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A propos ReneRoussillon

Professeur émérite de psychologie clinique et psychopathologique, psychanalyste, membre formateur de la SPP et du GLP-RA

1° et 2° séances du séminaire de l’Institut de Psychanalyse

1°et 2° Séminaire 2013-14 [1]

SÉMINAIRE FORMATION INSTITUT DE LYON 2013-2014

 1)VUE D’ENSEMBLE SUR LE FONCTIONNEMENT PSYCHIQUE.

(18 octobre 2013)

Introduction.

En réfléchissant à la logique d’ensemble du séminaire il m’a semblé qu’il fallait commencer par présenter une réflexion et un modèle de l’ensemble du fonctionnement psychique. Un tel modèle n’existe pas dans la littérature, il est cependant indispensable pour appréhender le processus psychique, c’est, à mon sens un guide indispensable pour penser les enjeux d’une séance de psychanalyse.

Une telle présentation, qui peut avoir un support visuel assez « parlant » (cf. le schéma de fin), permet de se représenter facilement les diverses étapes du fonctionnement psychique et donc aussi le fonctionnement d’ensemble de ce que Freud appelle « le cours des évènements psychiques »( 1911).

Freud propose un tel schéma d’ensemble en 1923 dans « Le Moi et le Ça (il le reprend en 1932 dans « Les nouvelles conférences » avec certaines modifications qui témoignent du travail de dégagement qu’il continue de poursuivre).

Ce schéma présente à la fois l’organisation « topique » du modèle de la Y, et il permet de situer aussi la « trajectoire » du processus de métabolisation de construction et d’intégration progressive de « la matière première Y » (Freud 1900, 1920, 1923) dans le cours de son intégration Y.

Il permet donc de visualiser les processus que nous aurons à décrire.

1-Schéma 1923-1932 de la topique psychique.

Quelques commentaires.

la partie inférieure, le Ça, « ouvre » et s’ouvre sur le SOMA et la manière dont celui-ci est mobilisé – sensorialité, pulsion, motricité etc. – et la manière dont il organise et s’organise dans son rapports aux affects et à la vie pulsionnelle d’une manière plus générale.

La pulsion est définie par Freud de différentes manières.

-D’abord par quatre composants ; la source, – qui est le lieu imaginaire où la pulsion prend sa source, c’est la zone pulsionnelle où elle est supposée s’exprimer, se manifester -, le but (toujours le plaisir mais il y a diverses modalités de plaisir, divers registres de satisfactions de la pulsion -), la poussée, et l’objet (mais avec la question de l’oscillation / objet dans la perception, objet dans la représentation).

-Ensuite par une position « interface », « limite » entre soma et Y, lieu théorique, conceptuel, du passage des « bio » logiques aux « psycho » logiques, c’est la manière dont Freud relie et différencie soma et Y.

-Enfin Freud présente les théories des pulsions comme la « mythologie » psychanalytique.

Plusieurs théories des pulsions sont proposées par Freud au fur et à mesure de l’évolution de sa théorisation. Toujours sous forme d’une opposition de pulsion.

– Pulsions sexuelles /pulsions d’autoconservation.

– Pulsions objectales / pulsion du Moi (narcissique). Elles sont alors toutes « sexuelles ».

– Pulsions de vie (objectales et narcissiques) fondées sur la liaison /pulsions de mort fondées sur la déliaison.

Problème de la situation du système perception, et d’un système perception-conscience.

Dans le schéma de Freud perception et conscience sont accolés ce qui laisse entendre une immédiateté de la conscience concernant la perception. *Mais Freud signale (cf. Laplanche et le modèle du « baquet enroulé » de ses problématiques, et aussi Freud 1900) qu’en réalité perception et conscience sont aux deux bouts de l’appareil psychique. C’est en effet que la perception est un processus d’abord somatique et que d’une certaine manière la perception doit « traverser tout d’appareil psychique et être organisée par celui-ci pour « devenir » consciente.

Ce qui veut dire aussi que la perception et donc aussi celle de l’expérience subjective de base, sa « matière première Y », sa « trace mnésique perceptive » (Freud 1896) doit être investie par les « motions pulsionnelles » (Ça) puis progressivement scénarisée et conceptualisée au sein du système primaire (par le processus primaire), avant d’être « secondarisée ».

Pour bien comprendre ce processus il faut partir de la notion de « matière première psychique ».

 

 

2-La matière première psychique et la pulsion.

L’expression vient sous la plume de Freud dès l’interprétation des rêves (1900) du moins sous cette formulation dans la traduction Meyerson (je n’ai pas fait de recherche pour savoir si elle est reprise dans la traduction de Laplanche car la formule me paraît « parfaite »). Elle est reprise en 1920 dans Au delà et en 1923 dans Le Moi et le Ça sans doute ailleurs aussi je n’ai pas fait de recherche exhaustive.

Elle correspond à la donnée brute, première de l’expérience, de l’éprouvé premier, du sujet, l’Erlebnis.

Elle apparaît donc comme une formation qui mêle les données multi perceptives de l’expérience, les investissements pulsionnels – eux aussi multiples – de celle-ci, donc aussi la sensori-motricité. Par ailleurs les expériences significatives étant celles qui se jouent dans la rencontre avec l’objet, la matière première psychique est interface entre le sujet et l’objet, elle mêle les caractéristiques de l’un ( ses attentes, désirs, besoins …) et de l’autre (les réponses de l’objet aux mouvements pulsionnels du sujet), elle est une forme de « l’être avec » du sujet et de l’objet, de « l’expérience de rencontre » et de l’interface du sujet et de l’objet (et de l’objet de l’objet). Elle est donc en deça de la différenciation sujet/objet elle est sans sujet et sans objet, (L’inconscient s’exprime à l’infinitif dit Freud) elle est processus de rencontre et d’affectation.

Elle se présente donc comme une formation « hypercomplexe » (condensée), comme elle est en large partie inconsciente, elle est aussi « énigmatique ». Elle comporte donc une exigence de déploiement Y.

Comme elle n’est « pas susceptible de devenir consciente » (Freud 1923) sous sa forme première elle va donc devoir être transformée (Freud 1923) par le travail Y pour être intégrée dans le Moi-sujet (la subjectivité).

Cette transformation s’effectue sous la poussée des investissements pulsionnels qu’elle comporte et qui représentent la manière dont l’expérience a affecté la Y. Intégration de l’expérience et intégration de ses composants pulsionnels vont donc de pairs, les composants pulsionnels sont parties intégrantes de l’expérience comme le sont ses données sensorielles (sensori-motrices) et perceptives.

La matière première Y va devoir s’organiser en représentation réflexive.

NB : par simplement « en représentation » car le W de mise en représentation est intrinsèque au fonctionnement de base de la Y, mais en représentations se saisissant comme des représentations, ce que veut dire réflexives. Une autre manière de dire est qu’il s’agit de représentations « symboliques », la représentation « symbolique » étant une représentation possédant l’indice du fait qu’elle est représentation et non simple « présentation ».

C’est tout le problème de la « représentance Y » qui concerne aussi bien donc la représentance de l’expérience et la représentance des composants pulsionnels qui l’investissent.

Classiquement trois/quatre types de représentant de la pulsion (mais la pulsion est toujours « en situation avec un objet ou une représentation d’objet » il s’agit donc toujours une « scène pulsionnelle » d’un scénario pulsionnel) sont différenciés.

-Le « représentant psychique de la pulsion » (cf. Green, Aulagnier qui ont mis en évidence cette première formation de la représentance chez Freud).

-Le représentant-affect. (sensation, émotion, passion, humeur, sentiment etc.) donc le « langage de l’affect ».

-Le représentant-représentation de chose (ou représentation-chose ou encore dans le langage actuel la « représentaction »). Langage du rêve (Freud 1913), langage de l’acte etc.

-Le représentant-représentation de mot ou « appareil à langage verbal » (Freud, Green).

Le représentant Y de la pulsion est une forme mixte précédant la différence affect-représentation, peut être une « représentation par l’affect » une forme première qui sans doute là encore précède la différenciation du sujet et de l’objet. Il représente la forme de l’action, l’essentiel de l’expérience subjective. Cette question doit être développée à l’aide de divers liens et questions :

-Lien avec « motions pulsionnelles ».

-Lien avec les « signifiants formels » (Anzieu) ou encore les « pictogrammes » (Aulagnier).

Question des « formants de la pulsion » (P Denis) emprise et satisfaction. Question d’une valeur « messagère » de la pulsion.

3-Schémas de Freud complété de l’ensemble de ces remarques.

SÉMINAIRE INSTITUT ANNÉE 2013-2014

2°SÉANCE (R.ROUSSILLON).

Représentance et formes de l’affect.

Il est indispensable de garder en mémoire les schémas d’ensemble transmis au premier séminaire.

Introduction / Généralités.

Le représentant-affect est l’un des représentants de la pulsion, il surgit du processus de diversification du « représentant psychique » de la pulsion qui se diversifie en représentant-représentation et représentant-affect.

L’affect est donc « la chair du signifiant » (A.Green), il a été grandement réhabilité dans la psychanalyse française par le rapport de Green de 1970 (cf. Le discours vivant, PUF) tournant majeur de la question pour la psychanalyse française.

C’est l’un des concepts clés des débuts de la psychanalyse (le symptôme est en lien avec un affect « coincé » non déchargé, non « abréagi » ) et, même si au fil du temps la conception du « cours des évènements psychiques » s’est considérablement complexifiée chez Freud, l’affect n’a jamais perdu de son importance pour lui.

C’est un concept qui est au centre de l’articulation psyché / soma, un concept bi-face qui plonge ses racines dans des réactions somatiques sur une face et sur l’autre s’articule (ou se désarticule cf. la suite) avec l’univers des représentations psychiques.

Le terme d’affect est générique, il désigne les différentes manières dont la pulsion « affecte » la psyché, il prend donc différentes formes en lien avec le processus d’introjection de la pulsion et son degré d’introjection.

A.Green, dans son rapport de 1970 – la somme la plus complète que l’on ait sur ce sujet – en repère plusieurs formes dans l’œuvre de Freud : sensation, passion, émotion, sentiment, formes auxquelles j’ajouterais volontiers l’humeur peu évoquée dans les divers travaux sur l’affect mais importante en clinique. J.D.Vincent dans sa Biologie des passions propose d’ajouter l’émoi.

Il n’y a donc pas une forme particulière de représentant de la pulsion : « l’affect » qui existerait à côté d’autres comme l’émotion ou l’affect-passion etc., l’affect désigne le concept général des formes par lesquelles la pulsion affecte le fonctionnement psychique, toutes les formes que prend la pulsion quand la question de son introjection et de son degré d’introjection se présente.

Mais, et c’est là l’une des grandes particularités et forces de la psychanalyse dans le concert actuel, l’affect se compose ou se décompose, il se transforme en fonction du processus et du degré d’intégration subjectif au sein de la vie psychique.

Nous avons peu de repère chez Freud des affects accompagnants le processus d’introjection pulsionnelle et la question est rarement abordée dans cette optique mais nous pouvons essayer de faire quelques propositions « logiques »

Sur la face interne du moi quand une motion pulsionnelle revendique son introjection dans celui-ci se produisent des affects – sensations ou « passion » – de rejet (effroi, terreur, haine dégout…) et des processus psychiques correspondant (évacuation, excorporation, projection…) ou d’acceptation avec aussi affects, sensations et processus correspondants (joie, jubilation et les émotions liées aux désirs).

Une fois introjecté l’affect est « travaillé » par le moi et travaille le moi, et selon les motions pulsionnelles impliquées et ce qu’elles contiennent de liens aux objets il produit émotions ou sentiments. Le rapport général à la vie pulsionnelle me semblant plutôt la marque de l’humeur.

Il existe donc des formes « premières » de l’affect-émotion, des formes innées, des émotions de base : joie, tristesse, dégoût, peur auxquelles on ajoute souvent colère, et parfois surprise et mépris, et des formes « composées » plus complexes et nuancées comme par exemple la nostalgie.

2-Composition et formes de l’affect.

Si l’on parcourt les textes de Freud des années 1895-1898, textes très riches en notations sur l’affect dans la mesure où l’hystérie et les névroses de transfert (hystérie, phobie, névrose dite de contrainte) et actuelles (psychasthénie neurasthénie etc. c.-à-d. dans le langage moderne la question de la dépression et de la mélancolie) sont au centre de ses préoccupations, l’affect apparaît comme un ensemble de réactions somatiques « associées » et composées en un ensemble cohérent et lié à une action par exemple l’ensemble des manifestations somatiques qui accompagnent la sexualité et l’orgasme, là aussi au centre de son modèle de l’époque.

Dans les névroses actuelles l’état affectif du sujet est rapporté directement à son type de sexualité, soit lié à une décharge pulsionnelle qui n’a pas pu avoir lieu (Coïtus interruptus ou reservatus) soit qui n’a pas lieu « au bon endroit » par exemple en dehors de l’objet comme dans l’onanisme. Et Freud repère dans les symptômes de conversion hystérique (dans l’hystérie c’est l’affect qui est converti) des composants de l’ensemble des processus somatiques impliqués dans l’excitation sexuelle et le coït, ou encore des sensations particulières qui ont été associées à des moments de l’histoire psychosexuelle du sujet.

Si l’on peut être tenté maintenant d’apporter de nombreuses nuances à cette première conception de l’affect en lien direct avec la vie sexuelle, on doit reconnaître à Freud d’avoir dès cette époque largement anticipé sur les conceptions actuelles les plus élaborées des neurosciences. Par ex celles de J Ledoux (cf. Le cerveau des émotions O Jacob) dont les travaux font autorité dans le domaine (comme ceux de J.D.Vincent cf. Biologie des passion Seuil, ou La compassion : le cœur des autres O Jacob) qui présente l’affect comme un processus biologique de préparation à l’action, et qui présente un ensemble cohérents de processus biologiques impliqués dans l’action à laquelle il prépare : l’affect est donc une « action intérieure, intériorisée » donc cohérente, qui se décharge par l’expression[1] (nous reviendrons plus loin sur la question du « langage des émotions » et la communication émotionnelle), il est composée d’un ensemble de processus biologiques associés et vectorisé par un équivalent d’action interne.

C Darwin le premier, et il a été largement suivi ensuite par les biologistes dans cette proposition, souligne en effet par exemple que les manifestations biologiques de l’affect représentent la préparation de l’animal humain à l’action impliquée par le contexte dans lequel il se trouve. L’affect représente ainsi un ensemble de réactions somatiques cohérentes, organisées, vectorisées, en rapport avec d’une situation particulière qui implique une action adaptée : c’est un réseau de réactions somatiques dont la fonction première est celle de l’anticipation et de la préparation d’une action déterminée. Somatiquement l’affect est d’abord cela. Ainsi les « biologistes des passions » modernes ont-ils exploré en détail les réseaux de connexion, d’association et d’interactions qui s’établissent dans le soma dans la production de l’affect.

Systèmes hormonaux, médiateurs synaptiques, système parasympathique, système immunologique, cardiovasculaire, musculaire… s’articulent pour « mobiliser » le corps et le préparer à l’action. Sur son versant biologique l’affect doit être considéré comme un réseau de connexion, un réseau d’associations, un réseau complexe de ramifications organisées et vectorisées par un projet d’action. Nous ne le connaissons, d’un point de vue psychique, que comme un représentant de la pulsion, mais cette fonction n’est qu’une « propriété émergente » du réseau de connexions associatives somatiques qui le compose, celui-ci « informe » – « auto-informe » – la psyché des processus biologiques qui se sont mobilisés et associés dans le soma, il informe la psyché de l’acte en cours de préparation.

On peut dès lors penser que l’action entravée dans son développement et son expression (Coït interrompu et/ou « réservé » chez Freud) « décompose l’affect » c.-à-d. lui fait perdre sa cohérence psychosomatique par exemple le rythme cardiaque s’accélère, les vaisseaux se dilatent etc. mais sans lien avec une action concrète représentée consciemment, idem aussi pour l’action (onanisme) non « adressée » c.-à-d. non exprimée à un autre sujet. Un pont peut donc être établi entre la décomposition de l’ensemble complexe de réactions associées et des réactions « somatiques » qui perdent leur sens en route comme dans les pathologies psychosomatiques.

L’affect a donc une organisation et une cohérence qui lui est propre mais c’est la représentation (en particulier la représentation (de) chose, ce que J D Vincent a nommé la « représentaction ») qui lui donne son plein sens qui indique son vecteur, sa direction.

À un certain niveau de développement le cours du fonctionnement psychique est donc donné par l’articulation affect / représentation et la psychopathologie psychanalytique a fait du type d’articulation ou de désarticulation du couple affect / représentation, sa pierre angulaire.

La névrose « désarticule » les deux termes du couple et leur confère un destin séparé, mais l’affect peut aussi subir des transformations

Hystérie refoule l’affect (le désarticule de sa représentation) et le « converti ».

La N Ob le refoule (le désarticule de sa représentation) et le déplace.

Dans le champ Ysomatique, on souligne sa « répression » voire sa décomposition (RR).

Dans la psychose (affects gelés, indifférence affective, schize) l’affect est clivé ou démantelé.

Dans les organisations « borderline » (Green, Aulagnier) il apparaît sous la forme du représentant Y de la pulsion. Etc.

NB : Mais il faut sans doute aller plus loin dans l’affinement du modèle et travailler en fonction de la représentation de mot et différentiellement de la représentation de chose, en fait la question est celle des accordages désaccordages entre les trois formes de la représentance pulsionnelle.

3-L’affect Inconscient.

Ce qui ouvre un point de complexité qui a engagé de nombreux débats : la question de l’affect inconscient (ex : sentiment inconscient de culpabilité, Réaction Thérapeutique Négative) et de son impact. La question d’un affect « potentiel ».

Avec ce premier concept, nous retrouvons l’un des points les plus décisifs du débat engagé en 1970 par A Green, celui qui, déjà déterminant dans le débat métapsychologique et clinique de l’époque, reste sans doute encore très difficile actuellement. La difficulté majeure de la question de l’affect ne concerne pas en effet la question de l’affect éprouvé, de l’affect rendu conscient par son éprouvé même, dans la mesure où précisément, nous reviendrons sur ce point plus loin, sa question n’engage l’inconscient qu’au niveau du représentant-représentation, ce qui reste largement compatible avec la plupart des énoncés des non-psychanalystes.

Le vif des débats, celui historique de 1970 et celui, actuel, avec les autres disciplines, s’organise d’abord autour de la notion, problématique et paradoxale s’il en fut, du concept « d’affect inconscient ». En particulier, c’est l’un repères Freudiens majeurs de la question, il a pu être cerné autour de l’enjeu du concept de « sentiment inconscient de culpabilité » et de ses relations aussi bien avec la question du surmoi, que celle de la réaction thérapeutique négative, ou celle d’un « besoin de punition » et, au-delà, celle des formes du masochisme.

La notion « d’affect inconscient » suppose en effet un paradoxe que seule la psychanalyse rend tolérable, dans la mesure où le concept désigne un processus qui affecte et n’affecte pas la psyché. L’affect inconscient suppose un processus d’affectation qu’il faut inférer à partir de ses effets, un processus qui ne se donne pas comme tel, qui ne se manifeste pas, et dont il faut faire l’hypothèse pour rendre intelligible un pan de la vie psychique autrement incompréhensible, in-intégrable. En somme, c’est un affect qui affecte la psyché sans que celle-ci ne semble s’en affecter ni même s’en soucier. L’affect n’est pas converti somatiquement comme dans l’hystérie, pas déplacé non plus sur une autre représentation comme dans la névrose de contrainte, pas réprimé non plus ce qui supposerait qu’il soit quand même perçu, il semble plutôt ne pas avoir lieu psychique pour se composer. Et pourtant il produit des effets, des effets « en négatif » en quelque sorte, des effets qui résultent de sa non-composition, ou de sa décomposition, de l’absence de son organisation en signal.

La formulation de ces questions n’est pas facile comme on peut le sentir dans mes tentatives précédentes, l’affect inconscient confronte à la question, qui fut là encore un point important du débat de l’époque et qui est toujours actuelle : que signifie « inconscient » quand il s’agit d’affect ? L’inconscience de l’affect est-elle de même nature que celle de la représentation ? La notion d’affect inconscient n’amène-t-elle pas à reconsidérer la conception de l’inconscient, à abandonner la version unitaire de celui-ci qui caractérisait la « première topique » pour adopter la pluralité des formes que la seconde topique lui reconnaît ?

Cette question est l’une de celles qui continuent de « travailler » notre clinique actuelle, c’est l’une de celles que celle-ci fait travailler, c’est celle à laquelle la souffrance narcissique-identitaire confronte l’analyste. Elle amène à essayer de re-préciser la nature de l’affect, sa place dans l’interface ou, selon le concept proposé par E Morin, la dialogique, qui s’établit entre soma et psyché.

En effet, comme les travaux des psychosomaticiens l’ont toujours fortement souligné à la suite de Freud, l’affect joue un rôle très important dans la régulation psychosomatique, ce qui implique que l’on ne peut se contenter d’approcher l’affect sous son seul versant psychique, il faut aussi prendre en compte son versant somatique. Somatique et pas seulement corporel, il ne s’agit pas ici de ne prendre en compte que l’image du corps ou la libidinalisation de celui-ci, il est impliqué dans sa fonctionnalité, dans ses processus biologiques, même si l’on peut considérer que l’étude de ceux-ci est, d’une certaine manière hors du champ de la psychanalyse. S’il est hors du champ de l’intervention pratique, il n’est peut-être pas hors du champ de la réflexion métapsychologique. C’est là que les recherches actuelles des biologistes et éthologues de la première enfance peuvent nous être de quelque utilité.

Dans Inhibition Symptôme Angoisse (1926) Freud avait déjà souligné que tout portait à croire que l’ensemble des manifestations corporelles de l’affect possédait sans doute une fonction précise dans l’économie de l’autoconservation du sujet. Quand Freud objecte à la conception de la genèse de l’affect d’angoisse en raison du traumatisme de la naissance, il déclare alors : « l’affect est une nécessité biologique pour la situation de danger et il eut de toute façon été crée ». On peut tout à fait penser qu’il est alors proche des thèses de C Darwin, dont on connaît l’importance pour sa pensée.

C Darwin et là encore tout porte à croire qu’il continue d’être largement suivi par les contemporains, souligne aussi que la réaction d’ensemble du soma qui produit l’affect, produit aussi un message adressé aux congénères, aux semblables. Ce serait là une autre des « propriétés émergentes » du réseau associatif somatique, il produirait des messages, l’un vers le sujet lui-même, l’autre vers autrui. L’affect produirait, proposerait, ainsi une première forme de langage, émettant des messages d’états internes, une forme de langage « animal » premier.

L’hypothèse que je propose est que c’est un effet du réseau de réponses somatiques associées, que de produire potentiellement la propriété « message » ou encore « signal-message » pour la psyché, ou, pour reprendre le vocabulaire psychanalytique freudien traditionnel, de produire un « représentant ». De celui-ci dépend la construction de l’affect en signal-d’affect ou en affect-message, et au-delà la conscience de celui-ci. Rien n’empêche de penser que l’organisation du réseau de connexion associative somatique peut rester « inconsciente », que quelque chose se produit qui freine l’émergence de la propriété signal de message psychique, ou qui produit des distorsions de celle-ci qui en dénaturent la forme.

NB : les neurosciences cognitives permettent de trancher définitivement le débat dans le sens de l’existence d’affects inconscients ( deux ex : traitement de l’arachnophobie, exp de l’attachement inconscient dans la « strange situation » cf. plus bas dans le texte) + les deux circuits de l’affect chez J.Ledoux (cerveau des émotions) le circuit thalamo-amygdalien et le circuit thalamo-cortico-amygdalien. L’affect est l’héritier du passé biologique de l’Homme, réaction animale première (reptilien, mamilien). C’est un montage biologique complexe « tout monté » de réponses aux menaces = action spécifique par ex. Affect = ensemble de réactions musculaires, hormonales, viscérales, sympathiques et parasympathiques, etc. organisées en un faisceau de connexions organisé quand il se « compose » Y et se fait représentant pulsionnel, affect-messager. (cf. la suite).

4-Deux grandes formes de l’affect / symbolisation de l’affect.

S.Freud 1926 : les affects se présentent sous deux formes : affect-développement et affect-signal. Le modèle donné pour l’angoisse est généralisé à l’ensemble du modèle de l’affect (cf. R.Roussillon 1983 mon article sur l’angoisse-signal dans la revue du 13° repris dans « Agonie… »). Affects « ébranlements traumatiques de tout l’être » (1926) à l’origine et « souvenirs » de ces formes premières dans la reprise signal. J’ai proposé de reprendre ce modèle concernant la culpabilité, la haine (colère/fureur) la dépression (dépression-développement mélancolique / dépression-signal) C.Janin sur la honte, etc.

Peut être la bonne différence conceptuelle serait affect-passion / affect-signal. (RR), problème du retour de l’affect dans les cliniques où il semble être réprimé ou gelé. Il revient sous sa forme passionnelle (vignette clinique d’une anorexique : cas Écho).

Rôle de l’objet. D’où surgit la question du passage affect-passion / affect signal elle ouvre la question du rôle et de la place de l’objet dans la forme de l’affect et la formation de l’affect signal. Trois repères.

°L’affect partagé (C.Parat) commence à conférer à l’affect une valeur

« messagère » (RR), dans la communication primitive (J.MacDougall)

°Affect réfléchi par l’objet maternel +indicateur de réflexion (G.Gergely).

°Question de « l’ajustement de l’affect » plus tard qui permet de réduire l’affect, de le « dompter » Freud).

5-Vignettes cliniques pour explorer plus la question de l’affect inconscient et le rôle de l’objet dans l’organisation de l’affect.

A-Sur l’affect inconscient.

Certains thérapeutes comportementalistes sérieux se préoccupent de tenter de mesurer l’impact précis de leur traitement. Dans le traitement des arachnophobies en particulier, des chercheurs allemands proposent le protocole suivant[2].

Le sujet phobique est d’abord placé devant une série d’images et de films dans lesquels des images d’araignées sont glissées de manière subliminaire. La réaction du sujet est une réaction d’effroi. Parallèlement, on enregistre toute une série de réactions somatiques qui accompagnent l’état psycho-affectif manifeste du sujet. On peut ainsi objectiver les paramètres somatiques de l’affect d’effroi du sujet.

Une rééducation comportementale de la phobie est ensuite entreprise, dans laquelle le sujet est progressivement placé par le thérapeute dans une situation de rapproché progressif avec une mygale. Le leurre en plastique, d’abord présenté de loin, est progressivement remplacé par une véritable araignée, de plus en plus rapprochée. La rééducation se termine lorsque le sujet peut tolérer, sans effroi manifeste, de voir courir l’animal phobogène sur son bras.

On replace ensuite le sujet dans la situation d’enregistrement initiale, avec les images et films. Le sujet ne présente plus de réaction affective consciente d’effroi, par contre les signes somatiques enregistrés n’ont pas changé, ils sont exactement semblables à ceux mesurés préalablement et définis comme ceux de la réaction somatique de l’effroi premier face à l’objet phobogène.

Le versant psychique de l’affect et le versant somatique de celui-ci ont pu ainsi être décomposés, l’affect psychique est devenu inconscient, mais l’affect « somatique » persiste.

Une autre expérience, effectuée celle-ci à partir des travaux sur l’attachement, converge avec les résultats de l’expérience que nous venons d’évoquer.

La « réaction » d’attachement se présente selon quatre formes cliniquement observables. Il y a l’attachement[3] dit « sécurisé », qui correspond au concept courant d’attachement, dans lequel les manifestations affectives à l’égard de l’objet d’attachement sont congruentes avec l’attachement lui-même. Déplaisir en réaction au départ de l’objet, consolation personnelle en son absence, retrouvailles joyeuses à son retour, se succèdent. Il y a ensuite l’attachement dit « ambivalent » ou « résistant », dans lequel s’observe, au retour de l’objet d’attachement, une alternance de mouvements d’amour et de rejet ou d’hostilité. L’attachement dit « évitant » se caractérise quant-à-lui par un évitement de l’objet d’attachement, un refus manifeste du lien et du commerce avec celui-ci, voire par une « hallucination négative » de sa présence. Enfin, l’attachement « désorganisé » ou « désorienté » montre une désorganisation profonde du modèle de comportement d’attachement.

Ce qui est en cours d’exploration expérimentale, mais commence à démontrer sa pertinence, c’est qu’au plan des indicateurs, disons, là encore, « biologiques » ou somatiques, pour faire vite, dans tous les cas, et quelques que soient les modalités d’expressions manifestes observables de l’attachement, donc quels que soient les affects exprimés et manifestés, on observe les mêmes constantes biologiques en réaction à la séparation d’avec la mère. On peut dire que l’absence de la mère affecte « somatiquement » de la même façon tous les enfants mis dans la « situation étrange » qui sert de base à l’observation. Ce qui varie d’un enfant à l’autre, les formes observables de l’attachement, ne concerne que la manière dont l’affect va se manifester ou ne va pas se manifester, dont il va être composé et sans doute psychiquement perçu.

Tout cela plaide en faveur de l’existence d’un processus par lequel les manifestations somatiques de l’affect, et les manifestations psychiques de celui-ci, peuvent être disjointes, ou à l’inverse qu’elles peuvent être accordées et congruentes. Ce qui signifie qu’il existe un processus d’affectation psychique de l’affect « somatique », de l’affect potentiellement présent à partir des réactions somatiques. Celui-ci ne va pas de soi. La représentance psychique de l’affect somatique est construite, elle est composée. Elle peut être composée de manière variable comme l’exemple de l’attachement le montre, elle n’est pas une « donne » automatiquement acquise.

Une telle hypothèse rencontre de nombreuses questions cliniques. Le processus de répression de l’affect que Freud et les psychosomaticiens ont décrit, renvoie t-il tout le temps à un affect déjà composé et « gelé », « pétrifié » ou encore « étouffé » psychiquement par le processus de défense du sujet, par un contre-investissement énergétique de celui-ci [4]? Peut-il, dans certains cas, s’expliquer par une difficulté dans la composition psychique de l’affect, voire par une décomposition psychique de celui-ci, qui laisserait en partie inorganisés, potentiellement anarchiques, les différents réseaux de réponses somatiques sous-jacents? Peut-on imaginer que des associations somatiques spécifiques se soient effectuées au cours de l’histoire du sujet, qu’elles entraveraient ainsi la représentance de l’affect et sa composition psychique ? Ne persisteraient alors que des manifestations somatiques, sans affect psychique, sans signal d’affect organisateur ?

  1. B) Place de l’objet.

À partir du moment où entre la composition somatique de l’affect et sa représentance psychique s’introduit un processus de représentance la question apparaît de comprendre comment celui-ci s’effectue, et quelles sont ses conditions de possibilités. Deux courtes vignettes cliniques serviront à introduire la suite de ma réflexion.

La première concerne un homme qui présente des accès d’effondrement de type mélancolique caractérisés par une chute du tonus vital et sans doute des défenses immunitaires. Il a été bien amélioré par une première tranche d’analyse avec une analyste femme, mais, quand il vient me demander d’accepter de poursuivre avec lui l’exploration psychanalytique de ses états internes, il souffre encore d’un état dépressif global et de nombreuses inhibitions de son potentiel vital. Je passe sur la première partie du processus analytique, surtout consacrée à l’élaboration transférentielle de son rapport à un père inaffectif, rigide, peu présent. Élaboration d’une hostilité intense face à un personnage paternel décevant l’amour de son fils et ne lui manifestant que peu d’intérêt vrai. La dépressivité s’améliore, mais pas de manière décisive, et la relation transférentielle commence à laisser émerger et à rendre sensibles les effets de la relation du sujet à une mère souffrant d’une psychose maniaco-dépressive et présentant des aspects délirants. Deux épisodes dépressifs graves, présentant des aspects mélancoliques marqués, accompagnent la mise au premier plan de l’analyse de cette relation, les deux fois une désorganisation psychosomatique se manifeste, le sujet se « décompose ».

L’épisode décisif de l’élaboration des effondrements dépressifs se produit au moment où peuvent être mises en lien les chutes de tonus vital du sujet, ses moments de « décomposition », et la réponse de l’objet maternel aux élans de l’enfant qu’il était. Apparaît tout d’abord un caractère chaotique et inconstant des réponses affectives, parfois la mère accepte les élans, les amplifie même jusqu’au débordement, puis brutalement change d’attitude et le rejette. Mais la plupart du temps la réponse à tout mouvement affectif est celle d’un détournement du visage, d’une fermeture de l’être, voire d’un rejet comme sous le coup d’une attaque. Chez l’enfant la confusion s’installe, confusion entre amour et haine, entre élans amoureux et mouvements hostiles, puis l’élan se brise, le tonus s’abaisse, s’effondre, c’est là qu’il se décompose.

La seconde vignette clinique que je souhaite évoquer concerne une jeune femme qui a présenté un épisode anorexique sérieux pendant l’adolescence. Il s’agit aussi d’une seconde cure, là encore la première analyse fut conduite par une analyste femme. L’anorexie, à proprement parler, c’est-à-dire comme trouble grave de l’alimentation, s’est résorbée pendant cette première analyse mais la patiente continue de présenter d’importantes restrictions alimentaires et conserve une organisation de vie et un fonctionnement psychique de type anorexique quand elle vient me trouver pour reprendre une analyse.

