… les vérifications… le mot de « passe »…) au moment où le clivage et le contre-investissement qui l’accompagne est susceptible d’être levé (chercher le « sac de singe »). La structure même de l’énonciation reproduit par « rendu », par retournement passif/actif, les conditions de l’intériorisation incorporative, de l’implantation non-subjectivée de l’histoire d’un autre (d’une autre) en soi. Au moment où se lève le clivage, le reste de ce qui n’a pas été subjectivé fait retour (« ils me reviennent comme cheveux sur la soupe »), il traverse l’appareil de langage, s’agit dans le texte, agit sur le lecteur, l’auditeur, se décharge ainsi en tenant l’autre sous l’emprise du non-symbolisé, il traverse l’autre tout autant qu’il en est traversé lui-même.

Le style traduit alors l’impossible suspens par la transitionnalité, le « rendu » s’engouffre dans l’appareil de langage sans autre forme de procès ; celui-ci ne pouvant plus, dès lors, que porter dans sa structure même la marque de ce qui l’assaille du dedans, perceptivement. Ce n’est qu’à la limite et presque par abus que l’on peut encore parler ici de secondarisation, de symbolisation secondaire. Certes, la position topique de l’énonciation est bien le système secondaire mais manquent la plupart des caractéristiques structurelles de la secondarité, la cohérence, la continuité, le suivi logique, etc.

La capacité à transférer dans le style de l’énonciation la richesse des éprouvers n’est cependant pas donnée à tout le monde également et en tout cas pas avant la réorganisation de la subjectivité de l’adolescence. Les enfants n’ont pas encore de véritable style verbal.

On pourrait ainsi, à la seule écoute des chaînes associatives verbales, retracer l’histoire de la manière dont certaines expériences subjectives précoces ont été ressaisies dans l’appareil de langage. Quand la reprise intégrative est suffisante, les trois registres de l’appareil de langage que je viens d’évoquer se conjuguent pour ressaisir les expériences subjectives précoces et leur donner un certain statut représentatif secondaire, pour symboliser secondairement l’expérience primitive.

Ces différentes formes de transfert de l’expérience subjective primitive dans l’appareil de langage n’empêchent pas mimiques, gestuelles, postures corporelles, d’accompagner l’expression verbale. C’est sur les trois registres d’expression de la vie pulsionnelle et de la vie psychique que le sujet exprime celles-ci. Il parle avec les représentant-mots, transmet par sa gestuelle, sa mimique, ses postures, ses actes, les représentations de choses et « représentactions » qui le meuvent, exprime par tout son corps la présence les représentants-affects qui accompagnent les autres formes d’expressivité. La domination du langage verbal dans expression de soi ne doit pas faire oublier à quel point elle est accompagnée d’une expressivité corporelle sans laquelle elle ne remplit que fort mal son office. Une expression verbale coupée de tout affect et de toute expressivité corporelle laisse un effet de malaise chez l’interlocuteur, rend difficile l’empathie, laisse transparaître comment le sujet est clivé de l’enfant qu’il fut et du fond de l’expérience affective humaine. Les formes de langages premiers, langage de l’affect et langage de l’expression mimo-gesto-posturale, témoins des premiers temps de la vie psychique, premières tentatives d’échanges et de communication, se maintiennent toute la vie et restent nécessaires à l’expressivité, et ceci même quand le langage verbal a assuré sa domination sur les formes de l’expression.

Et voici, pour terminer un schéma qui tente de donner une représentation visuelle du trajet du processus de symbolisation au sein de la topique psychique.

[1] Cf. R.Roussillon, (2012), Fonctions des métaphores biologiques dans Au delà du principe du plaisir : L’impasse du narcissisme et l’ouverture sur l’objet autre-sujet. Le fait de l’analyse.

[2] La cure de psychanalyse tend à structurer une situation de ce type, c’est du moins ce que l’on veut croire à l’époque, en 1921, mais c’est le champ du cygne, car très vite la question de la télépathie (1924) et du rêve de complaisance (1923) vont battre en crèche ce dernier bastion de résistance.

[3] John Locke (1689) Essai sur l’entendement humain, Livres III-IV et textes annexes, Vrin, « Bibliothèque des Textes Philosophiques – Poche », 2006.

[4] G.Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain (1703, 1re édition en 1765).

[5] S.Freud (1913), « Totem et tabou« , trad. M. Weber, Paris, Gallimard, 1993.

[6] Cf. R.Roussillon, 2004. La dépendance primitive et l’homosexualité primaire « en double », Revue Française de Psychanalyse, L XVIII, N°2, 421-439. PUF.