Là encore je passe rapidement sur les premiers temps de la cure là encore marqué par la prédominance d’un transfert paternel. Il s’agit cette fois plutôt d’une relation paternelle toujours plus ou moins menacée de bascules incestueuses. Il n’y a pas eu de passages à l’acte avec la patiente elle-même, mais il semble qu’au moins une des sœurs ait eu à subir des attouchements du père et sans doute aussi des amies de la patiente quand elles venaient coucher à la maison. Cependant, au-delà de cette menace de pervertisation de la relation, le père a représenté une source d’investissement et d’identification tout à fait essentielle dans l’économie psychique de la patiente. Là encore, de l’identification inconsciente au père on passe progressivement à la question de la relation à la mère, et à la question de l’organisation, ou plutôt de l’échec de l’organisation, de l’homosexualité primaire « en double »[5].

L’élaboration du complexe de réactions de jalousie à la naissance d’une jeune sœur relance une partie des investissements sociaux et relationnels gelés dès la fin de l’adolescence. Mais deux caractéristiques cliniques attirent mon attention. Quand les investissements sociaux et relationnels reprennent, ils confrontent tout de suite la patiente à de véritables états passionnels potentiellement désorganisateurs, et il faut toute ma vigilance psychanalytique pour que ne soient pas immédiatement gelés de nouveaux les investissements et l’ensemble de la vie affective. Quand la vie affective se réchauffe c’est sur un mode passionnel, et la menace de débordement est tout de suite présente et avec elle la tentation de tout « geler » de nouveau. La seconde remarque clinique qui m’apparaît est celle de l’une des raisons de l’intensité de la réaction à la naissance de la sœur. L’investissement maternel s’est brutalement reporté sur la sœur, la mère ne pouvant sans doute pas investir plus d’un enfant à la fois.

La poursuite de l’analyse a permis de perlaborer de manière plus précise les caractéristiques plus générales de la relation à la mère, celles qui, au-delà du moment traumatique particulier de la naissance de la sœur, concernent la trame de la quotidienneté de la vie relationnelle, celle qui constitue ce que l’on pourrait appeler le « traumatisme cumulatif » de la patiente. L’essentiel de la relation est opératoire, la mère qui se présente comme une mère froide, « narcissique », ne répond pas aux manifestations affectives des membres de sa famille, elle est le plus souvent repliée à la maison, hyper-active dans les tâches ménagères, indisponible pour tout échange. Elle s’active, debout pendant les repas, jamais au repos, jamais saisissable, jamais en place, toujours en mouvement. La fille est là immobile, dans l’ennui, elle ne dérange pas, éteint la vie en elle, se restreint et limite tous les processus vitaux.

On aura remarqué une particularité dans ma rédaction de ces deux fragments cliniques : elles soulignent moins les processus des analysants que ce qu’on peut reconstruire de ceux présents dans leur environnement précoce ou plus tardif. C’est bien sûr de propos délibéré. J’ai été sensible, durant l’analyse, aux défenses narcissiques spécifiques des deux analysants évoqués, cela va de soi. Mais ce que je souhaite souligner dans cette réflexion concerne surtout la question de la composition ou de la décomposition de l’affect et cela ne me paraît cliniquement pas possible sans référence à l’effet des mouvements affectifs du sujet sur ceux de ses objets significatifs. La réponse de l’objet est ici incontournable, et il ne s’agit pas seulement de ses réponses premières, de celles des tout premiers âges, mais de celles qui, souvent, se sont maintenues tout au long de l’enfance, elles présentent souvent d’ailleurs les mêmes caractéristiques.

Cependant il est vrai que celles des premiers âges de la vie sont déterminantes, c’est sur leur fond que s’organise la personnalité, que se compose la vie psychique, que se mettent en place les principales procédures de traitement de la vie psychique. L’intérêt de la clinique des relations précoce est qu’elle permet d’observer, dans des conditions particulièrement favorables et simplifiées, ce qui se produit au sein d’une relation dominée par les enjeux narcissiques. Elle permet de décomposer, d’analyser ce qui reste présent à l’arrière-plan de toutes les relations narcissiquement investies, ce qui en forme le fond, la trame.

[1] On pourrait aussi évoquer les travaux sur le stress et le trauma d’H Laborit dans la même lignée.

[2] D’après un film scientifique présenté sur Arte et qui relate point par point les travaux d’un laboratoire Allemand de recherche sur les thérapies comportementales.

[3] Tel qu’il s’observe à partir de la « situation étrange » qui permet de les définir.

[4] Sur ce processus cf R Roussillon 1999, Agonie, clivage et symbolisation. PUF.

[5] Sur la question de celle-ci CF R.Roussillon, 2002.

PLURALITÉ ET POLYMORPHIE DE LA SEXUALITÉ INFANTILE

à l’occasion du CPLF sur le sexuel infantile

SEXUEL et SEXUALITÉ INFANTILE

PLURALITÉ ET POLYMORPHIE DE LA SEXUALITÉ INFANTILE     Janvier 05

R Roussillon.

 

1-Sexuel et sexualité.

L’une des caractéristiques fondamentales de la conception psychanalytique du sexuel et de la sexualité est l’élargissement considérable qu’elle propose et nous conduit à reconnaître du champ de ceux-ci. En effet, si d’un point de vue psychanalytique, la vie psychique ne peut être réduite à la dimension du sexuel, par contre celle-ci est toujours présente et active dans les processus qui la parcourent et les conflits et formations qui la constituent. L’hégémonie du sexuel en psychanalyse est étroitement liée à la question du plaisir, au primat du principe du plaisir-déplaisir. On peut même dire que le sexuel est la forme majeure d’expression de ce principe fondamental qui gouverne le fonctionnement et l’économie de la psyché. Le plaisir, dont la psychanalyse fait l’un de ses deux principes fondamentaux de l’analyse « du cours des évènements psychiques », ne peut être compris sans référence au sexuel.

Mais en même temps que la psychanalyse élargit la conception du sexuel, elle en dérive considérablement le sens. D’une part, elle disjoint sexuel et sexualité, elle reconnaît une part de sexuel en dehors de la sexualité, en dehors des manifestations de la sexualité, mais inversement elle peut aussi souligner la présence d’enjeux non-sexuels dans la sexualité elle-même. Mais d’autre part, en introduisant la notion d’une sexualité prégénitale, elle disjoint aussi la sexualité du sexe lui-même, elle reconnaît un caractère sexuel « normal » à d’autres zones corporelles que les zones proprement « génitales ». En d’autres termes elle admet une polymorphie des formes d’expression du sexuel, elle nous apprend à lire le sexuel dans des formations, des fantasmes, et des processus dans lesquels il n’apparaissait pas de manière manifeste. Les concepts de sexuels et de sexualité subissent donc une dérivation qui en transforme profondément le sens habituel, c’est là l’une des raisons essentielles du malentendu qui peut parfois opposer les psychanalystes aux autres théoriciens de la psyché humaine.

Aussi bien la conception psychanalytique du sexuel et de la sexualité ne peut être appréhendée sans référence à la reconnaissance d’une vie psychique inconsciente, et d’enjeux inconscients de la vie psychique. C’est un truisme de le rappeler, mais on peut constater combien une telle évidence peut vite être oubliée, et est oubliée par ceux qui contestent la place que la métapsychologie psychanalytique confère au sexuel, en particulier quand il s’agit de la sexualité infantile. C’est d’ailleurs la reconnaissance d’une dimension inconsciente de la vie psychique qui a rendu possible celle du sexuel « élargi ». Quand en 1915 Freud propose l’idée que « l’inconscient c’est l’infantile », ce qu’il a à l’esprit concerne particulièrement la sexualité et le sexuel infantile, le sens donné par le sexuel infantile.

Souligner, comme nous venons de le faire, les rapports du sexuel et de l’inconscient, c’est commencer à aborder ce qui fait que la psychanalyse disjoint sexuel et sexualité. La sexualité est un comportement particulier, un comportement « observable », le sexuel concerne, lui, la dimension intrapsychique, il concerne « le cours des évènements psychiques » selon la belle formule de Freud, il est sexualité intérieure, intériorisée. Aussi bien la mesure du sexuel n’est pas donnée par un comportement, elle surgit du sens, d’une particularité du sens, souvent du sens caché, inconscient, des manifestations expressives du sujet. Le sexuel ne se « donne » pas comme tel, il se découvre, se reconstruit, s’infère au-delà du manifeste, plus encore que fantasme, il est fantasme inconscient.

C’est pourquoi la psychanalyse a commencé à le découvrir et le penser au sein des formations de l’inconscient, dans le rêve, le lapsus, l’acte manqué et surtout dans le symptôme, et le symptôme hystérique particulièrement. Elle a commencé à le découvrir comme ce qui permettait de rendre son sens à ce qui se présentait comme insensé ou, pour le moins, énigmatique, dans les productions psychiques, comme ce qui permettait de rendre continuité et intelligibilité à la vie psychique et à ses productions. Elle a commencé à lui conférer un statut de causalité pour la vie psychique, de causalité cachée à découvrir, telles « les sources du Nil » selon la célèbre métaphore.

On aurait pu en rester là, et certains en sont d’ailleurs restés là, que ce soit parmi les pourfendeurs de la psychanalyse que chez certains de ses laudateurs. Après tout le sexuel et la sexualité sont au fondements de la vie, ils « mènent le monde »[1] comme C Chiland l’écrivait il y a quelques années. Mais ni Freud ni ses principaux successeurs n’en sont restés là, ne pouvaient en rester là du fait de la pression des faits cliniques. C’est d’ailleurs parce qu’on ne pouvait en rester là que les choses se sont singulièrement compliquées dans le rapport de la psychanalyse au sexuel et à la sexualité, mais aussi dans le rapport de la psychanalyse au socius et aux autres approches et sciences de la sexualité.

Tout d’abord sous l’action de la clinique des perversions en particulier et de certaines problématiques narcissiques, les psychanalystes ont commencé à comprendre qu’une sexualité pouvait en cacher une autre, que dernière une sexualité manifeste pouvait se masquer une sexualité autre, latente. Bien sûr on pense à l’importance de la distinction entre la sexualité adulte et la sexualité infantile, et à la manière dont la seconde vient infiltrer la première de ses enjeux propres, de sa polymorphie. Mais même au sein de la sexualité infantile une complexité a commencé à se faire reconnaître, une série d’emboîtements ou d’équations symboliques voire de « transpositions » a commencé à montrer sa présence active dans les faits psychiques. Les pulsions et leurs manifestations ont une histoire, elles portent la trace de celle-ci, de ses temps et moments successifs. Histoire prégénitale des manifestations de la génitalité, mais aussi histoire au sein de la prégénitalité des différentes motions pulsionnelles, histoire de leurs transpositions mais aussi de leurs réorganisations successives ou de leurs substitutions.

Mais ensuite, et toujours sous l’action de la clinique de la sexualité et de ses particularités, on a commencé à s’aviser que quand le sexuel était manifeste, lui-même pouvait constituer un masque pour d’autres enjeux. Des enjeux narcissiques tout d’abord, c’est-à-dire relevant d’une sexualisation du rapport du moi à lui-même, quand par exemple d’une manière ou d’une autre « l’ombre de l’objet est tombée sur le moi » et que le moi est ainsi conduit à se prendre comme objet, à se confondre avec l’objet. Mais aussi des enjeux d’une autre nature au fur et à mesure que l’exploration du narcissisme et de ses pathologies s’approfondissait.

La psychanalyse entrevue alors une seconde révolution dans l’approche de la sexualité et du sexuel. Après nous avoir apprit à « lire » ou entendre le sexuel dans le non sexuel, après avoir élargit notre conception du sexuel dans la même mesure, après nous avoir enseigner que le non-sexuel pouvait cacher du sexuel, voilà qu’elle commença à introduire l’idée que le sexuel à son tour peut cacher du non-sexuel.

La vignette la plus significative et parlante pour moi à cet égard est celle que l’on doit à Winnicott.

« Quand dans un rêve apparaît un serpent, pour peu que les associations du patient s’y prêtent, vous êtes prêt à accorder à celui-ci la valeur d’une représentation du pénis. Mais si dans un rêve apparaît de manière non voilée un pénis êtes-vous prêt à penser qu’il peut représenter un serpent, ou tout autre chose ? »

Que signifie le sexuel quand il n’est pas voilé, qu’il apparaît dans les contenus manifestes, l’existence de processus inconscient serait-elle alors réduite à la question des objets visés, ou le sexe et le sexuel eux-mêmes pourrait-ils être des contenus manifestes cachant des contenus latents ?

Déjà Freud, en introduisant la notion de co-excitation libidinale (1914)[2] puis celle de co-excitation sexuelle (1925)[3], avait avancé l’idée d’une sexualisation possible d’une expérience non sexuelle dans son essence, d’une expérience traumatique par exemple. Soit pour trouver le vecteur d’une décharge (1914) comme pour « l’homme aux loups » enfant, qui lâche une selle quand il est confronté au débordement d’excitations traumatiques de la confrontation au coït parental, soit pour trouver une modalité de liaison (1925) d’expériences traumatiques ne comportant pas suffisamment de possibilités de satisfaction. Freud introduit ainsi l’idée d’une fonction du sexuel et de la sexualisation, d’une fonction de ceux-ci dans l’économie narcissique du sujet, ou même, pour mieux dire, dans son économie d’autoconservation.

Dès lors le tableau métapsychologique de la question du sexuel tend à s’infléchir. On passe progressivement d’un repérage du sexuel à partir de sa définition comme forme d’intériorisation de la sexualité infantile, à une saisie comme processus de sexualisation ou de désexualisation des contenus et expériences psychiques, à la description des enjeux sexuels et non sexuels de ceux-ci. Le sexuel n’apparaît plus seulement comme une propriété contenue « en soi » par certains processus du cours des évènements psychiques, il apparaît lui-même comme un processus mis au service ou au détriment de la vie psychique.

Dès lors le sexuel n’est plus identique à lui-même, il recèle des enjeux autres que ceux qu’il semble manifester, il n’est plus seulement ce qui révèle le sens inconscient des formations psychiques, il a lui-même un sens inconscient, il « métaphorise » lui-aussi d’autres enjeux psychiques que le travail psychanalytique devra dégager. Il vaut alors par sa valeur métaphorisante, par sa capacité à produire un travail de métaphorisation, à rendre métaphorisables des expériences psychiques potentiellement désorganisatrices, à les rendre métaphorisables comme des expériences de rencontre avec l’autre-sujet.

2-Enjeux du sexuel et de la sexualité infantile.

Quels sont donc les enjeux du sexuel et de la sexualité infantile que la pensée psychanalytique va petit à petit dégager ? Quels sont les enjeux psychiques que la psychanalyse reconnaît maintenant à la sexualité infantile et, au-delà, à la sexualité humaine dans son ensemble?

Bien sûr le premier enjeu, l’enjeu fondamental, celui qui engage la logique même d’ensemble du fonctionnement psychique, est celui qui concerne le plaisir. Le sexuel et la sexualité infantile sont définis par le plaisir, par la question du plaisir. Nous avons déjà évoqué plus haut ce point sur lequel nous serons conduit à revenir plus loin pour questionner la complexité de l’éprouvé du plaisir mais quelques remarques s’imposent à ce niveau de notre réflexion.

Le plaisir est défini par Freud en fonction de l’abaissement des tensions, la sensation de plaisir est celle qui est produite par l’abaissement des quantités d’excitations. Mais il y a deux manières d’abaisser la quantité d’excitations « libres » : on peut « décharger » l’excitation, l’évacuer vers le dehors, ou on peut la lier au-dedans. Le sexuel et la « co-excitation sexuelle » contribuent à l’une et à l’autre de ces deux voies de gestion de la pulsion comme nous venons de l’indiquer. Nous verrons plus loin, quand nous discuterons de la question de savoir si le sexuel et la pulsion qui le met en mouvement est surtout lié à la recherche du plaisir ou s’il témoigne de la recherche d’un objet, comment décharge et liaison peuvent se rejoindre, comment la décharge dans l’objet implique une liaison avec celui-ci. Mais il nous faut souligner dès maintenant que l’importance du plaisir n’est pas seulement liée au fait que le sexuel et la sexualité procurent du plaisir, mais que l’intégration psychique « sous le primat du principe du plaisir » suppose que l’expérience subjective apporte suffisamment de plaisir pour être intégrée, ce qui conduit la psyché à tenter de « sexualiser » les expériences subjectives pour les soustraire à la compulsion de répétition aveugle. Transformer la répétition inéluctable, celle qui s’exerce « au-delà » du principe du plaisir, en une répétition « sous le primat du principe du plaisir », passe par la sexualisation de l’expérience, que celle-ci s’effectue directement, par co-excitation sexuelle, ou de manière plus sophistiquée, par la mise œuvre de processus permettant, au bout du compte, une certaine satisfaction, la symbolisation étant la forme la plus aboutie de celles-ci.

Quand il essaye de repérer quelles sont les spécificités de la sexualité infantile Freud évoque souvent la curiosité. Bien sûr il a en tête le voyeurisme de l’enfant, mais pas seulement, il pressent largement ce que les post-freudiens développeront plus particulièrement. Par le sexuel infantile l’enfant « explore », il explore les sensations, il explore le corps, le sien, éventuellement celui de l’autre. Cette dimension est maintenant considérée comme tout à fait essentielle, et il n’est pas besoin, pour en rendre compte, de définir une pulsion épistémophillique particulière, la pulsion est épistémophillique par elle-même, elle est exploratrice, elle porte le mouvement de rencontre et de découverte du corps et de la psyché.

C’est cet aspect de la sexualité infantile qui permet de réconcilier les psychanalystes théoriciens des formes du désir et les cognitivistes théoriciens de l’intentionnalité et de l’exploration de l’intentionnalité. Le désir infantile est exploratoire de l’autre-sujet, comme le terme de « connaissance », au sens biblique du terme, l’indiquait déjà largement à tous ceux qui voulaient en entendre le sens. Le sexuel est « connaissance », il sous-tend le désir de connaître, mais il représente une première forme de connaissance par lui-même, en lui-même, et ceci dès ses formes infantiles. Il est à la recherche d’une pensée du désir de soi, mais aussi du désir de l’autre, de l’intention de l’autre, qu’il cherche à explorer et à questionner.

Le sexuel infantile n’est en effet pas qu’assertif, il n’exprime pas seulement l’affirmation du désir de soi, il exprime aussi une question posée à l’autre, question sur son plaisir, sur son désir, sur son « intention ». Ainsi, par exemple, les comportements exhibitionnistes de l’enfant expriment autant l’affirmation des mouvements pulsionnels de l’enfant que la question, adressée aux figures significatives de son entourage, de la nature et la place de ceux-ci au sein de la relation. L’exhibitionnisme ne peut se comprendre complètement sans référence à la fonction « miroir » de l’environnement parental premier, sans référence à la manière dont l’enfant « interroge » celle-ci. Il « montre » pour savoir, pour interroger. Mais les composantes sadiques, elles-aussi, comportent cette dimension exploratoire des différentes dimensions de la réalité psychique, et la destructivité elle-même, dans nombre de ses formes, n’est pas étrangère à cette dimension exploratoire et souvent « expérimentale » de l’expression pulsionnelle. Détruire pour « analyser » les composants psychiques est aussi important que détruire pour ne rien savoir de ceux-ci.

Plaisir et exploration, curiosité, se combinent donc au sein de la sexualité infantile et du sexuel qui s’en dérive. Ils se combinent pour ouvrir au déploiement d’un autre enjeu qui les accompagne et les suppose : l’appropriation subjective. Le plaisir est nécessaire à l’intégration psychique, il est nécessaire à l’appropriation subjective, il est nécessaire au fonctionnement d’un moi-sujet « sous le primat du principe du plaisir » et de sa forme transformée, celle du principe de réalité. On connaît la célèbre formule de Freud « le narcissisme secondaire est repris à l’objet », on insiste moins sur ce qu’implique ce processus. S’il s’agit de « reprendre à l’objet », et particulièrement de reprendre à l’objet, par le biais des développements des auto-érotismes[4], les sources et objets de plaisir que celui-ci « détenait » fantasmatiquement au sein des formes narcissiques primaires, c’est pour pouvoir « se » donner celles-ci, les prendre pour soi.

La visée appropriative du narcissisme secondaire et des auto-érotismes qui le constituent est tout à fait essentielle, elle est aussi essentielle au travail d’intériorisation de la sexualité infantile, à sa fonction d’introjection de l’expérience subjective. Elle s’accompagne des motions agressives nécessaires à la reprise à l’objet, et donc elle est aussi étroitement dépendante de la capacité des objets, à qui « elle est reprise », de « survivrent » à cette appropriation subjective et aux mouvements de prise d’indépendance qu’elle implique. Cet aspect « agressif » de l’appropriation subjective et de la sexualité infantile est aussi ce qui permet de comprendre que la sexualité infantile, et les auto-érotismes qu’elle développe, soient accompagnés d’un sentiment de culpabilité ou d’une crainte de rétorsion. La crainte est que le plaisir et les aptitudes dont l’enfant se dote, et qui sont « enlevées » à l’objet, n’ampute celui-ci de ses propres capacités de plaisir, ceci pour le sentiment de culpabilité, ou encore que l’objet n’exerce des représailles en réponse à cette menace de dépossession.

Les fantasmes ne sont pas que des représentations internes sans effet relationnel. Le fantasme de l’enfant touche aussi le parent qui, dans une certaine mesure le partage aussi. Un dialogue fantasmatique, en large partie inconscient mais avec des effets manifestes plus repérables au sein des relations intersubjectives, se noue alors entre l’enfant et ses mouvements pulsionnels et le parent concerné qui doit faire face à l’impact du fantasme de l’enfant sur sa propre vie psychique.

Cette dernière remarque nous conduit au relevé du dernier enjeux de la sexualité infantile que je souhaite souligner : le sexuel est « messager » il porte vers l’objet, ou vers soi, le message d’un mode de relation, d’un « rapport », qu’il met en scène et agit dans le même mouvement. J’insiste, depuis quelque temps, sur la valeur « messagère » de la pulsion, sur sa fonction de vecteur d’un message, sur sa fonction de « porte-message » en direction de l’objet. Toute la conception psychanalytique du transfert suppose en effet que l’activation pulsionnelle puisse être utilisée pour transmettre un éprouvé ou un sens à un autre sujet. L’utilisation du contre-transfert, ou plus simplement des éprouvés de l’analyste ou du thérapeute, pour comprendre ce qui est en jeu dans le processus transférentiel suppose une telle fonction messagère de la pulsion.

Une rapide vignette clinique me permettra d’expliciter et de faire sentir mieux ce que je veux dire. Sébastien est un jeune homme souffrant d’une forme de psychose froide qui va petit à petit se « réchauffer » en analyse pour basculer dans une forme « passionnelle ». Bien qu’il n’ait jamais eu de relation effective de ce type, Sébastien est persuadé qu’il est homosexuel, et les séances sont souvent l’arène du développement d’une fantasmatique homosexuelle tout à fait « crue ». Il arrive en séance et sitôt sur le divan se met à « bander » et m’informe du fait. Puis il me décrit ses fantasmes. Il est persuadé qu’il « guérirait » mieux et plus vite si j’acceptais de passer une semaine à la montagne avec lui, tous les deux seuls dans un chalet, et que j’acceptais de me soumettre à tous ses désirs sexuels. On pourrait d’ailleurs presque dire tous ses « caprices » sexuels. À défaut, les séances sont souvent l’occasion de la description de ses fantasmes sexuels à mon égard. Il me décrit ainsi par le menu les pénétrations multiples qu’il me ferait subir. Il imagine que je « m’offre à lui » et qu’il peut ainsi me pénétrer à son grès.

On conçoit que de telles séquences présentent de nombreuses difficultés d’intervention psychanalytique, elles interrogent de front la question du statut du sexuel dans ces conjonctures cliniques. Ceci d’autant plus que parfois, mêlant le geste à la parole, Sébastien laisse traîner sa main vers l’arrière du divan où je me trouve, et « cherche » à attraper ma jambe. Je suis donc confronté à un mode de verbalisation qui tend à agir sur moi et à me faire vivre toute une série d’éprouvés que je m’efforce de « contenir » et de métaboliser pour ressentir et penser ce qui, de son histoire et de son présent, tente de se mettre en acte et en scène ainsi. J’ai le sentiment que je ne peux, dans un premier temps, qu’endurer ce qu’il me fait vivre et me livrer à l’élaboration contre-transférentielle que cela implique pour moi. Puis dans un second temps, il semble m’indiquer que c’est à moi de prendre la parole et de dire quelque chose. Autrement dit, il devient petit à petit clair que si, d’un côté, il y a bien là une forme de mise en acte de sa part, celle-ci s’accompagne aussi, d’un autre côté, de l’idée qu’il m’appartient « d’en faire quelque chose ».

Mais quoi ? Il est clair que je dois être vigilant à ce que mes interventions ne prennent pas le sens de « reproches », par ailleurs Sébastien est toujours aux portes d’une honte d’être extrême que, tantôt il semble dénier, et tantôt dans laquelle il sombre et se trouve prêt à « mourir de honte ». Ma marge de manœuvre n’est pas très large.

Je décide d’intervenir en lui disant à peu près cela « Quand vous arrivez ici vous sentez quelque chose de dur en vous dont vous ne savez que faire, et vous cherchez un espace en moi pour me le transmettre et me le faire sentir ». Dans la logique de la pensée freudienne, on évoquera l’interprétation d’une forme de transfert par retournement, dans celle des auteurs plus proches de M Klein on évoquera plutôt celle d’un processus d’identification projective. Deux manières de théoriser cette manière de communiquer à l’autre quelque chose d’inintégrable de soi. Mais ce qui me paraît ici assez essentiel et à souligner est que le vecteur emprunté pour ce mode de « communication primitive » selon le terme de J McDougall, est le sexuel et le fantasme sexuel. Ici le sexuel est messager, il porte, après la réorganisation adolescente du sexuel, et sans avoir à affronter la honte de l’état de détresse du petit enfant, quelque chose d’une expérience archaïque de la rencontre avec un objet dur (l’érection des débuts de séances qui déclenchent la fantasmatique sexuelle), excitant et qu’on ne sait comment traiter. Le désarroi premier dans lequel je me trouve au début de la séance quand je sens à la fois qu’il faut que j’arrive à faire de ce qui se passe quelque chose « d’acceptable » pour lui, et qu’en même temps je suis relativement scandalisé par l’utilisation que je crains qu’il fasse des séances d’analyse ce qui m’oblige à un travail contre-transférentiel intense.

La pulsion sexuelle « pousse » vers l’objet, elle « porte » vers l’objet, elle « vectorise » vers l’objet un message, celui d’un appel ou d’une exigence de partage du désir et du plaisir mais aussi celui d’un appel ou d’une exigence de partage des affects de déplaisir voire des affects extrêmes. Le devenir de la pulsion sexuelle humaine est de s’ancrer dans les formes de la représentance et de la symbolisation, c’est-à-dire de prendre le sens un message d’un sujet en direction d’un autre sujet que l’on cherche ainsi à éprouver comme tel. Dans le cas de Sébastien, je ne peux envisager de lui permettre la réintégration de ce qu’il cherche à évacuer, que si je suis capable de trouver un sens acceptable, et donc inscriptible « sous le primat du principe du plaisir », à ce qu’il évacue et cherche à se réapproprier à travers moi et la relation transférentielle avec moi.

De fil en aiguille nous en venons ainsi à retrouver l’une des questions actuelles qui est en débat sur la scène de l’échange psychanalytique : la pulsion, et donc le sexuel, doivent ils être surtout compris comme une quête de plaisir, ou doivent-ils être plutôt entendu comme une quête d’objet.

3-Sexuel et sexualité : recherche d’objet ou recherche de plaisir ?

Ce débat secoue la communauté psychanalytique, et selon une ligne de partage qui séparerait d’un côté les anglo-saxons plutôt partisans, dans la ligne de R Fairbairn et des tenants de la relation d’objet, de penser que l’amour d’objet est primaire et que la libido est une quêteuse d’objet, et les analystes Francophones de l’autre, pour qui il ne fait pas de doute que la pulsion trouve son but dans la recherche de plaisir.

Je vais proposer une position intermédiaire qui repose sur une complexification du problème, mais pour introduire celle-ci je vous propose un détour par un aspect de l’histoire de la pensée de Freud. Quand, dans les années 1895[5], Freud s’interroge sur ce qui constitue l’essence du traumatisme « sexuel » de ses patients, il propose deux modèles.

Le premier est celui qu’il repère à propos de l’hystérie, dans celle-ci le « mal » vient de ce que la décharge émotionnelle et sexuelle n’a pu se produire. C’est la théorie de « l’affect coincé » et non abréagi, mais c’est aussi celle qui est implicite à l’anecdote qu’il rappelle de Schrobach qui, au sortir d’une consultation d’une patiente réputée hystérique, imaginait l’ordonnance nécessaire pour elle et proposait « pénis normalis dosim repetatur ». La décharge, et la décharge sexuelle particulièrement, est nécessaire, la pulsion a besoin de décharge et le sujet a besoin de plaisir, le plaisir soigne et traite, il y a une théorie sexuelle infantile du soin dont le « jeu du docteur » donne une bonne illustration.

Mais le second modèle proposé par Freud dans le même texte, corrige et infléchit le premier énoncé. Quand la même année il se penche en effet sur les névroses actuelles, il souligne une autre conjoncture traumatique. Dans celle-ci la décharge a bien lieu, mais pas « au bon endroit », ni dans les bonnes conditions, et Freud évoque le coït interrompu, ou réservé, ou encore l’onanisme, autant de mode de satisfaction qui n’ont pas lieu « dans » l’objet ou « en présence » de celui-ci.

C’est dire que si la pulsion cherche bien le plaisir dont le principe gouverne la psyché, il ne s’agit pas, dans la pensée de l’inventeur de la psychanalyse, de n’importe quel plaisir, il y a des conditions à celui-ci. La « décharge » et le plaisir qui ont lieu en dehors de l’objet ne produisent pas de satisfaction, la décharge se « perd » et le sujet devient « psychasthénique » ou « neurasthénique », il se déprime, se vide de son énergie.

Dès lors, dans un tel modèle, on ne peut pas véritablement opposer une théorie de la pulsion et du sexuel comme recherche de plaisir, à une théorie dans laquelle l’important serait la recherche de l’objet, car la satisfaction concerne le plaisir pris avec l’objet, « dans » l’objet, c’est-à-dire une double condition et le plaisir et l’objet, le plaisir pris dans la rencontre avec l’objet. Recherche du plaisir et recherche de l’objet vont de paire car le plaisir qui apporte satisfaction est celui qui est pris avec l’objet, dans l’objet.

Il est bien évident cependant que l’on peut imaginer des registres de fonctionnement, voire de la psychopathologie, dans lesquels les deux conditions de la satisfaction sont placées en antagonisme et qu’une conflictualité, qui oppose recherche de plaisir et recherche d’objet, peut s’organiser et se fixer. Mais il y a une différence entre décrire un registre particulier de fonctionnement, analysable comme tel, et le modèle métapsychologique lui-même.

Ceci nous conduit à reprendre la question de la satisfaction primitive.

4-Polymorphie du plaisir et satisfaction.

D’une certaine manière dans la psychanalyse, disons, pour faire vite, « première topique » plaisir et satisfaction sont superposés. La satisfaction provient du plaisir et le plaisir apporte satisfaction. Cependant à partir du moment où la seconde topique s’impose, et avec elle la prise en compte du moi-sujet et de la subjectivation qui l’accompagne inévitablement, on ne peut prendre en compte uniquement la question de la satisfaction « de la pulsion », il faut aussi prendre en compte celle du moi-sujet. La satisfaction, à proprement parler, apparaît d’ailleurs comme spécifiant le moi-sujet, et, si l’on peut dire que la pulsion tend au plaisir et à la décharge, le moi-sujet, lui, est plus fondamentalement concerné par la question de la satisfaction.

Plaisir et satisfaction tendent donc à être potentiellement disjoints, le passage de l’un à l’autre ne va plus de soi, leur superposition tranquille non plus, et s’ouvre la question des conditions pour que le plaisir apporte satisfaction. Ceci implique aussi un réexamen des conditions de l’expérience de satisfaction primitive.

Dans la première métapsychologie, terme qui convient mieux à mon sens que « première topique », car l’on ne peut résumer à la question topique l’ensemble des questions engagées, l’expérience de satisfaction primitive va de soi, elle dérive par étayage de l’expérience de satisfaction des pulsions d’autoconservation et, dans la mesure où un sujet est toujours en vie, on est fondé à penser qu’il y a eu « expérience de satisfaction ». Mais, à partir de 1920[6] et de l’introduction par Freud du Mythe de l’androgyne premier, la question se complique singulièrement et avec elle l’origine du sexuel et donc aussi du « plaisir sexuel ».

Là encore on retrouve la trace d’un débat encore actuel et il n’y a pas si longtemps (1999) que Laplanche et Green se sont déchirés à ce sujet. Le sexuel vient-il d’un ancrage biologique (Green) ou plutôt de l’implantation de signifiants énigmatiques (Laplanche) en provenance de l’objet ? Je ne veux bien évidemment pas trancher au sein d’un tel débat, fort complexe au demeurant, ni même tenter une médiation chèvre choux. Mais il me semble que quand deux penseurs de cette envergure s’opposent de manière aussi nette il y a à penser, au-delà de cette opposition, en quoi l’un et l’autre ont raison, mais n’ont que partiellement raison l’un et l’autre.

Leur débat et la clinique de la question du sexuel dans la première enfance, m’invitent à proposer un modèle alternatif à ceux qui s’opposent ainsi : celui de la polymorphie du plaisir, que je vais rapidement rappeler maintenant.

Mes réflexions en cours sur la question de la composition des affects (R Roussillon 2005[7]), et le plaisir faut-il le rappeler, est un affect, me conduisent à disjoindre l’affect lui-même, comme ensemble de réactions biologiques, et sa composition psychique, sa « représentance » psychique. Freud a introduit la question de la présence d’affects inconscients, c’est-à-dire d’affects qui n’ont pas de représentance ni consciente, ni préconsciente. Ceux-ci ne sont pas inconscients au sens ou leur représentant psychique seraient simplement déplacé et rendu méconnaissable, c’est-à-dire que leur sens serait inconscient, c’est l’éprouvé lui-même qui n’est, paradoxalement, pas éprouvé. Des faits expérimentaux récents (Roussillon 2004[8] et 2005) viennent confirmer l’intuition clinique de Freud et ses propositions métapsychologiques.

Ces différents arguments me conduisent à proposer l’hypothèse d’un plaisir polymorphe, et ceci en un sens différent, mais non contradictoire, de celui de l’enfant « pervers polymorphe ». Il me semble nécessaire d’analyser l’expérience de satisfaction première et prototypique du sexuel infantile, et de la décomposer en une série de d’éléments entrelacés dans une « tresse » ou un amalgame premier, qui n’est pas sans rapport avec l’intrication. Ces différents composants sont habituellement confondus au sein de l’expérience première, comme la vie les confond et les mêle elle-même la plupart du temps. Cependant la clinique et la psychopathologie du premier âge conduit à envisager la pertinence de leur distinction, au moins conceptuelle.

Je distingue en premier lieu le plaisir lié à l’assouvissement des pulsions d’autoconservation. La faim, le mal être d’un état de besoin somatique, engendre une poussée pulsionnelle qui ne peut être apaisée que par les actions adéquates de l’environnement premier, ceux que Freud évoque dès 1895 dans l’Esquisse. Ce plaisir premier, ce premier composant de l’expérience de satisfaction, dépend fondamentalement de l’apaisement du besoin, c’est celui-ci qui abaisse les tensions liées au besoin. Dans la pensée du Freud des années 1905, celle des « Trois essais sur la sexualité infantile », c’est cette forme de plaisir qui forme la trace à partir de laquelle, par dérivation, la pulsion sexuelle va se développer. En réinvestissant la trace de la satisfaction de l’autoconservation, la psyché hallucine la satisfaction indépendamment du besoin, elle différencie ainsi le « désir » du besoin, elle rend le désir autonome. Je passe vite, c’est la théorie de l’étayage, elle est bien connue.

Mais le plaisir lié à la satisfaction des pulsions d’autoconservation, se produit en lien avec des zones corporelles qui sont des zones érogènes. Donc, dès l’expérience d’autoconservation, l’érogénéité de zone apporte sa contribution à l’expérience subjective, elle s’amalgame à celle-ci. Cependant elle pourra aussi, dans le plaisir de la succion, se rendre indépendante de l’autoconservation, et en ceci elle mérite une description différenciée.

Nous venons d’évoquer les deux composants du plaisir premier qui sont classiquement décrits dans la conception psychanalytique de la sexualité infantile première. La théorie souligne ensuite que le sexuel se repère surtout lorsque, en dehors de la présence de l’objet, l’enfant hallucine la satisfaction. Et bien sûr cela permet à Freud de formuler sa célèbre définition « la sexualité infantile apparaît par étayage sur une fonction vitale du corps, elle ne connaît encore aucun objet sexuel, est auto-érotique et son but sexuel est sous la domination d’une zone érogène » (Freud 1905, p106-107)[9].

Cependant là n’est pas le seul énoncé de Freud sur cette question et l’on peut lire p105 du même ouvrage :

« Lorsqu’on voit un enfant rassasié quitter le sein en se laissant choir en arrière et s’endormir, les joues rouges, avec un sourire bienheureux, on ne peut manquer de se dire que cette image reste le prototype de l’expression de la satisfaction sexuelle dans l’existence ultérieure. »

Freud continue.

« Puis le besoin de répétition de la satisfaction sexuelle se sépare du besoin de nutrition, séparation qui est inévitable au moment où les dents font leur apparition… ».

Il n’est guère douteux que dans ce passage, Freud reconnaît très explicitement l’existence d’une satisfaction sexuelle en présence de l’objet, dans la rencontre avec celui-ci, et pas seulement donc « en absence » de l’objet. On soulignera aussi que Freud différencie ici deux temps, deux « moments », le premier dans lequel la satisfaction sexuelle est obtenue dans la rencontre avec l’objet, et le second dans lequel satisfaction sexuelle et nutrition doivent se séparer, c’est le sevrage, l’amorce du processus de séparation.

Le sexuel infantile ne se développe donc pas seulement en l’absence de l’objet, il est aussi là, en présence de celui-ci. C’est bien sûr à partir de ce constat que la mère va apparaître comme « la première séductrice » (Freud, Ferenczi, Laplanche). À partir du moment ou l’autoconservation concerne aussi les zones érogène cela est inévitable, l’apaisement de l’autoconservation « stimule » les zones érogènes.

La clinique des pathologies de la première enfance et en particulier la clinique des troubles précoces de l’alimentation a conduit à complexifier encore notre conception de ce qui est déterminant dans l’expérience prototypique du sexuel infantile, dans ce que Laplanche a nommé « la situation anthropologique fondamentale ». En particulier l’accent a été mis sur les éprouvés subjectifs (R Roussillon 2004 b[10]) de la mère pendant qu’elle allaite, et en particulier sur le plaisir qu’elle y trouve. Quand celui-ci n’est pas suffisant, quand le plaisir potentiel qu’éprouve le bébé n’est pas « partagé » par sa mère de manière suffisante, le vécu subjectif du bébé ne s’accompagne pas de plaisir et l’expérience de l’allaitement ne s’accompagne pas de satisfaction. Pour éprouver le plaisir lié aussi bien à l’expérience de satisfaction de l’autoconservation que celui qui est lié à l’activité des zones érogènes le bébé à besoin que sa mère lui renvoie « en miroir », par son plaisir partagé à elle et le reflet qu’elle lui donne du sien, une image de ce plaisir. Le plaisir non reflété n’est que difficilement éprouvé, il ne se « compose » pas psychiquement, ne produit pas de « représentance » psychique.

On sent donc que l’éprouvé de satisfaction est chose complexe qui dépend autant des plaisirs directement issus du fonctionnement biologique, que de la relation qui s’établit avec l’objet. C’est dans, et de, cette complexité que dépend le sexuel.

Mais la complexité ne s’arrête pas au relevé de ces premiers composants, l’expérience subjective est encore plus complexe. Au fur et à mesure que l’allaitement se poursuit, que le besoin s’apaise, que le plaisir se compose et se fait sentir, c’est aussi le plaisir de l’intériorisation qui commence à pouvoir être éprouver. Le « prendre en soi » décrit par P Aulagnier, le plaisir de l’incorporation, commencent à profiler le travail futur de l’introjection et le développement des auto-érotismes qui retrouvent « de l’intérieur » le plaisir venu du dehors, ou plutôt entre dehors et dedans, dans la rencontre des deux.

Une dernière composante doit être précisée pour parfaire notre analyse des composants de l’expérience de satisfaction première. J Laplanche dans ses Nouveaux fondements pour la psychanalyse a souligné que le sein maternel est aussi un sein pris dans l’érotique de la femme-mère qui le donne. Le sein appartient en effet aussi à l’érotique de la femme adulte et, comme tel, il comporte nécessairement pour elle une dimension qui appartient à sa sexualité adulte, laquelle échappe à l’enfant et se présente à lui avec un caractère « énigmatique ». On peut ajouter que ce caractère énigmatique « indique », « désigne », le père et sa place d’homme dans la sexualité maternelle, qu’il n’est pas désorganisateur quand il reste modéré et « désigne » le père. Dès l’origine l’œdipe est là, dès l’origine le père est présent, dès l’origine le rapport de la mère au père et à son érotique de femme infiltre la relation. Et même si cette problématique mettra du temps à pouvoir se mettre en crise, et à s’actualiser dans le présent du sujet, elle ne pourra être découverte plus tard que parce qu’elle est là dès l’origine.

Il n’y a pas de sexuel, de plaisir sexuel, qui ne rencontre la question de l’énigme, et la question de la curiosité, dont nous avons vu avec Freud qu’elle représentait l’un des enjeux de la sexualité infantile, lui est étroitement liée d’emblée. Si la curiosité et l’exploration sont intimement liées à la sexualité infantile c’est aussi parce que celle-ci comporte aussi d’emblée la rencontre avec l’énigme du désir de l’autre-sujet.

Mais cette énigme est aussi grosse des interdits qui vont se succéder et contrainte le sexuel infantile à toujours plus s’intérioriser, elle représente l’interdit de fait, en fait, celui qui barre l’accès direct à la sexualité parentale, à celle de l’origine du sujet, celle qui est à son origine et qui représente son origine. Les différents interdits qui vont alors se succéder vont contraindre l’enfant à « lâcher » ses prises perceptives sur l’objet, elle barrent les systèmes d’emprise qui passent par l’appareil d’emprise premier que décrit Freud en 1905 : « bouche, main œil » (A Ferrant[11]). Interdit du cannibalisme, interdit du toucher, interdit du voir, interdit du représenter spéculairement vont alors obliger l’enfant à toujours plus de représentation métaphorique, à toujours plus de symbolisation, ou plutôt à toujours plus saisir l’espace de symbolisation et de métaphorisation qui le constitue.

Si la sexualisation primaire, (primitive et du système primaire) dont nous avons étudié le prototype premier, est nécessaire à l’instauration du primat du principe du plaisir, si tout, petit à petit et au fur et à mesure du déploiement des formes de la sexualité infantile « perverse polymorphe », va devoir être sexualisé pour être progressivement intégré dans la « toute puissance fantasmatique » (Winnicott) du sujet, il est en effet non moins essentiel que les interdits produisent une désexualisation secondaire (dans un second temps aussi bien qu’au sein du système secondaire : le préconscient). La clinique contemporaine, en particulier celle des formes des atteintes narcissiques-identitaires, comme j’ai proposé de les nommer, met en effet autant l’accent sur les périls d’un échec de la désexualisation secondaire, comme par exemple chez Sébastien que nous avons évoqué plus haut, que sur ceux qui résultent d’un échec de la sexualisation primaire. Nous retrouvons là l’importance de l’évolution paradigmatique qui place l’accent plus sur les processus de sexualisation et de désexualisation que sur des formes et contenus sexuels considérés « en soi ».

Je souhaite terminer par une remarque sur les rapports du sexuel et de ce qui de soi n’a pu advenir à l’histoire intégrative.

À partir du moment où l’accent est mis, dans la capacité de l’enfant à composer psychiquement et à représenter ses états et motions pulsionnels internes, sur l’importance du fait que ceux-ci soient partagés ou, pour le moins reflétés par ses objets primordiaux, on doit faire l’hypothèse que, cliniquement, on peut être confronté à des mouvements pulsionnels qui n’ont pas été suffisamment reflétés par les objets et se trouvent donc en souffrance de composition et d’appropriation subjective. On peut être confronté à des processus qui ne sont restés que potentiels et ne sont pas advenus à la subjectivation.

Il est clair que ce qui ne peut advenir à l’enfant, ce qui ne doit pas lui advenir, concerne l’impact direct du sexuel adulte, cela « l’abuse » et menace de le déposséder de lui. C’est la forme la plus générale de l’inceste. Il y a donc toujours quelque chose qui n’est pas advenu et dont il est souhaitable qu’elle ne soit pas advenue, car elle organise le projet futur du sujet et son rapport à la temporalité, quelque chose qui est interdit de réalisation. Mais, en même temps pour que cela puisse advenir un jour, il est nécessaire que quelque chose de métaphoriquement approchant en ait néanmoins été éprouvé, ou éprouvé en creux sous la forme de la perception d’une donnée énigmatique non désorganisatrice. Ainsi l’éprouvé anticipe-t-il sur ce qui ne peut l’être, la sexualité infantile, le sexuel infantile, préfigurent-ils la sexualité adulte ou sexualité proprement dite, et en même temps ils en sont suffisamment différents pour qu’un écart de travail psychique de symbolisation soit en permanence conservé. La similarité entre la sexualité infantile et la sexualité adulte est ainsi « à la métaphore près ».

[1] « Quand le sexe même le monde » Masson.

[2] Dans le texte consacré à « L’homme aux loups ».

[3] Le problème économique du masochisme.

[4] Que je distingue ici soigneusement des auto-sensualités ou auto-calmants et des formes primaires et défensives contre le commerce premier avec l’objet.

[5] « Les psychonévroses de défenses ».

[6] Au-delà du principe du plaisir  in « Essais de psychanalyse ».

[7] Affect Inconscient, affect passion, affect-signal  Monographie de la revue Française de psychanalyse consacrée à L’affect, PUF 2005.

[8] Affect et réflexivité à paraître dans un volume consacré à l’émotions sous la direction de F Joly, In Press.

[9] Trad Franç 1987 NRF.

[10] La dépendance primitive et l’homosexualité primaire en double , Revue française de psychanalyse, 2004, 2, 421-441 PUF.

[11] (2001) Pulsion et liens d’emprise, Dunod, Paris.

L’ASSOCIATIVITÉ ET LA QUESTION DES EXTENSIONS DE LA PSYCHANALYSE.

L’ASSOCIATIVITÉ ET LA QUESTION DES EXTENSIONS DE LA PSYCHANALYSE.  R Roussillon

L’ASSOCIATIVITÉ ET LA QUESTION DES EXTENSIONS DE LA PSYCHANALYSE.

R.ROUSSILLON.

Introduction.

L’un des problèmes majeurs de l’avenir de la psychanalyse est celui de ses extensions, de l’extension de son champ d’efficacité et de compétence, de l’extension de sa pratique et des conditions de celle-ci.

La psychanalyse a d’abord été définie à partir non seulement de sa méthode mais d’un dispositif singulier, d’un dispositif « standard » : le dispositif divan-fauteuil utilisé un nombre suffisant de fois dans la semaine (3, 4, 5 séances tout autant selon les temps et les pays que selon les indications spécifiques). Elle a été définie à l’origine à partir aussi bien d’un dispositif standard que d’une méthode standard mais aussi d’une théorisation standard, à peu près exclusivement centrée sur une écoute du fonctionnement intrapsychique du sujet en analyse. À partir d’une telle définition on a défini des « indications », c.-à-d. des types de sujets ou de psychopathologies qui pouvaient bénéficier de son entreprise.

Sur ce fond l’exigence d’une extension est double.

Elle provient d’abord du constat qu’il y a un certain nombre de formes de la souffrance humaine que seule une écoute psychanalytique peut soulager, mais qui ne peuvent être traitées au sein du dispositif standard ni avec une métapsychologie standard, et dès lors dans quel dispositif et avec quelle métapsychologie les aborder ?

Et ensuite du constat que la question des indications se pose de manière fort complexe, à la fois au niveau des sujets ou de leurs « moments » ou état internes, mais aussi au niveau des psychopathologies. Les indications sont elles des indications de la psychanalyse, ou des indications de certains psychanalystes ou encore des indications de certaines manières de pratiquer la psychanalyse ? C’est dire aussi que le singulier n’est peut-être pas de mise, plus de mise s’il l’a jamais été : y a-t-il une psychanalyse, une seule, ou des pratiques psychanalytiques qui présentent, tout en ayant le même objectif avoué, des différences parfois considérables ?

J’aime assez le concept proposé par D.W.Winnicott « d’exploration psychanalytique » pour cerner le statut de la cure de certains analysants qui présentent des souffrances narcissiques-identitaires qui ne rentrent pas dans le registre standard de la pratique psychanalytique dans la mesure ou la question de l’identité du sujet y est centrale et la question de la différenciation moi / non moi essentielle. Ce registre désigne donc aussi bien les analysants réputés « cas limite », « borderline », « narcissiques » que tout un cortège de mode de fonctionnement psychique qui tendent à produire, quand ils sont mis en analyse, des formes de transfert marquées par le paradoxe, la passion, la négativité, la limite, la confusion… et non par le conflit, l’affect-signal, l’ambivalence, la castration, l’illusion…

Le problème majeur de la question de l’extension peut maintenant être formulé : à quels comptes les extensions de la psychanalyse hors sa définition standard lui permettent-elle de rester « psychanalytique », et quand l’extension fait elle perdre ce statut à la pratique ? C’est, comme on le constate aisément, la question même de la définition du « psychanalytique » qui se trouve ainsi fondamentalement impliquée, la question de ce qui fonde la psychanalyse au-delà de ses formes locales ou « régionales » des formes qu’elle peut prendre dans telle ou telle situation clinique singulière. Ces questions sont cruciales si l’on ne veut pas que la question de l’extension de la psychanalyse au-delà de la situation et de la pratique standard ne serve de passeport aux multiples dérives qui feraient perdre à la psychanalyse son essence même. Plus l’on veut penser la question d’extensions possibles de la psychanalyse plus il faut aller aux fondements mêmes de son entreprise, plus il faut de rigueur dans les conditions de l’extension et de ce qui la fonde.

L’associativité aux fondements de la psychanalyse.

Quand on se penche sur la question des fondements de la psychanalyse on est tout de suite confronté à la question de l’associativité et, à elle couplée, à la question du transfert.

L’associativité est surtout connu en psychanalyse du fait de la règle, dite fondamentale, de l’association libre, elle est donc connue surtout comme méthode, et celle-ci est supposée tellement « bien connue » que très rares sont les travaux qui lui sont consacrés, comme si son seul énoncé se suffisait à lui-même. Cette situation est relativement étrange dans la mesure où précisément la règle est dite « fondamentale » c.-à-d. qu’elle est présentée comme étant aux fondements de la pratique psychanalytique. En même temps quand on lit des comptes rendus de séances ou de cure on ne peut qu’être frappé du fait que bien peu de remarques, en dehors de l’analyse des rêves, concernent les réseaux associatifs de l’analysant. Tout semble se passer comme si la règle et l’associativité ne faisaient pas, plus, problème en psychanalyse, voire que l’exercice de la psychanalyse en estompait l‘usage fondamental.

Cependant dès que l’on se penche d’un peu près sur la question, on ne peut que constater que ce qui se donne comme tellement bien connu recèle en fait une complexité assortie de toute une série de questions largement estompées par les habitudes institutionnelles.

La première remarque qui s’impose est que si cela a un sens d’énoncer une règle de l’association libre, si donc celle-ci a un sens, c’est parce qu’elle repose sur une conception du fonctionnement associatif de la psyché. Le fait est rarement relevé et c’est pourquoi il mérite le rappel de quelques uns des jalons de sa découverte.

Si le 19°siècle ne découvre pas l’associativité, celle-ci tient néanmoins une place importante dans son épistémé et ce n’est pas un hasard si la philosophie dite « associationniste » y trouve son essor. Même dans le domaine de la psychopathologie on en trouve des traces, et les hystériques sont volontiers dites « associatives » ce qui signifie que leur raisonnement passe souvent du coq à l’âne. Quand on se penche sur les traces que Freud nous a laissé de la conscience qu’il a des origines de sa méthode, on trouve un petit article de 1920 « Sur la préhistoire de la technique psychanalytique »[1] dans lequel il réfère à ses lectures d’adolescent d’un auteur du romantisme Allemand, L Börne, l’origine première de sa découverte de la méthode associative. Dans un écrit intitulé « Comment devenir un écrivain original en trois jours » L.Börne présente l’écriture associative comme la clé de sa méthode. En réalité L.Börne doit lui-même « l’invention » de la méthode aux Mesmériens et premiers spiritistes de la clinique du Chevalier de Barberin sis sur la colline de la Croix Rousse de Lyon. La méthode est inventée par deux « somnambules artificielles » (nommées G Rochette et l’agent inconnu) de cette clinique puis véhiculée par les loges maçonniques jusqu’à Strasbourg[2], plaque tournante de l’époque vers l’Allemagne et le romantisme Allemand du début du 19°. Et le piquant de l’histoire et le juste retour des choses est que les surréalistes reprendront de la psychanalyse une méthode qu’elle dit elle même avoir pris à la littérature !

Pour ce qu’il en est de l’histoire elle-même, celle de la rencontre de l’associativité avec la clinique, c’est dans les Études sur l’aphasie de 1891 qu’on en relève les premières traces. Dans ce texte Freud propose une théorie de la représentation psychique issue de ses travaux sur l’aphasie qu’il présente comme un ensemble d’éléments perceptifs « associés », connectés entre eux. Le modèle qu’il avance alors, notons le, est étonnamment moderne et « neuroscientifique », il peut tout à fait être rapproché de celui que F Varela, par exemple, donne des théories connexionnistes de la représentation[3], ou encore de celui des « assemblées de neurones » de Hebb (1949).

Dans la fameuse Esquisse pour une psychologie scientifique de 1895, Freud continue sa modélisation du fonctionnement associatif de la psyché. Il se réfère explicitement au modèle des réflexes conditionnés pour penser la création des symptômes, c.-à-d. à un modèle dans lequel c’est par l’association par simultanéité ou contiguïté que s’établissent les « fausses liaisons » historiques à l’origine des réminiscences. On notera là encore la modernité du modèle, en comparant celui qu’il propose avec, par exemple le modèle de J.Ledoux[4] qui confère aussi aux réflexes conditionnés une importance tout-à-fait essentielle dans le fonctionnement du cerveau et singulièrement dans la vie émotionnelle.

Quand, toujours dans le même ouvrage de 1895, Freud tente de modéliser le fonctionnement du Moi, c’est encore un fonctionnement associatif qu’il propose : le Moi apparaît comme un ensemble de connexions associées. Il ajoute que certaines associations peuvent être inhibées ou entravées par la mobilisation de défenses primaires (le refoulement) qui tendent à bloquer la circulation associative entre différentes parties du Moi. Le Moi est un ensemble d’éléments complexes associés entre eux, un groupe de groupes associatifs, de complexes associatifs. On soulignera que le modèle concerne aussi bien le fonctionnement de base de la psyché que son fonctionnement pathologique : certains évènements de la vie peuvent fixer un ensemble d’éléments associés fortuitement (par simultanéité ou contiguïté), peut fixer l’association de certains éléments pour des « raisons » qui ne sont que conjoncturelles. La défense primaire (1892) fixe le flux associatif de la vie, empêche les recombinaisons nécessaires à l’adaptation au présent. C’est pourquoi la méthode de l’association libre, libérée, « soigne » elle relance la libre circulation des flux associatifs, libère le fonctionnement psychique de ses « points de fixation » de ses idées fixes (Janet).

Toujours en 1895 les Études sur l’hystérie précisent les choses, et en particulier les premières versions de la méthode, aussi bien dans ses aspects techniques que dans son utilisation. C’est d’abord la technique de la « pression de la main sur le front » : au moment où la main se retire une idée doit surgir, la première idée qui surgit est la bonne, celle que l’on cherche. Et cette technique doit être répétée autant que nécessaire. En 1900 dans L’interprétation des rêves la technique a déjà évolué, ce n’est plus seulement la première idée associée qui apparaît comme pertinente pour l’analyse, c’est aussi les idées qui s’associent sur cette première idée, l’enchaînement des idées qui est visé par le procédé. Le psychanalyste découpe le rêve en item et chacun de ceux-ci est le point de départ d’une chaine, d’un buisson associatif, l’association est « focale », elle est focalisée sur un item donné. Le psychanalyste, qui garde la main sur le traitement, relie ensuite les groupes associatifs ainsi produits pour proposer son interprétation de l’ensemble, il fait la synthèse. Le rêve de « l’injection faite à Irma » est analysé selon ce modèle, le texte et sa découpe singulière ne laissent guère de doute sur ce point, mais aussi les rêves de Dora en 1899. Ce n’est qu’en 1907, à propos[5] de la cure de L’homme aux rats, que Freud annonce que la méthode psychanalytique s’appuie désormais sur une « règle de l’association libre », libérée de toute induction associative.

Dans les Minutes de la société psychanalytiques de Vienne (NRF p 247) Freud déclare en effet :

« La technique de l’analyse a changée dans la mesure où le psychanalyste ne cherche plus à obtenir le matériel qui l’intéresse lui-même mais permet au patient de suivre le cours naturel et spontané de ses pensées… » (séance du 30 octobre 2007).

C’est l’analysant qui dès lors « choisit » son thème associatif de séance, « suit le cours naturel et spontané de sa pensée ». Mais c’est qu’entre temps Freud a pu penser que les associations « libres » étaient en effet « contraintes » par l’existence de « complexes associatifs » inconscients qui en régulaient le cours. Il n’y a plus dès lors a redouter de se perdre en route, une cohérence interne régit en secret le flux associatif, il n’y a plus besoin de le réguler du dehors, il possède sa « logique » interne à l’écoute de laquelle le psychanalyste doit alors se consacrer.

L’écoute psychanalytique de l’associativité.

Car la méthode et les procédés qui la mettent en œuvre dépendent de la conception que Freud se fait du fonctionnement de la psyché, de la conviction qu’il a de sa cohérence profonde. Si la règle a un sens c’est bien à la fois parce que Freud dispose d’une théorie associative du fonctionnement psychique, et qu’il a la conviction que la psyché est cohérente, au delà des apparences psychopathologiques. Dès 1895 et Psychothérapie de l’hystérie il déclare que l’on est en droit d’attendre de l’hystérique des associations « cohérentes », et si elles ne se présentent pas comme telles, c’est qu’un maillon reste caché, obscur, inconscient.

« Le praticien est en droit d’exiger d’un hystérique des associations logiques, des motivations semblables à celles qu’il exigerait d’un individu normal. Dans le domaine de la névrose les associations restent logiques » (EH p 237)

Sa conviction ne fait que s’affermir dans les années qui suivent, au fur et à mesure qu’il approfondit sa conception de ce qui organise et agence en secret les liens associatifs, qu’il perce à jour les logiques des « complexes associatifs » et autres formations de l’inconscient.

Dès lors il apparaît progressivement que ce qui est « fondamental » dans la méthode ce n’est pas tant la règle elle-même, elle ne fait que traduire une règle d’écoute de l’associativité, elle ne fait que faciliter le travail, ce qui est fondamental c’est la règle de l’écoute du psychanalyste. Il doit écouter les associations avec l’idée qu’elles sont cohérentes, ce qui implique que si deux éléments sont associés c’est qu’ils possèdent un lien. Si celui-ci est manifeste, si le lien est « évident », conscient donné, cohérent, pas de problème, ceux-ci commencent quand le lien n’est pas manifeste, pas évident, pas donné, pas « conscient » : là s’ouvre la spécificité de l’écoute de la clinique psychanalytique. L’analyste doit écouter les associations en se posant la question du lien implicite, inconscient, il doit faire des hypothèses concernant ce lien, tenter de le reconstruire et de reconstruire la logique qui anime la chaine associative.

Remarque : C’est sur le fond de cette hypothèse méthodologique d’écoute que se comprend le transfert, celui-ci est directement articulé à la question de l’associativité et ceci dès 1900 et L’interprétation des rêves où l’on peut lire

« On apprend … que la représentation inconsciente est absolument incapable en tant que telle d’entrer dans le préconscient et qu’elle ne peut y manifeste un effet qu’en se mettant en liaison avec une représentation innocente appartenant déjà au préconscient en transférant sur elle son intensité et en se laissant recouvrir par elle. C’est là le fait du transfert qui détient l’élucidation de tant d’évènements frappants dans la vie d’âme des névrosés. Le transfert peut laisser non modifiée la représentation préconsciente qui parvient ainsi à une intensité d’une grandeur imméritée, ou bien imposer à celle-ci même une modification par le contenu de la représentation transférante » (S.F 1900, Trad 2003 p.616-617).

Deux types de cohérences se dégagent de la perspective freudienne de l’époque. Soit la cohérence est conjoncturelle, elle est liée aux données singulières d’un moment de l’histoire du sujet, les liaisons sont alors établies sur le modèle du réflexe conditionné que nous avons évoqué plus haut, elles sont conditionnées par des éléments qui peuvent être fortuits et qui ne valent que par leur proximité ou leur simultanéité avec l’événement psychiquement marquant.

Soit elle est structurelle, ce que Freud dégagera petit à petit, elle est alors liée aux grandes questions aux grands conflits et aux grandes difficultés de la vie humaine, et principalement à tout ce qui concerne la vie affective et sexuelle du sujet. Comme celles-ci sont la plupart du temps en contraste avec la vie sociale courante (qui est largement désexualisée) elles sont souvent refoulées, et ceci d’autant plus que Freud va progressivement mettre en évidence qu’elles sont aussi « attirées » par des formations organisatrices de la vie psychique inconsciente, des « concepts inconscients » (Freud 1917) les « formations[6] originaires » qui prendront aussi un statut quasi structural dans sa pensée, un statut de « concepts inconscients » (1917).

C’est sur cette « théorie minimum » du fonctionnement psychique du sujet que l’écoute psychanalytique va se fonder, elle sera en latence dans son écoute, mais elle en organisera la forme. L’attention « également flottante », l’égalisation méthodologique de l’écoute qu’elle implique, qui prescrit de ne rien attendre de spécifique quand on écoute un analysant en cours de séance, pousse à ce que l’analyste, à son tour, « associe librement » en prenant les associations de l’analysant et leur rupture apparente de lien comme point de départ. La règle est la même pour les deux protagonistes de la situation psychanalytique, simplement elle joue dans un plan décalé pour l’analyste dans la mesure où pour le patient ce qui meut sa chaine associative ce sont les évènements inappropriés de son histoire, alors que ce qui met en mouvement l’associativité de l’analyste ce sont les blancs, les ruptures, les idées incidentes, les incohérences, les particularités des chaines associatives de l’analysant, l’analyste associe sur les associations de l’analysant. La situation psychanalytique est une situation de co-associativité, d’associativité à deux.

L’associativité de l’analyste suppose une forme de double contrainte implicite. D’une part il associe « en double », en identification avec son analysant, il est « côte à côte » avec son analysant, sans quoi il ne perçoit rien de ce qui travaille celui-ci. Mais il est aussi en écart avec lui sans quoi il ne perçoit pas où l’analysant et la chaîne associative butent, là où les singularités de sa vie psychique inconsciente se manifestent. Théoriquement l’analyse propre de l’analyste lui a permis d’acquérir une liberté associative telle qu’il doit percevoir les ruptures associatives de l’analysant, là où il ne peut continuer de le suivre « en double », là où ses propres chaines associatives l’emmènent ailleurs que là où l’analysant va où semble aller, c.-à-d. là où les idiosyncrasies spécifiques de l’analysant se manifestent.

C’est aussi là que le travail d’interprétation-construction prend son sens, en lien avec ces ruptures où particularités de l’associativité de l’analysant. Quand Freud en 1938 dans Construction en analyse, se penche sur les critères qui peuvent guider l’analyste dans l’évaluation des effets de son travail d’interprétation-construction il balaye d’un revers de manche les tentatives pour se fonder sur le seul accord ou désaccord de l’analysant : ceux-ci restent trop soumis aux effets de complaisance de soumission de résistance ou de révolte de l’analysant, trop soumis aux effets de suggestion ou de contre–suggestion, donc à l’état du transfert. Ce qui lui paraît plus pertinent est ce que j’ai proposé de nommer la « générativité associative » de l’intervention de l’analyste, c.-à-d. les associations que l’intervention rend maintenant possibles. Là encore c’est à l’associativité que le travail psychanalytique est référé, c’est en elle qu’il trouve son fondement et sa raison d’être, qu’il s’évalue.

Je ne peux quitter cette question sans deux remarques.

La première concerne la question des liens entre l’associativité et la réflexivité. Je préfère la notion de réflexivité à celle, plus classique, de « prise de conscience », elle me semble cerner plus justement les enjeux du travail psychanalytique (R.Roussillon 1978, 1991, 1995, 2008). Une partie du travail psychanalytique et de ses effets se déroule, en effet, en dehors d’une claire conscience de ces processus, cette conscience n’est d’ailleurs pas nécessaire, son besoin impérieux ne fait souvent que manifester le besoin de contrôle de l’analysant ou de l’analyste. Par contre le travail psychanalytique ne peut guère se concevoir indépendamment de l’accroissement de la réflexivité du sujet, il vise à lui permettre de mieux « s’entendre », « se voir » et « se sentir ». L’horizon du travail psychanalytique, et sans doute de tout « véritable » soin psychique, est de modifier les systèmes de régulation de l’associativité. Si elle est inévitablement et naturellement régulée par des systèmes d’inhibition qui lui permettent de s’ajuster aux situations rencontrées dans la vie courante, et qui supposent que certaines associations soient tenues sous le boisseau, les souffrances qui conduisent les sujets en analyse, ou qui se manifestent de manière « psychopathologiques », résultent toujours de systèmes de régulation marquées par des défenses excessives contre certains contenus psycho-affectifs. La psyché ne peut se passer de systèmes de régulation qui sont aussi des systèmes d’organisation[7], ses états internes dépendent de la nature de ceux-ci. L’enjeu, l’enjeu fondamental du travail psychanalytique, est de faire évoluer les systèmes de régulation de la psyché et de permettre, toutes les fois que c’est possible, de développer une régulation par la symbolisation et la réflexivité[8] qu’elle rend possible. Je ferais volontiers l’hypothèse qu’une propriété émergente d’une associativité suffisamment déployée est précisément la réflexivité, celle-ci est l’horizon de la « générativité associative » que nous évoquions plus haut. C’est quand l’associativité atteint un degré suffisant de complexité qu’elle peut se réfléchir et se découvrir mode de symbolisation et non « en soi » de la chose, alors que quand elle est trop inhibée elle reste prise dans une actualité qui en interdit l’appropriation subjective véritable.

Ma seconde remarque va ouvrir un nouveau champ de question, elle va permettre que la question des extensions qui nous guidait au début, commence à trouver sa place dans mon développement. Il est classique d’entendre, quand on parle d’association libre, association libre verbale. Le fait est d’ailleurs devenu quasi emblématique depuis Lacan et son fameux Discours de Rome de 1953. Mais cette affirmation, qui a en son temps été sûrement très importante pour le développement de la psychanalyse et de son rapport à l’activité symbolique, est loin d’aller de soi quand on suit de près les développements freudiens, elle n’est guère pertinente quand on s’intéresse au travail psychanalytique avec les enfants à moins de donner un sens tellement élargi au verbal qu’il couvre tout le champ de la communication humaine et de ses langages ce qui pose beaucoup de problèmes. Je propose maintenant de reprendre la question dans la pensée de Freud et dans ses différents développements.

Repères pour une extension de la psychanalyse.

L’extension de la psychanalyse c’est d’abord l’extension du champ de compétence de son écoute à des problématiques qui ne sont pas, non pas été « traditionnelle » dans la clinique psychanalytique « standard », c.-à-d. celle qui se centre sur la double différence des sexes et des générations. Élargir la problématique à ce niveau c’est porter l’analyse sur les conditions de la différence moi/ non Moi, aussi bien sur la capacité du moi à se relier au non moi qu’à se différencier de lui, car cette problématique se joue dans les deux sens.

Cependant l’abord psychanalytique de cette problématique bute d’emblée sur une difficulté majeure, tout porte en effet à penser que si elle traverse tous les âges de l’histoire individuelle elle a néanmoins une période décisive pour sa configuration : la période qui précède l’apparition du langage verbal, en gros les deux premières années de la vie. Le fait n’a pas échappé à Freud qui propose plusieurs repères utiles pour son abord.

Dans Construction en analyse, s’agissant l’étendre la compétence de l’écoute psychanalytique à la psychose, il réfère les évènements traumatiques de celle-ci « à une période qui précède l’apparition du langage verbal », il propose de fonder alors le traitement sur le fait de reconstruire les évènements en question pour en dégager le noyau de vérité historique.

Quelque temps plus tard, dans les petites notes qu’il nous laisse de son exil à Londres, il poursuit sa réflexion en soulignant que l’impact des expériences précoces se maintien beaucoup plus que les celui des expériences plus tardives. Il propose ainsi, la remarque en est rare, un complément à la théorie de la compulsion de répétition : tendent à se répéter compulsivement les expériences précoces, archaïques, disons précisément celles qu’il a évoquées dans Construction, celles qui « précédent l’apparition du langage verbal ». Il propose ensuite une explication, il note : « explication, faiblesse de la synthèse ». Il indique ainsi, que selon lui, tendent à se répéter compulsivement les expériences précoces qui n’ont pas pu être intégrés du fait de la faiblesse de la synthèse. Une autre remarque, implicite à son propos mérite d’être clarifiée, si dans les époques qui précédent l’apparition du langage verbal il y a une faiblesse de la synthèse, c’est sans doute que le langage verbal a une participation importante dans celle-ci qu’il en est le vecteur privilégié.

Ainsi donc l’affrontement psychanalytique à la compulsion de répétition, aux expériences et traumatismes précoces, passe par une évolution paradigmatique du travail psychanalytique.

D’une part certaines expériences historiques reviennent au sujet à partir de perceptions qui se donnent comme actuelles, hallucination et perception ne s’opposent plus, les perceptions actuelles peuvent être infiltrées du retour hallucinatoire d’expériences archaïques qui viennent se « déguiser » (Freud 1938) dans le présent.

Il s’agit donc, d’autre part, de « reconnaître » le noyau de vérité historique qu’elles contiennent, de reconstruire les expériences historiques impliquées pour les intégrer (synthèse) dans la trame de la subjectivité.

Une conséquence de cette évolution paradigmatique apparaît dès lors immédiatement, il faut se mettre à l’écoute d’expériences qui précèdent l’apparition du langage verbal. Et comment, en restant psychanalyste se mettre à cette écoute ? On peut imaginer que ce qui de ces expériences a pu être repris dans le langage verbal, intégré dans celui-ci, peut être entendu à partir de l’écoute psychanalytique standard. Mais on pressent aussi que ce qui a échappé à la synthèse a aussi échappé à cette reprise, que ce qui se répète compulsivement est précisément ce qui a échappé à cette intégration seconde et ainsi aux formes de mémoires dites « déclaratives » c.-à-d. produisant des « souvenirs » vécus subjectivement comme tels. Le retour des expériences archaïques non intégrées s’effectue de manière « processuelle », c.-à-d. qu’elles marquent de leur emprise les modes de traitement de l’expérience, les processus de traitement eux-mêmes, des « représentactions » qui en commandent l’activité. Plus que dans des contenus c’est dans des procédures, les processus psychiques qu’elles manifestent leur présence toujours actuelle. Elles tendent donc à revenir au présent de la subjectivité comme si elles étaient toujours actuelles, et sous la forme même de leur enregistrement premier. S’agissant d’expériences précédant l’apparition du langage verbal, elles font retour dans le « langage de l’époque » de leur enregistrement, langage de l’affect, langage de la sensori-motricité, de l’acte, langage du corps donc, ou plutôt affect, sensori-motricité, acte, corps considérés, envisagés comme des langages, des langages narratifs.

Nous en sommes arrivés au point où la question clinique et technique de l’extension de l’écoute psychanalytique peut trouver sa forme, elle suppose que l’écoute de l’associativité puisse intégrer aussi ses formes de langage pré et non verbaux, elle suppose un mode d’écoute qui intègre et mêle à l’écoute des chaines associatives verbales les « associations » issues des différentes formes d’expression premières en étayage sur le corps, considérés comme des langages premiers.

À l’écoute de l’associativité non verbale.

Un « retour à Freud » s’impose alors, retour vers les temps premiers, originaires, de la méthode psychanalytique, retour vers la manière dont Freud pense la question de l’associativité pertinente dans l’écoute psychanalytique, retour vers le constat que Freud d’emblé intègre cette possibilité, qu’elle est inhérente à son écoute. Reprenons quelques jalons de son apport.

Dans les Études sur l’hystérie tout d’abord, et plus particulièrement dans Psychothérapie de l’hystérie (1894) Freud montre comment il comprend l’utilisation de la méthode associative, et il apparaît clairement qu’il intègre complètement les différentes manifestations corporelles, en particulier tout ce qui relève des symptômes de conversion hystériques qu’il entend comme « se mêlant à la conversation » (Freud 1894). Mais dans son écoute il intègre aussi tout ce qui ressortit du registre mimi-gesto-tonico-postural qui lui aussi « à son mot à dire » (Freud 1894). Il est à noter que pour Freud le symptôme ou la manifestation corporelle est traitée comme une instance de vérité, comme une boussole. Si par exemple un sujet déclare qu’il n’a plus rien à dire mais que le symptôme persiste, alors Freud suit l’indication donnée par le symptôme et il a la conviction que tout n’a pas été dit. C’est seulement quand le symptôme corporel a disparu que Freud considère que le complexe associatif se rapportant au symptôme a été totalement évoqué.

«  En outre les jambes douloureuses commencèrent aussi à « parler » pendant nos séances d’analyse… en général au moment où nous commencions les séances la malade ne souffrait pas, lorsque par mes questions ou en appuyant sur sa tête, j’éveillais quelque souvenirs, une sensation douloureuse se produisait… elle atteignait son point culminant au moment où elle allait révéler des faits essentiels et décisifs… J’appris peu à peu à me servir de l’éveil de cette douleur comme d’une boussole. Lorsqu’il lui arrivait de se taire alors que la douleur n’avait pas encore cédée je savais qu’elle n’avait pas encore tout dit… ». (EH p117)

En 1913 dans un article consacré à « L’intérêt de la psychanalyse » Freud précise sa position en ce qui concerne l’idée d’un langage en psychanalyse il précise alors ce qu’il entend « par langage, pas seulement l’expression des pensées en mots mais aussi le langage des gestes et toute forme d’expression de l’activité psychique… ». Cette remarque couronne une série de remarques dont il a égrené différents textes d’exploration de la symptomatologie névrotique.

En 1907, dans l’article qu’il consacre aux Actions compulsionnelles et exercices religieux, Freud évoque le rituel d’une femme qui est obligée de tourner plusieurs fois autour de la cuvette d’eau salie par ses ablutions avant de pouvoir vider celle-ci dans les toilettes. L’analyse de ce rituel compulsif fait apparaître que, non seulement

« les actions compulsionnelles sont chargées de sens et (mises) au service des intérêts de la personnalité »,

mais qu’elles sont aussi la figuration, soit directe soit symbolique, des expériences vécues et donc qu’elles sont à interpréter soit en fonction d’une conjoncture historique donnée, soit symboliquement. Ainsi pour ce qui concerne le rituel de la cuvette, il prend au cours de l’analyse le sens d’un avertissement adressé à la sœur de la patiente qui envisage de quitter son mari, de ne pas se séparer des « eaux sales » du premier mari, avant d’avoir trouver « l’eau propre » d’un remplaçant. Je souligne ici que, pour Freud, le rituel ne prend pas seulement sens dans la relation de la patiente à elle-même, donc sens intrapsychique, mais qu’il s’inscrit aussi dans la relation à la sœur de celle-ci, comme « message » adressé à celle-ci. L’action compulsionnelle à un sens, elle « raconte » une histoire, l’histoire, mais, c’est en plus une histoire adressée, un message, un « avertissement » dit Freud, pour la sœur de celle-ci.

L’acte « montre » une pensée, un fantasme, il « raconte » un moment de l’histoire, mais il montre ou raconte à quelqu’un de significatif, il s’adresse, et ceci même s’il n’assume pas pleinement son contenu, même si la pensée se cache derrière sa forme d’expression. L’acte « montre », il ne « dit » pas, il raconte, mais avance masqué.

En 1909 Freud prolonge sa réflexion concernant les attaques hystériques et la pantomime de celle-ci, dans une ligne qu’il avait déjà commencée à frayer dès 1892 et Pour une théorie de l’attaque hystérique. Dans Considérations générales sur l’attaque hystérique il souligne alors que, dans celle-ci, le fantasme est traduit dans le « langage moteur », projeté « sur la motilité ». L’attaque hystérique, et la pantomime qu’elle met en scène, lui apparaissent comme le résultat de la condensation de plusieurs fantasmes (bisexuels en particulier), ou de l’action de plusieurs « personnages » d’une scène historique traumatique. Par exemple, ce qui se donne comme l’agitation incohérente d’une femme, comme une pantomime insensée, prend sens si l’on prend soin de décomposer le mouvement d’ensemble pour faire apparaître une scène de viol. La première moitié du corps et de la gestuelle de la femme « figure », par exemple, l’attaque du violeur, qui tente arracher les vêtements de la femme, tandis que la seconde moitié de son expression corporelle représente la femme en train d’essayer de se protéger de l’attaque.

Là encore donc, la pantomime apparemment sans sens et qui apparaît au plan manifeste comme une agitation désordonnée, est éclairée si on peut analyser et décomposer les différents éléments qui en organisent secrètement l’agencement. Ce qui apparaît au premier abord comme « pure décharge » livre alors la complexité signifiante qui l’habite et se masque. L’hystérie « parle » avec le corps, elle montre ce que le sujet ne peut-dire, elle le cache ainsi. Déjà, à propos de la conversion, Freud avait souligné que le corps de l’hystérique tentait de dire les mots que le sujet ne pouvait accepter de prononcer et de prendre pleinement conscience. Par exemple, une nausée exprimera le fait langagier d’avoir « mal au cœur », et le mal d’avoir « mal au cœur » renverra, lui, à la forme métaphorique d’une peine de cœur, à un amour déçu. L’acte, dans les processus hystériques, peut être interprété comme le fut le représentant-affect, il est langage de l’acte, il est passage du langage par l’acte, plus que passage à l’acte

Et il est langage adressé, adressé à soi, manière de se dire, mais aussi adressé à l’autre, en attente peut-être que ce qu’il dit sans savoir, sans le dire, soit entendu par l’autre et reflété par celui-ci. Dès les Études sur l’hystérie Freud note dans l’ensemble des scénarii ainsi racontés et mis en scène, la place tenue par ce qu’il nomme en 1895 « le spectateur indifférent ». La scène est adressée à ce spectateur, qui est aussi un représentant externalisé du moi, un double, elle raconte « pour » ce spectateur, elle est là encore « message adressé » à un autre, alors « pris à témoin » de ce qui n’en avait pas historiquement comporté.

Et encore en 1920 quand Freud entreprend l’analyse de la tentative de suicide de la jeune fille qu’on lui confie – elle se jette d’un pont – il ne procède pas autrement que dans les cas précédents, il analyse le sens de l’acte, son langage, examine à qui celui-ci s’adresse, en l’occurrence le père sous les yeux duquel l’acte est commis.

Les exemples que nous venons de relever chez Freud appartiennent à l’univers névrotique, ils mettent en scène des représentants de l’économie anale ou phallique, ils appartiennent à un univers déjà marqué par l’appareil de langage, déjà encadré par celui-ci, donc à un univers déjà structuré par la métaphore. Le corps « dit », met en scène, ce que le sujet ne peut dire, mais qu’il pourrait potentiellement dire, le corps métaphorise la scène. La structure de l’acte et de sa mise en scène est ici narrative, Freud est clair, les scènes racontent un scénario, une histoire, l’histoire d’un pan de la vie qui ne peut être assumé par le sujet, elle appartient ainsi à l’univers langagier et à ses modes de symbolisation, même si c’est le corps qui « parle » et « montre », et si elle tente de raconter au sujet lui-même, elle est aussi et peut-être d’abord, narration pour un autre-sujet.

On se souvient que J.Mc.Dougall, dans les textes qu’elle consacre aux « néo-sexualités », à ce que l’on nomme le plus souvent les « perversions », parviendra à une conclusion similaire pour ce qui concerne ces tableaux cliniques particuliers. Le « spectateur indifférent » des Études sur l’hystérie, à qui le symptôme névrotique est adressé, deviendra simplement « spectateur anonyme » dans les scénarii pervers, variante, appartenant cette fois à l’univers narcissique, du premier.

En 1938, s’agissant cette fois de l’univers psychotique des patients délirants, et dans la foulée de la fin de Construction en analyse, dans laquelle Freud propose la généralisation de ses énoncés de 1895 concernant la manière dont le sujet, fut-il psychotique, « souffre de réminiscence », il étend aux états psychotiques la remarque selon laquelle les manifestations psychotiques se déroulent aussi sous les yeux d’un « spectateur indifférent », et apparaissent ainsi aussi comme « message adressé » à ce spectateur. Mais dès 1913, dans la partie consacré à l’intérêt de la psychanalyse pour la psychiatrie, Freud avait affirmé sa foi dans le fait que les actes, fussent-ils ceux des stéréotypies observées dans la démence précoce, c’est-à-dire la schizophrénie, n’étaient pas dénués de sens, mais apparaissaient comme « des reliquats d’actes mimiques sensés mais archaïques ».

Il poursuivait alors :

« Les discours les plus insensés, les positions et attitudes les plus bizarres, partout où semble régner le caprice le plus bizarre, le travail psychanalytique montre ordre et connexion, ou du moins laisse pressentir dans quelle mesure ce travail est encore inachevé ».

L’état inachevé de 1913, est complété par les deux hypothèses qu’il propose en 1938 et que nous avons déjà évoqué : dans Construction en analyse il souligne que le symptôme psychotique « raconte » l’histoire d’un évènement « vu ou entendu à une époque précédant l’émergence du langage verbal », donc avant 18-24 mois, il ajoutera dans l’une de ses petites notes rédigées à Londres que l’épisode est maintenu dans l’état, c’est la seconde hypothèse qu’il propose alors, du fait de la « faiblesse de la capacité de synthèse » de l’époque.

D’une certaine manière il sous-entend ainsi, ce qui a été le point de départ de notre réflexion du moment, que ce qui a été vécu à une époque où le langage verbal n’était pas encore en mesure de donner forme à l’expérience subjective, va tendre à revenir sous une forme non verbale, une forme aussi archaïque que l’expérience elle-même, et donc dans le langage de l’époque, celui des bébés et des tous petits-enfants, donc un langage corporel, un langage de l’acte.

Les enjeux de l’écoute de l’associativité non verbale.

Dans la situation psychanalytique standard tout est supposé passer par la parole et la voix. Quand Freud présente la règle dite fondamentale à ses analysants il utilise la métaphore du train qui souligne bien ce fait majeur : « imaginez que vous êtes dans un train et que vous décriviez à un passager, qui ne le voit pas, le paysage qui défile sous vos yeux ». Cette métaphore prescrit un double transfert, une double transformation : transfert du champ moteur (sensori-moteur) – le train doit rouler –, dans le champ visuel – il s’agit de décrire un paysage -, puis transfert de cette forme visuelle dans l’appareil à langage verbal.

Ces trois caractéristiques profilent une méthode pour analyser ce dont la parole est porteuse en analyse, ce qui vient la « visiter » ou l’organiser, car si la méthode prescrit le double transfert dans la parole à la fois du champ sensori-moteur et du champ visuel, inversement l’écoute de la parole adressée en cours de séance, l’écoute de son vecteur vocal, peut être un bon moyen pour tenter de repérer aussi bien les conditions de son écoute que ce dont elle est porteuse de ces deux champs, ce que produit leur transfert dans la voix. Si le corps porte la parole et la voix inversement la voix porte aussi des éprouvés corporels, elle est aussi porte-corps autant qu’elle est porte-parole, de soi de l’autre aussi nous le verrons à la fin.

Mais que se passe-il quand ce processus échoue ? Quand le sujet ne peut transférer ses éprouvers premiers dans l’appareil de langage verbal ? Quand les expériences sensori-motrices n’ont pas reçues une organisation telle qu’elle se prête au transfert dans l’appareil de langage ? Questions qui pour prendre leurs sens plein supposent que nous nous penchions d’abord sur les particularités des expériences archaïque et sur la question de leur reprise dans le langage verbal.

Les expériences subjectives archaïques et la souffrance narcissique-identitaire.

La subjectivité du bébé n’est pas une subjectivité unifiée, il traverse des états subjectifs différents et la « faiblesse de la capacité de synthèse » que Freud évoque, ne permet pas à ces différents moments vécus de la subjectivité d’être d’emblée unifiés. L’enfant vit dans une « nébuleuse subjective » (M.David), son moi se constitue de noyaux « agglutinés » (J.Bleger), avant d’être rassemblés dans des unités constituant un « moi-sujet émergent ». Ceci a pour conséquence que les expériences archaïques peuvent être sans lien les unes avec les autres, non par le fait d’un clivage, mais par manque d’intégration d’ensemble, elles peuvent être « partielles » et être enregistrées avec cette caractéristique. Je rejoins ici D.W.Winnicott qui souligne que l’état non intégré n’est pas semblable au processus de désintégration d’un état déjà intégré. Dans le second cas, l’idée d’un clivage prend sens, mais quand les états subjectifs ne sont pas encore intégrés, la notion de clivage est dépourvue de signification subjective.

Les expériences subjectives archaïques sont étroitement articulées aux états du corps et aux sensations issues de celui-ci. La sensation corporelle est ainsi au centre, elle s’accompagne de mouvements moteurs auxquels elle est étroitement mêlée, ce qui donne de la pertinence à l’idée de processus sensori-moteurs. Elles peuvent ainsi être de nature érotique, elles sont subordonnées au principe organisé par le couple d’affects plaisir-déplaisir. Mais l’érotique qu’elles comportent n’est pas de type orgasmique, c’est la différence entre la sexualité infantile, fut-elle précoce ou « primordiale » (C et S.Botella), et la sexualité adulte, elles pourraient être dites « homosensuelles ».

Elles sont vécues hors du temps, en tout cas du temps de la chronologie, ce qui signifie que, quelle que soit leur durée effective, elles tendent à être sans début et sans fin, en particulier quand elles sont chargées de déplaisir. Quand elles sont chargées de plaisir, elles tendent à s’inscrire dans des formes rythmiques élémentaires (R.Roussillon, D.Stern, D.Marcelli) qui les organisent dans des formes rudimentaires de temporalité.

Partant, nous l’avons déjà rapidement évoqué, elles ne sont pas remémorables, elles ne peuvent se constituer en souvenirs, elles échappent donc aux formes de mémoires dites « déclaratives ». Par contre elles peuvent contribuer à la création de schèmes mémoriels, aux mémoires dites « procédurales » par les neuroscientifiques, qui créent des « modèles internes opérants » (Bowlby) et des schèmes de traitement et d’organisation de l’expérience, elles tendent ainsi à donner leur forme aux expériences postérieures, j’ai proposé de dire (1991, 1995), dans un vocabulaire plus « psychanalytique », qu’elles sont processuelles. Une conséquence importante est qu’elles sont ainsi « de tout temps », qu’elles tendent à traverser le temps, qu’elles peuvent donc être réactivées et réactualisées sur un mode hallucinatoire, à se donner et à se présenter comme « actuelles », comme toujours actuelles.

Quand elles sont réactivées ce n’est donc pas sous une forme qui se donne comme une re-présentation à la subjectivité, mais comme une présentation (darstellung), et ceci même si elles tentent de se « raconter » à l’aide de cette réactivation, elles se donnent donc comme toujours présentes. C’est ce qui fait qu’il est difficile de repérer comme telles leurs réactivations, elles viennent se mêler aux perceptions actuelles, s’intriquent à celles-ci. C’est aussi ainsi qu’elles contribuent à l’expérience présente, dont elles viennent « boursoufler » l’éprouvé de leur empreinte hallucinatoire, mais c’est ainsi aussi qu’elles peuvent être modifiées après-coup[9]. Elles s’expriment donc électivement à travers les formes de l’affect, « ébranlement traumatique de tout l’être » selon Freud (1926), celle de l’expression somatique et par l’acte et ceci potentiellement aux différents âges de la vie.

Elles cherchent à être communiquées (J.MacDougall), reconnues (M.Dornes, R Roussillon) et partagées (C.Parat) par les personnes significatives de l’entourage premier. Mais leur communication et leur partage, leur reconnaissance, posent problème, elles sont toujours plus ou moins chargées d’ambiguïtés, soumises à interprétation.

D’une part parce qu’elles s’expriment dans des langages peu digitalisés, qui restent marqués par l’analogie et des modèles en représentation-chose, le langage de l’affect, celui du registre mimo-gesto-tonico-postural, celui de l’agir.

D’autre part parce qu’une partie de leur sens est « inachevée », pour reprendre le mot de Freud, et dépend étroitement de la manière dont il est interprété par l’autre-sujet à qui il s’adresse.

C’est en effet la réponse de l’entourage qui, en le reconnaissant comme tel, lui donne valeur de message, qui le définit comme message signifiant, comme mode de narration, comme signifiant adressé. Si ce n’est pas le cas il « dégénère », perd sa valeur proto-symbolique potentielle, est menacé de n’être plus qu’évacuation insignifiante, il est annulé dans sa valeur expressive et proto-narrative.

Mon hypothèse clinique est que ce sont de telles expériences de tentatives de communication qui, à force de n’être pas reconnues comme telles, de ne pas être qualifiées par les réponses de l’entourage, vont venir se manifester dans les tableaux psychopathologiques de l’enfant, l’adolescent ou l’adulte, et en particulier dans la symptomatologie des problématique narcissiques-identitaires à forme d’expression corporelle : agir ou psychosomatique. D’une part, le Moi est globalement fragilisé par les atteintes narcissiques qu’impliquent la disqualification ou la non-qualification des communications corporelles et affectives, d’autre part les formes désignifiées de celles-ci représentent autant de points énigmatiques pour le Moi qui se vit comme habité par des mouvements insensés.

La pleine intelligibilité de ces énoncés suppose l’hypothèse complémentaire que les vécus ainsi conservés sont issus d’expériences subjectives de nature traumatique et donc ayant mobilisées, sur le moment et par la suite, des modalités de défenses primaires, qui les ont ainsi soustraites, et avec elles des pans entiers de la subjectivité et de l’organisation du moi, (cf. les « anciens fonctionnements du moi » que Freud évoque en 1923 comme étant « sédimentés » dans « le surmoi sévère et cruel » que l’on observe dans la réaction thérapeutique négative), à l’évolution ultérieure. Le complément que je propose suppose que soit fait le départage, parmi les expériences archaïques, entre celles qui ont pu secondairement être reprises et signifiées lors d’expériences plus tardives, et celles qui ont été tenues à l’écart de ces formes de reprise après-coup, et se présentent alors comme des « fueros » selon la métaphore que Freud propose en 1896.

Autrement dit, dans le devenir intégratif « naturel », ou du moins suffisamment maturationnel, les expériences précédant l’apparition de l’appareil de langage, sont au moins en partie reprises dans l’univers langagier et ceci de trois manières possibles.

Reprise dans l’appareil de langage verbal.

Par liaison des traces mnésiques et représentation de chose, d’abord, avec les représentations de mots plus tard acquises. L’expérience subjective est nommée après-coup, les sensations et affects qui la composent sont nommés, analysés, réfléchis, « détails par détails », du fait leur liaison secondaire dans les formes linguistiques. L’apparition du langage verbal et la liaison verbale qu’il rend possible, transforme le rapport que le sujet entretient avec ses affects comme avec ses mimiques, sa gestuelle, sa posture et ses actes etc. La liaison verbale permet de contenir et de transformer les réseaux affectifs et ceux des représentations de choses, c’est alors dans la chaîne associative elle-même qu’il faut en repérer l’impact. Les expressions mimo-gesto-tonico-posturales peuvent alors accompagner les narrations verbales, elles donnent du corps ou de l’expressivité là où le sujet craint qu’elles soient insuffisantes, ou que les mots ne parviennent pas à transmettre le « tout » de la chose vécue. Les enfants et les adolescents sont coutumiers de cette expressivité corporelle d’accompagnement, souvent centrales chez eux, mais elle ne disparaît jamais complètement de l’expression adulte. Dans les formes plus élaborées encore, le jeu avec le langage ou les mots qui le composent, reprend, étaye et développe les jeux antérieurs avec les choses, le registre mimo-gesto-tonico-postural ou les affects.

Par transfert dans les aspects non-verbaux de l’appareil de langage ensuite, c’est-à-dire dans la prosodie (rythme, grain de voix, timbre de celle-ci etc.). La voix « dit » l’effondrement vécu en s’effondrant elle-même, son rythme d’énonciation se désagrège, son intensité tente de rendre les variations d’intensité de l’éprouver… L’éprouver, en se transférant dans l’appareil de langage verbal, affecte celui-ci dans les aspects les plus « économiques » de son fonctionnement.

Et enfin, après l’adolescence, par transfert dans le style même du langage utilisé, dans la pragmatique que celui-ci confère aux énoncés et qui permet que, entre les mots, dans leur agencement même, les choses se transmettent et soient communiquées. J’ai ainsi, par exemple, pu montrer ailleurs[10], comment le style de Proust, et en particulier son maniement de la ponctuation, transmettait au lecteur un essoufflement « asthmatique », sans que rien, ou presque, ne trahisse cet éprouver dans le contenu du texte même, en toute inconscience en somme. C’est alors au lecteur d’éprouver ce que le sujet ne dit pas qu’il éprouve, mais qu’il transmet « à travers » son style verbal. La capacité à transférer dans le style de l’énonciation la richesse des éprouvers n’est cependant pas donnée à tout le monde également et en tout cas pas avant la réorganisation de la subjectivité de l’adolescence. Les enfants n’ont pas encore de véritable style verbal.

On pourrait ainsi, à la seule écoute des chaînes associatives verbales, retracer l’histoire de la manière dont certaines expériences subjectives précoces ont été ressaisies dans l’appareil de langage. Quand la reprise intégrative est suffisante, les trois registres de l’appareil de langage que je viens d’évoquer, se conjuguent pour ressaisir les expériences subjectives précoces et leur donner un certain statut représentatif secondaire, pour symboliser secondairement l’expérience primitive.

Ces différentes formes de transfert de l’expérience subjective primitive dans l’appareil de langage n’empêchent pas mimiques, gestuelles, postures corporelles, d’accompagner l’expression verbale. C’est sur les trois registres d’expression de la vie pulsionnelle et de la vie psychique que le sujet exprime celles-ci. Il parle avec les représentant-mots, transmet par sa gestuelle, sa mimique, ses postures, ses actes, les représentations de choses et représentaction qui le meuvent, exprime par tout son corps la présence les représentants-affects qui accompagnent les autres formes d’expressivité. La domination du langage verbal dans expression de soi ne doit pas faire oublier à quel point elle est accompagnée d’une expressivité corporelle sans laquelle elle ne remplit que fort mal son office. Une expression verbale coupée de tout affect et de toute expressivité corporelle laisse un effet de malaise chez l’interlocuteur, rend difficile l’empathie, laisse transparaître comment le sujet est clivé de l’enfant qu’il fut et du fond de l’expérience affective humaine. Les formes de langages premiers, langage de l’affect et langage de l’expression mimo-gesto-posturale, témoins des premiers temps de la vie psychique, premières tentatives d’échanges et de communication, se maintiennent toute la vie et restent nécessaires à l’expressivité, et ceci même quand le langage verbal a assuré sa domination sur les formes de l’expression.

L’échec de la reprise.

La question clinique centrale, celle dont nous avons suivi le relevé dans la pensée de Freud et qui commande la question des extensions, est celle du devenir des expériences subjectives précoces qui n’ont pu être secondairement suffisamment ressaisies dans l’appareil de langage verbal. Je précise « suffisamment » car on ne peut exclure, même pour celles qui ont un caractère traumatique et désorganisateur, une certaine forme de ressaisie dans l’appareil de langage, au moins pour ce qui concerne une partie des « états » narcissiques, voire même des « états » psychotiques. Mais ce qui m’intéresse plus particulièrement ici est ce qui, tôt soustrait par refoulement, clivage ou projection au processus de symbolisation langagier, va chercher et trouver des formes d’expressivité non verbales.

Dans toutes les formes de souffrances narcissiques-identitaires sur lesquelles j’ai pu me pencher, une partie du tableau clinique présenté déborde la seule associativité verbale et se manifeste par une pathologie de l’affect ou de l’agir qui me semble témoigner, pour prolonger l’hypothèse que propose Freud, de la « réminiscence » d’expériences subjectives précédant l’émergence du langage verbal.

L’hypothèse que je propose en complément de celles qu’il avance, est que ces expériences subjectives vont tendre à se manifester dans des formes de langages non-verbaux qui empruntent au corps, au soma, à la motricité et à l’acte, leur forme d’expressivité et d’associativité privilégié. De la même manière que l’enfant « préverbal » utilise l’affect, le soma, le corps, la motricité, le registre mimo-gesto-tonico-postural etc. pour communiquer et faire reconnaître ses états d’être, les sujets en proie à des formes de souffrance narcissique-identitaire en lien avec des traumatismes précoces, vont utiliser aussi ces différents registres d’expressivité et d’associativité pour tenter de communiquer et faire reconnaître ceux-ci et ceci de manière centrale dans leur économie psychique.

Une autre manière de présenter l’essentiel que ce que je souhaite porter à la réflexion, est de dire que la représentance pulsionnelle, et c’est en cela que j’ai pu proposer l’idée que la pulsion était nécessairement aussi « messagère », se développe et se transmet selon trois « langages » potentiellement articulés entre eux mais néanmoins disjoints : le langage verbal et les représentations de mots, le langage de l’affect et les représentants-affects, et enfin le langage du corps et de l’acte et de leurs différentes capacités expressives (mime, gestuelle, posture, acte…) qui correspond aux représentations de choses[11] (et aux « représentactions » selon la belle formule de J.D.Vincent). Partant dans la prise en compte de l’associativité psychique il y a lieu d’entendre non seulement les liens qui s’opèrent entre les signifiants verbaux mais aussi d’entendre comment le langage de l’affect et celui des représentations de chose et représentactions viennent se mêler aux premiers. Il y a lieu d’entendre la polymorphie de l’associativité psychique.

Les expériences subjectives traumatiques auxquelles réfère mon hypothèse concernant les souffrances narcissiques-identitaires, sont soumises aux formes primitives de pulsionnalité, analité primaire (A Green) mais aussi oralité primaire, c’est-à-dire non réorganisées sous le primat de la génitalité, fut-ce celle de la « génitalité infantile » (Freud). Ce sont des expériences subjectives qui atteignent le sujet avant l’organisation du « non » (troisième organisateur de Spitz), avant les premières formes du « stade du miroir » (Wallon, J.Lacan) et de l’émergence de la réflexivité, avant l’organisation de la représentation constante de l’objet et l’organisation de l’analité secondaire (R.Roussillon), c’est-à-dire pour donner une idée approximative avant la réorganisation de la subjectivité qui s’amorce la plupart du temps entre 18 et 24 mois et se poursuit ensuite.

Je souligne ces différents « analyseurs », ces différents « marqueurs » de la subjectivité, car leur manque à être organisé va colorer de manière spécifique le type de communication dont les formes de langages non verbaux dont je traite ici vont être porteur. Ils témoigneront en effet souvent d’une organisation pulsionnelle « primaire » et peu organisée, d’une grande difficulté dans l’expression de la négation, d’un échec et une quête de réflexivité, d’une dépendance aux formes de présence perceptive de l’objet. On pourrait dire en paraphrasant Freud « l’ombre de l’objet plane et tombe sur les langage non verbaux », etc.

De ce fait les langages de l’acte et du corps restent en effet fondamentalement ambigus, ils portent un sens potentiel, virtuel, mais celui-ci est dépendant du sens que l’objet, à qui il s’adresse, lui confère. C’est un langage qui, plus encore que tout autre, est « à interpréter », il n’est que potentialité de sens, que potentialité messagère, il est sens non encore accompli, (inachevé dit Freud) en quête de répondant, il n’épuise jamais son sens dans sa seule expression, la réaction ou la réponse de l’objet sont nécessaires à son intégration signifiante. C’est aussi pourquoi la clinique nous en montre la plupart du temps une forme « dégénérée », c’est-à-dire une forme dans laquelle, le répondant n’ayant pas été trouvé ou n’ayant pas fourni la réponse subjectivante adéquate, le sens potentiel a perdu son pouvoir génératif.

Un premier exemple permettra de faire saisir ce que je veux dire. On connaît la stéréotypie classique de certains autistes ou psychotiques qui sont fascinés par un mouvement de leurs mains qui semblent tourner et revenir indéfiniment vers soi. Les auteurs d’orientation post-Kleinnienne évoquent alors une forme d’autosensualité. Sans doute. J’imagine plutôt, pour ce qui me concerne, qu’un tel geste « raconte » l’histoire d’une rencontre qui n’a pas eu lieu. La première partie du mouvement semble en effet aller vers l’extérieur, vers l’objet. J’imagine alors un objet absent, ou indisponible, ou insaisissable, indisponible, indifférent, un objet sur lequel le geste de rencontre « glisse », sans pouvoir se saisir d’un fragment de réponse, il revient alors vers soi, porteur de ce qui n’a pas eu lieu dans la rencontre. Il tourne à vide, va vers un autre virtuel et revient vers soi, oublie dans son retour ce vers quoi il tendait, mais ce vide, cet oubli, est plein de ce qui n’a pas eu lieu, ce vide « raconte » potentiellement ce qui ne s’est pas produit dans la rencontre. L’ombre de l’objet non-rencontré tombe sur le geste, il tombe sur l’acte « en creux », en ombre. J’ai fait l’hypothèse que certains des signifiants formels décrits par D.Anzieu sont formés ainsi, comme une première « narration » motrice des expériences de rencontre et de non rencontre avec l’objet.

Mais l’ombre de l’objet tombe aussi sur le corps et sa gestuelle. J’ai fait l’hypothèse (1995) qu’une écoute des formes de manifestations sensorielles, sensori-motrices, présentes dans les affections psychosomatiques, considérées comme des traces de formes de communication d’expériences primitives déqualifiées, restait en partie possible. L’exploration complète des formes cliniques de ces modes de manifestation déborderaient largement les limites de mon propos présent, il faudrait en effet reprendre par exemple toute la question du symptôme psychosomatique sous l’angle de l’hypothèse que je propose, ou encore toute la question de la place de l’acte et de ses formes dans l’économie psychique, cela nous entrainerait trop loin.

Je m’arrêterais seulement sur la question de formes plus sophistiquées de présence des expériences primitives dans le langage du corps et du sexuel. J’ai en tête en particulier la question du fétichisme sexuel. Quand Freud se penche sur la question, il réfère la naissance du fétiche au caractère traumatique, pour certains sujets, de la différence des sexes et en particulier de la vision du sexe féminin interprété comme le signe d’une castration. Le fétiche sera alors choisi en fonction de sa proximité avec le lieu de la découverte, souvent la dernière chose aperçue avant celle-ci : jarretelle, botte ou chaussure… Son interprétation réfère donc à la dimension infantile du symptôme. Mais celle-ci n’explique guère pourquoi la découverte est traumatique pour certains sujets et pas, ou moins, pour d’autres.

En 1927 dans l’article qu’il consacre au fétichisme, Freud aborde le cas du fétiche de l’homme aux loups, fétiche singulier puisqu’il a trait à la nécessité de la présence sur le visage de la femme aimée, pour qu’elle soit désirée, d’un « brillant sur le nez ». Le texte hésite de l’anglais à l’allemand entre un « brillant sur le nez » ou un regard qui « brille » le nez, pour dire vite. Ce fétiche est singulier, il est sur le visage, partie du corps qui n’est pas particulièrement proche du sexe féminin. Autrement dit, l’hypothèse de Freud selon laquelle le fétiche est choisi du fait de sa proximité perceptive avec le sexe féminin ne s’applique que mal. On peut bien sûr toujours faire, comme Freud, l’hypothèse d’un déplacement du bas vers le haut, mais on peut aussi se demander pourquoi effectuer un tel déplacement et si cela ne veut pas dire autre chose. Vers la même époque (1924) Freud travaille aussi sur l’effroi face à la tête de Méduse. Là encore il interprète la présence des cheveux de serpents qui ornent le front de la méduse du Caravage, qu’il prend comme figure exemplaire dans son analyse en en introduisant la représentation picturale dans son texte, en lien avec une représentation annulée de la « castration » féminine. Cependant, la figuration que le Caravage propose se caractérise par le fait que le visage de la Méduse est rempli d’effroi lui-même. La méduse est supposée « méduser » d’effroi l’autre, et le visage de celle-ci est lui-même celui de l’effroi, en miroir en quelque sorte.

Dans les deux cas donnés par Freud, celui-ci interprète le contenu en fonction de l’angoisse de castration, et il n’y a pas de raison de ne pas le suivre sur ce chemin-là. Mais cette interprétation ne saurait épuiser la question ni le matériel signifiant que Freud nous propose. Elle ne rend pas compte, en effet, que, dans les deux cas, c’est sur le visage que la question de la castration semble se déplacer, et pourquoi donc choisir le visage si c’est la dernière perception précédent la découverte de « l’horreur de la castration » qui doit servir à fixer le fétiche comme Freud l’avance à différentes reprises. L’hypothèse que je propose en complément tente de donner sens à la fois au fait qu’il s’agit du visage, et que celui-ci semble fonctionner comme miroir, miroir du regard brillant qui fait briller le nez, miroir de l’effroi que la méduse est supposée provoquer.

Winnicott souligne que la fonction primitive du visage de la mère, donc le lien au féminin primaire dans sa conception, est de refléter à l’enfant ses propres états d’être, et donc de fonctionner comme une première forme de miroir de l’âme. Le pas est-il si difficile à franchir jusqu’à penser que, à l’expérience de la découverte du féminin secondaire, représentée par le sexe féminin vient se mêler la trace d’une expérience du féminin primaire, de ce que reflète le visage de la mère donc. Que sur la découverte de la différence des sexes vienne se transférer aussi une expérience primitive en lien avec l’expression du visage de la mère et la menace, par exemple, d’une extinction du « brillant de ses yeux », comme signifiant premier du désir et du plaisir de celle-ci à contempler son fils. Se mêlent à la « conversation » secondaire de l’enfant avec la figure du sexe féminin, les formes premières de sa rencontre avec le féminin.

Je ne peux multiplier les exemples dans les limites de cette réflexion mais j’aimerais souligner, pour finir et dans le prolongement de ce que je viens d’évoquer, l’idée d’un langage de l’acte sexuel et de la sexualité.

J’évoquerais d’abord l’acte sexuel en particulier, qui me semble être tout à fait interprétable selon la ligne que je propose. La rencontre des corps, la manière dont ils se rencontrent, dont l’un pénètre l’autre, le rythme du « va et vient », la douceur, la brutalité, la posture, l’intensité mise dans l’engagement de soi etc., « racontent » à l’autre la pulsion de soi, mais aussi comment, dans le corps à corps primitif « préverbal » avec les premiers objets, les corps se sont rencontrés, pénétrés, et comment cela a pu être repris intégré, médiatisé et symbolisé dans le sexuel adulte. Les corps « parlent » le sexuel, l’acte sexuel « raconte » l’expérience de soi et l’histoire de l’expérience de la rencontre avec l’objet.

Le langage des corps dans le monde animal me fournira enfin mon dernier exemple. Le « domptage » des dauphins obéit à un rituel intéressant et qui pourrait bien aussi se retrouver dans certaines formes d’acte sexuel ou de rencontre corporelle chez l’homme. Le dompteur doit commencer par présenter une partie de son propre corps, son bras par exemple, pour ne pas dire son membre, à la bouche, pleines de dents acérées, du dauphin. Celui-ci pourrait, d’un coup de mâchoire, trancher ce qui s’offre ainsi à lui. Mais il se contente d’exercer une faible pression sur le membre offert, le bras, il fait « sentir » qu’il pourrait couper ou endommager celui-ci, et s’arrête sans blesser le « dompteur » confiant. Puis ce dernier peut retirer le bras, et alors le dauphin se retourne et offre son ventre, la partie la plus vulnérable de son anatomie. Le dompteur à son tour pose la main sur le ventre et exerce une pression qui signifie autant qu’il peut exercer son pouvoir sur cette partie vulnérable, que le fait qu’il ne le fait pas. Voilà un « dialogue » corporel qui me paraît être le prototype corporel des opérations au fondement de ce que l’on a pu nommer le « transfert de base » que l’on peut observer quand une cure psychanalytique se présente bien. Bien sûr un tel dialogue est polysémique, il peut s’interpréter de bien des façons, du point de vue des formes du sexuel engagé, du point de vue des enjeux narcissiques de la vulnérabilité et de la sécurité, etc., mais n’est ce pas aussi la caractéristique fondamentale du langage de l’acte, et d’une manière plus générale du corps.

 

 

 

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[1] Résultats, idées problèmes, T I, PUF.

[2] Pour ceux qui voudraient plus de données sur cette question je renvoie à mon livre « Du baquet de Mesmer au Baquet de Freud » 1995, PUF.

[3] F Varela Connaître les sciences cognitives,

[4] (2005) Le cerveau des émotions, trad. Française O Jacob, Paris.

[5] On en trouve l’indication dans les Minutes de la société psychanalytique de Vienne.

[6] Je préfère dire formation ou concept plus que « fantasme originaire », en 1916 Freud confère à ceux-ci une valeur organisatrice de l’expérience psychique, en 1917, à propos du « petit objet détachable » et de la castration, il avance l’idée qu’il s’agit d’un « concept inconscient » et montre que celui-ci est un organisateur d’une partie de l’associativité psychique qui permet à différents « signifiants » de celle-ci de glisser les uns sur les autres.

[7] En ce sens j’aurais dû dire à chaque fois associativité / dissociativité si cela n’avait pas alourdi inutilement mon propos.

[8] L’instance qui commande la réflexivité est, Freud le souligne clairement en 1932 dans les Nouvelles leçons d’introduction, le surmoi et le type d’organisation du surmoi.

[9] Processus réentrants décrits par G Edelmann et processus dits de consolidation ou de reconsolidation par C Alberini.

[10] R.Roussillon 1994. La Rhétorique de l’influence, Cliniques Méditerranéennes n° 43-44 ÉRÉS

[11] Pour des développements métapsychologiques plus complet on se réfèrera à R.Roussillon 1995 La métapsychologie des processus et la transitionnalité Rev franç psychanal n°5, 1375-1519, PUF. ou à 2001. Le plaisir et la répétition. Dunod, Paris. (2°édition 2003).

ÉPISTÉMOLOGIE DE LA PSYCHANALYSE ET CLINIQUE DE LA THÉORIE

EPISTÉMOLOGIE PSYCHA 2012

1

ÉPISTÉMOLOGIE DE LA PSYCHANALYSE ET CLINIQUE DE LA

THÉORIE

R Roussillon

Introduction.

Pour introduire ma réflexion sur les rapports qu’entretiennent théorie et clinique

au sein de la psychanalyse, je voudrais commencer par proposer une première

série de remarques épistémologiques. La psychanalyse occupe une place à part

dans le champ épistémique dans la mesure où elle est aussi fondée sur une

praxis qui présente certaines singularités qui lui confèrent autant de

particularités. Pour chercher à cerner l’arête vive de celles-ci je me tournerais

vers la position de Freud, qui, en ces temps troublés par les conflits qui agitent la

position sociale de la planète des psy, propose des repères utiles. Quand il

cherche à penser la spécificité de la pratique psychanalytique Freud n’oppose

pas la psychanalyse à la psychothérapie comme on le voit trop souvent faire de

nos jours, il oppose la psychanalyse à la suggestion, à l’exercice d’une forme

d’influence qui contourne le libre arbitre du sujet, qui exerce une forme

d’emprise sur lui que celle-ci soit manifeste (c’est la suggestion « paternelle »

selon S Ferenczi) ou qu’elle soit plus insidieuse (selon un modèle « maternel »

toujours selon S Ferenczi). Non pas que Freud conserve longtemps la naïveté de

penser que la suggestion est étrangère à la psychanalyse, qu’elle soit évitable par

simple pétition de principe qu’il suffirait d’affirmer haut et fort, mais qu’il

ordonne son exercice au dépassement de celle-ci : on reconnaît ici le prescriptif

de l’analyse du transfert.

J L Donnet, aux échanges avec qui ma présente réflexion doit beaucoup, propose

une belle formule qui saisit en un paradoxe l’orientation du travail

psychanalytique : il souligne ce qu’il y a de « suggestion inévitable pour sortir

de la suggestion ». La suggestion n’est donc pas considérée comme « dépassée »

par une simple pétition de principe, c’est le processus même du travail

psychanalytique qui en rend possible « l’aufhebung » selon le terme de la

philosophie Hegélienne qui désigne le mieux cette opération de

« dépassement ».

Mais affirmer comme je viens de le faire à la suite de Freud que l’enjeu de la

pratique psychanalytique est de sortir de la suggestion, celle historique des

objets significatifs avec lesquels le sujet s’est construit, celle actuelle de

l’analyste avec qui il ressaisit son histoire, entraîne ipso facto une série de

conséquences sur la question qui nous occupe qu’il faut prendre le temps de

formuler à défaut d’en déployer tous les attendus.

La pratique doit pouvoir démentir la théorie, c’est la forme que le « principe de

falsification » de K Popper prend en psychanalyse. Ce qui signifie qu’en

pratique une chance doit toujours être laissée au processus analysant de venir

contredire l’attente de l’analyste issue de la théorie, sans quoi la théorie, nous

2

reviendrons sur ce point, risque d’être utilisée comme une « machine à

influencer » (V Tausk).

La psychanalyse est alors centrée sur un processus d’appropriation subjective

(selon le « Wo Es war soll Ich werden » emblématique de Freud ou mieux « Wo

Es und Uberich waren soll ich werden » en intégrant la question du surmoi dans

la formule) qui s’effectue par l’entremise du travail de symbolisation de

l’expérience vécue (Erlebnis).

La pratique psychanalytique ne peut être le résultat d’une « application » de la

théorie psychanalytique à un sujet, la psychanalyse doit pouvoir se

« réinventer » avec chaque sujet, en fonction des singularités de celui-ci.

Autrement dit en pratique la théorie doit être « suspendue », c’est l’une des

conditions de possibilité de l’écoute flottante, nous retrouvons là, par exemple,

la position de Bion concernant le point 0, celui à partir duquel l’analyste peut

être « sans désir ni mémoire », celui à partir duquel il est réceptif, dans un état

de « negative capability », de capacité à accepter l’inattendu, l’informe

(Winnicott), l’indéterminé selon l’expression que j’ai proposé, l’inconnu à venir,

ce que de son côté G Rosolato à formulé en terme de « relation d’inconnu ».

Commence ainsi à se profiler une relation particulière entre théorie et pratique

que J L Donnet à formulé en terme « d’écart théorico-pratique ».

Cependant celui-ci n’est pas seulement la conséquence de ce qui se présenterait

simplement comme un principe « éthique » pour le psychanalyste, comme un

composant de celle-ci, il est aussi le résultat du fait que « l’objet » épistémique

n’est pas situé de la même manière en théorie et dans la pratique, qu’il n’est pas

construit de la même manière.

La théorie résulte d’un processus « d’abstraction objectivante », elle produit des

énoncés « positivés ». Par exemple, mais il est essentiel, en théorie l’Ics se

présente comme une positivité agissante dont on peut décrire les formes et

processus (condensation, déplacement etc.…). Le sujet théorisant est « retiré »

de la théorie, ou plutôt il feint d’être retiré, il se donne comme retiré, et c’est

bien la procédure de retrait, sa forme et les processus qui la constituent, qui

témoignent de la valeur de la théorisation.

Par contre la pratique se construit, à l’inverse, dans un processus « d’implication

subjectivant » qui « présente l’objet » comme une négativité. L’Ics, pour

poursuivre notre exemple, se donne alors comme un non-dit, un non-pensé, un

non-senti, un non-vu pour le sujet … Celui-ci est appelé à partir de ce qui lui

échappe et c’est à partir de ce qui manque à être, que « l’entrejeu »1

psychanalytique se déroule. En pratique le sujet est appelé sur scène, il est

1 Je propose « entrejeu » pour traduire l’anglais « interplay », à la place de l’interaction, inadéquat

pour cerner au mieux le travail psychanalytique, mais bien sûr l’entrejeu renvoie à l’entre « je » sans

doute aussi plus adéquat depuis que le terme d’intersubjectivité menace de renvoyer aux positions des

analystes de la côte Est des US.

3

appelé à se « produire » comme on dit qu’un acteur se produit sur scène, comme

on parle d’une production représentative.

Conditions de possibilité de la suspension

Ceci étant comme je l’ai déjà indiqué, il ne suffit pas de décréter les choses pour

qu’elles puissent prendre effet, un certain nombre de conditions sont requises, il

en va ainsi aussi de la suspension de la théorie en pratique qui suppose elle aussi

que soient réunies un certain nombre de conditions.

La première de celle-ci peut-être saisie dans un paradoxe, celui de la question de

« tout ce qu’il faut avoir saisi et compris » pour rendre la suspension pratique

effective. La chose est manifeste dans les supervisions de cure de jeunes

analyste en cours de formation, ils ont beaucoup de difficulté à réaliser la mise

entre parenthèse (l’épocké de Husserl) de ce qu’ils connaissent de la théorie, à

l’inverse même ils cherchent à retrouver la théorie dans le matériel clinique ce

qui a souvent pour conséquence d’entraver les conditions de l’écoute flottante.

L’écoute n’est plus « libre » elle devient contrainte par l’exigence de « faire de

la psychanalyse », et « faire » de la psychanalyse, c’est pour eux, et à l’avenant

de leurs modèles identificatoires, « interpréter la scène primitive » ou

« l’homosexualité latente » ou encore « la castration » ou « l’identification

projective du mauvais sein » (sans guillemets alors à « mauvais »). À l’inverse

plus la théorie de l’analyste a atteint un certain degré de développement et de

complexité, plus elle s’approfondit, et plus la suspension de celle-ci est aisée et

tolérable. Et de la même manière que Green avait fait remarquer que pour

n’avoir « pas de mémoire » selon le précepte de W-R Bion il fallait avoir « une

mémoire d’éléphant », de la même manière, la suspension de la théorie suppose

une très bonne connaissance de celle-ci et de ses pluralités. Une relation

d’inconnu suffisamment tranquille suppose une assez bonne expérience de ce

qui peut se produire. J’ai écrit, comme sans le vouloir, « de ses pluralités »,

naturellement. Quand l’analyste appartient à une école trop définie, qu’il se veut

« Kleinien » ou encore « Lacanien » ou même « Freudien » ou « Winnicottien »

ou quelque appellation que ce soit, il est menacé de faire du Klein, Lacan, Freud

ou autre, il tend à devenir militant d’une forme d’écoute particulière, il n’est

plus en mesure d’être dans l’état de « théorisation flottante » qui accompagne la

suspension de la théorie.

On ne peut donc se passer de la théorie même pour la pratique, et pour pouvoir

suspendre efficacement la théorie il faut en avoir une, ou plutôt plusieurs, je

plaide pour la pluralité de la théorie et de la théorisation, c’est dans la pluralité

que la théorie perçoit qu’elle est une forme de construction particulière, une

forme d’interprétation et non une vérité révélée comme dans la position d’école

et de militantisme.

Mais on ne peut s’en passer complètement non plus dans l’organisation concrète

de la rencontre, il y a un « minimum de théorie » sans lequel l’analyse ne peut se

produire, un minimum de théorie « organisatrice » de l’écoute et des conditions

4

de la rencontre analytique. Nous l’avons dit un fond de suggestion, disons

d’induction, est inévitable.

À l’origine de l’analyse il y a une provocation au transfert, selon le terme de J

Laplanche, une induction de base qui rend la situation « analysante » et le

« site » (P Fedida, J L Donnet) potentiellement analytique. Le minimum de

théorie, d’induction théorique, sans lequel l’analyse ne peut avoir lieu, est celui

que le cadre, le dispositif psychanalytique, incarne2. Car le dispositif n’est pas

exempt de théorie, sa forme, son organisation, contiennent une théorie de

l’analyse, ou plus particulièrement de la théorie de la symbolisation propre à

l’analyse, à l’analyse dans ce dispositif-là. Le cadre, le dispositif est de la

théorie « matérialisée », c’est de la théorie induite « de fait » dans la situation,

muettement. Et, pour être sensible à cette dimension, il faut faire « parler » le

cadre généralement « muet », silencieux, il faut lui faire « dire » quelle théorie

de la symbolisation il porte et contraint, quelle théorie du processus analytique

par la symbolisation il implique.

Chacun se souvient de la manière métaphorique par laquelle Freud présente la

règle du travail psychanalytique. La métaphore est celle du voyageur de train

(quand on connaît la place du train dans l’auto-analyse de Freud, on ne peut que

se dire que ce choix n’est pas fortuit chez lui, on se souviendra aussi que le train

est chez lui le lieu du dévoilement de sa mère, matrem nudem). Celui-ci regarde

le paysage qui défile sous ses yeux (le train roule donc) et décrit à un autre

personnage le paysage qui se déroule sous ses yeux. Transfert d’un mouvement

moteur, d’une « motion » pulsionnelle motrice, dans une image « visuelle », une

pensée en image visuelle, puis transfert dans la parole de celle-ci, transfert sur la

parole même avanceront certains modernes.

Mais cette règle ne s’applique pas dans n’importe quelle situation, le patient est

allongé, le transfert du champ moteur dans le champ visuel suppose une

suspension de la motricité, la position « dit » comment transférer le champ

moteur dans le champ visuel, le transfert du champ visuel dans la parole suppose

lui une certaine suspension de la communication visuelle, analyste est placé à

l’arrière il n’est pas vu, pas supposé voir, là encore le dispositif « dit » comment

faire, il dit que l’analyste est supposé entendre, ne faire qu’entendre. On peut

continuer de faire ainsi « parler » le cadre, l’analyste est comme absenté du

champ de la communication visuelle, la symbolisation suppose une certaine

absence, une certaine forme d’absence, mais il est là pour entendre, la

symbolisation suppose aussi une certaine forme de présence. La symbolisation

s’effectue à deux, l’analyse n’est pas auto-analyse, même si elle trouve dans la

réflexivité sa forme la plus accomplie, cette réflexivité n’est pas solipsiste, elle

passe par la médiation d’un autre, d’un autre-sujet, situé en position

asymétrique.

2 En plus bien sûr du fondement de la méthode de l’écoute associative, mais c’est une autre

question qui nous entraînerait trop loin ici.

5

Dans d’autres dispositifs, avec les enfants par exemple, c’est une autre

« théorie » de la symbolisation qui viendra se matérialiser dans le cadre. Le lieu

comporte des objets, des « objeux » des objets pour jouer, le jeu comme objet

pour le transfert, du papier un crayon pour dessiner, les représentations de

choses et communications visuelles sont montrées avant ou en même temps

qu’elles sont dites, la communication admet des messages transférentiels qui

passent par le visuel, la symbolisation passe par la motricité, par un certain

registre moteur, passe par la perception visuelle, par un certain registre de la

perception visuelle, un registre qui promeut directement des représentationscorps

ou des représentations-choses.

On symbolise sous le regard de l’autre, dans une adresse qui « ouvre » le canal

visuel. Dans le « face à face » ou le « côte à côte » avec des adultes, les

messages visuels sont aussi potentiellement « qualifiés » par le dispositif, ils

apportent leur contribution au processus de symbolisation en cours. C’est une

erreur de considérer que le face à face accorde plus de « perception » à

l’analysant, ou du moins l’insistance mise sur cet aspect, risque de faire perdre

de vue que la perception en question ne vaut qu’en tant qu’elle rend possible les

messages visuels, les messages corporels, que l’association sous le regard de

l’autre et d’un autre que l’on peut aussi regarder, ouvre un autre canal de

communication, et ainsi d’autres modalités de symbolisation que celles qui

passent par le seul langage verbal. Le dispositif règle quelles modalités de la

symbolisation seront qualifiées et reconnues.

Ainsi, je propose l’hypothèse que le dispositif analysant contient la part de la

théorie qui est inévitable, celle qui ne peut être suspendu sous peine de

dissolution, mais qu’il la contient à condition de la rendre « muette » selon le

terme de J Bleger, de la matérialiser dans la trame même du dispositif et ainsi de

la rendre « non processuelle ». Elle devient la condition du processus, ce qu’il

faut accepter d’induction inévitable pour que la rencontre analysante puisse

avoir « lieu » d’être.

Transfert et pénétration « agie » de l’objet.

Ceci admit, il nous faut maintenant partir, à l’inverse, de la pratique pour

considérer comment, dès lors, la situation s’organise. Le souci du psychanalystepsychothérapeute

de ne pas utiliser la suggestion directe, et même d’utiliser la

part de suggestion inévitable pour rendre possible au sujet de sortir de celle-ci,

la suspension de la théorie à laquelle il s’astreint et dans le « refus » duquel il se

constitue comme « sujet supposé ne pas savoir », creusent un espace en négatif

qui contribue à « attracter » le mouvement transférentiel et son déploiement.

Le psychanalyste qui se refuse à utiliser la suggestion va se trouver à son tour en

butte à la suggestion et à l’influence exercée par le patient et les processus qu’il

déploie. Le transfert, et plus particulièrement le transfert en tant qu’il est

inconscient et non réflexif, va alors produire ce que J L Donnet a appelé une

« pénétration agie » pour traduire « l’agieren » par lequel il se manifeste et se

6

rend sensible. Il est classique maintenant de considérer que la manière dont

s’effectue cette « pénétration agie » dans l’état affectif de l’analyste va servir de

base au travail psychique « à partir du contre-transfert » et du travail nécessaire

pour rendre celui-ci suffisamment conscient. Mais il me semble pertinent de ne

pas s’en tenir à cette forme de la pénétration agie, car elle n’est pas la seule. À

côté de l’agieren qui s’exerce par l’entremise de l’état affectif de l’analyste, il

me semble aussi pertinent de discriminer celle qui concerne singulièrement le

dispositif lui-même et celle qui s’exercent sur la théorie elle-même, ce qui

implique, à côté de la clinique du contre-transfert, la plus travaillée, une clinique

des dispositifs et une clinique de la théorie ce qui appelle commentaire.

Comment en effet faire une clinique, une analyse, des conditions même de

l’analyse ? Comment « sauter par-dessus son ombre » pour reprendre la très

belle formule de J L Donnet ?

J L Donnet dans « Le divan bien tempéré », et en réponse aux propositions de J

Bleger, s’arrête sur la question de ce paradoxe, et conclu qu’après tout le cadre

c’est ce qui peut ne pas être analysé. Le problème est qu’il arrive que la clinique

ne laisse pas le choix et que la pratique confronte à certaines formes de

problématique narcissiques-identitaires qui ne cessent d’interroger le cadre et de

menacer de dissoudre les paradoxes transitionnels qui en constituent l’efficace.

J’ai proposé de nommer « situations-limites » (R Roussillon 1991) les

conjonctures cliniques dans lesquelles le cadre était ainsi « chauffé à blanc » de

telle sorte qu’étaient révélés ses paradoxes fondateurs mais aussi ses lignes de

déconstructions potentielles.

On pourrait montrer comment de nombreux aspects du dispositif

psychanalytique surgissent de la déconstruction du cadre de la pratique médicale

sous l’action de la prise en compte des processus de l’hystérie d’abord, puis de

la névrose obsessionnelle ensuite. Les variations actuelles du dispositif

psychanalytique, ce que l’on appelle avec Winnicott les « aménagements » de

celui-ci, se laissent penser comme l’effet de la prise en compte des « situations

limites » produites par les conjonctures transférentielles dans lesquelles les

problématiques narcissiques-identitaires sont au premier plan (fonctionnement

dits « border-line, ou encore « narcissiques » ou « psychosomatique », voire

psychotique sous la forme des « transferts délirants…). Mais la psychanalyse

contemporaine ne nous a pas seulement confrontée aux variations du cadre de la

cure standard, elle nous a aussi sensibilisé à l’exportation et au transfert du

dispositif psychanalytique auprès des groupes, des couples, de la famille, après

nous avoir enseigné comment elle pouvait aider les enfants voire les couples et

triade primitive mère bébé et père mère bébé.

Nous ne manquons plus de méthode pour engager une clinique des dispositifs, à

la méthode des « situations-limites et extrêmes » dans laquelle c’est par le

passage à la limite de l’analyse que le cadre et le dispositif révélaient leurs

fondements généralement muets, s’ajoute l’apport considérable des

contributions que les nouvelles pratiques psychanalytiques évoquées plus haut

7

(le psychodrame psychanalytique, la psychanalyse de groupe et de ces groupes

singuliers que sont la famille et le couple) apportent à notre compréhension des

effets de ceux-ci. La pluralité actuelle des dispositifs « analysants » rend

possible une clinique différentielle des dispositifs, nous ne sommes plus

« obligés » de sauter par-dessus notre ombre, nous pouvons transférer l’analyse

ailleurs et, dans et par ce transfert, examiner ce que produit et induit telles ou

telles variations ou aménagements.

Vers une clinique de la théorie.

L’objection de l’auto-référence d’une clinique de la théorie (sauter par-dessus

son ombre) doit aussi pouvoir être travaillée et j’aimerais proposer quelques

orientations pour en ouvrir la question.

Je ferais remarquer en premier lieu qu’une séquence clinique, quelle qu’elle soit

ne saurait être interprétée d’une seule manière. L’expérience de l’échange interanalytique

met en évidence qu’une séquence clinique est toujours susceptible

d’une pluralité d’interprétation (même si elles ne sont pas non plus infinies) en

fonction des différences de « sensibilités » psychanalytiques. Inversement une

séquence clinique qui ne se donnerait comme interprétable que d’une seule

manière aurait toutes les chances de n’être qu’une clinique ad hoc, qu’une

clinique trafiquée pour les besoins de la démonstration, elle n’est jamais alors en

mesure de venir « démentir la théorie », ce serait une clinique « appliquée », une

clinique « sous influence ». Ce qui veut dire que le danger de la clinique

psychanalytique est du côté de l’application d’une théorie « totalitaire »,

« totalisante », du côté d’une « théorie unique » comme on dit d’une « pensée

unique », qui signe la transformation de la théorie en idéologie. Je plaide ici, je

l’ai déjà indiqué plus haut, pour une nécessaire pluralité théorique qui me paraît

être la condition de possibilité d’une suffisante « théorisation flottante » qui

suppose différents modèles alternatifs et un jeu possible entre les différents

modèles. La psyché est hyper complexe selon les termes d’E Morin, et cette

hyper complexité ne peut être résumée dans un modèle unique. C’est pourquoi

j’ai personnellement toujours été très sensible au souci de Freud de présenter la

métapsychologie comme composée de différents points de vue, j’avais (R

Roussillon 1995) proposé l’idée d’un « maillage théorique » alternatif à une

conception totalisante de la psyché.

Cela me conduit à une autre proposition. Plutôt que d’envisager la théorie

psychanalytique comme une théorie « achevée », et donc potentiellement close,

il me semble plus heuristique de considérer le « processus théorisant », de

considérer qu’elle se donne comme un processus de théorisation qui réfléchit

son parcours au fur et à mesure que celui-ci se déroule. Il n’y a pas de

« grande » pensée psychanalytique qui ne procède pas par l’extraction

progressive de ses fondements. Freud évolue d’une topique à l’autre, il évolue

au fur et à mesure que sa pensée rencontre ses propres zones d’ombre, qu’elle

formule ses propres enjeux narcissiques-identitaires. M Klein aussi opère des

8

changements paradigmatiques au long de son oeuvre, elle « découvre » la

pertinence du concept de « position » progressivement et le travail se poursuit

avec ses successeurs comme W-R Bion ou D Meltzer. Mais ce serait une erreur

aussi de lire la pensée d’un Lacan comme d’emblée présente, le triptyque RSI

par exemple évolue depuis sa première apparition au début des années 60

jusqu’au séminaire qui lui est consacré en 1974-75. La méthode de lecture qui

consiste à piocher dans l’oeuvre d’un auteur des fragments de différentes

époques pour les adosser les uns aux autres comme s’ils étaient ainsi

composables, sans égard pour les années qui séparent leur moment d’écriture,

n’est que très peu respectueuse du travail de théorisation et du processus qu’il

implique, elle ne sert la plupart du temps à son auteur que comme faire valoir de

sa propre pensée.

À l’inverse l’étude du processus théorisant d’un auteur met en évidence que

l’évolution d’une pensée s’effectue dans une dialectique étroite avec des

problématiques cliniques spécifiques et qu’elle procède sur fond d’une clinique

de la théorie antérieure. C’est par l’analyse de la pénétration agie d’une

problématique dans la théorie, donc par cette forme particulière de « clinique de

la théorie », que le processus de théorisation se relance. Ainsi, pour prendre un

exemple majeur, Freud se dégage progressivement de ce que sa première

métapsychologie pouvait comporter de « narcissisme résiduel » pour produire la

seconde version de celle-ci. Il « pense » les aspects narcissiques de sa théorie

dans Schreber (il remarque dans le texte que le délire de Schreber est semblable

à sa théorie), il met en acte dans « Totem et Tabou » le meurtre du père de la

préhistoire comme représentant du narcissisme primaire, il conçoit le concept

de narcissisme dans « Pour introduire le narcissisme » il pense le processus par

lequel « l’ombre de l’objet est tombée sur le moi » dans deuil et mélancolie, il

dégage progressivement le moi de cette ombre puis commence à penser les

processus d’identification narcissique qui ont présidés à l’assimilation de

l’ombre de l’objet, creuse la question des alliances narcissiques ( les exceptions,

les traits de caractère dégagés par la psychanalyse) cerne la contrainte de

répétition au-delà du principe du plaisir déplaisir etc. Chaque texte déconstruit

progressivement un des aspects de la clinique du narcissisme et dégage

progressivement la théorie de celui-ci (pour des compléments cf. R Roussillon

1995). M Klein poursuit une partie du travail d’analyse du deuil et de deuil luimême

entrepris par Freud en dégageant les différentes « positions » subjectives

qui le rendent possible ou, à l’inverse, le freine, Winnicott, Bion, à leur tour

« analysent » ce que le Kleinisme n’avait fait qu’ébaucher concernant la place

de l’objet dans ce processus etc. Et le travail se poursuit depuis, il se « pense »

de plus en plus. L’analyse de l’OEdipe avait commencé à rendre pensable le

fantasme d’auto-engendrement narcissique et rendu possible de situer le sujet

dans le fantasme originaire de Scène Primitive (qui d’ailleurs se présente plus

dès lors comme un véritable concept inconscient que comme un simple

fantasme), l’analyse de la problématique de la différenciation moi-non moi,

9

creuse la question de l’engendrement du moi psychique, et plus seulement du

sujet lui-même, elle déploie les défenses narcissiques par lesquelles le sujet se

croit auto-engendré psychiquement, à l’origine simple de ses propres processus,

elle mute la problématique de l’absence de l’objet du côté des formes d’absence

de l’objet présent, ouvre la problématique de l’appropriation subjective de

l’expérience de la rencontre avec l’objet.

J’arrête là mon relevé historique du processus de théorisation, il n’est là que

comme échantillon de la démarche d’une clinique de la théorie et du processus

théorisant, du processus par lequel l’exploration théorique ultérieure « analyse »

les soubassements antérieurs de la conception théorique.

Ainsi peut-on engager une clinique de la théorie qui ne « saute pas par-dessus

son ombre », dans la mesure où c’est la confrontation permanente avec

l’interrogation clinique, et l’exploration théorique qu’elle implique, qui rend

celle-ci possible, c’est le processus même de l’approfondissement théorique qui

« analyse » de fait la théorie antérieure et en rend la clinique possible.

RÉSUMÉ.

La suggestion est inévitable en analyse ou en psychothérapie, elle est inévitable

parce qu’elle ne dépend pas du bon vouloir du psy mais de la place qu’il occupe

dans le transfert et de la manière dont il est entendu par le patient. Dès lors la

question devient comment utiliser la suggestion inévitable pour espérer pouvoir

en sortir. L’auteur propose différent éléments d’une réflexion sur cette question,

le respect de l’écart théorico-pratique, une attitude de théorisation flottante qui

suppose de renoncer à toute position d’école, enfin il invite au développement

d’une clinique de la théorie susceptible d’éclairer ce que chaque théorie

implique d’effets implicites masqués. Il donne l’exemple de la théorie du

narcissisme versus l’analyse du narcissisme de la théorie.

Mots-clés.

Suggestion, écart théorico-pratique, cadre psychanalytique, théories de la

symbolisation, narcissisme,

Bibliographie.

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Richard III ou le crime à rebrousse-temps.

Richard III

Introduction.

Richard III ou le crime à rebrousse-temps. R.Roussillon

Le narcissisme et sa fonction dans la criminalité peuvent être envisagés selon différents points de vue, différents vertex, celui que je vais adopté, en prenant William Shakespeare comme compagnon de route, repose sur l’idée que la (dé)régulation narcissique du sujet, celle qui le pousse au crime, ne peut être envisagée indépendamment de l’histoire des reflets et échos restitués par les objets significatifs de son histoire.

Prendre William Shakespeare comme compagnon et guide de route suppose une approche particulière de son œuvre et ici singulièrement de son « Richard III ». Cette approche, à la différence des recherches qui prennent les œuvres d’art ou les auteurs comme objet d’analyse, repose sur l’idée que le processus artistique et les œuvres produites, quand elles sont conséquentes, constituent des formes d’exploration du fonctionnement humain et de la vie psychique.

De ce point de vue William Shakespeare m’apparaît comme une sorte de théoricien du narcissisme, mais un théoricien qui déploie ses thèses et réflexions sur l’âme humaine «en acte» et «en situation et en scène» – et donc pas, à la différence de Freud et des psychanalystes, « en pensée » – à travers son œuvre théâtrale et le processus de déroulement des intrigues qui les organisent.

C’est d’ailleurs par cette manière particulière d’explorer les fonds de la psyché humaine qu’il nous touche particulièrement, elle s’adresse ainsi directement en nous, même si elle utilise le vecteur du langage parlé, aux formes les plus primitives et fondamentales de la communication humaine, au «fond» de l’humain.

Je dis que William Shakespeare est une sorte de théoricien du narcissisme car dans chacune de ses œuvres majeures il explore une problématique centrale du narcissisme : criminalité (Richard III), jalousie (Othello), folie (Roi Lear), sentiment identitaire (Hamlet) etc. Par exemple Richard III, comme Freud l’avait très bien vu, explore la « position d’exception » dans son lien avec la criminalité qui caractérise une certaine forme de torsion de la régulation narcissique et du rapport à l’humaine condition.

Avant de s’engager dans le relevé de ce que le Richard III et sa « position d’exception » apportent à la problématique de la criminalité, j’aimerais dire quelques mots préalables concernant l’idée d’une « recherche par l’art », différenciées des recherches sur l’art ou à propos de l’art.

La recherche par l’art.

Dans l’une de ses réflexions concernant la méthodologie de la recherche et de la démonstration en clinique, D.Anzieu souligne l’importance que des matériaux cliniques divers soient convoqués dans l’argumentaire. Par exemple une

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hypothèse issue d’un matériel de cure doit pouvoir trouver dans un mythe, un roman, une peinture ou tout autre objet culturel, un écho voire une confirmation. Et Freud lui même souligne à différentes reprises que s’il a raison concernant tel ou tel énoncé émergeant de la pratique clinique, il est probable que les poètes l’aient déjà formulé dans leur langage propre. Le psychanalyste apparaît alors comme le scientifique besogneux qui cherche à démonter à l’aide des lourdeurs de sa méthode ce que le poète ailée aura atteint sans effort d’un battement de mots, d’une image ou métaphore poétique.

E Morin de son côté laisse entendre que certaines œuvres littéraires – celles de Zola par exemple – peuvent être considérées comme des monographies de grand intérêt sociologique concernant une époque, un style de vie, ou une couche particulière de la population.

Cependant on ne peut pas dire que cette position, qui consiste à se mettre à l’écoute de ce que les formes artistiques peuvent nous enseigner sur l’homme et à les prendre au sérieux, ait acquis ses lettres de noblesse dans la recherche en sciences humaines. Elle serait d’ailleurs sans doute récusée par la plupart des chercheurs et en particulier de ceux qui dénient aux recherches qualitatives tout pertinence, mais pas seulement. Comme elle est récusée par tous ceux qui « sacralise l’art » et ne permettent pas que l’on se penche sur ses messages cachés pour tenter d’en mettre à jour les ressorts secrets.

C’est pourtant à cette méthodologie que j’ai personnellement choisi de me rallier : écouter ce que les artistes et leurs formes d’explorations spécifiques peuvent nous apprendre sur la psyché humaine et m’atteler à tenter de formuler « en pensée » ce qu’ils pensent en image, en acte, en situation ou en scène.

Par exemple Magritte dans son célèbre tableau représentant une pipe sous titrée «ceci n’est pas une pipe» contraint le spectateur, au delà de l’aspect humoristique du rapprochement image / mot, à une réflexion sur la manière dont le cadre du tableau suppose une convention muette dans laquelle nous estompons et mettons en latence dans le cadre le fait que l’art représente et ne fait que représenter, pour mieux jouir de cette représentation matérialisée. L’un des ressorts de l’illusion artistique est ainsi « artistiquement » implicitement démasqué, mais sous une forme telle qu’il reste en même temps actif. Le « trompe l’œil » interrogera à son tour le cadre lui-même en en « chauffant » le paradoxe constitutif : faire en sorte que ce qui « sort » du cadre « reste » dans le cadre. C’est là toute la question des « représentations-limites » dans leur lien avec la limite de la représentation. De même la représentation de l’absence de représentation de l’absence est elle-même une représentation de l’absence… Mais aussi, dans un autre ordre d’idée et avec d’autres moyens, les aventures d’Alice – petite fille de 7ans et 7 mois -, « Aux pays des merveilles » ou « Au delà du miroir », constituent l’une des meilleures monographies sur les vécus et éprouvés de la période dite de latence et sur les modifications qui affectent le rapport de l’enfant à la représentation psychique au début de la latence.

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Ces derniers exemples concernent le rapport à l’activité de représentation et de symbolisation et il est vrai que c’est le domaine d’expertise principal des artistes, c’est sans doute là qu’ils peuvent nous apprendre le plus, mais nous verrons plus loin que ce n’est pas, loin s’en faut, leur seul domaine d’expertise.

On saisit d’emblée combien une telle position est éloignée de « l’exploration des métaphores obsédantes de l’auteur » de Mauron où des psychobiographes qui cherchent à retrouver dans les œuvres les traces de fragments de la vie de l’auteur, voire les effets inconscients de certains traumatismes ayant affecté tel ou tel moment de celle-ci.

Il est temps maintenant d’en venir à William Shakespeare et à son Richard III.

Une méthodologie à rebrousse temps.

Si l’on veut essayer de prélever dans une pièce de théâtre des énoncés conséquents sur le narcissisme ou une autre problématique essentielle de la vie psychique, nous avons besoin d’une méthodologie de lecture particulière, car le travail ne se donne pas comme d’emblée accomplit, il faut le produire.

J’ai essayé, dans un essai récent sur « l’homme de pierre » dans le mythe de Don Juan – mais j’avais antérieurement testé ce modèle dans une étude inédite de la « Gradiva » de Jansen -, de proposer une lecture « à rebrousse temps », c.-à-d. une lecture dans laquelle le premier acte de la pièce donne l’énoncé de la thématique centrale et en même temps de ce qu’elle a d’énigmatique. Le déroulement de l’intrigue montrant alors ensuite différentes tentatives pour en rendre compte ou tenter de trouver une issue ou un mode de traitement de la problématique inaugurale et de l’énigme qui l’habite. Et c’est à la fin de la représentation, et à la fin seulement, qu’est levé le voile qui recouvrait d’énigme la problématique de départ. Dès lors les jeux sont faits et le dernier acte n’est que l’occasion d’en finir, de « faire une fin », tout est déjà joué. On remonte ainsi le temps en direction du dévoilement de la «scène première» qui fonctionne comme « scène origine » de la problématique mise en scène dès le premier acte. On sera bien sûr sensible au fait qu’un tel déroulement recoupe assez largement le timing des cures de psychanalyse dans la grande tradition freudienne du dévoilement progressif de la problématique de l’origine.

Je me propose de mettre maintenant à l’épreuve ce modèle dans le déroulement du Richard III et dans l’exploration des racines de sa criminalité.

L’exposé du thème : la torsion du narcissisme.

Dans le Richard III de William Shakespeare c’est bien dès le premier acte et même la première scène que le thème est annoncé : Richard III souffre d’une torsion majeure de la régulation narcissique et de la réflexivité, il précise une position existentielle dans laquelle le mal est devenu « son bien ». Le mieux est de donner la parole à William Shakespeare et à son Richard.

« Mais moi qui ne suis pas formé pour ces folâtres jeux

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Ni fait pour courtiser un amoureux miroir ;
Moi qui suis marqué au sceau de la rudesse
Et n’ai pas la majesté de l’amour
Pour m’aller pavaner devant une impudique nymphe minaudière ; Moi qui suis tronqué de nobles proportions

Floué d’attraits par la trompeuse nature
Difforme, inachevé, dépéché avant terme
Dans ce monde haletant à peine à moitié fait…
Si boiteux et si laid
Que les chiens aboient quand je les croise en claudiquant …
Et bien moi en ce temps de paix alangui à la voix de fausset
Je n’ai d’autre plaisir pour passer le temps
Que d’épier mon ombre au soleil
Et de fredonner des variations sur ma propre difformité
Et donc si je ne puis être l’amant
Qui charmera ces jours si beaux parleurs
Je suis déterminé à être un scélérat » Richard III acte 1, scène 1 ( Dérives, traduction, J.M.Déprats)

Freud a résumé en une phrase le paradoxe de cette position existentielle « que le mal soit mon bien » écrit-il dans son commentaire au sein de l’article de 1916 « Quelques traits de caractères dégagés par la psychanalyse ». Il met ainsi en lumière le retournement inaugural qui commande ce que j’ai nommé plus haut, la « position existentielle » de Richard III. Il est né « vilain » – avec le double sens que ce terme peut prendre en français, à la fois laid et méchant – et même « inachevé » et ce serait peine perdue pour lui de chercher à attirer l’amour et l’intérêt par les formes habituelles de séduction.

La problématique glisse de la question de l’opposition « visuelle » beau / laid à l’opposition « morale » bien / mal, toutes deux cas particulier de l’opposition primitive bon / mauvais. Richard III, le vilain qui ne « charme pas les miroirs », fera donc le mal, il va s’engager dans la criminalité, il fait exception aux règles de l’humaine condition, il a payé d’emblée et par avance pour toutes ses crimes à venir.

Mais le retournement du mal en bien contient aussi potentiellement, comme nous le verrons dans la scène de la séduction d’Anne, une autre proposition : séduire, fasciner, par le mal, l’abject. Les « mauvais garçons » ont du charme, un certain charme, c’est bien connu.

On ne peut s’empêcher d’associer à cette position fondamentale de Richard III, le conte de la reine des neiges (ou reine des glaces) d’Andersen. En effet dans le prologue de celui-ci on apprend que le diable, voulant défier Dieu, construit un miroir tel qu’il inverse le sens de ce qui se reflète en lui. À l’aide de ce miroir « diabolique » le diable s’approche de Dieu dans l’espoir que l’infiniment bon soit retourné en infiniment mauvais : « que le bien devienne le mal ». Mais au

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fur et à mesure que le miroir s’approche de Dieu, il subit une torsion de plus en plus forte telle qu’il finit par voler en une multitude d’éclats qui se répandent sur terre en se mêlant à la neige. L’un de ces éclats tombe dans l’œil de Kay, gentil petit garçon, l’autre s’insinue jusqu’à son cœur. Kay voit alors tout en négatif et ses affects, privés de toute empathie, deviennent aussi tous négatifs, il devient inapte à tout signe de dépression ou de culpabilité. La reine des neige, reine froide et symbole même du négatif peut alors le séduire et l’entraîner avec elle dans son château lointain. Là encore le négatif peut devenir un attracteur plein de séduction.

L’amie de Kay, la petite Gerda parvient, à la suite d’un long périple semé d’embûches, d’un véritable « parcours de l’amitié et de l’amour », à retrouver le château de la reine des neiges et, grâce à la chaleur de ses pleurs et de son empathie pour l’état de son ami, à faire fondre les morceaux de miroir diabolique logés dans ses yeux et son cœur. Il leur reste néanmoins encore à trouver la clé qui permettra de sortir du château, et c’est le mot « éternité », et sans doute le renoncement à l’éternité qui l’accompagne, qui ouvrira cette porte. Si le principe du plaisir / déplaisir repose sur la différence et la distinction du bon et du mauvais, le retournement du mauvais en bon sidère son fonctionnement et installe le sujet dans la répétition indéfinie « au delà du principe du plaisir », dans l’éternité de la répétition.

Revenons à Richard III. Après l’exposé du thème fondamental de la problématique narcissique de Richard III, la pièce va « explorer » quelques issues possibles à l’impasse existentielle qu’elle vient d’exposer. Je ne peux les envisager toutes je me contenterais d’en relever certaines qui me semblent assez essentielles pour comprendre le ressort central de la problématique.

La séduction par l’abject.

La première, celle qui serait la plus profitable, la plus riche de potentialités, va être de tenter de séduire, et de séduire avec les armes dont il dispose. Richard III va tenter de séduire Anne, dont il a tué père et mari, ce qu’il ne nie pas mais tout au contraire dont il tire argument pour tenter de séduire la belle, là encore il faut laisser la parole à William Shakespeare. (Acte 1 scène II).

« Femme fut-elle jamais courtisée de cette façon ? Femme fut-elle jamais conquise de cette façon ? Je l’aurais mais je ne la garderais pas longtemps Quoi moi qui ai tué son mari et son père :

La prendre au plus fort de sa haine
Des malédictions à la bouche, des larmes dans les yeux
Et, tout près d’elle, le sanglant témoignage de sa haine pour moi Avoir Dieu sa conscience et tous ces obstacles contre moi…
Et pourtant la gagner, tout un monde contre rien… »

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Car en effet Richard n’a cessé de retourner ses pires crimes en signe d’amour, s’il a tué père et mari c’est par amour et pour éliminer les rivaux, la haine « dit » l’amour, le mal « dit » le bien. Il faudrait avoir le temps de montrer comment Richard III donne une «leçon de survivance» face à la haine d’Anne et comment c’est cet art de la survivance face à l’hostilité qui emporte la décision. « Eh l’objet je t’ai détruit. Je t’aime ». « Tu comptes pour moi parce que tu survis à ma destruction de toi ». Telle est la logique de l’utilisation de l’objet révélée par D.W.Winnicoot dans jeu et réalité, elle semble s’appliquer ici pleinement.

Mais Richard s’est pris au jeu, la promesse d’Anne le bouleverse et transforme son image de lui, s’il peut séduire, lui, l’abject, c’est donc qu’il est beau, c’est le regard de la femme qui vous fait beau ou laid et non quelque propriété intrinsèque de votre visage ou de votre apparence. Voici les signes de la transformation de Richard. (Acte 1 scène II).

« Je me suis mépris tout ce temps sur ma personne
Sur ma vie, elle découvre en moi – je ne sais comment – Un homme prodigieusement beau
Je veux faire la dépense d’un miroir
Et entretenir une vingtaine ou deux de tailleurs
Pour étudier les modes qui embellissent mon corps Puisque je suis rentré en grâce avec moi-même
Je ferais quelque menus frais pour m’y maintenir… Resplendis beau soleil en attendant que j’achète un miroir Que je puisse en marchant mon ombre apercevoir ».

Les réactions de Richard III sont assez typiques, d’abord il se retire du lien – « je ne la garderais pas longtemps », mais la formule est ambiguë, va t-il la perdre et perdre ce soleil qui le rend beau, ou va-t-il la quitter dès que conquise, briser le lien ? – mais tout en tentant de conserver le bénéfice narcissique que celui-ci lui apporte, il veut gagner sur les deux tableaux : devenir beau mais sans la dépendance à l’objet qui le « rend beau ». Passer de l’objet à son ombre propre, mais « l’ombre de l’objet serait-elle tombée sur son corps », l’ombre a besoin du soleil donné par le regard d’amour.

Car de nouveau Richard III en appelle à son ombre (cf. plus haut scène I : « Je n’ai d’autre plaisir pour passer le temps Que d’épier mon ombre au soleil ») son double, son miroir auto sensuel, celui par lequel il a toujours tenté de pallier les carences du regard de l’autre. Richard III est alors sur une ligne de crête, sur le bord de rejoindre l’humaine condition, de sortir du statut d’exception dans lequel sa « laideur originelle », sa « vilénie » l’avait placé. La conquête est encore fragile, la confiance en l’objet n’est pas encore au rendez-vous, la séduction d’Anne est une embellie qui demanderait à être confirmée, affermie, elle est menacée du retour des expériences antérieures, du retour de la

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condamnation première car celle-ci n’est pas traitée, par perlaborée, elle reste en partie énigmatique, et peut-être d’autant plus énigmatique qu’il vient de faire l’expérience que malgré son abjection il pouvait séduire.
Le retour des condamnations premières ne va en effet pas tarder et mettre en échec la transformation amorcée.

Acte II : le retour de la laideur.

Arrive Margaret, reine déchue exilée mais qui fait retour sur scène – retour de l’exclu, de l’exilé de soi, de l’histoire de soi ? – pour « casser » Richard, d’abord en «voix off» puis directement. Là encore donnons la parole à William Shakespeare pour relever quelques passages particulièrement significatifs dans l’acte II.

Margaret en voix off.
« (à part) Un abject assassin que tu es toujours »… « ( à part) Fuis de honte en enfer et quitte ce monde caca démon : là bas est ton royaume »…

Margaret en direct.

« Que le ver de ta conscience ronge toujours ton âme Tant que tu vivras, soupçonne tes amis d’être des traitres Et prend les pires traitres pour tes plus chers amis
Que jamais le sommeil ne ferme cet œil assassin »…
« Toi qui fut marqué à ta naissance
Comme esclave de la nature et fils de l’enfer
Toi flétrissure des entrailles de ta mère affligée
Toi rejeton exécré des reins de ton père
Toi guenille de l’honneur, toi détesté… »

La malédiction de Margaret retombe sur Richard qui tente de retourner la situation dans un jeu de miroir où Margaret serait l’objet de ses propres anathèmes, en essayant, par l’interjection du nom de celle-ci habilement glissée au milieu du torrent de malédictions qu’elle profère, comme si celles-ci la désignait et non Richard. Mais c’est peine perdue, les malédictions ont produit leur effet, et l’intervention de Margaret « casse » l’embellie que la séduction d’Anne avait permis d’espérer.

Les malédictions de Margaret portent sur l’origine de Richard – « Toi flétrissure des entrailles de ta mère affligée, Toi rejeton exécré des reins de ton père » – elles désignent un rejet primaire, originaire. En voix off Margaret traite Richard de « caca démon » c.-à-d. « sac de merde » ou quelque chose d’approchant. J Hopkins a pu souligner que les enfants ayant subit un rejet corporel maternel primaire s’éprouvent comme un sac remplit de merde. Margaret adhère sans doute à cette hypothèse qui relie à la fois le rejet parental – sur lequel nous

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reviendrons plus loin – et le « caca démon » Richard III. Mais le narcissisme négatif de Richard III commence à se préciser plus, certes il est laid, mais après tout un bébé laid peut être « beau » pour sa mère et elle peut le regarder avec ce regard émerveillé qui signe la maternité. Margaret, ici présente comme une forme de substitut maternel, indique que ce ne fut pas le cas et propose la « construction originaire » d’un rejet corporel maternel primaire. C’est le rappel de celui-ci qui « casse » Richard et annihile les effets de la séduction d’Anne. Richard retombe dans sa position existentielle de départ.

Margaret participe aussi à la valse des retournements dont la tragédie est peuplée, traitre et amis se retournent l’un dans l’autre, rien n’est fiable, Richard est seul, il doit se méfier de tous, et cette solitude le renvoie à son statut d’exception. Solitude, absence de confiance et statut d’exception vont ensemble, les trois termes s’appellent l’un l’autre, ils forment la matrice de l’impasse narcissique de Richard.

Le troisième acte montrera toute la criminalité et la fourberie de Richard dans sa quête progressive du pouvoir mais aussi dans la solitude qui l’accompagne et dans laquelle il s’enferme, il « agit » les malédictions de Margaret, confirme qu’il est bien « caca démon ». Je passe, pour avoir le temps d’en venir au dénouement de l’intrigue, au quatrième acte ou la « clé » – l’une des clés – majeure de la problématique narcissique de Richard va petit à petit devenir formulable.

La malédiction de la duchesse d’York, mère de Richard.

La mère de Richard, la Duchesse d’York avait fait une courte apparition au deuxième acte et déjà on pouvait pressentir qu’elle avait renié Richard, mais rien de comparable à ce qu’elle va lui dire au quatrième acte. Je laisse de nouveau parole au génial William Shakespeare.

Tout d’abord quand Richard l’interpelle voilà comment elle se définit « O celle qui aurait pu, misérable
En t’étranglant dans son ventre maudit, arrêter
Tous les meurtres que tu as perpétrés…

Toi crapaud, crapaud … ».

Puis engage une série de déclarations concernant ses états internes pendant la grossesse et à la naissance de Richard.
« … Moi je t’ai attendu
Dieu le sait, dans le tourment et l’angoisse »…

Ce fut un lourd fardeau pour moi que ta naissance… Plus jamais je ne regarderais ton visage
Aussi emporte avec toi ma plus lourde malédiction Qu’au jour de la bataille, elle te fatigue plus

Que ton armure toute entière. »

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Nous verrons plus loin le rôle et l’effet de cette malédiction finale dans la défaite et la mort de Richard, mais ce qu’il faut d’abord remarquer est la manière dont la malédiction maternelle rejoint les malédictions de Margaret que nous avons déjà évoqué, Margaret et la Duchesse d’York ne sont que deux faces du rejet et de la haine maternelle. L’hypothèse d’un rejet corporel primaire que nous avions évoqué à partir du « caca démon » de Margaret se redouble de la projection de l’angoisse maternelle sur le bébé Richard, projection qui « fécalise » d’emblée le bébé et provoque rejet et exclusion : rien n’est bon dans ce petit d’homme qui vient de naître et toute l’enfance de Richard ne sera que confirmation – « Quelle heure de joie peux tu citer que j’ai jamais gouté en ta compagnie ? » – de cette condamnation première. D’emblée son sort est jeté, l’arrêt est prononcé, il sera coupable, il est né coupable, désigné tel.

Dans « Criminels par sentiment de culpabilité » en 1916 Freud a eu l’intuition qu’il fallait retourner la question de la criminalité pour en avoir la clé, les crimes sont commis parce que le sujet se sent coupable, et sans doute pour tenter de cerner ce sentiment premier de culpabilité, tenter de s’en rendre maître, et non l’ inverse.

William Shakespeare semble avoir parfaitement compris cette logique de la criminalité quand, d’abord avec Margaret, puis de manière encore plus nette avec la Duchesse d’York, il formule les malédictions premières qui sont tombées sur le berceau de Richard et sont à l’origine de sa criminalité. Malédictions, Richard le maudit, le « mal dit », celui qui « dira le mal ».

Sans doute profondément touché par la condamnation de sa mère, Richard va tenter de retrouver « la séduction par l’abject » qui avait si bien marchée avec Anne au premier acte. Mais cette fois c’est bien la mère, Elisabeth, qu’il faut séduire, la séduire pour atteindre la fille, pour avoir la fille, Elisabeth, et Richard renouvelle la stratégie qui a si bien marché avec Anne, il part à la conquête d’Elisabeth, la mère dont il a tué les fils. Et de nouveau il doit « survivre » aux attaques haineuses de la mère pour finir par la convaincre, au nom de son amour de mère, que de leur union ne pourra naître que du bien pour sa fille Elisabeth. Mais cette fois pas de véritable embellie pour Richard car la malédiction maternelle a frappée et c’est de l’intérieur, de ses rêves, qu’elle va cette fois faire retour. L’ombre revient dans les rêves, ombre faite de spectres, et le lourd fardeau prédit par sa mère va se faire de plus en plus sentir à chaque apparition nouvelle d’un spectre.

Chaque spectre va, en effet, peser de tout son poids sur Richard à l’aube de son combat terminal contre les armées adverses, chaque spectre va redoubler la malédiction maternelle et son pousse à la mélancolie : « désespère et meurt ». Chaque malédiction lui prédit qu’alourdit par le poids de ses fautes il périra au combat.

Richard a alors recours à une ultime tentative, il se dédouble, tente de se retirer de lui-même pour « dialoguer avec lui-même » et tenter de s’extraire de cette

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partie de lui qui le condamne et vient hanter les alcôves de sa psyché endormie. Là encore il faut donner la parole à William Shakespeare.

« Richard aime Richard, à savoir Moi et Moi
Y a t-il un meurtrier ici ? Non. Si Moi
Alors fuyons. Quoi me fuir moi-même ? Pour quelle raison ?
De peur que je me venge ? Quoi moi-même de moi-même ? Hélas j’aime moi-même ? Pourquoi ?
Pour m’avoir fait du bien à moi-même ?
O non hélas, je me déteste plutôt
Pour les actes détestables commis par moi-même
Je suis un scélérat – non je mens je n’en suis pas un !
Bouffon de toi-même parle honnêtement. Bouffon ne te flatte pas Ma conscience a mille langues différentes
Et chaque langue raconte une histoire différente
Et chaque histoire me condamne comme scélérat …
Et si je meurs pas une âme n’aura pitié de moi
Pourquoi en aurait-on puisque moi-même
Je ne trouve aucune pitié pour moi-même »

Le sort en est jeté Richard, vaincu dans son débat intérieur, sera aussi vaincu sur le champ de bataille, vaincu pour avoir cru tuer Richemond à différentes reprises et découvrir que ce n’étaient que des leurres. Mais Richard meurt d’abord tué par lui-même, tué par ses rêves, par le fardeau, par l’incorporation des malédictions maternelles. Une dernière remarque pour finir : mais où était donc le père de Richard ?

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Clivage 2014

Clivage 2014

Un processus sans sujet. R Roussillon

Pour introduire mes réflexions plus personnelles sur la question du clivage j’aimerais commencer par rappeler quelques unes des propositions essentielles de Freud sur la question et ainsi mesurer le legs freudien.
L’article majeur de Freud est celui qu’il consacre en 1937 au « Clivage du Moi dans le processus de défense ». Dans cet article Freud examine les réactions psychiques de certains garçons lors de la découverte dans l’enfance de la différence des sexes, découverte qui passe principalement par la vision du sexe féminin. Pour ces garçons remarque Freud, la situation est traumatique dans la mesure où elle menace une partie de leur économie psychique en lien avec une menace de castration pesant sur l’activité autoérotique. Dans un premier temps l’enfant fait fi de cette menace, généralement proférée par un adulte mais on peut penser qu’elle est présente même sans être formulée, – « le narcissisme secondaire affirme Freud est repris à l’objet » et donc toujours susceptible d’être « repris par l’objet » -, jusqu’à ce que la découverte de l’absence de pénis chez une femme – sa mère – ou une petite fille – sa sœur ou un équivalent – donne corps à la menace et à la possibilité de ne pas avoir de pénis.

Dès lors le garçon – certains garçons – se trouve placé devant une alternative en impasse, une double contrainte paradoxale : s’il veut préserver son activité autoérotique il doit contredire la menace de punition et donc sa « découverte » du sexe féminin sans pénis, mais s’il contredit cette menace il devra renoncer à intégrer un pan fondamental de la réalité qu’il vient de découvrir et qui fait de lui un garçon – alors différencié de fille. L’alternative porte sur la régulation narcissique et l’identité, et elle ne comporte pas d’issue, l’enfant ne peut ni renoncer à une activité autoérotique qui étaye sa régulation narcissique, ni renoncer à intégrer une « découverte » qui forme l’assise de son identité de garçon.

Freud fait alors l’hypothèse que face à cette alternative paradoxale dans laquelle on ne peut renoncer à rien sans dommages fondamentaux, l’enfant se « déchire », ou plutôt il déchire son Moi, sa subjectivité, en deux partie ; dans l’une il continue de se comporter en secret comme s’il n’avait rien découvert et peut ainsi maintenir tranquillement son activité auto-érotique, de l’autre il donne place officielle à l’idée de féminin sans pénis, de féminin châtré. L’enfant se coupe pour éviter d’être « coupé », d’encourir la menace de castration, face à l’alternative impossible il se clive.

Cependant Freud raffine son hypothèse de deux manières car la déchirure cause un dommage qu’il faut pouvoir réparer.
En appuie sur la dernière perception visuelle précédant la découverte catastrophique, – par exemple une chaussure, une botte, un porte jarretelle, une dentelle de sous vêtement etc. – il suture, ou tente de suturer la déchirure en

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érigeant un fétiche issu de la dernière perception précédant la « catastrophe de la découverte du sexe féminin». C’est la «solution perverse» la solution à l’origine du fétichisme ou de la composante fétichique de la sexualité masculine qui se révèlera au moment de l’après-coup de l’adolescence.

Mais, souligne-t-il ultimement une trace perceptive résiduelle marque quand même la « victoire » de la perception de la réalité, et c’est du côté non plus du corps vu ou parlé qu’il la trouve mais du corps « senti », du côté donc d’une sensation de « chatouillis » qui affecte le pied du sujet. Nous reviendrons plus loin sur la question du corps senti.

On peut constater que l’hypothèse de Freud est composée d’un ensemble de propositions finement articulées entre elles, mais ce n’est pourtant pas son dernier mot concernant le clivage. Dans L’abrégé il revient en effet sur celui-ci, principalement pour en élargir la portée en particulier aux processus de défense de la psychose.

Mais à cette occasion il ajoute une remarque sur laquelle on n’a pas assez mis l’accent à mon avis. Quand, dit-il, le sujet en proie à un état psychotique délirant commence à pouvoir sortir de celui-ci, il décrit une partie de lui restée « saine » pendant tout l’accès psychotique et qui observait comme « du dehors » ce qui se déroulait dans la psyché : le sujet s’était donc retiré de la scène du délire et pouvait revenir se manifester lorsque celui-ci cessait, (ou alors, autre possibilité, son retour permettait au délire de cesser). Cette remarque évoque celle que Freud introduit à propos de la « folie de la surveillance » en 1932 dans il évoque cette partie du moi détachée du moi et qui surveille de l’intérieur les processus de celui-ci, on évoquera bien sûr aussi, au delà de Freud, l’automatisme mental de De Clérambault.

Ce n’est pas la première fois que Freud introduit une remarque concernant la présence d’une partie « spectatrice » du fonctionnement psychique donc retirée de la scène mais se tenant néanmoins à sa périphérie. Dès les études sur l’Hystérie il avait noté – mais il s’agissait déjà d’un fonctionnement quasi délirant du sujet – la présence pendant les crises d’hystérie de ce qu’il avait alors nommé un « spectateur indifférent ». C’est la même « indifférence affective » qu’il a aussi repérée dans le rêve de nudité.

À sa suite Joyce McDougall a pu noter dans les scénarii pervers la présence d’un « spectateur anonyme ».
L’hypothèse que je me propose de développer à partir de ces remarques est qu’il s’agit d’une autoreprésentation des processus psychiques, le sujet s’autoreprésente et il autoreprésente qu’il s’est retiré de la scène. Au clivage du Moi, dans lequel le sujet est déchiré par l’alternative paradoxale à laquelle il est contraint, il faut donc ajouter un second processus, que j’ai proposé de nommer le clivage au Moi – mais il s’agit d’un sens particulier du clivage du Moi, l’expérience est clivée du Moi -, dans lequel le sujet se coupe de son expérience subjective en se retirant de celle-ci. Le sujet se retire pour ne pas se déchirer, il se retire pour survivre, il ne pourra revenir sur scène, se retrouver comme acteur

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et sujet que lorsqu’il aura trouvé une solution pour suturer la menace de brèche que l’expérience catastrophique lui a fait encourir. Clivage du Moi et clivage au Moi sont donc étroitement articulés.

De catastrophe en déception narcissique primaire.

Pour creuser plus avant la question du retrait de la subjectivité je propose de partir de la question de la préhistoire de l’expérience catastrophique. Si l’expérience de la vision du sexe féminin est catastrophique pour certains garçons, mais certains garçons seulement, la question se pose de savoir ce qui produit cette différence. On peut peut-être alléguer des conjonctures génétiques, ce ne peut être a priori exclu, mais c’est là sortir du strict champ de la métapsychologie et est donc indécidable pour la psychanalyse. Et cela n’empêche de toute façon pas d’ouvrir la question de circonstances antérieures intervenant dans le contexte traumatique.

Freud commence à souligner la question de l’impact de l’angoisse de castration dans la genèse du fétiche dès l’article de 1927 sur le fétichisme et à une époque où il explore l’impact de l’angoisse de castration dans différents textes comme, en particulier celui qu’il consacre à l’effroi face à « la tête de méduse » (1922). On se souvient de l’argument que file Freud dans ce dernier texte. L’effroi causé par la tête de méduse doit être mis en lien avec l’angoisse de castration, la multiplication des serpents qui couvrent la tête de la méduse représente, tels des fétiches, autant de dénis de la castration féminine. L’hypothèse est celle d’un déplacement du bas vers le haut, du sexe féminin vers le visage féminin. En appui de sa démonstration apparaît une figure, celle de la tête de Méduse peinte par le Caravage. Mais on ne peut qu’être frappé par l’étrange grimace peinte par l’artiste, étrange grimace qui évoque un affect de terreur ou d’effroi. Le visage montre l’affect du sujet qui l’observe c’est un visage effrayant / effrayé, un visage-miroir de l’affect de celui qui l’observe. Simple coïncidence peut-être. Mais dans l’article qu’il consacre en 1927 au fétichisme et dans lequel il se penche en particulier sur une forme de fétichisme singulière – sans doute tirée de la cure de l’homme aux loups – le fétiche se situe aussi sur le visage, sur un « brillant du visage ». Ce fétiche est singulier, et il est singulier qu’il soit pris comme exemple majeur du fétichisme car il est totalement atypique et ceci à plusieurs titres.

Tout d’abord pas de bottes de porte jarretelles de frou-frou ou de falbalas d’aucune sorte.
Il apparaît ensuite dans un tableau clinique qui n’est pas principalement marqué du sceau de la perversion, il « joue » sur les mots et les effets de traduction de l’Allemand à l’Anglais – du glance at the nose (coup d’œil sur le nez) de l’anglais au glanz allemand (brillant du nez) -. Effets de traductions qui contiennent une inversion potentielle du sujet : est ce le nez qui « brille », ou le regard porté sur lui qui fait briller le nez, voire, pourquoi pas, la rencontre des deux, indécision du sujet de la « brillance » ? Enfin c’est un fétiche

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« dématérialisé » ce qui a priori peut paraître surprenant dans la mesure où tout porte à penser que le fétiche agit par sa matérialisation perceptive, que celle-ci est nécessaire pour absorber l’hallucination du pénis manquant.
De nouveau c’est sur ou autour du visage qu’il se manifeste, et de nouveau le jeu des traductions produit une forme d’effet « miroir » entre le visage de l’objet et le regard du sujet. En outre, mais c’est déjà vrai de la tête de Méduse, le déplacement du bas vers le haut interroge dans la mesure où l’hypothèse du déplacement perceptif anti traumatique repose sur celle d’un arrêt sur image de la dernière perception précédent la vision traumatique. C’est plausible concernant tout ce qui entoure directement le sexe féminin, les portes jarretelles, les bottes les petites culottes etc. c’est plus difficile à suivre quand le sexe et le visage sont ainsi superposés par déplacement.

Bien sûr face à ces différentes difficultés on ne peut s’empêcher de penser à l’interprétation de type « structuraliste » qui a prévalue à un certain moment de l’histoire de la psychanalyse : l’angoisse de castration est un « organisateur structural» et il plie les données perceptives au besoin de sa fonction organisatrice et réorganisatrice.

Il n’est peut être pas inutile d’explorer une perspective différente et peut-être complémentaire si nous conservons en mémoire notre question de départ : pourquoi certains garçon et certains garçons seulement, pourquoi par exemple « l’homme aux loups » ? Freud indique que l’autoérotisme chez son patient avait reçu des renforcements considérables en lien avec un climat de séduction sexuelle. Poursuivant l’enquête N Abraham et M.Torok, dans « Le verbier de l’homme aux loups », avancent des arguments essentiels dans le même sens, ils s’appuient sur une analyse minutieuse de l’histoire du patient pour faire l’hypothèse de l’organisation d’une crypte chez celui-ci, le lien de la crypte au clivage mériterait d’être plus exploré du coup.

Je voudrais proposer une hypothèse complémentaire en partant de la remarque avancée plus haut qu’il y a des effets-miroirs aussi bien dans La tête de Méduse que dans le cas analysé dans l’article sur le fétichisme. Mon hypothèse serait la suivante: il s’est produit un point de fragilité narcissique antérieur à la découverte du sexe féminin, point de fragilité narcissique lié à un échec ou une torsion plus ou moins étendu de la « fonction miroir du visage maternel » décrite par D.W.Winnicott.

La fonction miroir du visage de la mère – mais sans doute plus généralement des réponses premières de l’environnement maternant – est l’une des expériences majeures de la régulation narcissique première. Entre l’infans et lui-même il y a le reflet que l’environnement lui restitue de lui, de ses affects et de ses processus internes. L’enfant se découvre et s’identifie à partir de ces reflets et échos. On doit même faire l’hypothèse, tout son appareillage premier le laisse pressentir, que dès la naissance le bébé « attend » un tel type de réponse, qu’il naît avec la préconception d’un environnement miroir de lui-même, ce que le concept de narcissisme infantile tente d’ailleurs très bien de cerner.

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Quand la « fonction miroir » est insuffisante ou quand elle subit des torsions trop importantes – l’environnement interprète les états affectifs et les processus des bébés en fonction de ses caractéristiques propres et de sa propre capacité à entrer en contact avec ses propres états internes – le bébé vit une déception narcissique primaire qu’il endure sans pouvoir identifier précisément la source de son mal être. Cela provoque une forme de traumatisme primaire et mobilise des défenses contre l’impact de cette situation traumatique et en particulier des défenses qui amputent le développement de sa subjectivation, des défenses par « retrait de sa subjectivité » hors des expériences traumatiques.

Dans cette perspective le trauma affecte la mise en place du «féminin primaire », de la toute première rencontre avec la question du féminin, la question de la nature de la réceptivité de l’environnement maternant. Mais elle l’affecte de telle manière que le sujet, s’il en garde des traces, n’est pas en mesure de s’en faire une représentation utilisable, une représentation symbolisable. La découverte postérieure et donc secondaire des signes corporels du féminin va donner l’occasion au petit enfant de « figurer » au dehors la blessure première liée à la déception narcissique primaire. La « sexualisation » de la blessure rend possible une suture partielle du trauma, elle permet au sujet de « revenir sur scène », sur la scène dont il avait dû se retirer.

Aller plus loin impose la nécessité de prendre en compte des travaux post- freudiens sur le clivage et la première enfance.

Après et au delà de Freud.

La théorisation du clivage que Freud nous propose est en large conformité avec sa référence centrale « au vu et à l’entendu », référence que ne cesse d’égrener ses divers textes.
Nous devons à S Ferenczi d’avoir assez tôt proposé l’idée qu’il pouvait y avoir des clivage de différents niveaux et donc peut être des formes de retrait de l’investissement du sujet, des formes de son degré de présence à lui-même et à ses expériences subjectives (Erlebnis). Il souligne en particulier qu’il peut y avoir des formes de clivages « profonds » qui affecte la possibilité même de se sentir. Il ne s’agit donc plus simplement de ne pas voir ou de ne pas (se) voir, mais il s’agit de ne plus sentir ce qu’on sent, de ne plus (se) sentir.

Pour Freud, dans la majeure partie de son œuvre, la symbolisation et l’activité représentative est réduite à l’opération qui fait passer de la représentation de chose (visuelle) à la représentation linguistique ou représentation de mot. Même s’il entrevoit un processus qui fait passer de la trace première (la trace mnésique perceptive, la « matière première psychique », le représentant psychique de la pulsion, la motion pulsionnelle, le Ça etc.) à la représentation de chose, il réduit ce processus à une forme de « domptage » énergétique, à un deuil premier de la recherche de « l’identité de perception » hallucinatoire ou quasi hallucinatoire. Ce n’est que lorsqu’il s’avise, dans Construction en analyse de la possibilité que perception et hallucination soient simultanées, que ce modèle commence à

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être sérieusement battu en brèche et qu’il entrevoit la possibilité que la perception soit investie de manière hallucinatoire. Il en fait alors un pivot possible du traitement de la psychose.
D.W.Winnicott fondera quant à lui l’ensemble de sa théorisation sur la simultanéité d’une hallucination (le crée) et d’une perception (le trouvé) pour former le paradoxe des processus crées/trouvés. D Anzieu pour son compte ouvrira toute la question de l’importance du corps senti en introduisant le concept de «Moi-peau» puis la problématique des diverses «enveloppes psychiques ».

De tels apports modifient en partie notre représentation de ce que Freud appelait en 1911 « le cours des évènements psychiques », elle la modifie en introduisant le senti et donc un niveau supplémentaire de complexité, au delà du simple passage du vu à l’entendu, et par voie de conséquence une complexification de la question du clivage.

Il me faut donc essayer de préciser maintenant comment, compte tenu de ces apports, on peut modéliser le « cours des évènements psychiques » et ce qui peut affecter chacune de ses étapes.

Le cours des évènements psychiques.

Il nous faut partir de l’impact premier de l’expérience psychique, ce que Freud nomme à diverses reprises (1900, 1920, 1923) «la matière première psychique », mais qu’il nomme à d’autres moments selon son angle d’approche comme nous l’avons évoqué plus haut : trace mnésique perceptive, représentant psychique de la pulsion, Ça, ou motion pulsionnelle.

Cette matière première est complexe, elle est multi-perceptive (elle se compose d’impression en provenance des cinq sens) multi-sensorielle (elle mobilise la sensori-motricité) et multi-pulsionnelle. Mais elle est aussi en partie inconsciente. Elle est en partie, et même quand l’expérience n’est pas traumatique, énigmatique du fait de sa complexité et qu’elle est en partie inconsciente et peut-être « non susceptible de devenir consciente sous sa forme première » (Freud 1923). Mais elle ne peut non plus être d’emblée subjectivée, elle est « matière psychique », Ça, pas encore matière subjective : la trace première est trace de l’impact du réel sur un sujet, elle mêle ce qui vient du dehors, le non moi, et l’impact et la réaction du sujet, de manière non discriminée puisqu’elle est à l’interface des deux, elle est donc « sans sujet ni objet ».

Hypercomplexe et énigmatique la « matière première psychique » n’est pas immédiatement saisissable, elle doit être médiatisée et décondensée pour devenir assimilable et intégrable.
La première urgence de l’appareil psychique est de la dompter (Freud) de s’en assurer la main mise. Ce n’est que dans un second temps, et dans un climat de sécurité que le sujet pourra se présenter de nouveau l’expérience vécue pour

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tenter de la symboliser et l’intégrer. « Le temps où ça se passe n’est pas le temps où ça se signifie » aime à souligner A.Green.
Mais pour subjectiver l’expérience le sujet à besoin de « la faire passer dans les sens » : « rien n’est dans la pensée qui ne fut d’abord dans les sens » souligne Freud à diverses reprises à partir de Locke. Et s’il ne méconnait pas l’objection de Leibniz – « si ce n’est la pensée elle-même » – Freud affine sa réponse en soulignant que si la pensée elle-même n’est pas dans les sens par contre sa symbolisation et son appropriation subjective passent, elles, par les sens (Freud 1913 chapitre sur l’animisme). L’expérience va donc devoir être médiatisée et pour cela transférée dans des objets « matérialisés ». C’est là que la fonction miroir de l’environnement premier joue tout son rôle.

Les premières formes de représentations symboliques produites par cette manière de retracer l’impression dominante de l’expérience vécue ont été décrites en France par D Anzieu et P Aulagnier respectivement sous les noms de « signifiants formels » et de « pictogrammes ».

Il s’agit de processus « sans sujet » conformément à notre hypothèse concernant la matière première psychique, des processus qui se présentent sous une forme sensori-motrice : « ça glisse », « ça prend », « ça tombe », « ça pénètre » ou encore « trou sans fond » ou « blessure ouverte » etc. plus ou moins accompagnée des pictogrammes d’appropriation « prendre en soi » ou de rejet comme « cracher ».

Ces premières formes représentatives vont être ensuite déployées et explorées pour être scénarisées dans des mises en scènes qui vont proposer ou déterminer un sujet et un objet pour configurer des scénarii susceptibles de raconter une histoire.

Par exemple un patient raconte la série de rêves suivante : premier rêve « deux parties se rejoignent », second rêve, « deux planches s’assemblent ça fait comme une luge, je monte sur la luge et glisse, je l’arrête et remonte la pente ». Il commente, « je vais mieux avant ça ne s’arrêtait pas ». Quand le sujet (re)vient sur scène il peut contrôler le signifiant formel « ça glisse » et prendre les commandes du processus.

Retour au clivage.

Le clivage opère lors de ces premières opérations du cours des évènements psychiques, il affecte la possibilité du sujet à venir ou revenir sur la scène pour en prendre le contrôle, en devenir le sujet, l’acteur et ainsi à sortir de la contrainte de répétition « sans sujet ».

L’impression première, la matière première de l’expérience est traumatique, elle produit de l’effroi, de la terreur et une agonie psychique qui marque l’effort du sujet pour tenter de la dompter, de s’en rendre maître mais aussi son échec. Face à cet échec le sujet potentiel se retire pour « survivre », « clivage au moi » et il mobilise des défenses contre le retour de l’expérience traumatique –

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immobilisation, gel de l’expérience, tentative de neutralisation énergétique par des contre investissements…
Cependant l’opération de retrait subjectif produit une blessure narcissique ouverte vécue comme une amputation de l’être, une reddition, un anéantissement, elle est douloureuse. Si le sujet ne peut « endurer et dompter » l’expérience traumatique il peut encore, ultime effort, auto représenter son processus de retrait. Ce sont les formes de ce retrait qui se retrouvent dans les angoisses extrêmes auxquelles la psychose, mais plus généralement les situations traumatiques, nous confrontent, c’est ce retrait qui donne l’impression de mort imminente qui accompagne le traumatisme, de catastrophe identitaire. Le sujet se retire par liquéfaction, ou par morcellement, par désintégration, néantisation etc. Les angoisses auto représentent ensuite la procédure de retrait du sujet, la forme à laquelle il a dû recourir ou qui a accompagné le retrait, métaphorisées la plupart du temps à partir du corps, elles témoignent du fait que cette opération s’est accompagnée de lutte pour rester en scène et d’un échec plus ou moins étendu de cette lutte pour rester sujet.

Mais la survie n’est pas la vie, même si elle permet de continuer à vivre. Les expériences non intégrées du fait du clivage et du retrait subjectif sont soumises à la contrainte de répétition – c’est ce que Freud comprend lors de son exil terminal à Londres peu avant sa mort -, elles tendent à faire retour, à être réactivées, en quête d’un statut psychique mieux subjectivé. Mais ce « retour du clivé » menace à son tour l’économie de survie que le sujet a pu mettre en place et il développe des mécanismes de défense contre le retour du clivé ou organise des formations psychiques palliatives – qui sont au cœur des tableaux des souffrances narcissiques-identitaires (R.Roussillon 1999) – qui restent très psychiquement couteuses.

C’est ce coût qui peut conduire les sujets à tenter une demande d’aide ou à mettre en place des formes d’appels à l’aide « sans sujet » demandeur, et qui peut rendre possible la rencontre avec un dispositif de soin qui peut tenter d’offrir une alternative aux « solutions historiques » mises en place par le sujet.

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AFECTO INCONSCIENTE, AFECTO–PASIÓN Y AFECTO SEÑAL

 

 

Afecto inconsciente ESPAÑOL

AFECTO INCONSCIENTE, AFECTO–PASIÓN Y AFECTO SEÑAL

 

R. Roussillon

 

INTRODUCCIÓN

         Si bien los autores anglosajones –fieles en ese sentido a cierta tradición freudiana – tuvieron siempre muy presente el lugar que ocupa el afecto en la clínica de la cura, en Francia, durante bastante tiempo, la importancia del afecto estuvo opacada en parte por el impacto del pensamiento lacaniano y la influencia dominante que ejercía la representación, el significante, en el mismo. El afecto y sus manifestaciones, así como su función en la cura, quedaron reducidos durante todo un período a la condición de parientes pobres de la reflexión metapsicológica. Si debiéramos fechar el momento en que volvió a ser tomado en cuenta desde la perspectiva metapsicológica, habría que ubicarlo sin duda en 1970, con el monumental informe que A. Green presentó sobre el afecto en el congreso de lo que en esa época se denominaban aún « Lenguas Romances ».

Como se recordará, en su informe A. Green « dialoga » mucho con el pensamiento lacaniano, justamente para destacar hasta qué punto ese pensamiento omite tomar en cuenta el « discurso viviente » del afecto. De ese modo quedan claramente establecidas las alternativas metapsicológicas en discusión. Desde entonces, una clara línea divisoria separa a quienes hacen de la práctica psicoanalítica un juego de significantes lingüísticos, de aquellos que encarnan el habla y el discurso del analizante en la experiencia corporal y afectiva, confiriéndole al representante-afecto un papel determinante en la vida psíquica y en su regulación.

         Pero desde entonces la reflexión sobre el afecto ha permeado los más diversos ámbitos de la cultura, desbordando ampliamente los círculos restringidos del debate psicoanalítico. Etólogos, psicólogos de todas las tendencias, biólogos, se dedicaron, cada uno en su órbita, a estudiar sus formas y procesos y a precisar sus funciones. En Francia, J-D. Vincent y su « Biología de las pasiones », en los Estados Unidos, A. Damasio, con su denuncia de « El error de Descartes » para citar sólo algunos de los trabajos de referencia más difundidos de los últimos años, reubicaron el tema del afecto en el centro de la biología humana, renovando el enfoque de Darwin y de su obra sobre « la expresión de las emociones », que durante mucho tiempo había sido considerado como única referencia. Por su parte, los « observadores » y clínicos de la primera infancia, encabezados sin duda por D. Stern (1985) y S. Fraiberg (1983), estudiaron el lugar y la importancia de la vida afectiva compartida en la organización inicial de la subjetividad, en la regulación primera de la relación que une y distingue al bebe humano y a sus primeros objetos.

         Por todos lados surgen ahora trabajos sobre el afecto, y el psicoanalista no puede sino regocijarse del entusiasmo de los investigadores por un aspecto de la vida psíquica cuya importancia decisiva, durante largo tiempo sólo él subrayaba, junto con la literatura por supuesto. Ya acabó el tiempo en que se imaginaba que podría estudiarse al ser humano aplicando modelos mecánicos, computacionales, en que se buscaba encerrarlo en una « caja negra » conductual, sin prestar mayor atención a lo que lo constituye como « discurso viviente», a lo que hace de él una subjetividad afectivamente encarnada. Y no podemos sino aplaudir el cambio.

         Sin embargo, esta situación, nueva para el psicoanalista, entraña potencialmente tanto peligro como interés.

         El peligro –el mayor peligro– es que la comprensión de la vida afectiva que el psicoanalista analiza, en conocimiento de estos trabajos, quede ahogado en un conjunto de propuestas fragmentarias que emboten la arista viva de sus enunciados y teorías propias, banalizando sus propuestas fundamentales, y culminado finalmente, en una disolución del nivel de sentido que intenta hacer emerger.

         El primer peligro es el sincretismo o la fragmentación.

Pero también está el peligro de que el psicoanalista, enfrentado a esta amenaza, se aparte de todos los aportes de las disciplinas comprometidas con estos estudios, y se repliegue en sus trincheras, sin admitir que están siendo « trabajadas » por esos otros estudios.

         En cuanto al interés, debería surgir de la reflexión metapsicológica que los diferentes aportes recientes de las ciencias experimentales pueden inspirarle.

         En suma, es preciso reconocer que, una vez superados los aspectos polémicos que presentan a veces estos trabajos con relación al psicoanálisis, sus resultados no son contrarios ni antagónicos desde la perspectiva metapsicológica, sino que permiten enriquecerla o afinarla.

         En cuanto al afecto, entonces, los trabajos de los biólogos de las pasiones o las emociones quizás permitan afinar el análisis de su naturaleza, profundizar su interfase somática y nuestra comprensión de su acción. Los trabajos de los etólogos de las comunicaciones precoces permiten captar in statut nascendi cómo se compone y se organiza el afecto en relación con los primeros objetos de investimento, permiten retomar y ahondar los procesos del narcisismo primario.

         Evidentemente, la condición sine qua non de la heurística de este planteo radica en la integración de estos aportes fragmentarios en la teoría general de la psiquis que propone la metapsicología psicoanalítica, y no a la inversa, haciendo que ésta resulte diseminada, según los enfoques y métodos experimentales. Este planteo, que trata de integrar los aportes provenientes de la biología o de « la observación naturalista » en la metapsicología freudiana, es el que anima las reflexiones siguientes, las que a mi juicio, siguen estando en directa relación con el enfoque de Freud, que muchas veces apoya sus avances sobre los descubrimientos de las disciplinas afines. Pero estas reflexiones sólo son pertinentes en la medida en que integran las cuestiones que la clínica de la patología narcisista-identitaria plantea al psicoanálisis, las del « afecto inconsciente » en primer lugar, luego la de la pasión con la que paradójicamente está estrechamente vinculado, como trataremos de destacarlo.

 

EL AFECTO INCONSCIENTE

         Con este primer concepto vuelve a plantearse uno de los puntos claves de la discusión entablada en 1970 por A. Green, tema que ya entonces era determinante en el debate metapsicológico y clínico, y que aún hoy sigue representando gran dificultad. En efecto, la dificultad mayor del tema del afecto no alude al afecto vivenciado, al afecto que se vuelve consciente por el propio hecho ser sentido, en la medida en que justamente el afecto sólo compromete al inconsciente a nivel del representante-representación, lo que sigue siendo ampliamente compatible con la mayoría de los enunciados de los no-psicoanalistas. Volveremos sobre este punto más adelante.

         Lo medular de las discusiones, tanto el debate histórico de 1970 como el actual con las otras disciplinas, gira ante todo en torno a la noción, problemática y paradojal, si las hay, del concepto de « afecto inconsciente ». En particular –y ésta es una de las principales referencias freudianas sobre el tema–, la discusión pudo circunscribirse al desafío planteado por el concepto de « sentimiento inconsciente de culpabilidad » y sus relaciones, tanto con el tema del super-yo como con la reacción terapéutica negativa, o con una « necesidad de castigo » y, aún más, con las formas del masoquismo.

         La noción de « afecto inconsciente » supone, en efecto, una paradoja que sólo el psicoanálisis hace tolerable, por cuanto el concepto designa un proceso que afecta y no afecta la psiquis. El afecto inconsciente supone un proceso de afectación que debe inferirse a partir de sus efectos, un proceso que no se da como tal, que no se manifiesta, y que debemos enunciar como hipótesis para tornar inteligible un aspecto de la vida psíquica que de otro modo sería incomprensible, no-integrable. En suma, es un afecto que afecta a la psiquis sin que ésta parezca afectada, ni parezca siquiera prestarle atención. El afecto no se traduce somáticamente como en la histeria, ni se desplaza a otra representación, como en la neurosis de constricción, (obsesiva) ni tampoco es reprimido, lo que supondría que fuera percibido pese a todo. Parece más bien no tener lugar psíquico donde componerse. Y sin embargo, produce efectos, efectos « en negativo » en cierto modo, fruto de su no-composición o de su des-composición, de la ausencia de su organización como señal.

         La formulación de estos temas no es fácil, como se puede advertir en mis presentaciones anteriores; el afecto inconsciente se enfrenta a la cuestión, que fue punto importante del debate de entonces y que aún hoy nos planteamos, a saber: ¿qué significa « inconsciente » cuando de afecto se trata? ¿La inconsciencia del afecto es de igual naturaleza que la de la representación? ¿La noción de afecto inconsciente no nos lleva a reconsiderar la concepción del inconsciente, a abandonar la versión unitaria del mismo que caracterizaba la « primera tópica », para adoptar la pluralidad de las formas que le reconoce la segunda tópica?

         Este tema es uno de los que continúan « trabajando » nuestra clínica actual, uno de lo que la clínica hace trabajar, es el que el sufrimiento narcisista identitario plantea al analista. De ahí que intentemos una nueva definición de la naturaleza del afecto, del lugar que ocupa en la interfase o, según el concepto propuesto por E. Morin, el « dialogado » que se establece entre soma y psiquis.

         En efecto, como lo subrayaran siempre firmemente los psicosomáticos siguiendo a Freud, el afecto desempeña un papel muy importante en la regulación psicosomática, de modo que no podemos conformarnos con abordar el afecto desde su único enfoque psíquico; es necesario considerar también su aspecto somático. Somático y no sólo corporal, aquí no se trata de tomar en cuenta únicamente la imagen del cuerpo o su libidinalización, lo somático está implicado en su funcionalidad, en sus procesos biológicos, aún cuando se pueda considerar que el estudio de estos procesos escapa en cierto modo al campo del psicoanálisis. Aunque esté fuera del campo de la intervención práctica, puede no estar fuera del campo de la reflexión metapsicológica. Es en este sentido que las investigaciones actuales de biólogos y etólogos de la primera infancia pueden sernos de alguna utilidad.

         En « Inhibición, síntoma, angustia » (1926) Freud ya había subrayado que todo inducía a creer que el conjunto de las manifestaciones corporales del afecto cumplía sin duda una función precisa en la economía de auto conservación del sujeto. Cuando Freud rechaza la concepción de la génesis el afecto de angustia vinculada con el trauma del nacimiento, declara: « el afecto es una necesidad biológica para la situación de peligro y, de todos modos, habría sido creado ». Se puede pensar perfectamente entonces, que Freud se acerca a las tesis de C. Darwin, cuya importancia para el pensamiento freudiano es muy conocida.

  1. Darwin, cuya propuesta fue ampliamente acompañada por los biólogos, subraya que las manifestaciones biológicas del afecto representan la preparación del animal humano para la acción sugerida por el contexto en el que se encuentra. El afecto representa entonces un conjunto de reacciones somáticas coherentes, organizadas, vectorizadas, en relación con una situación particular que implica una acción adaptada: es una red de reacciones somáticas cuya primera función consiste en anticipar y preparar una acción determinada. Desde el punto de vista somático, el afecto es eso ante todo. De ese modo, « los biólogos de las pasiones » modernos exploraron en detalle las redes de conexión, asociación e interacción que se establecen en el soma, en la producción del afecto.

         Los sistemas hormonales, los mediadores sinápticos, los sistemas parasimpático, inmunológico, cardiovascular, muscular…..se articulan para « movilizar » el cuerpo y prepararlo para la acción. En su aspecto biológico, el afecto debe ser considerado como una red de conexiones, una red de asociaciones, una red compleja de ramificaciones, organizadas y orientadas por un proyecto de acción. Desde el punto de vista psíquico, sólo lo conocemos como un representante de la pulsión, pero esta función sólo es una « propiedad emergente » de la red de conexiones asociativas somáticas que lo componen, esta red « informa » – « auto informa »- a la psiquis de los procesos biológicos que se movilizan y asocian en el soma, informa a la psiquis sobre el acto que se está preparando.

  1. Darwin, y también a este respecto todo parece indicar que fue ampliamente seguido por sus contemporáneos, señala también que la reacción de conjunto del soma que produce el afecto, produce además un mensaje dirigido a sus congéneres, a sus semejantes. Ésta sería otra de las « propiedades emergentes » de la red asociativa somática: produciría mensajes, uno dirigido al propio sujeto, otro hacia el prójimo. El afecto produciría o propondría así una primera forma de lenguaje, emitiendo mensajes de estados internos, una forma de primer lenguaje « animal ».

         Según la hipótesis que propongo, uno de los efectos de la red de respuestas somáticas asociadas es producir potencialmente la propiedad de « mensaje » o también de « señal-mensaje » para la psiquis, o retomando el vocabulario psicoanalítico freudiano tradicional, producir un « representante ». De éste depende la construcción del afecto en señal-de-afecto o afecto-mensaje, y además, la conciencia del mismo. Nada impide pensar que la organización de la red de conexión asociativa somática pueda permanecer « inconsciente », que se produzca algo que frena la emergencia de la propiedad señal de mensaje psíquico, o que produce distorsiones de esta propiedad que desnaturalizan su forma. De ahí que deban considerarse dos cuestiones.

         La primera alude a la organización de la red de conexión asociativa del soma, es decir, la organización según un vector, que le confiere su carácter de « empuje » organizado hacia la acción o el acto. Esa organización en torno a un vector implica un conjunto orientado hacia una acción determinada; aunque ésta no se produzca, supone que la red de conexión está estructurada de una cierta manera. Podemos pensar que ciertos factores vengan a distorsionar esa organización. Existen conexiones « aberrantes », asociaciones idiosincrásicas particulares, fortuitas, vinculadas con circunstancias históricas particulares que pueden alterar la organización de la red en mensaje.

         Ya en 1985, Freud destaca la analogía existente entre los reflejos condicionados y ciertas « asociaciones » psicopatológicas; en 1926, recuerda esta concepción y evoca entonces los « reflejos condicionados complejos ». Los trabajos actuales sobre la memoria subrayan la importancia de las asociaciones por simultaneidad en la construcción de la misma. Esta asociatividad incluye también la asociatividad de las reacciones somáticas, tal como lo demuestra ampliamente la alergia. El modelo del reflejo condicionado « complejo » está lejos de ser obsoleto, muy por el contrario, algunos trabajos actuales muestran toda su pertinencia, por ejemplo, en lo que respecta al sistema inmunológico, cuya estimulación se puede hacer variar por asociación con un estímulo dado.[1] Nada impide pensar que la historia pudo producir asociaciones por contigüidad o simultaneidad, que obstruya la emergencia de un mensaje-señal suficientemente unívoco para que sea percibido como tal, para que sea compuesto como representante psíquico. Existe una memoria « biológica » de las asociaciones de reacciones somáticas. El « Memories in feeling » de M. Klein no está muy lejos de ser demostrado. ¿Se puede pensar entonces que los cuidados corporales precoces inapropiados, caóticos, podrían contribuir a producir ese tipo de asociaciones, desorganizando la estructuración del afecto? Retomaremos este tema más adelante.

         La segunda pregunta se refiere a la representancia psíquica de la red de conexiones somáticas, a su composición en afecto psíquicamente representado: la capacidad de composición o de interpretación psíquica del “mensaje-de-afecto” puede ser afectada de tal manera que éste no sea percibido o sea mal percibido.

         El interés de la concepción freudiana del afecto-representante de la pulsión, límite entre soma y psiquis, es que introduce la idea de la organización de un representante, y por tanto, inversamente, de la existencia de un proceso de representancia. La representancia del afecto no es algo evidente, el afecto es una « composición » de afectos elementales que producen conjuntos más complejos, pero también composición de un conjunto de reacciones somáticas.

         Dos ejemplos pueden servir para precisar la naturaleza de los temas clínicos así involucrados.

         Algunos terapeutas serios de tendencia conductista intentan medir el impacto preciso de su tratamiento. En el tratamiento de las aracnofobias en particular, ciertos investigadores alemanes proponen el protocolo siguiente.[2]

         Se sitúa primero al sujeto fóbico frente a una serie de imágenes y películas en las cuales se deslizaron imágenes de arañas en forma subliminar. Esto despierta en el sujeto una reacción de terror. Paralelamente, se registran toda una serie de reacciones somáticas que acompañan el estado psico-afectivo manifiesto del sujeto. De ese modo, se pueden objetivar los parámetros somáticos del afecto de terror del sujeto.

         Luego se realiza una reeducación conductual de la fobia, en la que, progresivamente, el sujeto es colocado por el terapeuta en una situación de acercamiento progresivo a una araña migala. El señuelo de plástico, presentado al principio de lejos, es reemplazado progresivamente por una araña verdadera, que se ubica cada vez más cerca. La reeducación termina cuando el sujeto puede tolerar, sin terror manifiesto, ver correr el animal fobógeno sobre su brazo.

         Después vuelve a colocarse al sujeto en la situación inicial de registro, con las imágenes y películas. El sujeto ya no presenta ninguna reacción afectiva consciente de terror, pero en cambio, los signos somáticos registrados no cambiaron, son exactamente iguales a los medidos previamente, definidos como propios de la reacción somática de terror primigenio frente al objeto fobógeno.

         De ese modo pudo distinguirse el aspecto psíquico del afecto y su aspecto somático; el afecto psíquico se volvió inconsciente, pero el afecto “somático” persiste.

         Otra experiencia realizada, ésta a partir de trabajos sobre el apego, concuerda con los resultados de la experiencia que acabamos de relatar.

         La « reacción » de apego se presenta bajo cuatro formas observables clínicamente. El apego[3] llamado « asegurado », que corresponde al concepto corriente de apego, en el cual las manifestaciones afectivas con respecto al objeto de apego son congruentes con el propio apego. Se suceden diferentes reacciones: displacer cuando el objeto se aleja; consuelo personal en su ausencia; gozo del reencuentro a su regreso. El apego llamado « ambivalente » o « resistente » es en el que se observa, al regresar el objeto de apego, una alternancia de movimientos de amor y rechazo u hostilidad. El apego llamado « evitante » se caracteriza por evitar el objeto de apego, por un rechazo manifiesto del vínculo y del trato con éste, o incluso por una « alucinación negativa » de su presencia. Por último, el apego « desorganizado » o « desorientado » muestra una desorganización profunda del modelo de comportamiento de apego.

         Lo que está en curso de exploración experimental, pero comienza a demostrar su pertinencia, es que en el nivel de los indicadores, llamémoslos a éstos también « biológicos » o somáticos, para decirlo rápidamente, en todos los casos, y cualesquiera sean las modalidades de expresión manifiesta observables del apego, por tanto cualesquiera sean los afectos expresados y manifestados, se observan las mismas constantes biológicas como reacción a la separación de la madre. Se puede decir que la ausencia de la madre afecta « somáticamente » de la misma forma a todos los niños colocados en la « situación extraña » que sirve de base para la observación. Lo que varía de un niño a otro, las formas observables del apego, son únicamente las formas de manifestación o falta de manifestación del afecto, cómo va a estar compuesto y, sin duda, cómo va a ser percibido psíquicamente.

         Todo esto aboga a favor de la existencia de un proceso por el cual las manifestaciones somáticas del afecto, así como sus manifestaciones psíquicas, pueden ser disociadas, o por el contrario, armonizadas y concertadas. Lo que significa que existe un proceso de afectación psíquica del afecto « somático », del afecto potencialmente presente a partir de reacciones somáticas. Este proceso no es obvio. La representancia psíquica del afecto somático se construye, se compone. Puede ser compuesta en forma variable, como lo muestra el ejemplo del apego, no es un simple « reparto de naipes » que genere automáticamente siempre el mismo efecto.

         Esta hipótesis plantea numerosas preguntas clínicas. El proceso de represión del afecto descrito por Freud y por los psicosomáticos, ¿se refiere siempre a un afecto ya compuesto y « congelado », « petrificado » o también « sofocado » psíquicamente por el proceso de defensa del sujeto, por un contra investimento energético del mismo[4]? ¿Puede explicarse, en algunos casos, por una dificultad en la composición psíquica del afecto, es decir, por una composición psíquica del mismo que deje en parte desorganizadas, potencialmente anárquicas, las diferentes redes de respuestas somáticas subyacentes? ¿Se puede postular que, en el curso de la historia del sujeto, se hayan efectuado asociaciones somáticas que pudieran obstaculizar la representancia del afecto y su composición psíquica? ¿Sólo persistirían entonces sus manifestaciones somáticas, sin afecto psíquico, sin señal de afecto organizador?

         A partir del momento en que se introduce un proceso de representancia, entre la composición somática del afecto y su representancia psíquica, cabe preguntarse cómo se da ese proceso y cuáles son sus condiciones de posibilidad. Dos breves ilustraciones clínicas servirán para introducir la continuación de mi reflexión.

         La primera se refiere a un hombre que presenta crisis de depresión de tipo melancólico caracterizadas por una caída del tono vital y, sin duda, de las defensas inmunitarias. El paciente mejoró mucho en una primera etapa de análisis con una analista mujer, pero cuando vino a pedirme que aceptara proseguir con él la exploración psicoanalítica de sus estados interiores, aún padecía un estado depresivo general y numerosas inhibiciones de su potencial vital. Haré abstracción de la primera fase del proceso analítico, dedicada sobre todo a la elaboración transferencial de su relación con un padre no afectuoso, rígido, poco presente. Elaboración de una hostilidad intensa frente a un personaje paterno que frustró el amor de su hijo y sólo le manifestó escaso interés verdadero. La depresión mejoró, pero no en forma decisiva, y la relación transferencial comenzó a dejar emerger y sensibilizar los efectos de la relación del sujeto con una madre afectada por una psicosis maníaco-depresiva, con aspectos delirantes. Dos episodios depresivos graves, con marcados aspectos melancólicos, acompañan la puesta en primer plano del análisis de esta relación. En ambas ocasiones, se manifiesta una desorganización psicosomática, el sujeto se « descompone ».

         El episodio decisivo de la elaboración de las crisis depresivas se produce en el momento en que se pueden vincular las caídas del tono vital del sujeto, sus momentos de « descomposición », con la respuesta del objeto materno a sus impulsos en la época de la niñez del paciente. Aparece en primer lugar un carácter caótico e inconstante de las respuestas afectivas: a veces la madre acepta los impulsos, llega incluso a potenciarlos hasta el desborde, luego en forma brutal, cambia de actitud y lo rechaza. Pero en general, la respuesta materna a todo movimiento afectivo es dar vuelta la cara, encerrarse en su ser, e incluso manifestar rechazo como ante una amenaza de ataque. En el niño se instala la confusión, una confusión entre amor y odio, entre impulsos amorosos y movimientos hostiles; luego el impulso se quiebra, el tono decae, se derrumba, y es entonces cuando el sujeto se descompone.

         La segunda ilustración clínica que deseo mencionar se refiere a una joven que cursó un episodio grave de anorexia durante su adolescencia. Se trata también de una segunda cura, e igualmente en este caso, el primer análisis fue conducido por una analista. La anorexia propiamente dicha, es decir, como trastorno grave de la alimentación, se reabsorbió durante el primer análisis, pero cuando la paciente se dirige a mí para reiniciar un análisis, sigue presentando importantes restricciones alimentarias y conserva una organización vital y un funcionamiento psíquico de tipo anoréxico.

         También aquí voy a reseñar brevemente los primeros tiempos de la cura, marcados por la predominancia de una transferencia paterna. Esta vez se trata más bien de una relación con el padre, siempre expuesta a la amenaza de altibajos incestuosos. No hubo pasaje al acto con la propia paciente, pero parece que por lo menos una de las hermanas sufrió toqueteos por parte del padre y sin duda también alguna de las amigas de la paciente cuando venían a dormir a su casa. Sin embargo, más allá de esta amenaza de perversión de la relación, el padre representó una fuente de investimento e identificación absolutamente esencial en la economía psíquica de la paciente. También en este caso, se pasa progresivamente de la identificación inconsciente con el padre, al tema de la relación con la madre y a la organización, o más bien, al fracaso de la organización, de la homosexualidad primaria « en paralelo ».[5]

         La elaboración del complejo de reacciones de celos en el momento del nacimiento de una hermana menor reactiva una parte de los investimentos sociales y relacionales congelados desde el final de la adolescencia. Pero hay dos características clínicas que atraen mi atención. Cuando los investimentos sociales y relacionales vuelven a activarse, en seguida enfrentan a la paciente con verdaderos estados pasionales potencialmente desorganizadores, y es necesaria toda mi vigilancia psicoanalítica para que no vuelvan a congelarse inmediatamente los investimentos y toda la vida afectiva. Cuando reaparece el calor de la vida afectiva, lo hace de un modo pasional; la amenaza de desborde se presenta de inmediato, y con ella, la tentación de volverlo a « congelar » todo. Mi segundo comentario clínico alude a una de las razones de la intensidad de la reacción, al nacer la hermana. El investimento materno se inclinó en forma brutal hacia la hermana menor, dado que la madre, sin duda, no podía investir más de un hijo al mismo tiempo.

         El proceso del análisis permitió perlaborar en forma más precisa las características más generales de la relación con la madre, más allá del momento traumático particular del nacimiento de la hermana, referidas a la trama de la vida relacional cotidiana, que constituye lo que podríamos llamar el « trauma acumulado » de la paciente. La relación es esencialmente de tipo operativo; la madre se presenta como una madre fría, « narcisista », que no responde a las manifestaciones afectivas de los miembros de su familia, está casi siempre replegada en su casa, es hiperactiva en las tareas del hogar, no está disponible para intercambio alguno. Está siempre en actividad, permanece de pie durante las comidas, nunca descansa, inalcanzable, nunca quieta, siempre en movimiento. La hija está allí, inmóvil, presa del aburrimiento, no molesta, apaga la vida que existe en ella, se restringe y limita todos sus procesos vitales.

         Habrán notado una particularidad en mi relato de estos dos fragmentos clínicos: lo que ambos subrayan no son los procesos de los analizantes, sino más bien lo que se puede reconstruir de estos dos presentes en su entorno precoz o más tardío. Lo hice, por supuesto, en forma deliberada. En el curso del análisis, advertí sin duda las defensas narcisistas específicas de los dos analizantes mencionados. Pero lo que deseo destacar en esta reflexión es sobre todo el tema de la composición o de la descomposición del afecto, y esto no me parece clínicamente posible sin una referencia al efecto de los movimientos afectivos del sujeto sobre los de sus objetos significativos. La respuesta del objeto es insoslayable, no se trata solamente de sus respuestas primeras, de las de su edad más temprana, sino de las que se mantuvieron a menudo a lo largo de toda su infancia y que además, presentan muchas veces las mismas características.

         Sin embargo, es cierto que las reacciones de los primeros años de vida son determinantes, es sobre ese fondo que se organiza la personalidad, que se compone la vida psíquica, instalando los primeros procesos de tratamiento de la vida psíquica. El interés de la clínica de las relaciones precoces es permitir observar, en condiciones particularmente favorables y simplificadas, lo que se produce en una relación dominada por las pulsiones narcisistas. Permite descomponer y analizar lo que sigue presente en el segundo plano de todas las relaciones investidas en forma narcisista, lo que constituye su fondo, su trama.

         Es por eso que para continuar mi reflexión, deseo abordar ahora los aportes de la observación clínica del tiempo en que se organizan las primeras composiciones de la vida afectiva. Ya comencé a introducir el comentario epistemológico que hace pertinente esta exploración: entre la red de conexiones somáticas que constituye el afecto y el representante psíquico del mismo, debe insertarse un proceso de representancia.

         Dicho de otra manera, la teoría del narcisismo primario debe ser reevaluada a la luz de un estudio profundo de la clínica de la patología del narcisismo.

         Además, las dos teorías del narcisismo primario que se sucedieron en el pensamiento de Freud, muestran desde el principio la existencia de una dificultad importante que incidía sobre la representación del nacimiento de la vida psíquica.

         La teoría « autárquica » de 1911 insiste en el narcisismo del bebé: éste vive independientemente del objeto, como en una burbuja, en su cascarón, que el entorno debe mantener y conservar. La diferenciación del bebé y del objeto es reconocida, no plantea problemas, pero el objeto no existe, aunque proporcione las condiciones del mantenimiento de la autarquía inicial, no existe como objeto significativo, sólo existe, a lo sumo, como objeto de la auto conservación.

         Por su parte, la teoría « an-objetal » que logra ser formulada junto con la « vuelta de tuerca de 1920 », se perfila a partir de la evocación del mito del andrógino del « Banquete » de Platón. En su origen es un ser « total », el andrógino que se presenta sin diferencia alguna entre el yo y el otro: el « desgarramiento » que lo afecta luego condena a cada mitad a tratar de encontrar la parte que le falta, a restablecer el estado de fusión original.

         Por un lado, en 1911, y en esto radica la diferencia, lo que está ausente es la relación subjetiva significante; por otro lado, en 1920, la relación y el deseo que la constituye adquieren sentido en el intento por restablecer un estado anterior a toda diferenciación.

         La propia teoría está dividida entre dos características antagónicas, pero ambas, sin embargo, son clínicamente pertinentes. La noción de Winicott de una madre « espejo » primitivo, que debe constituirse como tal para no invadir el espacio psíquico del bebé, propone una respuesta paradojal frente a la doble exigencia esbozada en las propuestas sucesivas de Freud. Efectivamente, el objeto está presente desde el principio, efectivamente es percibido desde el inicio como exterior, punto que todos los trabajos de estos últimos años han confirmado ampliamente, pero debe ser constituido, « producido », significado, como « doble », como otro uno mismo.

         El doble sólo lo es, si es otro, diferenciado como otro objeto, si es otro objeto en el cual uno se reconoce, si es un reflejo de uno: ésa es la paradoja. El objeto sólo es un doble, si es otro reconocido como mismo. Lo que significa también un imperativo de diferenciación; el objeto debe ser otro, diferente de un imperativo de similitud, el objeto debe ser reencontrado como mismo. Una doble amenaza se cierne entonces sobre la relación: que el objeto no sea diferenciado, o que no refleje la propia imagen del sujeto.

         Esto significa, entre otras cosas, que una gran parte de lo que Freud explicaba sobre el narcisismo secundario, se aplica ya al narcisismo primario.

Para tratar de extraer conclusiones de esta evolución de la teoría del narcisismo primario sobre la composición del afecto, es preciso empezar señalando que lo que se produce en sí no es directamente apropiable originalmente, sin el « espejo » del objeto primario. El reflejo del objeto permite investir el proceso interno, primero libidinalizado, luego captado y apropiado. Entre uno mismo y uno mismo, el espejo del objeto « doble de sí mismo » debe ser introducido. Entre el afecto llamado « somático » en referencia a nuestros anteriores desarrollos, y su representancia psíquica, debe introducirse el reflejo del objeto, la naturaleza del reflejo del objeto. Es muy probable que exista el afecto bajo la forma de un « montaje » somático previamente construido. Los trabajos de los clínicos de la primera infancia (R. Emde, 1999) destacan la existencia de afectos primarios (alegría, tristeza, asco, miedo) presentes desde el origen. Pero esto no significa que el bebé pueda apropiárselos de inmediato, que pueda afectarse psíquicamente por ellos desde el inicio, a menos que éstos hayan sido reflejados por el entorno. Esta es la cuestión central que plantean nuestros desarrollos. Los afectos llamados « secundarios » (vergüenza, culpabilidad, decepción, etc.) son reflexivos, suponen una clara interiorización de la respuesta del objeto para ser organizados, corresponden a formas complejas y compuestas ya a partir de muchos otros afectos primarios.

¿Cómo se realiza entonces ese proceso de apropiación e interiorización del afecto?

La noción propuesta por Bion de un ensueño desintoxicante de la madre, de una función a, proporciona una primera indicación general para este tema, pero precisamente, demasiado general, por lo cual debemos adentrarnos en el detalle de esta función.

Varias investigaciones explican el modo particular de funcionamiento de estas cosas. La primera se refiere a lo que podríamos llamar, según la excelente expresión de C. Parat, la necesidad del « afecto compartido ». El afecto que siente el bebé debe ser empatizado por su madre. Esta es la condición sine qua non, ella debe sentir « en espejo » el afecto presente en el bebé. Para ser más precisos, habría que decir el « afecto potencial », ya que justamente, si el bebé está afectado por procesos somáticos que buscan hacerse representar en la psiquis, él sólo puede apropiárselos en la medida en que el objeto se los refleje, en la medida en que pueda re-encontrarlos fuera de sí.

Esto no significa que la madre esté en el mismo estado afectivo que el bebé, sino que lo que ella vive está en empatía con lo que vive su bebé, diremos con D. Stern « en una modalidad cercana », es decir que haya una correspondencia entre las dos vivencias, una adecuación, no una identidad.

Pero entonces, se me dirá, ¿el bebé distingue su vivencia de la vivencia propia de su madre? Es muy probable que haya confusiones, momentos de contagio emocional. Pero los trabajos del húngaro Gergely ponen de manifiesto la existencia de un conjunto de signos en la respuesta materna que le indican al bebé que la emoción que de ese modo le es reflejada en el rostro, es el conjunto mimo-gesto-postural mediante el cual la madre se hace eco del estado del bebé, que es su propia emoción.

En otras palabras, el « espejo » materno comunica al bebé que él « es el espejo », que « es el doble ». Dicho de otro modo, significa que el afecto « re-verberado » por la madre se significa como « signo » de afecto y no como afecto. Es el primer pasaje del afecto « somático » a la señal de afecto, la primera iniciación a la representancia. La observación muestra además que ese tipo de respuesta materna, en que la madre « comparte » el afecto del bebé, le refleja ese afecto y le señala que lo refleja, apacigua el estado de « pasión » afectiva del bebé.

Aquí vemos una primera forma de la representancia del afecto, y de su composición en dos tiempos, que requiere un rápido comentario sobre el pensamiento freudiano del afecto. En 1926, Freud propone una evolución de la teoría psicoanalítica de la angustia en la cual distingue la angustia-desarrollo o desborde, y la angustia-señal, simple señal. En 1983, yo formulé la hipótesis, basada en el texto de Freud, de que el modelo perfilado a propósito de la angustia era de hecho un modelo general del afecto. En el pasaje siguiente Freud formula claramente esta idea:

« Los estados de afecto se incorporan a la vida del alma como precipitados de experiencias de vivencias traumáticas muy antiguas, y son evocados en las situaciones similares como símbolos mnésicos.» OC XVII p. 21.

En un ensayo sobre la violencia y la culpabilidad (R. Roussillon, 1995 y 1999) intenté mostrar la heurística de ese modelo, en lo relativo a la culpabilidad, distinguiendo una forma de culpabilidad primaria post-traumática y de aspecto pasional, de la culpabilidad-señal del conflicto de ambivalencia. Algunos aspectos del informe de C. Janin (2002) sobre la vergüenza y en especial, la distinción que propone entre una vergüenza primaria y una secundaria, me parecen abundar en el mismo sentido[6]. He iniciado un trabajo de reflexión sobre la depresión « pasional » versus la depresión, simple señal de elaboración de duelo, que propone aplicar la misma distinción al afecto depresivo. Paulatinamente, el modelo debería poder generalizarse al conjunto de los afectos; es evidente, por ejemplo, cuando se trata de celos y envidia, o también del odio y los afectos de esa serie.

Lo que Freud llama angustia « desarrollo » presenta todas las características de un estado « pasional », en el cual el afecto invade todo el espacio psíquico. La vivencia traumática que Freud menciona en la cita antes transcrita me parece corresponder exactamente al registro « pasional » del afecto. Por ello, considero pertinente distinguir la pasión de la señal o del mensaje, es decir, la pasión de la simple emoción. Más adelante examinaremos el tema de la pasión en la clínica del sufrimiento narcisista, pero primero debemos continuar nuestra exploración de las condiciones primigenias de la composición del afecto.

Hemos visto que la madre transmitía al niño una « señal de afecto » destinada a permitirle distinguir sus afectos propios de los de su madre. Existe también una práctica materna que se observa un poco después, y que participa también en la transformación de la pasión en simple señal. Es lo que D. Stern llama el ajuste, que no debe ser confundido con la conciliación. La conciliación, descrita por D. Stern (1983), es el proceso por el cual madre y bebé comparten afectos correspondientes y comunican así por medio de los afectos y de sus manifestaciones. El ajuste, por su parte, se observa más tardíamente, cuando la relación está ya lo suficientemente bien establecida para que la madre sea percibida como un « objeto regulador » (D. Stern) o « transformacional » (C. Bollas), es decir que el niño acepta la función civilizadora que ella ejerce sobre él. El ajuste designa la forma en que la madre trata de « ajustar » la reacción afectiva del bebé, de modo que resulte más adecuada a la situación. Imaginemos a un bebé en un estallido de « berrinche » mientras están preparándole la mamadera que espera: él no puede percibir que esa preparación está en curso (ruidos familiares, gestos familiares de la madre, etc.). La madre capta la necesidad expresada por las manifestaciones afectivas del bebé, pero sabe también que él tiene suficientes « recursos » para esperar que el biberón esté listo. Le envía entonces una serie de mensajes que significan a la vez que comprendió su estado interno, que está haciendo lo adecuado para satisfacerlo, y que no es necesario que se ponga en « semejante estado », en la medida en que el mensaje sea bien recibido.

En otras palabras, le indica que la simple señal es suficiente y que no hay necesidad de desarrollar ese estado de angustia, ese estado pasional. También aquí la señal materna alude al signo, a la transformación del estado en simple signo, en simple mensaje. En cierta forma, las madres, al tiempo que « comunican », también « metacomunican », emitiendo mensajes referidos a la manera en que debe desarrollarse el intercambio. Lo más decisivo es que de ese modo « transforman » los primeros estados pasionales en señal, en mensaje, en símbolo.

 

RETORNO PASIONAL DE LA VIVENCIA EN LA CURA

Unas palabras más para redondear el tema de la incidencia de todo lo anterior sobre el trabajo psicoanalítico.

Freud distingue cuatro formas del afecto: la sensación, la pasión, la emoción y el sentimiento. Esta serie parte de la forma más corporal para llegar a la más integrada psíquicamente; en ese pasaje, la intensidad del afecto se halla disfractada, cada vez más, en la trama del yo, y la introyección pulsional es cada vez más completa, la composición del afecto es cada vez más compleja. En los estados neuróticos, el « retorno de la vivencia », cuando se efectúa en la cura, involucra sobre todo el retorno de la emoción o del sentimiento, más raramente de estados pasionales, aunque esta posibilidad no se excluye. En ese caso, éstos son transitorios, pasajeros, señalan la imbricación y la introyección en curso de un estado afectivo precoz, dentro de una organización psíquica post-adolescente.

El retorno de la vivencia en los « estados narcisistas », si bien también puede tomar la forma de un retorno emotivo, parece caracterizarse sobre todo por ser la forma pasional del afecto. M. Little propuso el concepto de « transferencia delirante » para describir la pasión de transferencia que puede acompañar el análisis de los pacientes « border line », y A. Green el concepto de « locura privada » para designar esas formas de pasión « localizada » en el terreno de la transferencia. Por mi parte, destaqué la « transferencia pasional » que acompaña los momentos de recuperación integrativa de los sectores « fracturados » de la organización central de la personalidad. Se trata de formas extremas, límites, de lo que observamos con « bajo ruido » en numerosos casos clínicos más frecuentes y menos marcados por el desborde de las expresiones desmesuradas.

En estas condiciones clínicas, todo parece suceder como si el « primer tiempo de estallido traumático » del afecto no hubiera estado acompañado por un segundo momento de organización del afecto-señal o del afecto-mensajero. El primer estallido fue demasiado amenazador, no pudo ser « yugulado » y ajustado en esa época, quedó inutilizable para constituir una señal. Al revés: movilizó más bien una defensa masiva contra su desarrollo, una reacción de defensa hacia el retraimiento subjetivo, e incluso hacia el clivaje. La defensa se movilizó contra el carácter desorganizador de esta primera forma de pasión, reprimida in statut nascendi, descompuesta o impedida en su expresión. Cuando el proceso psicoanalítico desconstruye poco a poco la defensa que así se instaura primitivamente, el carácter pasional, desorganizador, de la experiencia primigenia amenaza con reproducirse, instalándose en la situación actual, pese a los datos reales de esta última. Esto es lo que le confiere su carácter de « locura » al proceso transferencial que entonces se observa. El afecto deja de operar como señal, pierde su carácter reflexivo, y la pasión pasa a ser la forma del afecto más cercana al acto, al actuar, porque es « actuar » afectivo.

El analista se ve así ante la amenaza de quedar atrapado en una paradoja, se enfrenta a una « situación límite » de la práctica psicoanalítica. La transferencia « funciona » bien –demasiado bien– y reproduce, con « indeseable fidelidad » (S. Freud, 1938) las condiciones históricas iniciales. La identidad de percepción sustituye la identidad de pensamiento, necesaria para el trabajo de « reconstrucción » e interpretación: el afecto actúa, actualizando la historia, más que como soporte de la memoria reflexiva de un tiempo « de conmoción prehistórica del ser ».

Pero todo intento prematuro de intervención del analista en este sentido es vivido como defensa, indiferencia, asimetría insoportable, incomprensión radical por su parte. La interpretación es sentida como una repetición de la insuficiente empatía inicial, como el fracaso repetido del « afecto compartido » que se esperaba. El analista debe aceptar soportar pasivamente y acompañar el proceso, sin defensa, expuesto a la amenaza de que sus propios afectos contra-transferenciales desborden la adecuada neutralidad analítica. Debe aceptar el giro que la pasión pone en acto. En efecto, la pasión amenaza cambiar de campo, cuando adopta la forma de una intensificación de la actividad interpretativa, de una « reacción » interpretativa.

Los movimientos pasionales se refieren clásicamente a los procesos de duelo fallidos, e incluso a las depresiones subyacentes a los mismos, y a la denegación de la depresión. En toda pasión, un punto de melancolía pone de manifiesto sin duda su presencia, a menudo muda. La pasión es siempre más o menos desesperada, es por eso que tememos su carácter destructor, eso es lo que evoca la « pulsión sexual de muerte » en la pasión. La pasión forma parte de la agonía, la agonía antes de la derrota, ese aspecto presente en la agonía[7] como lucha residual (« agón ») por la vida, lucha en medio de la desesperación, lucha para no abandonar la esperanza.

Pero todas estas consideraciones, de indudable interés clínico, son sólo tangenciales frente a las « necesidades del yo » que subyacen en el estado pasional, en el « ubris » (DESMESURA) que manifiesta. En la pasión, el tema central, cualquiera sea el contenido de la propia pasión, es el de la reciprocidad, del afecto compartido, de la amenaza de fracaso de ese afecto compartido. Como mínimo, lo que le confiere carácter pasional al estado afectivo es la implicación de la cuestión de la respuesta afectiva del objeto al movimiento pulsional que se desencadena. Esa respuesta siempre está expuesta a la decepción, al descubrimiento de una forma de indiferencia del objeto.

S. Ferenczi subrayó muy tempranamente en la historia del psicoanálisis el carácter traumático de la « neutralidad » del analista, de su « indiferencia » manifiesta frente a los movimientos transferenciales[8]. Señaló hasta qué punto ésta exacerbaba las pasiones de transferencia, reeditando la denegación histórica de las particularidades de los primeros objetos. Más tarde, en especial en los cuadros clínicos en los cuales el sufrimiento narcisista-identitario ocupa el primer plano, los psicoanalistas pusieron de relieve más bien la repetición de una forma de encuentro fallido con el objeto. Este se mostró frío, indiferente, o inalcanzable, inconstante, imprevisible, cuando no caótico, alternando seducción con rechazo, excitación con negativa.

La pasión muestra la huella del fracaso del « afecto compartido » inicial, de la organización de la homosexualidad primaria « en doble »[9]; implica en su forma la repetición de ese primer fracaso, alimenta la esperanza de otra salida, al mismo tiempo que paradójicamente, espera « inconscientemente » que se repita el fracaso.

Pero también expresa la confusión afectiva en sí misma, intrínsecamente. El amor manifiesto esconde el odio que inspira el rechazo anticipado, el odio oculta la decepción amorosa, la espera amorosa frustrada, traumática. Uno y otro confundidos abrigan una forma de venganza. O más bien la distinción del amor y el odio ya no tiene curso, las intensidades excesivas distorsionan las calidades, sumiendo su apuesta y su diferencia en la confusión.

Es por eso que la pasión nos enfrenta a una situación sin salida, está atrapada en una doble exigencia, porque involucra también al objeto en esa misma alternativa paradojal. Ninguna respuesta puede ser satisfactoria, lo que no significa que el analista deba permanecer silencioso frente a su desencadenamiento. El silencio, que aparece entonces como la forma actual de la indiferencia, contribuye a acicatearla.

Frente a un movimiento pasional, la única opción del analista, como lo dije antes, es soportar en un primer tiempo, lo que éste le hace vivir. Ese es el significado de « sobrevivir » en ese momento: soportar y mantenerse empático, en la medida de lo posible, al dolor que el estado pasional siempre entraña, incluso cuando hay clivaje con respecto al estado afectivo manifiesto. La empatía es necesaria en la medida en que sólo ella hace posible conservar el « tacto » indispensable en toda intervención.

Pero para ser analista no basta con « sobrevivir », evitando ejercer represalias ni retirarse frente a un movimiento pasional que toma la forma de una acción sobre el otro. Se requiere algo más y algo distinto. La supervivencia es sólo la condición para que una situación analizante tenga posibilidades de mantenerse, pero no es análisis. La intervención llamada « intervención sobre la transferencia », o sea, la que se centra en el aquí y ahora de la sesión y se basa en las percepciones contra-transferenciales, tiende a mi juicio a exacerbar la actualización del movimiento pasional en la relación con el analista.

Creo más bien, según la línea propuesta por Freud en 1938, en « Construcción en análisis » y a propósito de momentos delirantes, que es más útil tratar de pensar y reconstruir la circunstancia histórica de homosexualidad primaria « en doble », que provocó el primer « afecto compartido » fallido, y no permitió que el afecto pudiera apaciguar sus primeras formas de expresión, de « todo o nada », para encontrar las formas de integración que permitan al sujeto salir de la soledad desesperada en la lo sumió el desencadenamiento traumático inicial.

Ya sea que el analista decida comunicar lo que reconstruye o que prefiera callarlo, según los casos, la comprensión de lo que vuelve a ponerse en escena, de lo que se re-presenta en y por el estado pasional, de la relación homosexual primaria en doble, es el medio más seguro de evitar que el analista quede encerrado en la dialéctica acción-reacción, y que la pasión del analista responda a la pasión de transferencia del analizante.

 

 

 

[1] Ponencia personal de L.-P. Jenoudet.

[2] Según un film científico presentado en Arte que relata punto por punto los trabajos de un laboratorio alemán de investigación sobre las terapias conductistas.

[3] Como se observa a partir de la “situación extraña” que permite definirlos.

[4] Sobre este proceso, ver R. Roussillon 1999, Agonie, divergence et symbolisation. PUF.

[5] Sobre este tema, ver R. Roussillon, 2002.

[6] Ver también los trabajos de A. Ferrant, en especial « Le cancer et la honte », Oncologie, 4, 9, 2002.

[7] Como me lo sugirió Jean Laplanche, la agonía implica la lucha, la amenaza de muerte y la lucha contra ella.

[8] R. Roussillon 1995

[9] Ver R. Roussillon, 2002, L’homosexualité primaire et le partage d’affect, en